Nouvelles de Batacchi (édition Liseux)/Fra Pasquale


FRA PASQUALE


À MON AMI L. M.


Les prouesses d’un robuste père Franciscain au champ d’amour méritent bien d’être dédiées à un guerrier qui est son émule. Voilà pourquoi je mets ton nom en tête de l’histoire de Fra Pasquale. Cette offrande n’est pas entachée de flatterie. Ton nom est formidable dans les annales de Cythère et il doit passer à la postérité la plus reculée.

Porte-toi bien.


FRA PASQUALE


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De tous les animaux qui sont sur terre
On dit que le renard est le plus rusé,
Qu’il tient en réserve mille stratagèmes
Pour se tirer des plus grands périls ;
Lecteur, ce sont là des sottises :
De tous les animaux le plus fourbe est le moine.

Dans les bois de Sicile était un bandit,
Chef d’une troupe de mauvais gueux,
Assassin hardi et vigoureux,
Terreur, fléau du peuple Sicilien,
Qui tuait les voyageurs jour et nuit,
Comme vous mangeriez des poires cuites.

Un jour, après avoir mis en fuite
Une troupe nombreuse de sbires,
Il s’assit au pied d’un chêne vert ; à part soi
Il se mit à ruminer sur cette affaire,
Et, effrayé du péril qu’il avait couru,
Il résolut de changer enfin de système.


« La vie de brigand est une dure vie, »
Dit-il, « essayons un peu de la vie de saint homme :
» Elle est certainement plus saine et plus sûre,
» Et ne manque pas de charme de temps en temps ;
» Ainsi donc, plus de sang, plus de rapines,
» Je veux me dévouer au bien d’autrui. »

Pour mener à fin si pieuse résolution
Il abandonna ses compagnons de crime,
Et courut droit à un couvent de Franciscains
Voisin de la ville de Syracuse.
Il revêtit l’habit de Saint François
Et prononça les vœux sacrosaints.

Cependant Belzébuth frémissait de rage,
En voyant rentrée dans le bon chemin
Une âme sur laquelle il avait des vues
Pour en faire un tison de son infernal empire.
De mille diablotins, au visage de femme,
Nuit et jour il l’entoura.

Fra Pasquale (ainsi se nommait
Le très révérend Franciscain),
Sentant que le diable le tentait
Par tant de moyens et de ruses si bien ourdies,
Était toujours inquiet et craignait
De donner du nez contre quelque gros péché.

Dans Syracuse, il connaissait déjà
Toutes les femmes, mariées, veuves ou filles ;
Elles lui plaisaient également, belles ou laides,
Et il les eût bien secouées, celles-ci et celles-là.
Aussi, pour échapper à cette tentation,
Prit-il le parti de changer de maison.


Il demanda la permission au général
Et passa à Naples dans une barque ;
Mais changer de ciel, courir la mer, à quoi bon ?
En est-on plus habile à refréner sa luxure ?
Hélas non ! il y a partout des femmes
Toutes prêtes à se faire vite lever les jupes.

Il fut accueilli dans le couvent de Naples
Comme un frère d’importance et de valeur ;
Il avait la sainteté peinte sur le visage,
Dormait sur la terre ou sur la paille,
Jeûnait et, soir et matin,
Se frappait avec une dure discipline.

Bientôt il eut obtenu honneurs et dignités,
Il fut fait en peu de mois sacristain ;
Ensuite il eut le premier rang parmi les lecteurs,
Et, montant ainsi de grade en grade,
Il devint père gardien, puis provincial ;
Il obtint des bulles et des indulgences à foison.

Mais une telle vie était trop uniforme
Pour un moine si actif et si bouillant,
Et ce gueux de Satan, qui ne dort jamais,
Le pinça un jour, mais le pinça ferme :
Avec un trait de Cupidon, il le rendit fou
De donna Rosa, au gentil visage.

Donna Rosa Stringati était si jolie
Qu’elle aurait tendu les nerfs d’un moribond,
Chaque œillade d’elle faisait une plaie
Qui pénétrait jusqu’au fond du cœur ;
À peine Fra Pasquale a-t-il vu si gentil museau,
Qu’il jure d’aimer la dame, et dit adieu au Christ.


Il prit sur elle des informations dans le voisinage,
Et il arriva à savoir très vite
Qu’elle avait comblé les vœux de plus d’un amant,
Qu’elle était très facile et bonne fille ;
Alors, plein d’espérance, il dit : « Par Dieu !
» J’ai nerf et argent comme les autres, moi aussi. »

Un jour, comme elle sortait de la messe,
Il la suivit, et avec grande désinvolture et aisance,
Après un doux salut, il s’approcha d’elle.
Il ne manqua pas de lui peindre son ardeur ;
En amour il croyait (et il n’avait pas tort)
Que chacun est pour soi le meilleur entremetteur.

D’un air virginal, avec modestie,
Donna Rosa accueillit ses protestations ;
« Vous savez vous y prendre pour persuader, »
Dit-elle, « l’éloquent amour parle par votre bouche,
» Mais j’ai à vous apprendre une nouvelle assez fâcheuse :
» Écoutez-moi, je suis chasse réservée.

» Par un officier du Roi je suis entretenue :
» C’est un homme violent et fort jaloux ;
» Il me faut user de toutes sortes de ruses,
» Quand je veux contenter un autre amoureux ;
» Force vous sera donc, mon père, d’attendre
» Que la Cour parte pour la campagne.

» L’officier doit partir avec elle
» Et je serai libre pour quelque temps.
» Si vous voulez alors penser à moi,
» Nous donnerons à notre amour pleine satisfaction ;
» La chose est pour dimanche prochain,
» Viendrez-vous ? — Par la foi de Dieu ! soyez-en sûre. »


— « Je vous avertis, » reprit-elle, « que si par hasard
» L’officier nous surprend, il nous tue tous les deux ;
» La moutarde lui monte vite au nez…,
» C’est un Rodomont de la pire espèce…
» S’il vous découvre, Saint Antoine en personne
» Ne pourra vous tirer des griffes de ce démon. »

— « Foutre ! » répondit le moine, « et qui croyez-vous
» Que je sois ? M’avez-vous pris pour un pleutre ?
» Vous ne savez pas encore qui se cache
» Sous ce froc de religieux.
» Je viendrai… Si l’officier veut faire le fou,
» N’ayez crainte !… Un Rodomont !… Oh foutre ! »

Nos amants fixèrent de cette façon
Le jour et le lieu de leur douce rencontre ;
Puis, pour ne donner aucun soupçon aux passants
Qui se promenaient sur la place,
Ils se firent, en apparence, un modeste adieu ;
Elle rentra dans sa maison et lui dans son couvent.

On peut bien croire que le bon père
Souffrit, en attendant le Dimanche,
Des angoisses et des tourments vraiment horribles ;
Il ne sortit pas de sa cellule,
Il n’eut d’autre pensée, d’autre souci
Que de faire tourner à bien l’aventure.

Quand arriva le jour tant désiré, il dit la messe,
Et se dispensa de tout autre service ;
Il retourna dans sa cellule et, en toute hâte,
Fit venir auprès de lui Fra Sparagione,
Auquel il dit : « À vous le pouvoir aujourd’hui ;
» Je vous cède toute mon autorité sur le couvent.


» Je dois aller auprès d’une jeune pécheresse,
» La convertir et la ramener dans le bon chemin ;
» Sa pieuse et sainte mère
» À mes soins la veut confier.
» D’ici à demain je ne puis rentrer.
» Adieu. Le ciel vous ait en sa grâce ! »

Cela dit, il partit. Comme le cerf altéré
Qui court se rafraîchir à la fontaine,
Comme le rocher qui roule au précipice
De la haute cîme d’une montagne escarpée,
Ainsi le moine, d’une course impétueuse,
Gagne la maison de donna Rosa.

Il frappe à la porte et crie : « Ave Maria. »
Donna Rosa aussitôt lui ouvrit.
Qui pourra peindre son allégresse,
Quand il vit sa déesse bienaimée
En simple corset et en jupe,
Et qu’il put contempler ses charmants tetons ?

Alors ils réglèrent les préliminaires
Entre eux deux, ces paillards amants,
Et ils convinrent, de façon claire et précise,
De n’en pas venir au doux combat
Avant que sortît des grottes Cimmériennes
L’humide nuit portée sur son char ténébreux.

La condition déplaisait fort au moine,
Mais la dame lui dit : « Mon père,
» À quoi servirait de commencer maintenant ?
» Vous êtes le marteau, et moi l’enclume…
» L’enclume résiste, et aucun art mécanique
» Ne peut rendre dur un manche de marteau s’il est flasque.


» Si nous guerroyons maintenant, que ferons-nous
» Après, cette nuit ? Ayez patience :
» Nudi in lecto ce soir, nous nous en donnerons,
» Sans avoir la crainte de rester à sec.
» Prenons, en attendant, les petits plaisirs
» Qui du grand jeu sont les avant-coureurs. »

Elle dit et lui applique un baiser de feu ;
Le moine le lui rend plus brûlant encore ;
Il semble que l’une à l’autre leurs bouches soient collées,
Et les colombes n’ont pas plus suaves délices.
Cependant, le moine fourrage, il palpe
Tantôt les seins, tantôt les fesses dures et nues.

Puis il plonge ses doigts dans la blonde toison
Qui obstrue l’entrée du temple de Cypris ;
En récompense, la main charitable de Rosa
Immensam supellectilem in bracis lui pelote.
Ils passèrent ainsi la journée entière
En ces divertissements licites et honnêtes.

Et comme il faut que celui qui n’apporte rien
S’en aille, sans faire fortune en amour,
Et que la femme, si inconstante de sa nature
N’a d’esprit de suite que pour amasser des richesses,
Le Provincial fit à sa dame un beau régal
De gâteaux et de bonbons exquis.

Il y ajouta un chapelet en filigrane d’or ;
D’or pur aussi était la médaille ;
Et un collier de corail de premier choix,
Et une couple de bagues de grande valeur :
Toutes choses qui, à en croire le père Eleïson,
Étaient volées aux ex-voto des Madones.


Un riche dîner, un somptueux souper
Que le Provincial paya, restaurèrent leurs forces ;
La table était tout entière couverte
De ce qu’il y a de plus rare sur terre et sur mer ;
On y voyait une telle quantité de bouteilles,
Que l’on aurait dit un jeu d’orgues.

Dans l’enceinte d’une obscure alcôve,
Gentiment ornée de sculptures dorées,
Se trouve un lit vaste et moelleux
Tout entouré de riches rideaux ;
Trois matelas neufs et une paillasse
Le garnissent, avec une belle couverture brodée d’or.

Quand il fut dix heures du soir,
Les deux amants, tout pleins d’amoureuse ardeur,
S’y rendirent pour accomplir l’œuvre charmante
Grâce à laquelle souvent naît une âme à Dieu ;
Et donna Rosa, selon son habitude,
Entra la dernière au lit, et éteignit la lumière.

Muse, inspire-moi de grâce une comparaison
Qui me permette de peindre le feu du Provincial…
C’est le rapide faucon dans l’air
Qui se lance sur la tourterelle fugitive…
C’est le cerf que lévriers et chasseurs
Poursuivent… Eh ! tais-toi ! je ne puis le peindre.

Sans se souder des caresses
Qui au doux assaut préparent les sens,
Entrant tout de suite en matière,
Le moine entama l’amoureux combat ;
Les secousses furent si rudes, si violentes,
Que les quatre murs de la chambre en tremblèrent.


On dit… je ne m’en porte pas garant,
Parce que ce pourrait bien être une blague,
Que le moine, plein d’un Franciscaine ardeur,
Lui dansa dix fois sur la panse.
Si ce ne fut dix fois, ce fut au moins sept :
Un frocart n’en fait jamais moins.

Chose belle et mortelle passe et ne dure,
A dit Pétrarque, et il a bien raison.
La charmante aventure du moine
Allait vite se changer en cruel tourment :
Comme il ne pense qu’à jouer des reins,
On entend frapper fort à la porte de la rue.

« Qui est là ? » cria la dame épouvantée.
— « C’est moi ! » répondit une voix terrible
Qu’elle reconnut (elle en resta glacée)
Pour celle, hélas ! du féroce officier.
« Nous sommes morts, » dit-elle, « oh ! Fra Pasquale !
» Le voilà, ce monstre d’officier ! »

Le moine, en toute autre circonstance,
N’aurait pas été homme à trembler :
Il avait encore dans les membres assez de force,
Dans sa poitrine battait un cœur plus que vaillant,
Mais il était religieux, et dans cette situation,
Un éclat public ne lui était pas agréable.

Il fit donc de ses effets un paquet,
Et se cacha sous le lit incontinent.
Déjà l’officier faisait vacarme,
Donna Rosa fut lui ouvrir tout de suite.
Il entra dans la maison en jurant bien fort
Par tous les saints du paradis.


Et il dit : « Allume la lumière, bougresse,
» Je veux me déshabiller. » Rosa, tout humble,
Lui pardonne cette épithète grossière ;
Elle prend bien vite en main amadou et briquet,
Et, à chaque coup qu’elle frappait,
Le cœur du moine faisait toc-toc.

Mais Rosa, qui était une rusée femelle,
À semblables aventures dès longtemps habituée,
Avait, avant de se coucher, humecté l’amadou
Au moyen d’une compresse légèrement mouillée.
Elle employait ce petit procédé, toutes les fois
Qu’elle faisait quelque douce contrebande.

Longtemps elle battit le briquet ; enfin : « À vous, » dit-elle
À l’officier, « Je n’en puis tirer une étincelle. »
L’officier s’y mit, et fit tous ses efforts,
Mais la pierre a beau briller sous les coups :
Le feu ne se communique pas à l’amadou humide,
Et l’étincelle fugitive meurt inutile.

L’officier lâcha un terrible juron ;
Il jeta à terre l’amadou et la pierre ;
« Eh bien ! je me déshabillerai dans l’obscurité, »
Dit-il, et il déposa sa terrible épée de combat.
— « Allons, » lui dit la dame, « je vais vite au lit,
» Je veux chauffer votre place. »

Le Provincial, tout tremblant sous le lit,
Comprit le but de ce zèle mensonger ;
Mais cela fut loin de le rassurer,
Et il dit : « Que le ciel me protège ! »
Cependant l’officier s’était déshabillé ;
Il entra dans le lit auprès de donna Rosa.


Le lit était un peu bas, et à peine l’officier
Fut-il dedans, que le bon moine
Se sentit écraser par l’énorme poids
Des planches qui cédaient et se courbaient :
Et il dit en lui-même : « Ah ! Jésus ! notre rédempteur !
» J’implore ton secours, je n’en puis plus.

» Si je dois attendre jusqu’à demain matin,
» On me trouvera étouffé là-dessous ;
» Si je sors, c’est une catastrophe :
» L’un ou l’autre de nous restera mort sur place,
» Et puis, sans parler du reste, la honte, le déshonneur !
» Mais que ferai-je, s’il reste et que le jour vienne ? »

Cependant, le militaire qui était au-dessus,
Se mit à danser une Moresque ;
La danse fut pénible pour le moine,
Qui se vit sur le point de crever ;
Le poids amassé sur son dos
Lui permettait à peine de respirer.

Après une couple d’heures d’un si cruel tourment,
La dame et le militaire s’endormirent :
Pensez quelle fut la joie du moine
Quand il les entendit ronfler tous deux !
Il se glissa petit à petit à plat ventre
Et finit par sortir de sa périlleuse cachette.

À peine dehors et debout,
Il se souvint de son ancienne bravoure ;
La jalousie lui mordit le cœur,
Et le remplit d’une fureur indicible :
Prenant son parti, sans plus tarder,
Il se mit à la recherche de l’épée du militaire.


À travers les barreaux du balcon
La déesse amoureuse d’Endymion,
Qui venait de sortir des profondeurs de l’Orient,
Avait fait pénétrer ses doux rayons ;
Et sur un fauteuil elle fit voir
Au Provincial les effets de l’officier.

Laissant alors de côté le barbare projet
D’égorger son rival pendant qu’il dormait,
Il sentit naître en son cœur un nouveau désir
Que lui inspira sa fourberie monacale :
« Bafouons ce bélître, » dit-il à part soi,
« On ne tire pas satisfaction d’un dormeur. »

Aussitôt, mettant à effet son nouveau dessein,
Il empoigna les effets du militaire,
Et se les colla sur le dos bien doucement,
Pour ne pas réveiller son rival ;
Et, comme l’officier portait perruque,
Il la prit aussi et s’en couvrit la tête.

Il se ceignit les reins du flamboyant acier,
Chaussa les bottines avec les éperons,
N’oublia ni la bourse ni l’argent :
Il laissa par terre ses sandales, ses culottes,
Son lourd vêtement sacerdotal
Et le cordon et le chapeau de Provincial.

Il abandonna son chapelet, son Christ de cuivre,
Et son bréviaire, avec la discipline
Qu’il emportait toujours dans sa poche ;
Puis, enfilant la porte la plus voisine,
Sur la pointe du pied, sans bruit,
Il descend l’escalier ; déjà il est hors de la maison.


Alors dans son esprit roulant diverses pensées,
Il médite tantôt l’une, tantôt l’autre ;
Après longue réflexion il se décide enfin
Pour une bonne farce à jouer à son rival,
Et, vers la garde qui était là tout près,
Il s’achemine d’un pas pressé.

Il demande à parler au chef
Pour une affaire d’importance extrême,
Et, parvenu devant le Capitaine :
« Signor, » lui dit-il, « écoute un cas étrange ;
» Chez une putain, qui demeure ici près,
» Un frère Franciscain vient d’entrer.

» Il y a quinze jours que je suis arrivé ici
» De la province pour certaine affaire ;
» L’ayant à la fin arrangée,
» J’ai résolu de rentrer dans ma garnison,
» D’autant plus que par lettres m’y invite
» Mon commandant qui m’a donné mon congé.

» Pendant que j’étais à attendre que le cheval
» Me fût amené de l’écurie par le domestique,
» J’ai vu entrer là un moine,
» Bien sûr pour mettre ses pendeloques en danse ;
» Il se cachait, il regardait tout autour de lui,
» Il paraissait craindre le déshonneur et l’infamie.

» Cette maison est suspecte, je le sais par expérience,
» Car j’y ai souvent bu bouteille ;
» Il s’y trouve une belle créature sans barbe,
» Facile, discrète, belle à merveille,
» Faite tout exprès pour nous autres soldats
» Et qu’il ne faut pas laisser aux mains des moines.


» Si vous voulez le prendre, chaud, chaud,
» Je ferai, pardieu ! la conduite aux soldats,
» Allons, démasquez ce coquin,
» Si on n’ouvre pas, enfoncez la porte. »
Le capitaine, riant, approuva ce langage
Et avec le Provincial envoya un piquet.

Les grenadiers coururent, guidés par lui,
À la chaste demeure de donna Rosa ;
Ils jetèrent la porte à terre, et introduits
Dans un salon, y trouvèrent un vaste manteau
De moine, que le Provincial y avait déposé
À peine entré dans la maison de sa déesse.

Ils pénètrent ensuite dans la chambre et, tournant
Leur lanterne vers le visage de la dame :
« Où est, » disent-ils, « ce scélérat de moine,
» Contempteur de l’éternelle justice ?
» Où et comment se cache-t-il à nos yeux,
» Cet impie mangeur de patenôtres ? »

Elle se taisait ; alors le caporal : « Madame, »
Dit-il, « nous savons que vous avez un Franciscain,
» Vite, vite, enfilez votre jupe,
» Et remettez-nous ce coquin. »
Au bruit, l’officier, non par peur,
Mais par prudence, s’était fourré sous le lit.

Rosa, qui croyait le moine déjà loin,
Jura qu’il n’était, bien sûr, pas dans sa maison.
Mais le caporal répondit : — « Eh ! sottises que tout cela !
» Le moine est sous le lit, je vous le certifie.
» Laissez-moi faire et je trouverai vite
» Ce malin renard dans son gîte. »


Il le trouva en effet et s’écria : « Messieurs,
» Voilà ce père si pieux, si chaste, si saint !
» Tirons-le un peu dehors par les jambes ! »
Et pendant ce temps-là, chacun crevait de rire.
L’officier se disait en lui-même : « Cordieu !
» Qu’est-ce que machinent ces gens-là ? Où suis-je ? »

Ensuite, il cria bien fort : « Je ne suis pas moine !
» — Non ? qu’est-ce donc que cette robe ?
» Qu’est-ce que ces cordes entortillées ?
» Ce chapelet ? ce capuchon ?
» Tout cet attirail n’est-il pas à vous ?
» Oh ! faites-nous le plaisir de venir avec nous. »

L’officier en colère s’efforce de parler,
Et personne ne s’arrête à l’écouter.
De force on lui fait revêtir
Ces habits, de lui tant détestés.
Cependant la dame, pour sortir d’embarras,
S’évanouit et ne donne pas signe de connaissance.

L’absence des vêtements de l’officier,
La vue de la dame ainsi évanouie,
L’accoutrement du père Provincial,
Les rires, les cris, pour le moment
Troublèrent si fort les idées du militaire,
Qu’il se tut et se laissa emmener.

Mais le vrai moine : « À présent je puis m’en aller, »
Dit-il, « car je dois partir à l’instant même :
» Adieu, Messieurs, désormais il ne me paraît plus
» Nécessaire de rester ici.
» Vous avez ce cafard entre les mains,
» Conduisez-le à votre capitaine. »


Et il répéta : « Adieu, Messieurs,
» Traitez-moi ce coquin comme il le mérite. »
Cela dit, il s’en alla, et quand seul
Il se trouva dehors, il resta une minute à hésiter
S’il retournerait au couvent ou bien
S’il reprendrait son premier et féroce métier.

Mais la paresse, déesse puissante,
Qu’adore l’humble engeance monacale,
Lui parle au cœur si tendrement
Et lui fait un discours si plein d’éloquence,
Qu’il retourne à sa cellule, aimant mieux
Manier le bréviaire que les pistolets.

L’oiseau, depuis longtemps enfermé
Dans une cage de fer, oublie sa nature ;
De la nécessité il se fait une habitude,
Et ne se soucie plus de la liberté qu’il a perdue ;
S’il sort, et si de ses ailes il fend l’air liquide,
Il revient vite à son ancienne prison.

Près du couvent, notre homme rencontra
Le père Sparagione, qui avait déjà dit sa messe,
Et qui, pour se guérir de certaine indigestion,
Était en train de faire une petite promenade.
Il se découvrit à lui, et celui-ci voulut savoir
Pourquoi il rentrait en si étrange accoutrement.

Fra Pasquale, qui s’était déjà posé en saint,
Eut honte et fit du mystère ;
Mais l’autre le harcela tant et tant,
Qu’il lui confessa l’entière vérité.
Sparagione rit, et s’écria : « Bravo, Pasquale !
» Voilà, par Dieu ! un vrai tour de Provincial ! »


Ils retournèrent au couvent, où le Provincial
Se revêtit d’une nouvelle robe ;
Quant à l’uniforme militaire qu’il avait enlevé,
Il l’enferma dans un très vieux coffre
Que lui seul ouvrait et fermait à volonté ;
Puis il remercia la vierge Marie.

Cependant l’officier, mis au poste,
Restait exposé aux plaisanteries, aux rires
De tous ceux qui étaient de garde ;
En vain il prouva qu’il n’était pas moine
Et fit voir qu’il était officier :
Le remède fut bien pire que le mal.

Cette découverte, à de plus vifs éclats de rire
Excita justement toute la compagnie ;
La nouvelle se répéta de bouche en bouche,
Dans les casernes, dans les cafés, on ne parlait que de cela.
L’officier en fut couvert de ridicule,
Au point que, désespéré, il sortit du royaume.

Une nouvelle si agréable fut au Provincial
Plus douce que miel et julep.
Il s’arrangea vite avec donna Rosa
En lui payant une riche pension, et il eut
Pour seul collaborateur dans ses amours,
Son confident le père Sparagione.