Nouvelles choisies de Nicolas Gogol/Le Roi des Gnomes
Dès que la cloche du séminaire, qui était pendue devant la porte du couvent des frères, à Kiew[2], se mettait en branle, on voyait arriver de toutes les parties de la ville des groupes d’écoliers. Les grammairiens, les rhétoriciens, les philosophes et les théologiens se rendaient aux classes avec leurs cahiers sous le bras. Les grammairiens étaient tous encore des enfants ; en marchant, ils se poussaient les uns les autres, et se disaient des injures en voix de fausset. Ils avaient presque tous des habits sales et déchirés, et leurs poches étaient toujours remplies de mille brimborions, comme osselets, sifflets de plumes, croûtes de pâtés, et, dans la saison, de jeunes moineaux dont le cri, indiscrètement poussé dans la classe, attirait quelquefois sur leur possesseur des coups de férule ou même les étrivières. Les rhétoriciens marchaient avec plus de gravité ; leurs habits avaient peu de déchirures, mais en revanche ils portaient presque toujours sur leurs visages quelques ornements dans le genre des figures de rhétorique, un œil au beurre noir, ou, pour lèvre, une cloche de brûlure. Ceux-là devisaient entre eux et juraient en voix de ténor. Les philosophes et les théologiens parlaient une octave plus bas, et n’avaient rien dans leurs poches que des bribes de tiges de tabac. Ils ne faisaient jamais de provisions, car ils dévoraient à l’instant tout ce qui leur tombait sous la main. Ils sentaient tous la pipe et l’eau-de-vie, et de si loin que plus d’un ouvrier, allant à sa besogne, s’arrêtait et flairait longtemps l’air comme un limier.
Vers l’heure des classes, la place publique commençait d’ordinaire à se remplir, et les marchandes de petits pains, de gâteaux, de graines de pastèques, de pâtés pétris avec du miel et de la graine de pavots, arrêtaient par le pan d’habit ceux dont les caftans étaient faits de drap ou de coton :
— Messieurs, ici, ici, criaient-elles de tous côtés ; voici des petits pains ; voici des gâteaux de miel. Ils sont bons, très-bons, j’en prends Dieu à témoin ; je les ai faits moi-même. —
Une autre criait, en soulevant quelque chose de long et de tordu :
— Voici un saucisson, messieurs ; achetez un saucisson.
— N’achetez rien chez elle, disait la voisine ; voyez qu’elle est laide et quel vilain nez elle a ; ses mains sont malpropres. —
Mais toutes ces marchandes n’avaient garde de s’adresser aux philosophes ni aux théologiens, car ces messieurs ne prenaient jamais que pour essayer la marchandise, et toujours à pleines mains.
En arrivant au séminaire, toute cette foule s’éparpillait dans les classes, qui consistaient en de grandes chambres basses, avec de petites fenêtres, de larges portes et de vieux bancs noircis. Toutes les salles se remplissaient de bourdonnements divers et confus. Les répétiteurs faisaient réciter les leçons aux élèves. La voix aigre et perçante d’un grammairien se trouvait au diapason d’une petite vitre brisée, dans l’une des fenêtres, et cette vitre lui répondait à l’unisson. Dans un coin marmottait un rhétoricien, que ses lèvres épaisses rendaient au moins digne d’appartenir à la philosophie. Il lisait sa leçon en voix de basse, et, de loin, l’on n’entendait que son murmure en faux-bourdon. Les répétiteurs, tout en écoutant les leçons, regardaient d’un œil par-dessous le banc pour voir s’il ne se trouvait pas dans la poche de leurs écoliers quelque friandise dont ils pussent faire leur profit. Quand toute cette foule savante arrivait d’un peu trop bonne heure, ou quand on savait que les professeurs viendraient plus tard que d’habitude, alors, du consentement de tous, commençait une bataille à laquelle tout le monde devait prendre part, même les censeurs, dont le devoir était de veiller au bon ordre et aux bonnes mœurs. D’ordinaire, deux théologiens décidaient de quelle manière devait avoir lieu le combat, c’est-à-dire si chaque classe se battrait pour son propre compte, ou si tous les étudiants devaient se diviser en deux grands partis : la bourse et le séminaire. En tous cas, c’étaient les grammairiens qui commençaient avant les autres, et dès qu’arrivait le tour des rhétoriciens, ils s’enfuyaient et se juchaient sur les hauteurs pour observer les chances du combat. Puis arrivait la philosophie, avec de longues moustaches noires, puis enfin la théologie dans d’énormes pantalons cosaques. La bataille se terminait presque toujours par une victoire complète de la théologie, et la philosophie s’en allait dans les classes en se frottant les côtes, et s’asseyait sur les bancs pour reprendre haleine. À son entrée, le professeur, qui, dans sa jeunesse, avait pris part lui-même à de pareils combats, devinait aussitôt, sur les figures échauffées de ses auditeurs, que la bataille avait été chaude ; et pendant qu’il administrait des coups de verge sur les doigts de la rhétorique, un autre professeur dans une autre classe, frappait à tour de bras, avec une pelle de bois, sur les doigts de la philosophie. Quant aux théologiens, on agissait à leur égard d’une façon toute différente ; on leur donnait à chacun, d’après l’expression du professeur de théologie, une mesure de gros pois, c’est-à-dire une bonne dose de coups appliqués avec une lanière de cuir.
Aux jours de fête, les séminaristes et les boursiers s’en allaient dans les maisons de la ville, portant des théâtres de poupées. Quelquefois ils jouaient eux-mêmes une comédie, et dans ce cas, c’était toujours un théologien qui en faisait le héros. Il avait presque la taille du clocher de Kiew, et représentait à merveille Hérodiade ou la femme de Putiphar. En récompense, ils recevaient un morceau de toile, ou un sac de maïs, ou la moitié d’une oie rôtie, ou quelque chose d’approchant. Tout ce peuple savant, le séminaire et la bourse, que divisait une espèce de haine héréditaire, manquait également de moyens pour se procurer à manger en suffisance ; ce qui ne l’empêchait pas d’être excessivement vorace, à ce point qu’il serait tout à fait impossible de compter combien chacun d’eux mangeait de galouchkis[3] à son souper ; de sorte que les cadeaux des riches propriétaires ne pouvaient suffire à leur consommation. Alors le sénat électif et dirigeant, qui se composait de philosophes et de théologiens, envoyait les grammairiens et les rhétoriciens, sous la conduite d’un philosophe, avec des sacs sur les épaules, faire une battue générale dans les potagers de la ville ; et ce soir-là on mangeait au séminaire un riche gruau de citrouilles. Du reste, la bourse et le séminaire portaient également de très-longues robes à la persane, qui s’étendaient jusqu’à cette époque, terme technique pour dire jusqu’aux talons.
Mais de tous les événements de l’année, le plus solennel pour le séminaire, c’étaient les vacances, qui commençaient au mois de juin, quand on renvoyait les écoliers à leurs parents. Alors toutes les grandes routes à la ronde se couvraient de grammairiens, de rhétoriciens, de théologiens et de philosophes. Celui qui n’avait pas de maison paternelle allait chez quelqu’un de ses camarades. Les philosophes et les théologiens cherchaient des conditions, c’est-à-dire allaient donner des leçons aux fils des riches campagnards, et recevaient pour prix de leurs soins ou des bottes neuves, ou même un caftan usé seulement à demi. Tout ce troupeau partait ensemble, mangeait et dormait dans les champs. Chacun d’eux portait un sac qui contenait une chemise et une paire de bas. Les théologiens surtout se montraient fort économes. Pour ne pas user leurs bottes, ils les portaient sur les épaules, pendues à un bâton. C’était principalement quand il y avait de la boue ; alors ils relevaient leurs larges pantalons jusqu’aux genoux, et pataugeaient intrépidement dans les mares. Dès qu’ils apercevaient un village à l’horizon, ils abandonnaient la grande route, et se plaçant sur une seule file devant la maison de meilleure apparence, ils chantaient à tue-tête une complainte religieuse. Le maître de la maison, quelque vieux Cosaque laboureur, les écoutait longtemps, la tête appuyée sur les deux mains ; puis il sanglotait amèrement, et disait à sa femme :
— Femme, ce que les étudiants chantent doit être quelque chose de très-édifiant. Donne-leur de la graisse de cochon et tout ce que nous avons en mangeaille. —
Aussitôt un grand panier de gâteaux était versé dans le sac des étudiants, accompagné d’une pelote de saindoux, de pains de seigle, et quelquefois encore d’une poule attachée par les pattes. Après une pareille aubaine, les grammairiens, rhétoriciens, philosophes et théologiens continuaient gaiement leur route. Toutefois, plus ils allaient en avant, plus leur nombre diminuait ; tous s’éparpillaient peu à peu ; il ne restait de la troupe que ceux dont les maisons paternelles étaient le plus éloignées de la ville.
Une fois, pendant un voyage de cette espèce, trois boursiers quittèrent la grande route pour chercher des provisions dans le premier village qu’ils rencontreraient, car depuis longtemps leurs sacs étaient vides. C’étaient le théologien Haliava, le philosophe Thomas Brutus et le rhétoricien Tibère Gorobetz. Le théologien était un homme de haute taille, à larges épaules, et d’un caractère fort singulier. Il avait l’habitude de s’approprier tout ce qui se trouvait sous sa main ; avec cela l’humeur très-sombre, et quand il s’enivrait, il allait d’ordinaire se cacher dans les plus épais taillis, où la direction du séminaire avait grand’peine à le retrouver. Le philosophe Thomas Brutus était très-gai, tout au contraire, aimait à rester couché, à fumer sa pipe, et il ne manquait pas, après boire, de louer des musiciens et de danser lui-même le tropak[4]. Il recevait fréquemment des mesures de gros pois, mais avec une stoïque indifférence, disant que ce qui doit arriver arrive. Quant au rhétoricien Tibère Gorobetz, il n’avait pas encore le droit de porter moustaches, de boire le brandevin et de fumer la pipe. Il n’avait sur la tête qu’une courte touffe de cheveux[5], preuve que son caractère n’avait pas encore eu le temps de se développer. Toutefois, à en juger par les grosses bosses au front avec lesquelles il arrivait souvent en classe, on pouvait supposer qu’il deviendrait avec le temps un excellent homme de guerre. Le théologien Haliava et le philosophe Thomas le tiraient souvent par les cheveux, en signe de leur haute protection, et l’employaient pour commissionnaire.
Il était déjà tard quand ils quittèrent le grand chemin. Le soleil venait de se coucher, et la chaleur d’un jour d’été se faisait sentir encore dans l’air assombri. Le théologien et le philosophe marchaient en silence, fumant leurs pipes ; le rhétoricien Tibère abattait à coups de bâton les têtes des chardons qui bordaient la route. Cette route étroite serpentait parmi des touffes de chênes et de noyers disséminées dans la plaine. De petites collines, vertes et rondes comme des coupoles d’église, s’élevaient par-ci par-là. Des champs de blé s’étaient montrés par deux fois, ce qui prouvait qu’on n’était pas loin d’un village. Mais il y avait plus d’une heure que nos étudiants les avaient dépassés, et nulle maison ne se montrait. Le dernier crépuscule assombrissait le ciel, et un petit reste de lueur rougeâtre pâlissait à l’occident.
— Que diable ! s’écria enfin le philosophe, il me semblait que nous arrivions à un village. —
Le théologien ne dit mot, parcourut d’un regard les environs, remit sa pipe entre ses dents, et tous trois reprirent leur marche silencieuse.
— Par le saint nom de Dieu, dit de nouveau le philosophe en s’arrêtant, on ne voit pas seulement le point du diable.
-— Peut-être le trouverons-nous plus loin, dit le théologien sans quitter sa pipe. —
Cependant la nuit était venue, et une nuit fort sombre. De légers nuages augmentaient l’obscurité, et, selon toute apparence, on ne pouvait compter ni sur la lune, ni sur les étoiles.
Les boursiers finirent par s’apercevoir qu’ils s’étaient égarés, et que depuis longtemps ils avaient quitté le droit chemin. Après avoir cherché le sentier avec les pieds, le philosophe s’écria tout à coup :
— Mais où donc est le chemin ? —
Le théologien réfléchit longtemps, et lui répondit :
— Effectivement la nuit est noire. —
Le rhétoricien s’en alla de côté et d’autre, se coucha sur le ventre, et se mit à chercher le chemin en rampant ; mais ses mains ne rencontrèrent que les terriers creusés par les renards. Autour d’eux ce n’était qu’une immense steppe ou jamais personne n’avait laissé des traces de chariot. Les voyageurs firent de nouveaux efforts pour aller en avant. Mais l’endroit devenait de plus en plus sauvage. Le philosophe essaya de crier ; sa voix s’étendit et se perdit dans l’air. Seulement, quelques secondes après, ils entendirent comme un léger gémissement qui ressemblait à un lointain hurlement de loup.
— Diable ! que faire ? dit le philosophe.
— Eh bien, quoi ? répondit le théologien, il faut nous arrêter et passer la nuit dans les champs. —
Puis il mit sa main dans sa poche pour en tirer son briquet et rallumer sa pipe. Mais le philosophe ne pouvait admettre une telle proposition. Il avait coutume de manger, avant de dormir, un demi-poud[6] de pain avec quatre livres de saindoux, et il sentait dans son estomac un vide insupportable. En outre, malgré son caractère jovial, le philosophe craignait un peu les loups.
— Oh ! non, Haliava, ce n’est pas possible, dit-il ; comment se coucher comme un chien, sans avoir soupé ? Essayons encore ; peut-être trouverons-nous enfin quelque habitation ; peut-être aurons-nous encore la consolation de boire un verre d’eau-de-vie avant de dormir. —
Au mot d’eau-de-vie, le théologien cracha de côté, et ajouta :
— C’est vrai, il ne faut pas rester ici. —
Les boursiers se remirent donc en marche, et, à leur grande joie, ils entendirent dans l’éloignement l’aboiement d’un chien. Après avoir écouté avec attention d’où venait cette voix amie, ils se dirigèrent avec plus de courage de ce côté, et quand ils eurent marché quelque temps encore, ils aperçurent de la lumière.
— Un village ! un village ! — s’écria le philosophe.
Ses conjectures ne le trompaient pas. Au bout de peu d’instants, ils rencontrèrent un petit hameau qui ne se composait que de deux maisons réunies par la même cour. On voyait de la lumière à une fenêtre, et une dizaine de pruniers élevaient leurs tiges au-dessus de la haie. En regardant par les fentes de la porte, les étudiants aperçurent une vaste cour remplie de chariots de tchoumakis[7]. En ce moment quelques rares étoiles brillèrent au ciel.
— Eh bien ! frères, dit le philosophe, ne restez pas en arrière. Coûte que coûte, il faut qu’on nous laisse entrer. —
Les trois savants frappèrent ensemble à la porte, et s’écrièrent tout d’une voix :
— Ouvrez ! —
La porte cria sur ses gonds, et les boursiers virent apparaître devant eux une vieille femme vêtue de peau de mouton.
— Qui est là ? dit-elle en toussant sourdement.
— Laisse-nous passer la nuit chez toi, bonne femme ; nous nous sommes égarés. Il fait aussi mauvais dans les champs que dans un ventre affamé.
— Et quelles gens êtes-vous ?
— Des gens inoffensifs, le théologien Haliava, le philosophe Brutus et le rhétoricien Gorobetz.
— Impossible, murmura la vieille ; nos chambres sont pleines de monde, et tous les coins de la maison remplis. Où vous mettrais-je ? Vous êtes tous si grands et si forts que la maison s’écroulera si je vous y loge. Je connais ces philosophes et ces théologiens ; si l’on commence à recevoir de pareils ivrognes, ils nous dévoreront, et briseront tout, par-dessus le marché. Allez-vous-en, allez-vous-en, il n’y a pas de place ici pour vous.
— Prends pitié de nous, bonne femme, ne laisse pas périr des âmes chrétiennes. Mets-nous où tu voudras, et si nous faisons.... enfin n’importe quoi.... que nos mains se dessèchent, et qu’il nous arrive ce que Dieu seul peut savoir. —
La vieille parut céder à leurs instances.
— Bien, dit-elle après un moment de réflexion ; je vais vous laisser entrer. Mais je vous placerai tous trois en différents endroits, car je ne serais pas tranquille si je vous savais ensemble.
— Fais ta volonté, nous n’avons rien à redire, répliquèrent les étudiants. —
La porte cria de nouveau, et ils entrèrent dans la cour.
— Eh bien, bonne femme, dit le philosophe tout en la suivant, serait-il possible.... quelque chose.... hein ? il me semble qu’on me circule dans le ventre avec des roues de chariot. Je n’ai pas eu, depuis ce matin, une mie de pain dans la bouche.
— Voyez-vous ! voyez-vous ! s’écria la vieille. Non, je n’ai rien de ce quelque chose, absolument rien. Je n’ai pas chauffé mon poêle d’aujourd’hui.
— Nous aurions payé tout cela demain, reprit le philosophe, comme il faut, argent comptant. Oui certes, se dit-il à voix basse, compte là-dessus. ...
— Marchez, marchez, et soyez contents de ce que l’on vous donne, grands seigneurs que vous êtes. —
En écoutant de telles paroles, le philosophe Thomas devint triste et abattu. Mais tout à coup son nez flaira une odeur de poisson séché. Il jeta un coup d’œil sur les grègues du théologien qui marchait devant lui, et aperçut une énorme queue de poisson qui sortait de sa poche. Le théologien avait eu le temps de voler tout un carass[8] dans l’un des chariots de la cour. Il n’avait pas fait ce vol pour manger le poisson, mais seulement par habitude ; et comme il avait déjà complétement oublié sa prise, comme il cherchait à découvrir quelque autre chose bonne à prendre, avec l’intention de ne pas laisser même une roue cassée qui se trouvait par là, le philosophe Thomas enfonça sa main dans la poche d’Haliava comme dans la sienne propre, et en tira le poisson. La vieille distribua les étudiants dans leurs gîtes. Elle introduisit le rhétoricien dans la maison, puis elle enferma le théologien dans une petite chambre vide, et le philosophe dans un enclos de moutons, vide aussi.
Resté seul, le philosophe mangea en un instant son poisson sec, parcourant du regard la clôture de son enclos, donna un coup de pied à un cochon curieux qui passait son groin par une fente, et se coucha sur le côté droit pour dormir comme un mort. Tout à coup la petite porte basse de l’enclos s’ouvrit, et la vieille entra en se courbant.
— Eh bien, que viens-tu faire ici ? dit le philosophe. —
Mais la vieille allait droit à lui, les bras ouverts.
— Eh, eh, pensa le philosophe ; mais non, mon pigeonneau, tu es trop dur. —
Il se roula deux pas en arrière. La vieille, sans plus de cérémonie, s’approcha de nouveau.
— Écoute, bonne femme, dit le philosophe, nous sommes en carême, et je suis un tel homme que, pour mille slotis, je ne toucherais de la viande. —
Cependant la vieille étendait toujours les bras et tâchait de l’attraper, sans lui dire un mot. Une terreur subite saisit le philosophe, surtout quand il vit les yeux de la vieille étinceler tout à coup.
— Femme, que veux-tu ? va-t’en, va-t’en avec Dieu, — s’écria-t-il.
Mais elle, toujours sans répondre, le saisit avec les deux mains. Il se lève tout d’une pièce, avec l’idée de fuir. La vieille se place devant la porte, plonge sur lui son regard flamboyant, et recommence de marcher à sa rencontre. Le philosophe veut la repousser ; mais, à sa grande surprise, il s’aperçoit que ses mains ne peuvent se lever, ni ses jambes remuer de place. Sa voix même cesse de retentir ; il dit des paroles qui n’ont point de son. Seulement, le cœur lui bat avec violence. Il voit la vieille s’approcher de lui, le saisir, lui croiser les deux bras sur la poitrine, lui courber la tête, et s’élancer avec l’agilité d’un chat sur ses épaules ; puis elle le frappe avec son balai, et le voilà qui se jette en avant, piaffant comme un cheval.
Tout cela s’était fait avec une telle rapidité que le pauvre philosophe n’avait pas eu le temps de se reconnaître. Il saisit ses genoux à deux mains dans l’intention de les arrêter ; mais, ô stupéfaction, ses jambes bondissaient contre sa volonté, et faisaient des courbettes dignes d’un cheval circassien. Ce n’est que lorsqu’ils eurent laissé loin derrière eux le hameau, et qu’une plaine immense se déroula devant leurs yeux, bordée d’un côté par une forêt sombre comme une trace de charbon, ce n’est qu’alors qu’il se dit à lui-même : — Eh ! mais, c’est une sorcière ? —
Le croissant de la lune répandait dans l’air une blanche lueur. La timide lumière de minuit, toute pénétrée de vapeurs ondoyantes, s’étendait légèrement sur la terre comme un voile diaphane. Les bois, les prairies, les vallons, les collines, tout semblait dormir avec les yeux ouverts. Le vent ne bruissait nulle part. Il y avait quelque chose d’humide et de chaud dans la fraîcheur de la nuit. Les ombres des arbres et des broussailles tombaient longues et aiguës comme des queues de comètes sur la surface unie de la plaine.
Telle était la nuit quand le philosophe Thomas Brutus galopait de la sorte avec un si étranger cavalier sur le dos. Il éprouvait un sentiment inconnu, plein d’angoisse, et doux pourtant, qui glissait sur son cœur ; il baissa la tête, et il lui sembla que l’herbe de la steppe, qui se trouvait presque sous ses pieds, croissait bien loin et bien bas, et qu’au-dessus d’elle s’étendait une nappe d’eau claire comme la source des montagnes. Cette herbe lui apparaissait comme le fond d’une mer limpide et transparente, perdue jusqu’en ses dernières profondeurs. Du moins, il y voyait clairement sa propre image, réfléchie avec celle de la vieille qui chevauchait sur son dos. Il lui semblait qu’au lieu de la lune, un soleil inconnu éclairait les profondeurs de cette mer. Au loin, bien loin, il croyait voir et entendre les petites clochettes bleues qui tintaient en courbant leurs calices. Puis, il aperçoit comme un roussalksa[9], qui sortait d’une touffe de grands roseaux ; il voit ses épaules et ses jambes, arrondies et fermes, mais toutes formées de tremblotements et d’étincelles. Elle se retourne vers lui, et voilà que son visage, avec des yeux clairs et perçants, avec un chant qui lui entrait dans l’âme, s’approche, atteint presque à la surface de l’eau, et après avoir tremblé d’un rire éclatant, plonge et s’éloigne encore. Elle se renverse alors sur le dos, et les contours de sa gorge, blanche comme la porcelaine qui n’est pas encore vernie, semblent transparents aux rayons caressants de ce soleil nocturne. Une foule de petites bulles la couvrent comme autant de perles ; elle tremblote et rit au fond de l’eau.
Voit-il cela, ou ne le voit-il point ? Rêve-t-il, ou est-il éveillé ? Et là-bas, qu’entend-il ? Est-ce du vent ou de la musique ? Cela résonne, s’approche, et pénètre dans l’âme comme un trille aigu.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? — pensait le philosophe Thomas Brutus, en regardant en bas, et toujours emporté à pleine carrière. Couvert de sueur, il éprouvait une sensation diaboliquement agréable, une espèce de jouissance terrible, qui faisait peur par sa force même. Il lui semblait parfois qu’il n’avait plus de cœur, et il posait avec effroi sa main sur sa poitrine. Éperdu, brisé de fatigue, il tâche de se rappeler toutes les prières qu’il avait apprises ; il répétait tous les exorcismes imaginables. Tout à coup il sentit une espèce de soulagement. Sa marche devenait moins rapide, la sorcière l’étreignait moins fortement ; les hautes herbes touchaient déjà ses pieds, et il n’y voyait plus rien de surnaturel. Le croissant de la lune brillait seul au firmament.
— Bien, bien, — pensa le philosophe Thomas ; et il se mit à réciter à haute voix ses exorcismes. Tout à coup, avec la promptitude de l’éclair, il retire sa tête de dessous les jambes de la vieille, et lui saute à son tour sur le dos. La vieille se mit à courir à tout petits pas, mais avec une rapidité si grande, que son cavalier pouvait à peine respirer. Le sol semblait fuir sous ses pieds. Tout était serein à la lueur imparfaite de la lune ; les plaines paraissaient unies, mais tout se confondait devant ses yeux, par la célérité de sa course. Il saisit au passage un bâton qui se trouvait par terre, et commença à battre la sorcière de toutes ses forces. Celle-ci se mit à pousser de longs gémissements, qui étaient d’abord menaçants et colères et qui, s’affaiblissant, devinrent de plus en plus doux, purs, agréables ; enfin ils retentissaient à peine comme de petites clochettes d’argent. Involontairement il se demanda à lui-même :
— Est-ce bien une vieille ?
— Oh ! je n’en puis plus, dit-elle d’une voix brisée par la souffrance ; et elle tomba sur la terre, immobile. —
Il s’arrêta près d’elle, et lui regarda dans les yeux. L’aurore commençait à poindre, et l’on voyait étinceler dans le lointain les coupoles dorées des églises de Kiew. C’était une belle jeune fille qui se trouvait couchée devant lui, avec de grands cheveux épars et des cils longs et droits comme des flèches. Elle était privée de connaissance, et avait rejeté de côté et d’autre ses bras nus et blancs. Elle gémissait avec effort, en levant au ciel ses yeux remplis de larmes. Thomas se mit à trembler comme une feuille ; il ressentait de la pitié, de la terreur, une agitation étrange. Il se mit à courir à toutes jambes ; son cœur battait violemment dans sa poitrine, et il ne pouvait s’expliquer les bizarres sentiments qui l’agitaient. Notre philosophe avait perdu l’envie d’aller à la campagne, et il se hâtait de regagner Kiew, en pensant, tout le long du chemin, à une aventure si extraordinaire.
Il n’y avait presque plus d’étudiants dans la ville ; tous s’étaient dispersés dans les environs, avec ou sans conditions, car il n’est pas difficile de trouver partout, dans les campagnes de la Petite-Russie, des galouchkis, du lait, du fromage, et des pâtés gros comme la tête, sans payer un sou d’argent. La grande maison à demi ruinée où se trouvait établi le séminaire était complétement vide ; et malgré le soin que mit le philosophe à chercher dans tous les recoins et tous les trous un morceau de saindoux ou une croûte de pain blanc que les écoliers y cachaient d’ordinaire, il ne put rien découvrir. Cependant il sut bientôt remédier à sa détresse. Il parcourut trois fois, en sifflant, la place du marché, et bientôt se mit d’accord, par un clignement d’œil, avec une jeune veuve, habillée de jaune, qui vendait des rubans, du plomb de chasse et des roues de charrettes. Le premier jour il fut bourré de pâtés, de hachis, de volailles ; en un mot, il est impossible d’énumérer tout ce qu’il avait sur la table qu’on lui avait dressée dans une maisonnette fort propre, au milieu d’un jardin de cerisiers. Le même soir, on pouvait voir le philosophe établi au cabaret. Il était couché sur un banc, fumant selon son habitude, et il jeta devant tout le monde une pièce d’or au juif cabaretier. Un grand pot d’étain se dressait en face de lui ; il regardait les passants d’un air calme, insouciant, et ne pensait plus du tout à son aventure.
À cette époque, le bruit courut partout que la fille d’un des plus riches centeniers[10], dont la terre se trouvait à cinquante verstes de Kiew, était revenue un jour d’une promenade toute battue, rouée de coups, et n’ayant plus la force de marcher. On ajouta qu’elle était à l’agonie, et qu’avant de mourir, elle avait témoigné l’envie que les prières des agonisants, qui se disent d’ordinaire pendant trois jours après la mort, fussent récitées par l’un des étudiants du séminaire de Kiew, nommé Thomas Brutus. Le philosophe apprit cela du recteur lui-même, qui le fit venir dans sa chambre et lui déclara qu’il eût à partir sans retard, attendu qu’un riche seigneur avait envoyé tout exprès des hommes, des chevaux et une kibitka pour le prendre.
Le philosophe tressaillit, sans savoir précisément pourquoi ; une espèce de pressentiment lui disait tout bas que quelque chose de lugubre et de terrible l’attendait. Il déclara, sans hésiter, qu’il ne voulait pas partir.
— Écoute, domine Thomas, lui répondit le recteur (ce digne homme avait l’habitude de parler quelquefois avec politesse à ses subordonnés), personne ne songe seulement à te demander ton avis là-dessus. Je me borne à dire que si tu t’avises, encore de faire l’esprit fort, je te ferai fouetter le dos et le reste avec de jeunes branches de bouleau, de telle sorte que tu n’auras plus besoin pour le moment d’aller au bain. —
Le philosophe sortit en se grattant légèrement derrière l’oreille, et sans mot dire. Mais il se promettait bien de profiter de la première occasion pour mettre son salut dans ses jambes.
Il descendait tout pensif l’escalier rapide qui menait à la cour entourée de peupliers du séminaire, quand il entendit clairement la voix du recteur qui donnait des ordres à son sommelier et à une autre personne, envoyée sans doute par le centenier.
— Remercie le seigneur pour ses œufs et son gruau d’orge, disait le recteur, et dis-lui que je lui enverrai les livres dont il me parle dans sa lettre, dès qu’ils seront prêts. Je les ai déjà donnés à un écrivain pour qu’il les copie. Et n’oublie pas, mon ami, de rappeler de ma part à ton maître que je sais qu’il y a d’excellents poissons dans ses étangs, surtout de gros esturgeons. Je le prie de m’en envoyer ; ici, au marché, le poisson est cher et mauvais. Et toi, Iavtoukh, donne à ces gens un verre d’eau-de-vie. Et vous, n’oubliez pas d’attacher le philosophe ; sans quoi, il serait bientôt déguerpi.
— Voyez-vous ce fils du diable ! — se dit le philosophe, qui avait tout entendu ; il a mis le nez sur l’affaire, le héron aux longs pieds.
Descendu dans la cour, il aperçut une kibitka, qu’il avait prise, dans le premier moment, pour une grange montée sur des roues. Et en vérité, elle était aussi profonde qu’un four à cuire des briques. C’était l’équipage ordinaire de Cracovie, dans lequel voyagent les juifs avec leurs marchandises, par toutes les villes où ils flairent une foire. Six Cosaques, grands et forts, mais un peu vieux déjà, l’attendaient. Leurs caftans de drap fin, ornés de brandebourgs, faisaient voir qu’ils appartenaient à un seigneur riche et puissant. De petites cicatrices montraient aussi qu’ils avaient glorieusement fait la guerre.
— Que faire ? se dit le philosophe ; ce qui doit arriver arrive. —
Et s’adressant aux Cosaques, il leur dit d’une voix forte :
— Bonjour, camarades.
— Bonjour, seigneur philosophe, lui répondirent quelques-uns d’entre eux.
— Eh bien ! je dois donc aller avec vous ? Quelle belle kibitka ! poursuivit-il en grimpant sur le marchepied ; il n’y aurait qu’à louer des musiciens, car on pourrait danser là-dedans.
-— Oui, c’est un équipage bien proportionné, — répondit un des Cosaques en s’asseyant de travers, près du cocher dont la tête était enveloppée d’un torchon, à la place de son bonnet, qu’il avait déjà eu le temps de laisser en gage dans un cabaret.
Les cinq autres s’introduisirent dans les profondeurs de la kibitka, et s’assirent sur des sacs remplis de toutes sortes d’objets qu’ils avaient achetés dans la ville.
— Je serais curieux de savoir, dit le philosophe, si, par exemple, on chargeait cette kibitka de quelques marchandises, comme du sel ou du fer, combien il faudrait de chevaux pour la traîner.
— Oui, dit après un long silence le Cosaque qui s’était assis près du cocher, on aurait besoin d’un nombre de chevaux bien proportionné. —
Après une réponse aussi péremptoire, le Cosaque se crut en droit de se taire pendant toute la route.
Notre philosophe avait le plus grand désir de savoir qui était ce centenier, quel caractère il avait, et ce qu’était sa fille, revenue à la maison d’une manière si étrange, maintenant à l’article de la mort, et dont l’histoire se trouvait tout à coup mêlée à la sienne propre, enfin ce qui se passait dans leur maison. Mais toutes ces questions, il les faisait en vain ; les Cosaques étaient probablement des philosophes comme lui, car ils ne disaient mot et fumaient leurs pipes. Cependant l’un d’eux, s’adressant au cocher :
— Prends garde, Overko, vieux fainéant que tu es, lui dit-il ; quand tu approcheras du cabaret qui se trouve sur la route de Tchoukhraïloff, n’oublie pas de t’arrêter et de réveiller moi et les autres, si nous étions endormis. —
Cela dit, il se mit à ronfler. Mais sa recommandation était complétement inutile, car à peine la gigantesque kibitka fut-elle en vue du cabaret de la route, que tous s’écrièrent à la fois :
— Arrête ! —
D’ailleurs, les chevaux d’Overko avaient l’habitude de s’arrêter d’eux-mêmes devant chaque bouchon.
Malgré la chaleur accablante d’une journée de juillet, ils sortirent tous de la kibitka et entrèrent dans une sale échoppe. Le juif cabaretier s’élança au-devant d’eux avec des démonstrations de joie, comme à la vue de vieilles connaissances. Il apporta, sous le pan de sa robe, quelques saucissons, et après les avoir étalés sur la table, il détourna la tête de ce mets défendu par le Talmud. Tout le monde se plaça, puis un énorme pot de faïence apparut devant chaque convive. Le philosophe Thomas prit part au banquet général, et comme les Petits-Russiens, lorsqu’ils sont ivres, ont l’habitude de s’embrasser et de pleurer, bientôt toute la chambre retentit de tendres accolades.
— Viens, Spirid, que je t’embrasse.
— Approche-toi, Doroch, que je te serre sur mon cœur. —
Un des Cosaques, plus vieux que tous les autres, et portant de longues moustaches grises, posa sa tête sur sa main, et bientôt sanglota à fendre l’âme de ce qu’il n’avait plus ni père ni mère, et de ce qu’il était seul au monde. Un autre, grand raisonneur, ne cessait de le consoler en lui disant :
— Ne pleure pas, je t’en prie, ne pleure pas ; Dieu sait ce que c’est. —
Un troisième, celui qui s’appelait Doroch, se montra tout à coup très-curieux, et se mit à accabler de questions le philosophe Thomas.
— Je voudrais bien savoir ce qu’on vous enseigne au séminaire. Vous apprend-on la même chose que ce que le diacre nous lit dans l’église, ou bien autre chose ?
— Ne le demande pas, disait le raisonneur d’une voix embarrassée ; que cela soit comme cela est. Dieu sait déjà tout ce qu’il faut ; Dieu sait tout.
— Non, non, disait Doroch, je veux savoir ce qu’il y a dans leurs livres ; peut-être qu’il y a tout à fait autre chose que chez le diacre.
— Ô mon Dieu, mon Dieu, répétait le raisonneur, pourquoi dire de pareilles choses ? C’est déjà la volonté de Dieu ; il est impossible de changer ce que Dieu a fait ; impossible.
— Je veux savoir tout ce qui est écrit ; je veux aller au séminaire ; je le veux, je le veux. Crois-tu que je n’apprendrai pas ? Je saurai tout, tout.
— Ô mon Dieu, mon Dieu, — dit le raisonneur ; et il laissa tomber sa tête sur la table, car il n’était plus en état de la tenir droite.
Les autres Cosaques parlaient des seigneurs et de la raison pourquoi il y a une lune au ciel.
En voyant cette disposition des esprits, le philosophe Thomas prit le parti d’en profiter pour s’enfuir. Il commença par s’adresser au vieux Cosaque qui se lamentait d’être sans père ni mère.
— Vois-tu, mon oncle, comme tu pleures ; et moi aussi je suis orphelin. Laissez-moi sortir, enfants ; qu’avez-vous besoin de moi ?
— Laissons-le sortir, dirent quelques-uns. C’est un orphelin ; qu’il aille où bon lui semble.
— Ô mon Dieu, mon Dieu, s’écria le consolateur en soulevant un peu la tête, laissez-le, laissez-le partir. —
Et les Cosaques voulaient déjà le conduire eux-mêmes dans les champs. Mais celui qui s’était montré si curieux les arrêta.
— Non, dit-il, je veux causer avec lui du séminaire. —
Du reste, il est douteux qu’une pareille fuite fût possible, car lorsque le philosophe essaya de se lever de table, il lui sembla que ses pieds étaient de bois, et il aperçut une si grande quantité de portes dans la chambre, qu’il lui eût été difficile de trouver la véritable.
C’est seulement vers le soir que toute cette compagnie se rappela qu’elle devait se mettre en route. Après s’être empaquetés dans la kibitka, ils partirent en fouettant les chevaux et en chantant à tue-tête une chanson dont il eût été fort difficile de comprendre les paroles et la mélodie. Après avoir erré presque toute la nuit, perdant à chaque instant la route qu’ils auraient dû connaître par cœur, ils descendirent enfin une côte très-rapide qui les conduisit dans un vallon ; et le philosophe remarqua de l’un et de l’autre côté du chemin des haies derrière lesquelles s’élevaient de petits arbres et des toits de maisons. C’était un grand village qui appartenait au centenier. Il était déjà plus de minuit. Sur un ciel sombre, étincelaient par-ci par-là de petites étoiles. On ne voyait de lumière dans aucune maison. Ils entrèrent dans une grande cour, au bruit des aboiements d’une foule de chiens. De chaque côté, l’on apercevait des granges et des cabanes couvertes en chaume. L’une de ces maisons, qui se trouvait juste en face de la porte d’entrée, était plus grande que les autres, et paraissait être la demeure du centenier. La kibitka s’arrêta devant une espèce de grange, et nos voyageurs gagnèrent tous leurs gîtes. Le philosophe avait bien l’intention d’examiner d’abord l’extérieur de la maison seigneuriale ; mais il avait beau écarquiller les yeux, il ne voyait rien de clair. La maison devenait un ours, la cheminée le recteur. Thomas se résignant, laissa tomber son bras, et alla se coucher.
Quand il s’éveilla, toute la maison était dans une agitation extrême. La fille du seigneur était morte pendant la nuit. Les domestiques couraient çà et là tout effarés. Quelques vieilles pleuraient. Une foule de curieux regardaient par la haie dans la cour, comme s’ils eussent eu quelque chose à voir. Alors le philosophe se mit à examiner les lieux qu’il n’avait pu discerner pendant la nuit. La maison du seigneur était un petit bâtiment très-bas, comme on les construisait jadis dans la Petite-Russie. Elle était couverte en chaume. Un petit fronton, haut et pointu, percé d’une fenêtre ronde qui ressemblait à un œil dont le sourcil serait très-arqué, était tout badigeonné de fleurs jaunes ou bleues et de croissants rouges. Il était soutenu par de petites colonnes en bois de chêne, rondes jusqu’au milieu, hexagones par le bas et curieusement travaillées au chapiteau. Sous ce fronton se trouvait un petit perron avec des bancs aux deux côtés, et de pareils frontons, sur de pareilles colonnes, mais torses, ornaient les autres faces de la maison, devant laquelle croissait un grand poirier aux feuilles tremblotantes, dont le sommet avait la forme d’une pyramide. Plusieurs granges traversaient la cour et formaient une espèce de large rue qui menait au principal corps de logis. Derrière les granges, près de la porte d’entrée, se trouvaient deux petits caveaux triangulaires, l’un en face de l’autre, aussi couverts en chaume. Chacun de leurs trois pans de mur était percé d’une petite porte, et couvert de différentes peintures. Sur l’un d’eux était représenté un Cosaque assis sur un tonneau, qui tenait au-dessus de sa tête un large broc avec cette inscription :
Sur l’autre mur, on voyait une grande bouteille, des flacons, un cheval les pieds en l’air, une pipe, un tambour de basque, et l’inscription :
Par la fenêtre ronde d’une des mansardes, on pouvait apercevoir un gros tambour et plusieurs trompettes en cuivre. Enfin deux petits canons étaient en batterie près de la porte. Tout cela montrait que le maître de céans aimait à se réjouir, et que sa maison retentissait souvent de cris de fête. Hors de la porte se trouvaient deux moulins à vent. Derrière la maison s’étendaient de vastes jardins, et à travers les cimes des arbres, on ne voyait que les faîtes noircis des cheminées, tandis que les maisons disparaissaient dans la verdure. Tout le village était bâti sur un plateau au milieu du versant de la montagne, qui, très-escarpée, finissait précisément derrière la maison seigneuriale. Regardée d’en bas, elle semblait encore d’une pente plus rapide, et tout le long de son sommet croissaient de hautes et maigres bruyères qui tranchaient en noir sur le ciel bleu. Ses flancs nus, en terre glaise, étaient tristes à voir, tout sillonnés par les eaux torrentielles. Le long de ces pentes étaient comme collées deux petites maisonnettes, au-dessus desquelles s’étendaient les branches d’un large pommier, dont les racines étaient entourées de petits pieux, soutenant de la bonne terre. Les pommes qu’abattait le vent roulaient jusque dans la maison du seigneur. Une route serpentait le long de la montagne venant aboutir au village.
Quand le philosophe eut bien mesuré des yeux la rapidité de cette pente, et quand il se rappela le voyage de la veille, il se dit ou que les chevaux du centenier avaient le pied bien sûr, ou que les Cosaques avaient des têtes bien fortes pour se risquer dans de tels précipices.
Le philosophe se trouvait sur le point culminant de la cour, et quand il se retourna pour regarder de l’autre côté, un tout autre paysage s’offrit à ses regards. Le village descendait graduellement jusqu’à la plaine, où des prairies se déroulaient à perte de vue. Leur verdure éclatante s’assombrissait dans le lointain, et une foule de hameaux se marquaient en teintes bleues éparses dans la steppe. Quelques-uns n’étaient pas à moins de vingt verstes de la maison du centenier. Une petite chaîne de collines longeait cette vaste plaine, où le Dnieper étincelait et miroitait comme une plaque d’acier.
— Ah ! quel beau pays ! se dit le philosophe ; voilà où il ferait bon vivre, où il ferait bon pêcher dans le fleuve ou les étangs, et chasser des strépettes et des cronschneps[11] avec des filets ou le fusil. Du reste, je crois qu’il y a aussi beaucoup de grandes outardes dans les champs. On pourrait également sécher des fruits et les vendre à la ville, ou, mieux encore, en faire de l’eau-de-vie, car l’eau-de-vie de fruits ne peut se comparer à nulle autre. Il ne serait pas mauvais non plus de penser à ma fuite. —
Alors il aperçut derrière la haie un petit sentier qui était presque caché sous les hautes herbes. Il y mit le pied machinalement, avec l’intention de faire une petite promenade, et puis, peu à peu, de s’échapper à travers les maisons. Mais il sentit tout à coup sur son épaule une main assez lourde.
Derrière lui se trouvait le même vieux Cosaque qui, la veille au soir, avait tant pleuré la perte de ses parents.
— C’est en vain que tu t’imagines, seigneur philosophe, pouvoir t’enfuir de chez nous, lui dit-il ; ce n’est pas notre habitude de laisser échapper quelqu’un ; et puis les routes sont mauvaises pour un piéton. Allons plutôt chez le seigneur, où tu es attendu depuis longtemps.
— Eh bien, quoi ? marchons : j’irai avec plaisir, — dit le philosophe.
Et il suivit le Cosaque.
Le centenier, homme déjà vieux, à moustaches grises et portant sur le visage une morne expression de tristesse, était assis devant une table dans sa chambre, la tête appuyée sur ses deux mains. La douleur dont il portait l’empreinte et une pâleur cadavéreuse montraient que son âme avait été brisée et tuée en un instant, que toute sa gaieté passée, toute sa vie bruyante avaient disparu pour toujours. À l’arrivée de Thomas et du vieux Cosaque, il écarta une de ses mains, et fit un petit mouvement de tête en réponse à leur profond salut.
Thomas et le Cosaque s’étaient arrêtés respectueusement près de la porte.
— Qui es-tu et d’où viens-tu, brave homme ? dit le centenier d’une voix qui n’était ni dure, ni affable.
— Je suis un étudiant, le philosophe Thomas Brutus.
— Et qui était ton père ?
— Je n’en sais rien, seigneur.
— Et ta mère ?
— Je n’en sais rien non plus.... Maintenant que j’ai réfléchi, j’avais certainement une mère ; mais qui elle était, d’où elle venait, et quand elle a vécu, je n’en sais rien, devant Dieu. —
Le centenier se tut, et sembla réfléchir pendant quelques instants.
— Comment as-tu fait la connaissance de ma fille ?
— Je n’ai pas fait sa connaissance, seigneur, je le jure. Je n’ai pas encore eu affaire aux demoiselles depuis ma naissance. Foin des demoiselles, pour ne pas dire quelque chose de plus indécent.
— Pourquoi donc est-ce précisément toi qu’elle a choisi pour lui réciter ses prières ? —
Le philosophe hocha de l’épaule.
— Dieu sait comment l’expliquer. Il est reconnu que les seigneurs désirent parfois des choses où l’homme le plus savant ne saurait rien comprendre. N’y a-t-il pas un proverbe qui dit : Saute, diable, comme le seigneur l’ordonne ?
-— Mais ne dis-tu pas des bêtises, seigneur philosophe ?
— Que le tonnerre me frappe sur la place si je mens. — N’eût-elle vécu, hélas ! qu’une minute de plus, dit amèrement le centenier, j’aurais certainement tout su. « Ne permets à personne de me lire les prières, mais envoie, papa, au séminaire de Kiew, à l’instant même, et fais amener le boursier Thomas Brutus. Qu’il prie trois nuits pour mon âme pécheresse ; il sait… » Mais ce qu’il sait, je n’ai pas pu l’entendre. Elle, pauvre petit pigeon, ne put rien ajouter, et mourut. Toi, brave homme, tu es certainement connu pour la sainteté de ta vie et pour des actions agréables à Dieu ; ma fille, peut-être, avait ouï parler de toi.
— Qui, moi ? dit le boursier en reculant de surprise… La sainteté de ma vie ? continua-t-il en regardant droit dans les yeux du centenier. Que Dieu soit avec vous, seigneur ; que dites-vous là ? Mais moi, quoiqu’il soit indécent de le dire, je suis allé faire une visite à la pâtissière le jeudi saint.
— Cependant, ce n’est pas pour rien qu’elle l’a dit. Tu vas commencer ton office aujourd’hui même.
— J’aurais à dire à votre seigneurie… certainement tout homme éclairé par la sainte Écriture peut à proportion de ses forces… Seulement, je crois qu’il serait préférable d’appeler un diacre, ou tout au moins un sous-diacre… ce sont des gens savants, qui connaissent déjà comment tout cela se fait… Mais moi… je n’ai pas de voix. Et puis regardez-moi ; Dieu sait ce que je suis… je n’ai pas la moindre apparence.
— Tout cela m’est parfaitement égal. Je ferai tout ce que m’a ordonné ma colombe. Rien ne me fera reculer, et si tu lis, comme il faut, pendant trois nuits, les prières, je te récompenserai largement. Sinon, je ne conseillerais pas au diable lui-même de me fâcher. —
Ces dernières paroles furent prononcées d’une voix si énergique que le philosophe en comprit parfaitement la signification.
— Suis-moi, dit le centenier. —
Ils sortirent dans le vestibule. Le centenier ouvrit la porte d’une autre chambre qui se trouvait vis-à-vis de la sienne. Le philosophe s’arrêta un moment pour se moucher, et franchit le seuil avec un sentiment de crainte et d’hésitation. Tout le plancher était couvert d’une grosse cotonnade rouge. Dans un coin, sous les saintes images[12], et sur une haute table que recouvrait un drap de velours bleu garni de franges et de glands d’or, était étendu le corps de la morte. De grands cierges, entourés de branches de kalina, étaient dressés près des pieds et de la tête, jetant une lumière pâle et terne qui se perdait dans les rayons du jour.
Le visage de la morte était caché au philosophe par le vieillard inconsolable qui s’était assis devant elle, tournant le dos à la porte. Thomas fut frappé des paroles qu’il lui entendit prononcer à voix basse.
— Ce que je regrette le plus, ma chère fille, ce n’est pas que tu aies abandonné la terre à la fleur de ton âge, avant le terme qui t’était fixé, pour me laisser ainsi triste et malheureux. Ce que je regrette, ma colombe, c’est de ne pas connaître mon ennemi implacable, celui qui a causé ta mort. Si j’avais su que quelqu’un pensât seulement à t’offenser, ou à dire quelque chose qui te fût désagréable, je jure devant Dieu que cet homme-là n’eût jamais revu ses enfants, s’il avait été vieux comme moi, ni son père et sa mère, s’il avait été jeune encore, et que son corps fût allé servir de pâture aux oiseaux et aux bêtes fauves de la steppe. Mais, malheur à moi, ma petite fleur des champs, ma petite caille, ma lumière ! Je devrai vivre le reste de mes jours sans l’ombre d’une joie, obligé d’essuyer avec le pan de mon habit les grosses larmes qui couleront de mes yeux flétris, tandis que mon ennemi vivra dans le plaisir, et rira en cachette du vieillard impuissant. —
Il s’arrêta ; il n’en pouvait plus. Sa douleur déchirante éclata en un torrent de larmes. Le philosophe fut touché d’une pareille affliction. Il toussa légèrement pour éclaircir sa voix. Le centenier se retourna et lui montra sa place près de la tête de la morte, devant un petit pupitre qui portait quelques livres.
— Trois nuits sont bientôt passées, dit le philosophe ; et puis le seigneur me remplira mes deux poches de ducats. —
Il s’approcha de nouveau, et après avoir encore une fois toussé, il se mit à lire, sans détourner les yeux, et avec la ferme résolution de ne pas regarder la morte. Bientôt il remarqua que le centenier était sorti. Il tourna lentement la tête, et….
Un tremblement convulsif le saisit. Devant lui, se trouvait une beauté comme il ne s’en montre que rarement sur la terre. Jamais visage n’avait réuni une beauté plus prononcée et plus harmonieuse tout à la fois. Elle paraissait vivre. Son front, blanc et pur comme la neige, comme l’argent mat, semblait penser. Des sourcils fins, égaux et fiers, s’élevaient en s’arrondissant au-dessus de ses yeux fermés, dont les cils touchaient légèrement les joues, que semblait colorer un désir vague. Ses lèvres allaient sourire ; mais, en même temps, le philosophe discernait dans ces mêmes traits quelque chose d’effrayant. Il sentait son âme se resserrer avec angoisse, comme si tout à coup, au milieu d’une foule qui danse au son d’une musique joyeuse et bruyante, quelqu’un se fût mis à psalmodier un chant d’enterrement. Il lui semblait que du sang de son cœur se teignaient les rubis des lèvres de la morte. Tout à coup il saisit une ressemblance terrible :
— La sorcière ! — s’écria-t-il d’une voix étranglée.
Il pâlit, chancela, et se mit à marmotter ses prières, sans lever les yeux. C’était bien la sorcière qu’il avait tuée.
Au coucher du soleil, on porta le cercueil à l’église. Le philosophe soutenait sur son épaule un des coins de la bière, couverte de drap noir, et il lui semblait sentir sur cette épaule quelque chose de froid comme la glace. Le centenier marchait en avant, soutenant aussi d’une main l’un des côtés de la dernière demeure faite à sa fille. Toute noircie, toute couverte de mousse verdâtre, et portant trois petites coupoles en forme de cônes, l’église en bois se dressait tristement à l’un des bouts du village. Il était facile de voir que, depuis longtemps, elle n’avait entendu le service divin. On mit le cercueil ouvert vis-à-vis de l’autel. Le vieux centenier embrassa pour la dernière fois la morte, se prosterna, et sortit avec les porteurs en donnant l’ordre de bien nourrir le philosophe, et de le ramener à l’église après souper. En arrivant à la cuisine tous ceux qui avaient porté le cercueil appliquèrent leurs mains contre la cheminée, habitude des Petits-Russiens quand ils ont vu un mort.
La faim, qui commençait à presser le philosophe, lui fit d’abord complétement oublier la défunte. Bientôt tous les gens de la maison commencèrent à se rassembler dans la cuisine. Cette cuisine était une espèce de club où se réunissait tout ce qui habitait la cour du logis, y compris même les chiens, qui arrivaient en remuant la queue jusqu’à la porte, pour recevoir les os et les débris. Quelque part qu’un valet fût envoyé, et pour quelque affaire que ce fût, il ne manquait pas de commencer par entrer dans la cuisine pour s’y reposer un instant et fumer une pipe. Tous les gens non mariés que renfermait la maison, et qui portaient un caftan de Cosaque, étaient couchés là, tout le jour, sur les bancs, sous les bancs, sur le four de la cheminée, en un mot partout où il était possible de s’étendre. Et puis chacun d’eux oubliait toujours dans la cuisine ou son bonnet, ou son fouet, ou quelque chose de ce genre. Mais la réunion la plus complète se faisait à l’heure du souper, auquel assistaient le tabountchik, qui avait eu le temps de ramener ses chevaux de la steppe, et le berger, qui avait enfermé ses vaches dans l’étable, et tous ceux qu’on ne pouvait voir dans le cours de la journée. Pendant le souper, les langues les plus paresseuses se mettaient en train ; on parlait de tout, et de ce que l’un s’était fait des pantalons neufs, et de ce que l’autre avait vu un loup, et de ce qui se trouve au centre de la terre. Il se rencontrait toujours dans la compagnie quelque diseur de bons mots, espèce assez fréquente parmi les Petits-Russiens.
Le philosophe se mit en rond avec les autres devant le seuil de la cuisine. Bientôt une paysanne en bonnet rouge sortit de la porte, tenant dans ses mains un grand pot tout fumant de golouchkis, qu’elle mit au milieu du cercle, et chacun tira de sa poche une cuiller ou un poinçon de bois. Dès que les mâchoires commencèrent à se mouvoir avec moins de rapidité, et que l’appétit dévorant de tous ces messieurs se fut un peu assouvi, beaucoup d’entre eux se mirent à parler. La morte était naturellement l’objet de toutes leurs conversations.
— Est-il bien vrai, dit un jeune berger qui portait, attachés à son baudrier de cuir, tant de boutons et de plaques en cuivre qu’il ressemblait à la boutique ambulante d’une marchande de ferraille ; est-il bien vrai que notre demoiselle avait des accointances avec le mauvais esprit ?
— Qui, notre demoiselle ? dit Doroch, que le philosophe connaissait déjà ; c’était une sorcière ; oui, je suis prêt à jurer que c’était une sorcière.
— Tais-toi, tais-toi, Doroch, reprit un troisième, celui qui avait montré dans la route tant de propension à consoler les autres ; ce n’est pas notre affaire. Que Dieu soit avec elle. Il ne faut pas parler de cela. —
Mais Doroch n’était nullement disposé à se taire. Il venait de faire une visite à la cave, avec le sommelier, pour une affaire importante, et après s’être penché deux ou trois fois sur quelques tonneaux, il en était sorti très-gai et fort babillard.
— Qu’est-ce que tu veux, que je me taise ? dit-il ; mais sur moi-même elle a monté à cheval. Je jure devant Dieu qu’elle l’a fait.
— Écoute, mon oncle, dit le jeune berger aux boutons, est-il possible de reconnaître une sorcière à une marque quelconque ?
— C’est impossible, répondit Doroch, tout à fait impossible ; tu aurais beau lire tous les psaumes l’un après l’autre, tu ne la reconnaîtrais pas.
— C’est possible, c’est possible, Doroch, ne dis pas cela, répliqua le consolateur. Ce n’est pas en vain que Dieu a arrangé chacun à sa guise ; les gens de science disent que toute sorcière a une petite queue.
— Toute vieille femme est une sorcière, dit gravement un vieux Cosaque.
— Et vous donc, vous autres, s’écria la paysanne qui remplissait le pot de nouveaux galouchkis, vous êtes de véritables gros sangliers. —
Le vieux Cosaque, dont le nom était Iavtoukh, témoigna silencieusement sa joie par un sourire de satisfaction, en remarquant que ses paroles avaient fâché la bonne femme, et le berger partit d’un éclat de rire si lourd et si creux qu’il semblait que deux bœufs, arrêtés nez à nez, s’étaient mis à mugir à la fois.
La conversation qui venait de s’entamer excitait au plus haut degré la curiosité du philosophe, qui désirait connaître toutes les particularités concernant la vie de la défunte. C’est pourquoi, s’adressant de nouveau à son voisin :
— Je voudrais bien savoir, dit-il, pourquoi toute l’honorable société réunie à cette table se croit en droit de supposer que la demoiselle était une sorcière ? Est-ce qu’elle a fait du mal à quelqu’un ? Est-ce qu’elle l’a fait dépérir et mourir en lui jetant des charmes ?
— Il y a eu de tout cela, répondit un des convives qui avait le visage plat comme une bêche. Qui ne se rappelle le piqueur Mikita[13], ou bien....
— Qu’est-ce que c’est que le piqueur Mikita ? interrompit le philosophe.
— Arrêtez, c’est moi qui raconterai l’histoire du piqueur Mikita, s’écria Doroch.
— Non, c’est moi qui raconterai l’histoire du piqueur Mikita, dit le gardien de chevaux, car c’était mon parrain.
— C’est moi qui la raconterai, dit Spirid.
— Que Spirid raconte ! — s’écria toute la troupe.
Spirid commença.
— Toi, seigneur philosophe Thomas, tu n’as pas connu Mikita. Ah ! quel rare homme c’était ! Je t’assure qu’il connaissait chaque chien comme si c’eût été son père. Le piqueur actuel Mikôla[14], celui qui est à deux places de moi, n’est pas digne de lui servir de semelle, quoiqu’il entende fort bien son affaire. Mais, en comparaison de Mikita, il n’est que de l’eau de vaisselle.
— Tu racontes bien, — dit Doroch en faisant un signe de tête par manière d’approbation.
Spirid continua.
— Il apercevait un lièvre dans les champs, plus vite qu’un autre ne se mouchait dans ses doigts. Je crois le voir. Il n’avait qu’à siffler : « Attrape, Rasboï[15] ! Attrape, Bistraya[16] ! » Il lançait son cheval ventre à terre, et l’on ne savait dire qui des deux devançait l’autre, le chien lui, ou lui le chien. Il ne lui fallait qu’un clin d’œil pour avaler une chopine d’eau-de-vie. Ah ! quel fameux piqueur c’était ! Seulement, depuis quelque temps il s’était mis à regarder sans cesse notre demoiselle. Mais, s’était-il bêtement amouraché d’elle, ou bien l’avait-elle ensorcelé, cet homme se perdit ; il devint une femmelette, une guenille, le diable sait quoi. Oui, ajouta Spirid, en crachant par terre, c’est indécent à dire ce qu’il devint.
— Bien, dit Doroch.
— Dès que la demoiselle lui jetait un regard, la bride lui tombait des mains ; Rasboï, il l’appelait Brovko ; il trébuchait et ne savait plus ce qu’il faisait. Voilà qu’une fois notre demoiselle vient à l’écurie où il pansait un cheval.
« Écoute, Mikita, lui dit-elle, permets que je mette sur toi mon petit pied. » Et lui, le sot, répondit tout enchanté : « Non-seulement ton pied, mais assieds-toi tout entière sur moi, si tu veux. » La demoiselle leva son pied, et quand il vit ce pied si blanc et si rond, il paraît que le charme le rendit complétement stupide. Il courba les épaules, et quand il eut saisi les deux pieds nus de la demoiselle avec ses mains, il se mit à galoper comme un cheval à travers champs. Personne n’a jamais su où ils étaient allés. Seulement il revint à demi mort, et, depuis ce jour-là, il commença à maigrir et dépérir à vue d’œil. Et une fois qu’on entra à l’écurie, au lieu de lui on ne trouva qu’une poignée de cendre à côté d’un seau vide. Il avait brûlé, brûlé tout à fait et de lui-même. Cependant ç’avait été un piqueur comme il n’y en a plus dans le monde. —
Dès que Spirid eut fini son histoire, chacun se mit à vanter les mérites du défunt piqueur.
— À propos, connais-tu l’histoire de la Cheptchikha ? dit Doroch en s’adressant au philosophe.
— Non.
— Eh, eh ! je vois qu’on ne vous apprend pas grand’chose dans votre séminaire. Eh bien, écoute. Nous avons ici, dans notre village, un Cosaque qui s’appelle Cheptoun[17]. C’est un bon Cosaque. Il aime parfois à voler et à mentir sans raison ; mais c’est un bon Cosaque. Sa maison n’est pas très-loin d’ici. Un jour, à l’heure où nous sommes maintenant, Cheptoun et sa femme, après avoir soupé, se couchèrent pour dormir. Et comme le temps était beau, la Cheptchikha[18] se coucha dans la cour et Cheptoun dans la maison… Non, non ; la Cheptchikha dans la maison, sur un banc, et Cheptoun dans la cour.
— Mais la Cheptchikha ne se coucha point sur le banc, c’est sur le plancher, — interrompit la vieille paysanne, qui se tenait debout à la porte, un coude dans une main et la tête dans l’autre.
Doroch la regarda, puis regarda par terre, puis la regarda encore, puis après un moment de silence :
— Si j’allais t’ôter ta jupe devant tout le monde, dit-il, ce ne serait pas bien, n’est-ce pas ? —
Cet avertissement eut tout le succès désirable ; la vieille se tut et n’interrompit plus personne.
Doroch continua :
— Dans le berceau qui était suspendu au milieu de la chambre se trouvait un enfant d’un an ; je ne sais s’il était fille ou garçon. La Cheptchikha s’était donc couchée, et voilà qu’elle entend qu’un chien gratte à la porte et hurle à faire fuir les loups. Elle eut peur, car les femmes sont une si bête engeance, que si, le soir, on leur montre la langue derrière la porte, leur âme leur tombe aux talons. « Cependant, pensa-t-elle, il faut que je donne sur le museau à ce maudit chien ; peut-être cessera-t-il de hurler. » Elle prend un fer à remuer les tisons, et s’en va ouvrir la porte. Mais elle n’eut que le temps de l’entr’ouvrir, et déjà le chien s’était jeté à travers ses jambes dans la chambre, et il s’élança droit au berceau. La Cheptchikha voit alors que ce n’est plus un chien, mais bien notre demoiselle. Et puis, si c’eût été la demoiselle comme elle la voyait d’habitude, encore passe. Mais il y avait la circonstance étrange qu’elle était toute bleue, et que ses yeux étincelaient comme des charbons rouges. Elle saisit l’enfant, le mord à la gorge, et se met à lui sucer le sang. La Cheptchikha s’écrie : Och likhetchko[19] ! et se précipite hors de la chambre. Mais la voilà qui voit que la porte de la cour est fermée. Elle court au grenier, et la voilà, la sotte femme, qui se blottit et qui tremble. Et la voilà qui voit que notre demoiselle arrive, se jette sur elle, et commence à mordre aussi la sotte femme. Ce n’est que le matin que Cheptoun tira du grenier sa femme toute meurtrie et mordue, et le lendemain mourut la sotte femme. Voilà quelles choses surprenantes se passent quelquefois. On a beau sortir d’une portée de seigneur, quand on est sorcière, on l’est. —
Après avoir raconté tout cela, Doroch se rengorgea plein de satisfaction, et nettoya sa pipe avec le petit doigt pour la remplir. Tout le monde se mit à parler de la sorcière ; chacun s’empressait de raconter quelque chose à son tour. Chez l’un, la sorcière était venue en visite jusqu’à la porte de la maison, sous la forme d’un tas de foin ; à l’autre, elle avait volé le bonnet, et la pipe d’un troisième ; elle avait coupé les tresses de cheveux à plusieurs filles du village, et bu quelques seaux de sang chez d’autres paysans de son père. Enfin toute cette compagnie vint à se souvenir qu’elle était restée trop longtemps à jaser, car il faisait déjà complétement nuit. Ils se mirent tous à chercher des endroits propres à se coucher, les uns dans la cuisine, les autres dans les granges, ou même au beau milieu de la cour.
— Eh bien, seigneur Thomas, il est temps que nous allions chez la morte, — dit le vieux Cosaque en s’adressant au philosophe.
Et tous les quatre, c’est-à-dire lui, le philosophe, Spirid et Doroch s’en allèrent à l’église, en écartant avec leurs fouets les chiens qui erraient en grand nombre dans la rue, et mordaient de colère les manches de leurs fouets.
Quoique le philosophe n’eût pas oublié de se donner du cœur au ventre avec un bon verre d’eau-de-vie, il ressentait cependant une terreur secrète qui devenait plus forte à mesure qu’il approchait de l’église, car les histoires extraordinaires qu’il avait ouï conter agissaient sur son imagination. Peu à peu, les ombres portées par les arbres et les haies commençaient à s’éclaircir ; le pays devenait plus découvert. Après avoir franchi un vieux pan de mur qui se trouvait devant l’église, ils entrèrent dans une petite cour. Derrière l’église on ne voyait plus un seul arbre, et devant eux s’étendait à perte de vue une campagne vide, dont les contours se perdaient dans l’obscurité de la nuit. Les trois Cosaques montèrent avec Thomas les degrés rapides du perron, et entrèrent dans l’église. Puis ils y laissèrent le philosophe, après lui avoir souhaité d’accomplir heureusement sa tâche, et l’enfermèrent à double tour, suivant l’ordre du seigneur.
Le philosophe resta seul. Il commença par bâiller une bonne fois, puis il étendit les bras et souffla dans ses mains dont il se couvrait le visage. Cela fait, il se mit à examiner l’église. Au beau milieu, se trouvait le cercueil, tout noir. Les cierges, avec leurs mèches rougeâtres, brûlaient devant les sombres images des saints. Leur lumière éclairait l’iconostase[20] et se projetait un peu dans le centre de l’église. Tous les angles étaient remplis de ténèbres. L’iconostase, très-élevé, montrait une extrême vieillesse ; ses découpures à jour, jadis couvertes d’or, étincelaient par places, car la dorure était tombée en maint et maint endroit. Les visages des saints étaient devenus complètement noirs ; on ne distinguait plus que leur regard sombre et lugubre. Le philosophe jeta encore une fois les yeux de tous côtés.
— Eh bien, quoi, dit-il, qu’y a-t-il à craindre ? nul homme ne peut venir ici, et contre les morts et les revenants j’ai de telles prières que je n’ai pas peur qu’ils me touchent du bout du doigt. Ce n’est rien, répéta-t-il en faisant un geste de résolution, nous lirons les prières. —
En approchant de l’un des kliros[21], il y aperçut quelques paquets de cierges.
— C’est bien, pensa le philosophe ; il faut éclairer l’église de façon qu’on y puisse voir comme en plein midi. Quel dommage qu’on ne puisse pas fumer dans une église ! —
Et il se mit à coller des cierges à toutes les corniches, les balustrades et les images, sans les ménager. Bientôt toute l’église se remplit de lumière. Il sembla seulement que les ténèbres devenaient encore plus profondes dans le haut, et de leurs vieux cadres curieusement découpés, les images se mirent à jeter des regards encore plus farouches. Il s’approcha du cercueil, regarda avec terreur le visage de la morte, et ne put s’empêcher de fermer les yeux en tressaillant légèrement.
Quelle épouvantable et quelle étincelante beauté !
Il détourna de nouveau la tête, et voulut gagner sa place. Mais, par une étrange curiosité qui s’éveille d’ordinaire chez l’homme quand il est sous l’impression de la peur, il ne put résister au désir de la regarder encore une fois, quoique agité du même tressaillement. Il y avait, en effet, quelque chose de terrible dans la fière et énergique beauté de la morte. Peut-être ne lui aurait-elle pas inspiré une terreur aussi profonde si elle eût été laide. Mais on n’apercevait rien de sombre, rien de mort, dans les traits de son visage. Il était vivant, et il semblait au philosophe qu’elle le suivait du regard, tout en ayant les yeux fermés.
Il s’empressa de se placer dans un des kliros, ouvrit son livre, et, pour se donner du courage, se mit à lire de sa plus haute voix. Sa parole alla frapper les vieilles murailles en bois de l’église, depuis longtemps silencieuse et abandonnée. Sans écho, sans éclat, retentissait sa sourde voix de basse dans un silence de mort. Il la trouvait lui-même étrange et sauvage.
— Qu’y a-t-il à craindre ? pensait-il cependant. Elle ne se lèvera pas de son cercueil, car elle aura peur de la parole de Dieu. Elle se tiendra tranquille. Et quel Cosaque serais-je si j’avais peur ? J’ai bu un peu plus qu’il ne fallait, c’est pour cela que je sens quelque épouvante. Voyons, prenons un peu de tabac. Ah ! quel bon tabac, quel excellent tabac ! —
Néanmoins, tout en feuilletant son livre, il regardait de côté le cercueil, et une voix intérieure semblait lui chuchoter :
— La voilà ! la voilà qui se lève ; la voilà qui relève la tête, qui regarde.... —
Mais le silence était toujours profond, le cercueil ne remuait pas, et les cierges versaient des flots de lumière. Cette église illuminée, avec ce cadavre au milieu, était vraiment horrible à voir. Thomas se mit à chanter, en élevant la voix et sur tous les tons, pour étouffer la peur qui renaissait sans cesse en lui. Mais à chaque instant, il tournait les yeux vers le cercueil, en se posant involontairement cette invariable question :
— Si elle se levait, si elle se levait ! —
Le cercueil était immobile. Pas le moindre son nulle part ; pas le moindre bruit d’un être vivant, même d’un grillon. On n’entendait que le léger pétillement d’un cierge éloigné, ou bien le bruit faible et mat d’une goutte de cire qui tombait sur le pavé.
— Si elle se levait !… —
Elle souleva la tête.
Il regarda tout effaré, et se frotta les yeux.
— Mais, oui, elle n’est plus couchée ! elle est assise sur son tombeau. —
Il détourna les yeux avec effort, et l’instant d’après les fixa de nouveau sur la morte. Elle s’était levée. Elle s’avance lentement vers lui, les yeux fermés, et en étendant les bras comme si elle voulait saisir quelqu’un. Elle va droit à lui. Tout éperdu, il se hâte de tracer du doigt un cercle autour de sa place, et se met à lire avec effort des prières d’exorcisme que lui avait enseignées un vieux moine qui avait souvent vu, dans sa vie, des sorciers et des esprits malins. La morte s’avança jusqu’à la trace de son cercle ; mais on voyait qu’elle n’avait pas la force de franchir cette limite invisible. Elle devint tout à coup bleue et livide comme le cadavre d’une personne morte depuis quelques jours ; ses traits étaient hideux ; elle fit claquer ses dents les unes contre les autres, et ouvrit ses yeux morts. Mais elle ne vit rien ; car tout son visage trembla de colère, et elle se dirigea d’un autre côté, tout en étendant les bras et tâtant les murailles, comme pour tâcher de saisir Thomas. Elle s’arrêta enfin, menaça du doigt, et se recoucha dans son cercueil.
Le philosophe ne pouvait reprendre ses sens ; il regardait avec terreur le coffre étroit et long dans lequel elle s’était étendue. Tout à coup le cercueil s’élança de sa place, et se mit à voler par toute l’église avec un sifflement aigu. Thomas le voyait par moments presque sur sa tête ; mais il s’apercevait bien en même temps qu’il ne pouvait franchir le cercle tracé au-dessus de lui. Il se mit à répéter ses exorcismes ; le cercueil se précipita avec fracas au milieu de l’église, et resta de nouveau immobile à sa place. Le cadavre alors se souleva, devenu d’un vert livide ; mais à cet instant même retentit le chant lointain du coq. La morte se recoucha, et le couvercle, qui pendait à côté, se posa de lui-même sur le cercueil.
Le philosophe sentait son cœur battre violemment, et il était tout baigné de sueur ; mais, rassuré par le chant du coq, il reprit sa lecture avec plus de courage. Aux premières lueurs du jour, un diacre vint le remplacer, assisté du vieux Iavtoukh, qui, pour le moment, remplissait les fonctions de sacristain.
De retour à la maison, le philosophe ne put de longtemps s’endormir ; mais la fatigue le vainquit, et il ne se réveilla plus jusqu’au dîner. Quand il ouvrit les yeux, toute cette aventure nocturne lui parut un songe. Il avala une chopine d’eau-de-vie pour se réconforter. Au dîner, il redevint bientôt lui-même, faisant des remarques à tout propos, et il mangea presque à lui seul un assez grand cochon de lait. Cependant il ne se décida point à parler de ce qui lui était arrivé dans l’église, et il ne répondait à toutes les questions des curieux que les paroles suivantes :
— Oui, il y a eu toutes sortes de choses. —
Le philosophe était du nombre des gens qui deviennent d’une philanthropie prodigieuse après avoir bien mangé. Il s’était couché par terre, sa pipe à la bouche, considérait tout le monde avec des yeux extrêmement doux, et ne cessait de cracher par les coins de la bouche.
Après dîner, le philosophe se retrouva complétement gai. Il parcourut tout le village, fit connaissance avec tout le monde, et parvint à se faire chasser de deux maisons. Une jeune et jolie paysanne lui donna même un grand coup de pelle sur le dos, au moment où, poussé d’un désir curieux, il allait se convaincre par le toucher de quelle étoffe était fait son justaucorps. Mais plus le soir s’approchait, plus le philosophe redevenait pensif. Une heure avant le souper, tous les gens de la maison se mirent à jouer au kragli : c’est une espèce de jeu de quilles, où l’on emploie, au lieu de boules, de longs bâtons, et celui qui gagne a le droit de monter à cheval sur le perdant. Ce jeu offrait assez souvent un spectacle curieux. Quelquefois le gardeur de chevaux, large comme un flan, grimpait sur le dos du gardeur de cochons, qui était petit, chétif, malingre et tout ratatiné ; d’autres fois, c’était le gardeur de chevaux qui présentait son dos, et Doroch, en sautant dessus, ne manquait jamais de dire : — Quel bœuf ! — Près du seuil de la cuisine se tenaient les gens plus posés, qui regardaient très-gravement en fumant leurs pipes, et ne se déridaient pas même quand les jeunes gens riaient à se tenir les côtes d’un bon mot de Spirid. Thomas essaya vainement de se mêler à leurs jeux. Une idée sombre était enfoncée dans sa cervelle comme un clou. Il fit tout ce qu’il put pour s’égayer lui-même pendant le souper ; mais la terreur s’étendait dans son âme, à mesure que les ténèbres s’étendaient dans les cieux.
— Eh bien, il est temps, seigneur écolier, lui dit le vieux Cosaque en se levant de table avec Doroch ; allons à notre affaire. —
On conduisit Thomas à l’église de la même façon que la veille ; on le laissa de nouveau seul, et on l’enferma. Il vit de nouveau les sombres images des saints, les vieux cadres dorés, et le noir cercueil de la sorcière, qui se tenait dans une immobilité silencieuse et menaçante au milieu de l’église.
— Eh bien, quoi ? se dit-il ; cela ne me surprendra plus. Ce n’est que la première fois que c’est terrible. Oui, la première fois, c’est un peu terrible, et puis ensuite, ce n’est plus du tout terrible, plus terrible du tout. —
Il gagna précipitamment sa place, s’entoura d’un cercle tracé avec le doigt, prononça quelques exorcismes, et se mit à lire à haute voix, en prenant la ferme résolution de ne pas lever ses yeux du livre, et de ne prêter aucune attention à quoi que ce soit. Il avait déjà lu plus d’une heure, et, fatigué de cette tâche, commençait à tousser ; il tira sa tabatière de sa poche, et avant de porter le tabac à son nez, il jeta un coup d’œil timide sur le cercueil. Son cœur se resserra d’épouvante.... La morte se tenait déjà devant lui debout, sur la trace du cercle, et fixait sur ses yeux des yeux vitreux et ternes. Le pauvre étudiant tressaillit, et sentit un froid glacial courir le long de ses veines. Baissant précipitamment les yeux, il se mit à lire ses prières et ses exorcismes. Il entendit le cadavre grincer des dents, et allonger ses bras de squelette pour le saisir. Mais, en regardant à la dérobée, il s’aperçut que la morte ne le cherchait point là où il était et, à ce qui semblait, ne pouvait pas le voir. Elle se mit tout à coup à gronder sourdement, et à prononcer de ses lèvres glacées des paroles étranges. Ces paroles grésillaient dans sa bouche avec un bruit enroué, comme le pétillement de la poix bouillante. Il n’eût pas su dire ce qu’elles signifiaient, mais il sentait bien qu’elles renfermaient quelque sens terrible. Frappé d’épouvante, il crut comprendre qu’elle faisait des conjurations. En effet, un grand vent s’éleva soudain autour de l’église ; un bruit éclata, qui paraissait provenir d’une foule d’oiseaux en mouvement ; il lui semblait entendre des milliers d’ailes frapper dans les vitres et les grillages des fenêtres, des griffes grincer sur le fer, et une lourde masse s’appuyer contre la porte, et la faire gémir sur ses gonds. Son cœur battait avec violence ; mais il continua de réciter ses exorcismes, tout en fermant les yeux. Bientôt un cri aigu se fit entendre dans le lointain ; c’était le chant du coq. Le philosophe, brisé d’émotions et de fatigues, s’arrêta et prit une profonde respiration.
Ceux qui vinrent le chercher au matin le trouvèrent à demi mort. Il s’était adossé à la muraille, et regardait d’un air effaré, en écarquillant les yeux, les Cosaques qui venaient le prendre. Ils furent forcés de le porter en quelque sorte hors de l’église, et de le soutenir jusqu’à la maison. Après être arrivé, il se secoua, s’étira, et se fit donner de l’eau-de-vie. Il la but tout d’un trait, passa la main sur ses cheveux, et dit :
— Il y a toutes sortes d’infamies dans le monde, et il vous arrive des choses.... —
Le philosophe n’ajoute plus rien, qu’un geste qui voulait dire : J’aime mieux me taire. Ceux qui s’étaient réunis autour de lui baissèrent tous la tête en entendant ces paroles. Même un petit garçon que tous les gens de la maison se croyaient en droit d’envoyer à leur place quand il s’agissait de balayer l’écurie ou d’apporter de l’eau, même ce pauvre petit garçon resta la bouche ouverte comme tous les autres.
Dans ce moment, une femme encore assez jeune vint à passer, vêtue d’un habit qui lui serrait sa taille ferme et rebondie. C’était l’aide de la vieille cuisinière, une grande coquette, qui attachait toujours à son justaucorps, avec des épingles, un morceau de ruban, un clou de girofle, ou même une bribe de papier, à défaut d’autre chose.
— Bonjour, Thomas, dit-elle en apercevant le philosophe.... Aïe, aïe, que t’est-il arrivé ? s’écria-t-elle tout à coup en frappant des mains.
— Quoi donc, sotte femme ?
— Ah ! mon Dieu ! tu es devenu tout gris.
— Eh ! eh ! mais elle dit vrai, s’écria Spirid en regardant avec attention ; tu as grisonné comme notre vieux Iavtoukh. —
À ces mots, le philosophe se précipita dans la cuisine, où il avait remarqué un petit morceau triangulaire de miroir, tout sali par les mouches, autour duquel étaient suspendues toutes sortes de fleurs fanées, preuve qu’il appartenait à la coquette. En effet, il s’aperçut avec épouvante qu’une partie de ses cheveux étaient devenus blancs. Thomas Brutus laissa tomber sa tête, et réfléchit profondément.
— J’irai chez le seigneur, se dit-il enfin ; je lui conterai tout, et je lui déclarerai que je ne veux plus lire les prières. Qu’il me renvoie tout de suite à Kiew. »
S’étant dit cela, il se dirigea vers la maison seigneuriale.
Le centenier était assis dans sa chambre, à la même place, dans la même immobilité. Il portait sur son visage la même expression de tristesse désespérée. Seulement, ses joues s’étaient creusées encore ; on devinait facilement qu’il ne prenait que peu de nourriture, ou peut-être aucune. Une pâleur singulière donnait à son visage l’apparence d’une statue de pierre.
— Bonjour, dit-il en apercevant Thomas, qui s’était arrêté près de la porte, son bonnet à la main. Eh bien, comment vont tes affaires ? Tout est en ordre, n’est-ce pas ?
— Oui, en ordre ! il se passe là de telles diableries qu’il n’y a qu’à prendre son bonnet et se sauver où les pieds vous portent.
— Comment cela ?
— Mais votre fille, seigneur.... en y réfléchissant bien.... certainement elle est de noble extraction, et personne n’y peut trouver à redire. Seulement, ne vous fâchez point, et que Dieu veuille avoir son âme....
— Eh bien, quoi, ma fille ?
— Elle s’est accointée avec le diable, et elle fait de telles peurs aux gens qu’aucune prière n’y fait rien.
— Lis, lis, ce n’est pas pour rien qu’elle t’a appelé. Elle avait soin de son âme, ma pauvre chère colombe, et voulait avec des prières chasser toute mauvaise influence.
— Seigneur, je vous le jure, cela surpasse mes forces.
— Lis, lis, mon cher, continua le centenier d’une voix persuasive ; il ne te reste plus qu’une nuit. Tu feras une bonne œuvre, et je te récompenserai.
— Mais, quelles que soient vos récompenses.... ma foi, seigneur, fais ce que tu veux, repartit Thomas avec résolution, je ne lirai plus.
— Écoute, philosophe, dit le centenier, et sa voix devint tout à coup retentissante et terrible, je n’aime pas de pareilles inventions. Tu peux faire à ta guise chez toi, dans ton séminaire, mais non chez moi. Si je te fais fouetter, ce ne sera pas comme le recteur. Sais-tu bien ce que c’est que de bons kantchoukis[22] ?
— Comment ne pas le savoir ? dit le philosophe en baissant la voix. Tout le monde sait ce que c’est que les kantchoukis. En grand nombre, c’est une chose intolérable.
— Oui ; seulement tu ne sais pas comment mes garçons savent chauffer le bain, dit le centenier en se levant debout brusquement. Et son visage prit une expression hautaine et farouche qui trahit son caractère indompté, mais assoupli un moment par la douleur. Chez moi, l’on commence par chauffer, puis on jette de l’eau-de-vie dessus, puis on chauffe encore. Va, va, fais ton affaire. Si tu ne la fais pas, tu ne te lèveras plus. Si tu la fais, tu auras mille ducats.
— Oh ! oh ! c’est un gaillard avec lequel il ne faut pas plaisanter, pensa le philosophe en sortant. Mais tu te trompes, ami, je vais faire en sorte que tu ne me trouves pas, même avec tes chiens. —
Et Thomas se décida à prendre la fuite.
Il attendait le moment qui suit le dîner, alors que tous les gens de la maison avaient l’habitude de se fourrer dans les granges à foin et de dormir la bouche ouverte, en laissant échapper de tels ronflements et de tels sifflements qu’à cette heure la maison seigneuriale paraissait une manufacture. Cette heure arriva enfin. Iavtoukh lui-même ferma les yeux en s’étendant au soleil. Le philosophe s’en alla tout tremblant, et à pas de loup, dans le jardin, d’où il lui semblait plus facile de prendre la clef des champs. Ce jardin était, comme d’ordinaire, abandonné aux mauvaises herbes, et par cela même très-propre à toute entreprise secrète. Excepté un seul petit sentier, qui s’était frayé pour les besoins de la maison, tout le terrain était couvert d’une quantité de cerisiers devenus sauvages, de sureaux et de chardons des steppes qui élevaient par-dessus les autres herbes leurs grandes tiges, surmontées de boutons roses et cotonneux. Le lierre couvrait comme un réseau tout cet amalgame d’arbustes et de broussailles. Il jetait ses mailles jusque sur la haie et retombait au delà en grappes serpentantes qui s’entremêlaient aux tirebouchons des campanules. Derrière la haie, qui servait de limite au jardin, s’élevait toute une forêt de hautes bruyères dans laquelle probablement n’avait jamais pénétré personne. Toute faux qui se serait avisée de toucher à leurs tiges fortes et ligneuses aurait volé en éclats.
Quand le philosophe se décida à franchir la haie, ses dents se mirent à claquer, et son cœur à battre si fort qu’il s’en épouvanta lui-même. Les pans de sa longue robe semblaient se coller à la terre, comme si on les eût piqués avec des épingles, et il croyait entendre une voix aiguë lui crier à l’oreille :
— Où vas-tu ? —
Le philosophe s’enfonça dans les bruyères et se mit à courir en trébuchant à chaque minute sur de vieilles souches, et manquant à chaque pas d’écraser une taupe. Il voyait qu’après être sorti de ces bruyères, il n’aurait plus qu’à traverser un champ au delà duquel s’étendaient des broussailles touffues et épineuses, où il devait être en sûreté, et qui aboutissaient, suivant ses conjectures, à la route de Kiew. Il franchit le champ avec rapidité, et arriva bientôt dans les broussailles, qu’il traversa à grand’peine, en laissant à mainte épine un morceau de son caftan. Il se trouva tout à coup au milieu d’une clairière. Un saule à feuilles rondes croissait au milieu, abaissant ses branches jusqu’à terre, et une petite source étincelait dans l’herbe, fraîche et argentée. Le philosophe se coucha bien vite à plat ventre et but à longs traits, car il éprouvait une soif insupportable.
— Quelle bonne eau ! dit-il en s’essuyant les lèvres ; il ferait bon reposer ici.
— Non, continuons plutôt à courir ; peut-être s’est-on mis à notre poursuite. —
Ces mots retentirent sur sa tête. Il se releva brusquement. Iavtoukh était devant lui.
— Diable d’Iavtoukh ! se dit le philosophe tout en colère ; que j’aurais voulu te prendre par les pieds, et fracasser contre les arbres ta vilaine figure !
— Tu aurais pu t’épargner un si grand détour, continua tranquillement le Cosaque ; il valait mieux choisir le chemin par lequel je suis venu droit à l’écurie. Et puis, c’est vraiment dommage que tu aies déchiré ton caftan. Le drap n’en est pas mauvais ; qu’as-tu payé l’archine[23] ? Cependant, nous nous sommes assez promenés ; rentrons à la maison.
Le philosophe s’en revint, l’oreille basse, derrière les talons d’Iavtoukh.
— C’est pour le coup que la maudite sorcière me fera piler du poivre, pensa-t-il. Mais, du reste, que diable ! qu’ai-je à craindre ? Ne suis-je pas un Cosaque ? J’ai déjà lu deux nuits ; Dieu m’aidera à lire la troisième. Il faut que la maudite sorcière ait commis bien des crimes pour que le malin la protège ainsi. —
C’étaient de pareilles pensées qui l’occupaient quand il entra dans la cour de la maison. Il pria Doroch, qui, grâce à la protection du sommelier, avait quelquefois l’entrée des caves seigneuriales, de lui apporter une grande bouteille d’eau-de-vie ; et les deux compagnons, s’étant assis devant une grange, en burent presque la moitié d’un seau. Tellement que le philosophe s’écria tout à coup :
— Des musiciens, je veux des musiciens, donnez-moi des musiciens !
Et, sans les attendre, il se mit à danser le tropak, au beau milieu de la cour. Il dansa jusqu’à l’heure du goûter, et si longtemps que les gens de la maison, qui avaient fait cercle autour de lui comme cela se pratique en pareil cas, finirent par cracher de dégoût, et s’en allèrent tous en disant l’un après l’autre :
— Voilà un homme qui danse longtemps ! —
Le philosophe finit par se coucher et par s’endormir sur la place ; il fallut lui verser tout un seau d’eau froide sur la tête pour le réveiller à l’heure du souper.
Pendant le repas, il ne cessa de parler de ce que c’est qu’un Cosaque, et de répéter qu’il ne devait rien craindre au monde.
— Il est temps, dit Iavtoukh ; partons.
— Une allumette dans ta langue[24], maudit sanglier ! se dit le philosophe ; et il ajouta, en se mettant sur ses jambes : Partons. —
En allant à l’église, le philosophe ne cessait de regarder de côté et d’autre, et tâchait d’entamer une conversation avec ses conducteurs. Mais Iavtoukh gardait le silence, et Doroch lui-même n’était pas en train de parler. Il faisait une nuit d’enfer ; les loups hurlaient dans le lointain, et l’aboiement même des chiens avait quelque chose de lugubre.
— On dirait que ce ne sont pas des loups qui hurlent, dit Doroch, mais des hurleurs d’une autre espèce.... —
Iavtoukh continuait à se taire, et le philosophe ne trouva rien à répliquer non plus. Ils atteignirent l’église, et entrèrent sous ses vieux arceaux de bois dont la décadence montrait avec quel peu de soin le seigneur veillait au salut de son âme. Iavtoukh et Doroch s’en allèrent comme par le passé, et le philosophe resta seul.
Tout, autour de lui, était dans la même situation que la veille. Il s’arrêta un instant. Le cercueil de la terrible sorcière se tenait immobile au milieu de l’église.
— Je n’aurai pas peur, je n’aurai pas peur, — répéta-t-il.
Et après s’être entouré de son cercle protecteur, il récita à la hâte les exorcismes. Il se faisait un silence horrible ; la flamme des cierges trembleotait, et remplissait toute l’église d’une lumière jaune. Le philosophe tourna une page, puis une autre, et remarqua soudain qu’il lisait toute autre chose que ce qu’il y avait dans le livre. Faisant un signe de croix, il se mit à chanter ses prières. Cela le rassura un peu ; la lecture se fit plus rapidement, et les feuillets se suivaient l’un après l’autre, quand tout à coup, au milieu du silence, le couvercle en fer du cercueil éclata avec grand bruit, et la morte se leva, encore plus épouvantable que la première fois. Ses dents claquèrent avec force, des convulsions agitèrent ses lèvres, et les évocations qu’elle prononçait en termes inconnus étaient entrecoupées de cris brefs et stridents. Un tourbillon s’éleva dans l’église ; les saintes images, les vitres brisées des fenêtres se précipitèrent du haut en bas ; la porte fut arrachée de ses gonds, et une foule innombrable de monstres se ruèrent dans le saint lieu. Bientôt un bruit confus d’ailes et de corps s’entre-choquant remplit toute l’église. Cette foule courait, rampait, volait, en cherchant partout le philosophe.
Les dernières fumées de l’ivresse s’évaporèrent du cerveau de Thomas Brutus. Il faisait coup sur coup des signes de croix, et balbutiait ses prières ; mais en même temps il entendait comme toute cette troupe de monstres s’agitaient autour de lui, en l’effleurant du bout de leurs ailes, de leurs griffes, et de leurs horribles queues. Thomas n’avait pas le courage de les regarder avec attention ; il ne distinguait qu’un monstre énorme qui remplissait presque dans toute sa largeur la muraille en face de lui. Il était couvert de longs cheveux ébouriffés, au travers desquels regardaient deux grands yeux fixes, en soulevant un peu leurs paupières. Au-dessus de lui, se tenait en l’air quelque chose qui ressemblait à une énorme vessie, garnie d’un million de pinces d’écrevisses et de queues de scorpions, auxquelles pendaient des lambeaux de terre noirâtre. Tous regardaient Thomas, tous le cherchaient, mais ne pouvaient le voir ni le toucher, entouré qu’il était de son cercle magique.
— Qu’on amène le roi des Gnomes, s’écria la morte, qu’on l’amène. —
Et sur-le-champ il se fit dans l’église le plus profond silence. Bientôt un hurlement retentit dans le lointain, puis des pas lourds frappèrent les dalles de l’église. Jetant un regard en dessous, le philosophe s’aperçut qu’on amenait une espèce d’homme, de petite taille, trapu et à jambes torses. Il était tout couvert et tout souillé de terre ; ses pieds et ses mains ressemblaient à des racines noueuses ; il ne marchait qu’avec peine, en trébuchant à chaque pas. Les longs cils de ses paupières fermées s’abaissaient jusqu’à terre. Thomas remarqua avec terreur que son visage était de fer. On le conduisit, en le soutenant sous les bras, précisément devant la place où se trouvait le philosophe.
— Levez-moi mes paupières, je ne vois pas, — dit le roi des Gnomes d’une voix souterraine.
Et toute la troupe s’empressa pour les lui soulever.
— Ne regarde pas, — disait au philosophe une voix intérieure.
Il n’eut pas la force de se retenir, et regarda.
— Le voilà ! — s’écria le roi des Gnomes en le désignant du doigt.
Et toute la foule immonde se précipita aussitôt sur le philosophe. Éperdu, terrifié, il tomba de son haut et mourut sur le coup. Alors retentit le chant du coq. C’était déjà le second cri ; les Gnomes n’avaient pas fait attention au premier. Dans leur épouvante, ils se précipitèrent confusément aux portes et aux fenêtres pour s’enfuir au plus vite. Mais il n’était plus temps ; tous restèrent collés sur les fenêtres et les portes par où ils voulaient s’échapper.
Le prêtre qui vint le matin pour dire l’office des morts n’osa pas franchir le seuil de l’église, qui demeura à jamais ainsi, avec les monstres fixés à leur place ; et désormais abandonnée, elle disparut sous les broussailles sauvages. Personne ne pourrait en retrouver le chemin.
Le bruit de toutes ces aventures arriva jusqu’à Kiew, et quand le théologien Haliava apprit de cette façon la fin du malheureux philosophe Thomas Brutus, il se mit à y réfléchir toute une heure durant. De grands changements étaient survenus dans son sort, pendant l’intervalle. La fortune lui avait souri ; on l’avait fait sonneur du plus haut clocher de la ville, et il ne se montrait plus maintenant qu’avec un nez meurtri, parce que l’escalier en bois de ce clocher était horriblement mal construit.
— As-tu entendu dire ce qui est arrivé à Thomas ? dit en s’approchant de lui Tibère Gorobetz, qui était déjà devenu philosophe et portait moustaches.
— C’est Dieu qui l’a voulu, dit le sonneur ; allons au cabaret et buvons à sa mémoire.
Le jeune philosophe, qui commençait à user de ses priviléges avec toute la ferveur d’un enthousiaste, de manière que son caftan, son pantalon, et jusqu’à son bonnet, sentaient l’eau-de-vie et le tabac, s’empressa d’accepter la proposition d’Haliava.
— Quel excellent homme était Thomas ! dit le sonneur, quand le cabaretier boiteux posa le troisième broc devant lui ; quel fameux homme ! et le voilà qui a péri pour rien !
— Et moi, je sais pourquoi ; c’est parce qu’il a eu peur. S’il n’avait pas eu peur, la sorcière n’aurait pu lui faire aucun mal. Il faut seulement, dans ces cas-là, après avoir fait le signe de la croix, tâcher de lui cracher sur le bout de la queue. Je sais cela ; car toutes nos marchandes ici, à Kiew, sont des sorcières.
Le sonneur fit un signe de tête affirmatif. Mais comme il s’aperçut en même temps que sa langue ne remuait plus dans sa bouche, il se leva de table avec précaution, et s’en alla, en chancelant un peu, se cacher dans les plus épaisses broussailles. Cependant il n’oublia pas, suivant sa constante habitude, de voler une vieille semelle de botte qui traînait sur un des bancs du cabaret.
- ↑ Le titre de la nouvelle originale est Vii. C’est le nom que l’on donne, dans la Petite-Russie, au chef des Gnomes, au roi de ce peuple de génies souterrains qui président à la terre et aux métaux, comme les Sylphes à l’air, les Ondins à l’eau, les Salamandres au feu. On croit que le regard du Vii est mortel pour tout homme dont les yeux rencontrent les siens.
- ↑ Kiew, capitale de la Petite-Russie, qui a longtemps appartenu aux Polonais, fut, jusqu’à Pierre le Grand, le centre de la civilisation russe. Ce qu’on appelait le séminaire était l’université ; il se divisait en séminaire et bourse, l’un pour les élèves destinés à la prêtrise, l’autre pour les élèves destinés aux professions laïques. Il n’y a en Russie qu’un seul ordre de religieux, qui se nomment frères ou moines, sans autre désignation. L’on n’en compte aujourd’hui guère plus de trois mille dans tout l’empire. Ils vivent dans le célibat, tandis que les popes doivent être mariés.
- ↑ Petits pâtés de farine qu’on mange trempés dans du lait, du beurre ou du miel.
- ↑ Danse de la Petite-Russie.
- ↑ Les Petits-Russiens se rasent le tour de la tête, et gardent seulement une large touffe au sommet du crâne.
- ↑ Vingt livres.
- ↑ Colporteurs ambulants.
- ↑ Gros poissons des lacs et étangs de la Russie intérieure.
- ↑ Ondine ou sirène du nord.
- ↑ Membre de la noblesse militaire.
- ↑ Petites outardes et hautes bécasses particulières aux steppes de l’Ukraine.
- ↑ Il est d’usage, en Russie, de placer des images consacrées dans l’un des coins de tous les appartements.
- ↑ Pour Nikita (Nicétas)
- ↑ Pour Nikôla (Nicolas).
- ↑ Pillage.
- ↑ Rapide.
- ↑ Marmotteur, qui parle bas.
- ↑ Féminin de Cheptoun.
- ↑ Cri d’effroi en Petite-Russie.
- ↑ Cloison en bois, chargée de peintures byzantines, qui sépare la nef du sanctuaire.
- ↑ Petits chœurs latéraux où se tiennent les chantres.
- ↑ Petits fouets en lanières de cuir.
- ↑ Mesure d’environ deux pieds.
- ↑ Expression propre à la Petite-Russie.