Nouvelles de Batacchi (édition Liseux)/Le roi Barbadicane et Grâce


LE ROI BARBADICANE
ET GRACE


À MON SUPÉRIEUR


Il n’est pas un homme dont je fasse autant de cas que de vous. Ce n’est point par flatterie que je dis cela, car vous ne verrez jamais ni cette lettre, ni la Nouvelle que je vous dédie. Oh ! non, vous ne la verrez pas : je crains trop une autre correction paternelle.



LE ROI BARBADICANE

ET GRACE


˜˜˜˜˜˜˜˜


Quand je repasse dans mon esprit et me prépare à conter
Ce que faisaient les rois du vieux temps,
Mes deux joues rougissent de colère,
Et des hommes je deviens presque l’ennemi.
Corbleu ! ces gens-là faisaient des choses
Horribles, bestiales, monstrueuses !

Ces tyrans perfides avaient dans la poitrine
Un cœur méchant, scélérat, pervers,
Et pendant que le peuple stupide soumis à leurs lois
Traînait ses jours au milieu de cruels tourments,
Ne songeant qu’à satisfaire leurs injustes appétits,
Ils riaient de voir les autres pleurer et se lamenter.

Jadis régnait, dans un pays très lointain
Mal connu en géographie,
Un roi nommé Barbadicane ;
Il tenait ce nom de sa famille :
Ses aïeux, ses bisaïeux, ses ancêtres éloignés
Furent tous appelés Barbadicani.


C’était un jeune homme fort beau
Qui ne gouvernait pas trop injustement ;
Mais il ne savait pas tenir en bride son oiseau,
Et il avait pour les dames tant de goût
Que, s’il voyait même une femme en bonnet,
À toute force il voulait l’avoir dans son lit.

À peine à quinze ans était-il arrivé,
Que dans sa capitale tout entière,
Et dans toutes les villes de son royaume,
Dans chaque bourg, dans chaque hameau,
Au dire des historiens, on ne trouvait plus
Fillette qui fût encore vierge.

Le matin, quand il se levait,
Il pratiquait cette douce opération ;
Avant d’aller dîner, il battait le tambour ;
À goûter, il jouait un peu du croupion ;
Il s’en donnait encore avant d’aller souper ;
Enfin, au lit il s’escrimait, à panse que veux-tu.

Comme l’histoire le prouve, les rois
Ont eu presque tous un surnom
D’après leurs vices ou leurs qualités :
Le Bon, — le Borgne, — le Chauve, — le Sage.
De même, Barbadicane, à cause de son péché mignon,
Fut surnommé par le peuple : Verge de fer.

Il était tout enfant quand vint à mourir
Barbadicane le Rond, qui fut son père,
Et par les intrigues ordinaires des Cours,
Sa mère eut la régence du royaume.
Elle avait fait, s’il faut en croire Farnabio,
Porter au Roi tant de cornes, que cela faisait peur.


Quand son fils fut arrivé à un âge
À ne plus prendre des vessies pour des lanternes,
L’excellente dame choisit le meilleur moyen
Pour l’empêcher de gouverner son royaume ;
Et, en lui inspirant le goût de la femme,
Elle porta les culottes et lui laissa la jupe.

Mais le jeune homme, trop docile aux conseils de sa mère,
Mena ses affaires à mal ;
Plus d’une fois il courut de terribles dangers,
D’affreuses conjurations éclatèrent,
Et tout le pays, déjà fatigué de son règne,
Menaçait de se mettre en rébellion ouverte.

La Reine eut une peur épouvantable ;
Elle alla trouver le Roi, son fils,
Qui ne voyait pas venir l’orage ;
Elle s’enferma seule avec lui,
S’assit, et, raide comme un pieu,
Lui tint à peu près ce langage :

« Mon fils et mon seigneur, le genre de vie
» Que vous menez est trop scandaleux ;
» La figue, j’en conviens, est savoureuse,
» Moi aussi j’aime fort un mistigri rugueux :
» Mais, modus est in rebus, mon fils,
» Changez de vie, pour l’amour de Dieu !

» Nous avons été plus d’une fois, par votre faute,
» En péril de perdre la couronne.
» De coureuses, de courtisanes et de catins
» Cette royale demeure est toujours pleine ;
» Et vos magnats et vos courtisans
» Sont les maquereaux et les ruffians.


» Par vous, tous les maris ont des cornes,
» On ne peut plus trouver une seule vierge ;
» Vos sujets, à vrai dire, font les imbéciles,
» Mais, croyez-moi, il y a anguille sous roche ;
» Mon fils, vous vous mettez dans un fichu cas :
» La figue a ruiné plus d’un royaume.

» Il sera beau de lire un jour dans l’histoire
» Que le roi Barbadicane, jadis puissant,
» Ayant perdu son antique honneur, sa gloire héréditaire,
« A été précipité du trône pour les putains ?… »
Elle voulait en dire plus long, mais il lui arriva
D’avoir besoin de se moucher le nez.

— « Ma mère, » répondit le Prince, « je m’aperçois bien
» Qu’en tout ce que vous dites, vous avez grandement raison :
» Je vois le bon chemin, je le voudrais suivre et je suis le pire,
» Comme le grand Ovide le fait dire à Médée ;
» Et j’y suis désormais si habitué
» Qu’à aucun prix je ne saurais faire autrement. »

— « Mais, » répliqua la mère, « si vous voulez
» Éteindre le feu qui vous embrase,
» Lâchez les putains, et prenez enfin,
» Comme votre royaume le désire, une femme ;
» Avec plus de sécurité et à moins de frais,
» Baudouinez sous le contrôle de Sainte Église.

» Il y a ici beaucoup de belles princesses
» Qui se disputeront votre main…
» — Oh ! quant à cela ! je n’en ferai rien ;
» Si le Dieu d’amour ne me lance une flèche, »
Répondit le Roi, « mais une flèche qui pénètre à fond,
» Je veux faire le putassier jusqu’à la mort.


» Je n’ai pas aussi peur que vous ;
» Que celui qui veut avoir à faire à moi se montre…
» Mais, ne m’ennuyez plus de tout cela,
» Et ne faites plus avec moi la mangeuse de bon Dieu,
» Parce que, Madame, parce que… enfin,
» Si vous m’ennuyez davantage, vous y passerez aussi. »

À ces mots, la Reine s’aperçut
Que ce n’était pas le moment de sermonner ;
Elle s’en alla et revint le lendemain matin
Tenter une autre épreuve, et, de la même façon,
Le Roi lui répondit qu’il prendrait femme
Quand il se sentirait brûler d’un amour vrai.

Derrière le palais royal, tenait boutique
Un tailleur qui avait à Paris fait son apprentissage ;
C’était vraiment un bon garçon ;
Il était recherché de toutes les dames,
Travaillant pour elles à leur grande satisfaction,
Leur faisant des corsages, des jupes, des modes étrangères.

Il s’amouracha d’une jeune fille
Auprès de qui la Déesse d’amour
Paraissait un chiffon bon à essuyer le poêle…
Celle qui fit perdre la tête au pasteur de l’Ida,
Dont le rapt amena tant d’affreux événements…
Peuh ! elle n’allait pas à la hauteur de sa cheville.

Aux maquereaux du Roi elle avait échappé,
Seule entre mille et mille jeunes personnes,
Parce que sa mère, dame Margherita,
Ne l’avait quittée des yeux ni jour, ni nuit.
À peine ce tailleur se fût-il présenté,
Qu’elle l’empoigna par le cou et la lui colla.


Il retourna avec sa femme dans sa maison
Qui avait deux étages au-dessus de la boutique ;
Bien vite, la jalousie s’empara de son âme,
Il ne lui permit de sortir ni la nuit, ni le jour,
Et pour qu’elle ne se mît à la fenêtre,
Il l’enferma à clef, sous de bons verroux.

Pendant que dans sa boutique il se tenait à travailler,
Il était tout plein de terreur jalouse ;
Il allait dans la cour et l’appelait bien fort,
Disant : « Ô Grâce, montre-moi un peu
» Ton doux visage au travers du balcon,
» Viens apaiser un peu le feu qui me consume. »

Grâce (ainsi s’appelait sa femme)
Paraissait au balcon de la cour ;
Il rentrait dans sa boutique ; puis, en toute hâte,
Il retournait dans la cour, et sans cesse :
« Ô Grâce, ô Grâce, » criait-il
D’une voix tremblante, et elle paraissait aussitôt.

Il répétait cette manœuvre trois cents fois par jour,
Ce qui faisait rire tout le voisinage ;
Un estafier, qui demeurait aux environs
En informa bientôt Barbadicane,
Lequel se sentit tout de suite au cœur le désir
De planter aussi des cornes à ce tailleur.

Il part aussitôt du palais royal
Et, en compagnie du fidèle estafier,
Après un court trajet, il arrive à un endroit
D’où l’on découvrait la cour du tailleur ;
Là, regardant par un petit trou,
Il voit la belle Grâce sur sa terrasse.


Il s’enflamma soudain plus que le roi David,
Ce jour, où de la fenêtre à laquelle il était
Dans le jardin, telle qu’une blanche neige, il vit
La belle et gracieuse Bethsabée
Qui, nue, sur le bord d’un ruisseau limpide,
Nettoyait la cage à l’oiseau.

« Celle-là, » dit Barbadicane, « par Dieu !
» Sera ma femme, ou bien je n’en prendrai pas ;
» Aurais-tu un moyen, mon ami ?…
» Fais bien attention, tu peux faire ta fortune…
» Saurais-tu bien comment une dame si aimable
» Pourrait tout de suite devenir ma femme ? »

— « Oui, Majesté, » répondit l’estafier,
« Il suffit de couper la tête à son mari.
» Je ne vois pas, Seigneur, d’autre moyen
» De pouvoir vous passer votre envie…
» — Tais-toi, » dit le Roi, « rebut du ruisseau,
» Il faut, dans un cas pareil, consulter ma mère. »

Parlant de la sorte, il s’en alla,
Le cœur plein de flamme amoureuse.
Il se rendit auprès de sa mère
Et lui dit : « Je me sens mourir, je meurs,
» Et si vous ne trouvez remède au mal,
» Je me pends à l’instant, ou je me fais moine. »

Il continua en racontant comme
Il s’était enflammé pour la femme du tailleur, et comme
Il ne prendrait jamais une autre femme,
Quand même elle aurait titre et rang de déesse.
La Reine, oyant ce langage,
Poussa un cri, et ses lunettes lui churent du nez.


— « Je crois, en vérité, que vous êtes fou, »
Dit-elle, fort en colère, à son fils ;
Mais celui-ci lui fit deux caresses,
Et il montra un si insurmontable chagrin,
Que la Reine en eut compassion ;
Elle rit et dit : — « Oh ! tu es un fier brigand !

» Laisse-moi un peu réfléchir en paix…
» Peut-être trouverons-nous quelque moyen…
» Mais, pour le pouvoir faire en conscience,
» Nous demanderons une dispense au Saint-Père.
» Cela, mon fils, tu dois le faire toi-même…
» Et pour le reste, sois bien tranquille. »

Un mémoire au successeur de Saint Pierre
Fut rédigé par ordre de Barbadicane, en bon Latin ;
Ce n’était pas le vrai pape qui gouvernait l’Église
Alors, mais l’anti-pape Tentennino,
Qui en avait frauduleusement occupé
La chaire, à force de Simonie.

C’était un hérétique, un brigand, un bandit,
Que ce pseudo-pape maudit ;
Jamais on ne vit plus grand putassier,
Sauf Barbadicane, comme je l’ai dit ;
Aussi ne fut-il pas sourd à sa prière :
Les coquins entre eux sont toujours d’accord.

Une bulle fut expédiée, qui disait :
« Barbadicani, filio meo dilecto,
» et resignato in voluntate mea,
» erectum penem quando erit in lecto,
» salutem et pecuniam et rationem,
» et apostolicam benedictionem
.


» Quoniam sunt semper scandala evitanda,
» filio nostro, cui carnis abstinentia
» non placet, nocet, opinamur danda
» GRATIAM nubendi amplissima licentia,
» quod est nomen baptismatis uxoris
» hominis-boni illius sarcinatoris
.

» Sub conditione tamen, ut aperta
» violentia non fiat sarcinatori,
» sed ut ex ejus voluntate certa
» ineat cum ipsa societatem tori.
» datum romæ in palatio vaticano.
» cardinali merciai de sancto an sano
. »

Quand la bulle arriva, les affaires marchaient
Entre Grâce et le Roi Barbadicane le mieux du monde ;
Les amants se voyaient et se parlaient,
Et ils faisaient porter des cornes au mari.
Le Roi avait fait faire un couloir
Qui confinait au mur du tailleur.

Mais auparavant, par l’entremise d’un sien ruffian,
Il fit parler à la femme du tailleur,
Lui offrant sa main et la puissance royale
Si elle voulait se rendre à ses désirs ;
Elle n’y vit pas la moindre difficulté :
Quelle chose au monde l’ambition ne fait-elle pas ?

Dans la chambre du tailleur, dans un grand cadre
Une image était suspendue au mur ;
C’était celle de ce saint tailleur qui ne fut pas voleur
(Je le crois, parce que la Sainte Église le croit) ;
Derrière cette image, avec beaucoup d’art et d’adresse,
Un ingénieur pratiqua une ouverture.


Le cadre se mouvait sur des pentures,
Et l’on ne voyait pas ce truc excellent.
Le bonhomme, pour porter quelques robes,
Était allé à la campagne un matin,
Et, ayant emmené sa femme avec lui,
Il n’était rentré que le soir du troisième jour.

Tant qu’il attendit de Rome la permission,
Bien qu’il fût dès lors sûr de l’obtenir,
Barbadicane usa de quelque prudence :
Il besognait Grâce en secret,
Et, pendant que le tailleur causait en bas,
Sur le lit avec elle il se divertissait.

Le tailleur souvent venait dans la cour,
Rongé de jalousie et d’affreux soupçons ;
Il appelait sa femme, comme d’ordinaire :
Elle sautait à bas du lit, vexée,
Puis, montrant sa figure au balcon,
Elle riait de contempler ce babouin.

Le Roi, sacrant comme un Luthérien,
Souvent restait à mi-chemin ;
Alors, plein de rage et comme fou,
Il voulait faire mettre le tailleur en prison,
Ou bien le faire pendre. Voyez quel est
Le danger de se faire faire cocu par un roi !

Mais, la bulle venue, Barbadicane vit
Qu’il ne pouvait se permettre aucune violence ;
Par un caporal le tailleur fut avisé
Que, comme son Roi prenait femme,
Il le faisait inviter à venir à la Cour
Pour lui prendre mesure d’un costume.


Cela réjouit le tailleur, mais en réfléchissant
Qu’il devait laisser sa femme seule,
Il eut un moment d’hésitation,
Puis il dit au caporal qu’il ne pouvait venir.
— « Mais il me faut, » répondit l’autre, « à l’instant même
» Ou vous amener, ou rapporter votre tête. »

À un tel dilemme, capable de faire peur
Au sophiste le plus habile et le plus retors,
Le tailleur se décida à partir tout de suite ;
Il ajusta ses effets et, tout en tirant
Ses manchettes, il alla dans la cour
Et appela sa femme, qui se montra.

« je vais, » lui dit-il en tremblant bien fort
De colère, de crainte, de jalousie,
« Chez le Roi ; je suis nommé tailleur de la Cour.
» Ne me trahis pas, ma douce espérance,
» Ne me trahis pas ; je reviens dans un moment,
» Fais que je te trouve toujours fidèle et constante. »

Cela dit, il partit avec le caporal,
Par lequel jusqu’au palais il fut suivi ;
Rapide comme l’éclair, il monta les escaliers royaux,
Mais avant qu’il pût prendre
La mesure du costume, il attendit longtemps
Et longtemps il dut faire antichambre.

À la fin il est appelé par la Reine,
Et à peine est-il entré dans son cabinet,
Que, vêtue d’une blanche mousseline,
Il voit sa femme en face de lui.
Il demeure, ébahi, à la regarder,
Yeux et bouche ouverts, et ne dit pas un mot.


Alors la Reine : « Voici l’épouse, »
Dit-elle, « que va bientôt prendre mon fils ;
» Regardez comme elle est belle, appétissante !
» Regardez ces couleurs blanches et roses !
» Le Roi y a mis le temps, c’est vrai,
» Mais aussi il s’est choisi un fameux morceau.

» Il faut chercher, mon gracieux maître,
» À lui faire un costume digne d’elle ;
» Un si grand honneur vous a été réservé
» Comme au meilleur tailleur de tout le royaume ;
» Levez-vous, Madame, et vous pouvez, vous,
» Lui prendre mesure, si vous voulez. »

À demi hors de lui, ses ciseaux, son papier
À la main, le tailleur se mit à l’ouvrage,
Quand pour augmenter encore son trouble,
Voici qu’il vit au cou de la dame un grain de beauté
Tout pareil à celui qu’avait sa femme, au cou aussi,
Et qu’il avait couvert de mille baisers.

À cette vue, il commença à trembler
Comme un frêle roseau secoué par le vent ;
Ciseaux, papier, il laissa tout aller,
Et peu s’en fallut qu’il ne tombât en faiblesse ;
À la fin, il dit : « Majesté, mon travail
» Ne sera point parfait, si je ne retourne en hâte à la maison. »

À ce moment, le Roi parut, et comme il avait entendu
Que le tailleur voulait s’en aller,
Il lui dit d’un air affable et poli
Que cela lui déplaisait beaucoup,
Et il ajouta : « Ce serait pour moi une vraie disgrâce
» D’être privé de votre GRACE.


» J’estime votre GRACE à très haut prix
» Et j’espère en jouir, grâce à vous.
» Voyez un peu quelle femme je me suis trouvée !
» Quel morceau de choix !… N’est-ce pas vrai ?
» J’espère qu’elle sera dans peu de jours à moi,
» Et que j’aurai du bon temps avec votre GRACE. »

Mais le tailleur, qui se sentait mourir
Du cruel soupçon qui le tourmentait,
Demandait toujours permission de partir,
Promettant de revenir tout de suite.
Le Roi faisait le niais et l’imbécile,
Il causait et prenait un peu de distraction.

Avez-vous jamais essayé, quand une chatte a mis bas
Dans un coin du grenier ses petits minets,
De la transporter de force dans un autre endroit ?
Elle les entend crier et ne les a plus près d’elle,
Elle tourne, et se retourne, et, attentive, épie
L’occasion favorable pour se sauver.

Tel était le tailleur en présence de son souverain :
Il tournait dans tous les sens, il se tordait,
Il regardait au visage tous ceux qui l’entouraient,
Il ouvrait la bouche, et puis, ne disait rien ;
Tantôt en avant, tantôt en arrière il faisait un pas ;
Il regardait tantôt en l’air, tantôt en bas.

Quand le Roi l’eut entretenu
Tout le temps qu’il voulut prendre ce plaisir-là,
Avec le caporal qui l’avait amené
Il lui donna permission de partir :
Mais en lui disant, avant de le congédier,
Qu’il restait dans cette chambre, à l’attendre.


Le tailleur part, mais il n’était pas mince le circuit
Qu’il devait faire avant d’atteindre sa boutique ;
Il pousse à chaque pas un gros soupir,
Tantôt il blasphème, tantôt, silencieux, il implore le ciel,
Et, craignant quelque affreux malheur,
Il arrive à sa maison, va dans la cour, et crie : Grâce !

Elle, à ces mots, vêtue de ses habits ordinaires,
Vint sur la terrasse, comme d’habitude ;
Alors le pauvre malheureux sentit
Se calmer au fond du cœur ses cruelles inquiétudes ;
Et, en recommandant à sa femme d’être fidèle,
Il retourna à la Cour avec le caporal.

Là, il retrouve le Roi avec la Reine,
Assis dans la même chambre,
Et, vêtue de blanche mousseline,
Sa femme, comme auparavant, lui apparaît.
Il serre les épaules, et, quelque peu rêveur,
Se met à prendre les mesures.

L’œuvre finie, il demande au Roi son congé,
Sans être encore délivré de son premier soupçon ;
Mais il le demande en vain ; il feint un nouveau besoin,
Et le Roi : — « Si vous avez pris une purge, »
Lui dit-il, « vous pouvez, sans vous gêner,
» Faire même à la Cour cette opération. »

Plus il regardait la belle femme,
Le pauvre tailleur, plus il éprouvait l’ardent désir
De quitter aussitôt la demeure royale,
Et de voir si sa femme était bien à la maison ;
Qui aurait pu croire que Nature
Eût fait deux visages si pareils l’un à l’autre ?


Le Roi dit : « Causer avec vous
» Me remplit le cœur d’une indicible joie.
» Restez encore un peu à vous entretenir avec nous ;
» Accordez-nous pleinement votre GRACE,
» Votre GRACE, que j’apprécie et que j’aime
» Au point d’en vouloir jouir éternellement.

» Dimanche prochain, nous avons formé le projet
» De nous marier avec votre GRACE ;
» En attendant, nous vous en demandons licence,
» Et notre fiancée vous le demande aussi,
» J’espère que vous nous accorderez cette GRACE,
» Qu’en dites-vous, mon ami ? Le voulez-vous bien ? »

Le tailleur, à ces compliments et aux autres
Que lui faisait le roi Barbadicane,
Répondit à mots heurtés, sans réfléchir,
Inclinant toujours la tête :
Chose que l’assemblée royale des théologiens
Interpréta comme un consentement exprès.

Ce n’est pas étonnant : il régnait alors
Une certaine théologie morale,
Qui, toujours cruelle au bas peuple,
Ne souffrait pas que son joug se relâchât ;
Mais, indulgente pour les prêtres et pour les grands,
Elle était comme la tripe, molle, molle.

Avant qu’arrivât le jour fixé
Pour la célébration du mariage,
Notre bon tailleur fut désigné
Par le Roi Barbadicane, pour témoin
De l’acte sacré qui se doit accomplir
Vers l’heure où dans la mer le soleil se plonge.


Au vif déplaisir du tailleur, le grand jour
Arriva ; il mit ses habits de gala,
Ensuite, il se présenta, bien triste, à sa femme,
La serra sur son cœur et lui parla ainsi :
« Ma belle Grâce, mon sort cruel
» Veut que je te quitte : ah ! me seras-tu fidèle ?

» Ce n’est pas l’ambition qui me mène à la Cour,
» C’est un ordre du Roi auquel je n’ose désobéir !
» Tout est pour moi tourment, et douleur, et mort
» Quand je ne vois pas ton aimable visage ;
» Reste ici, toi, mon bien, et ne me trahis pas
» Si tu ne veux me faire mourir de chagrin. »

Il dit, et de nouveau la presse bien fort sur son cœur,
Et elle : — « N’aie aucune crainte, »
Lui dit-elle, « point ne romprai ce lien qui m’a uni à toi,
» Ce lien d’amour et de fidélité ;
» Je ne ferai ainsi ni bien ni mal, c’est mon devoir ;
» Cependant, je désire obtenir une faveur. »

— « Demande, mon cœur, » répondit le tailleur.
— « Une si belle fête, » ajouta-t-elle, « je voudrais
» La voir, moi aussi ; tu sais que la chapelle
» Royale de la Cour est tout près de chez nous :
» Je voudrais, sur la petite place d’ici toute voisine,
» Voir passer le Roi avec la Reine.

» Je ne me mets jamais à la fenêtre du côté de la rue,
» Tu me tiens enfermée et tu en es le maître ;
» Mais tu voudras bien, j’espère, m’ouvrir le balcon,
» Mon doux époux, pour cette occasion.
» Qu’en dis-tu ? » Le tailleur réfléchit un instant,
Puis il répondit : — « Eh bien ! je te promets de l’ouvrir.


» Mais fais bien attention : quand tu auras vu
» Passer les époux avec les grands du royaume,
» Parmi lesquels tu me verras en carrosse, moi aussi.
» Bien que je sois indigne de tant d’honneur,
» À un signe que je te ferai de la main droite
» Rentre, et ne reviens plus à la fenêtre. »

Grâce promit d’obéir et, l’heure venue,
Vers le palais le tailleur se dirigea ;
Il attendit longtemps avant de voir paraître dehors
L’épousée et le Prince dans toute leur splendeur ;
Après cela, il suivit le cortège, et à la cérémonie,
Il fut, avec le comte Arcibuco, témoin.

Quand tout fut achevé, pour un somptueux souper
À la campagne le Monarque s’en alla ;
La nuit, pas trop claire, commençait,
Et au balcon du tailleur se tenait
Une dame, dans la posture
De quelqu’un qui est étonné, regarde et admire.

Le bonhomme la voit, il lève la tête
Et lui fait signe de se retirer ;
Immobile, elle reste à sa place,
Comme si elle eût été de marbre ou de bois ;
Le tailleur, voyant qu’elle ne prend garde à lui,
Blasphème et fait arrêter la voiture.

Il en descend aussitôt ; au coche royal
Vite il arrive, il monte à la portière
Et, parlant au Roi à mots entrecoupés : « Illustre Monarque,
S’écrie-t-il, « vous direz que je suis un sot personnage,
» Mais je ne puis vous suivre à souper,
» Parce que je me sens fort mal à mon aise.


» Permettez-moi de rentrer à la maison,
» Et ne m’en veuillez pas de vous faire faux bond… »
— « À Dieu ne plaise que je vous entraîne de force ! »
Dit le Roi ; « faites tout ce que vous voudrez,
» Pourvu que de près ou de loin
» Vous m’accordiez toujours votre GRACE :

» Je vous salue, et à la campagne maintenant,
» Je vais voir ce que vaut ma lance. »
Grâce leva la tête qu’elle tenait baissée,
Elle fit un geste qui lui était familier
Et que notre tailleur, attentif à la contempler,
Distingua à la lueur de la torche secouée au vent.

Il descend tout surpris, et le cocher
Fait galoper les chevaux de l’équipage ;
Par la portière le Roi se fait voir,
Il le salue du geste et du chapeau ;
Le tailleur ne s’en aperçoit pas, et le cœur en proie
À une colère extrême, il retourne à sa maison.

Il ne cherche pas de lumière, il monte les deux étages,
Et, trouvant au balcon la belle femme,
Il s’avance, il frémit, et furieux il saisit
Le bord de sa jupe de soie ;
La femme, tirée en arrière, ne reste pas debout,
Elle tombe et se cogne la tête à grand bruit.

À cette chute l’autre se repent et s’approche
Pour relever sa femme tombée à terre,
En disant : « Ma chère, je ne l’ai pas fait exprès ;…
» Oh ! pauvre homme que je suis ! Es-tu évanouie ?
» Ah ! tu ne parles pas, tu ne respires pas… Hélas !
» Si tu es morte, je veux mourir avec toi.


» Que maudite soit ma fureur jalouse !
» Que maudit soit le Roi avec sa Cour !
» Que maudit soit celui qui l’a marié !
» Que je sois maudit, moi qui t’ai donné la mort !
» Que maudit soit le jour où je suis venu au monde !…
» Que l’Erèbe profond s’ouvre et m’engloutisse !

» Ah ! avant de franchir le dernier pas, et avant
» Que mon âme se précipite dans le gouffre du Léthé,
» Laisse-moi imprimer un baiser sur tes lèvres,
» Te fermer les yeux de ma propre main,
» Laisse-moi fermer ces beaux yeux,
» Flammettes éteintes du Dieu d’amour !

» Tu ne mourras pas sans vengeance, je te le jure,
» Je me planterai mon couteau dans la gorge,
» Je me pendrai à une poutre ou au mur,
» Avec de grandes cisailles je me couperai l’oiseau…
» Ah ! que tardé-je ? pourquoi me plaindre ? pourquoi souffrir ?
» Mourons… mais je veux d’abord te serrer sur mon cœur. »

En disant cela, il se baisse, et de sa femme,
Qu’il croit morte de si fatale manière,
Il s’approche pour baiser les joues,
Mais il sent que c’est un visage de cire qu’il baise,
Il la touche, et trouve, au lieu d’une femme,
Une poupée affublée d’un corsage et d’une jupe.

« Ah ! coquin, canaille, brigand ! »
S’écrie-t-il alors, « ah ! tu m’as fait la figue !
» Me tenir cachée une semblable ruse,
» Comment l’ont-ils pu ? Ah ! effrontée coquine !
» Ah ! cette infamie me coupe la respiration !
» Oh ! femme traitresse ! oh ! Roi tyran !


» Si j’étais un Encelade, un Gérion,
» Un Briarée… avec cent et cent épées
» Je voudrais !… mais je suis un pauvre coïon,
» Et il n’y a pas à penser à la vengeance !
» Lance la foudre, ô Dieu, du haut du ciel,
» Sur cet impie qui m’a volé ma femme !

» Et que dois-je faire ? Tenterai-je le sort
» Et dirai-je au Roi : Rendez-moi mon bien ?
» Oui, s’il suffisait d’avoir raison à la Cour…
» Malheureux que je suis ! que faut-il donc faire… ?
» Ah ! pendant que je délire ainsi,
» Ce cochon-là paillarde avec ma GRACE !

» Ah ! femmes ! femmes ! honte de la nature !
» Mises au monde pour le déshonneur du monde !
» Elle m’avait, un jour, juré constance et fidélité,
» L’impie ! et elle me plante des cornes si longues !
» Je ne pourrai plus sortir de ma maison, que : Voici,
» Dira tout le monde, ce cocu de tailleur !

» Déjà je vois chacun de loin me montrer au doigt
» À cause de mes cornes longues d’un demi-mille…
» Ah ! plutôt que de traîner une vie infâme,
» Mieux vaut mourir… et à mourir je m’apprête.
» Ne suis-je pas, par hasard, en danger de mort ?
» Les rois souffrent-ils des rivaux, pour la figue, ou pour le trône ?

» Mais comment jamais a-t-il pu l’épouser
» À la face de l’église ?… Je n’y comprends foutre rien !
» Ma tête tourne comme une toupie !
» Si je tarde davantage à mourir, je mourrai fou !
» Canailles de prêtres ! aux plus offrants
» Vous vendez la morale et les sacrements ! »


En parlant ainsi, il ouvrit un coffre
Qui servait à ranger les effets de sa femme ;
Il prit un lacet de soie
Et l’attacha à une colonne du lit,
De ce lit où, dans un temps moins dur et moins cruel,
Il avait cueilli la fleur de la belle Grâce.

Et, soupirant bien fort, bien fort, bien fort,
Maudissant le Roi et le curé,
La Reine et sa femme, il se serra au cou
Le nœud fatal ; son corps abandonné
Resta pendu à la colonne,
Et son âme partit pour l’enfer en blasphémant.