Nouvelles asiatiques (1924)/L’Illustre Magicien

◄  La Danseuse de Shamakha L’Illustre Magicien Histoire de Gambèr-Aly  ►





II


L’ILLUSTRE MAGICIEN
PERSE
_____


Le derviche Bagher raconta un jour l’histoire suivante, sur l’autorité d’Abdy-Khan qui, lui-même, l’avait apprise de Loutfoullah Hindy, lequel la tenait de Riza-Bey, de Kirmanshah, et ce sont tous gens parfaitement connus et d’une véracité au-dessus de tout soupçon.

Il y a peu d’années, vivait, à Damghan, un jeune homme appelé Mirza-Kassem. C’était un excellent musulman. Marié depuis peu, il faisait bon ménage avec sa charmante femme. Il ne buvait ni vin ni eau-de-vie, de sorte que jamais le voisinage n’entendait de bruit du côté où il demeurait ; circonstance, soit dit en passant, qui devrait être plus commune chez des peuples éclairés de la lumière de l’Islam ; mais Dieu arrange les choses comme il lui plaît ! Mirza-Kassem n’étalait point de luxe, ni de dépenses extravagantes ; il dépensait, d’une façon tout à fait convenable, une rente sise sur deux villages et les revenus d’une somme assez forte, confiée à des marchands respectables. Il n’exerçait aucune profession ; et, n’ayant ambition aucune, ne se souciant pas de devenir un grand personnage, il s’était constamment refusé à se faire domestique. Ce n’est pas que son bon caractère connu ne lui eût valu, à plusieurs reprises, les propositions les plus séduisantes.

Ayant ainsi renoncé à devenir premier ministre, et, comme il faut pourtant qu’un homme s’occupe, il avait senti s’éveiller en lui une certaine curiosité pour les choses de l’intelligence. Dans sa jeunesse, après avoir quitté l’école, il avait appris de la théologie, dans ce beau collège neuf de Kâchan, où, sous de magnifiques ombrages, il avait écouté les doctes leçons de professeurs, qui n’étaient pas sans mérite, et recueilli sur ses cahiers assez d’opinions diverses des meilleurs exégètes du Livre Saint. La jurisprudence aussi l’avait un moment attiré ; mais, pourtant, ces connaissances diverses, pour vénérables qu’elles lui parussent, ne parlaient pas beaucoup à son imagination. De sorte, que, après avoir pris un plaisir modéré à des questions comme celles-ci : L’Imam Mehdy existe-t-il dans le monde avec ou sans conscience de lui-même ? il s’était retiré peu à peu de ces délices de la réflexion, et il menaçait de tomber dans une oisiveté assez morne, quand la fortune le mit en rapport avec un personnage qui exerça sur lui une influence décisive.

C’était un soir de Ramazan. Malheureusement, les fidèles observent rarement de façon très-exacte le jeûne commandé par la loi dans ce temps consacré. Cependant, il faut aussi l’avouer, il n’est presque personne qui ne tienne à passer pour le faire, et, de cette façon, les apparences du moins sont sauvées. De sorte, que ce sont précisément les hommes sans conscience qui ont mangé leur pilau, tout à l’aise, dans un coin, à l’heure ordinaire du déjeuner, qui, lorsque le soir arrive, sont les plus empressés à se plaindre de la faim qui ne les tourmente pas, de la faiblesse qui ne les envahit guère, et à appeler, avec les cris les plus suppliants, le coucher du soleil. Il faut remercier Dieu et son Prophète de ce que ce spectacle édifiant est abondamment fourni dans toutes les villes de l’Iran, à l’époque sainte.

Un soir donc, à la porte de la ville, Mirza-Kassem et une douzaine de ses amis étaient assis sur leurs talons, devant l’éventaire d’un marchand de melons, et ils attendaient le moment où le disque du soleil, déjà s’approchant de l’extrême bord de l’horizon, allait leur faire le plaisir de disparaître. La moitié au moins de ces réguliers et consciencieux personnages, dont le visage fleuri ne dénonçait pas les austérités, tenaient à la main le kalioun bien allumé, n’attendant que l’absorption de l’astre dans le commencement du crépuscule, pour fourrer dans leur bouche le bout de tuyau et s’envelopper d’un nuage de fumée.

— Descends donc ! descends donc ! murmurait d’une voix piteuse le gros Ghoulam-Aly, pressant l’instrument chéri à un pouce de ses lèvres ; descends donc, soleil, fils de chien, et que ton père soit brûlé, pour la souffrance que tu nous prolonges !

— Oh ! Hassan ! oh ! Hussein ! saints Imams ! Je jure que le soleil est déjà disparu depuis une grande heure, s’écriait lamentablement Kouly-Aly, le drapier ; je ne sais pas quels aveugles nous sommes de ne pas voir qu’il fait nuit !

S’il avait fait nuit, comme ce bon musulman l’assurait, il était encore assez grand jour pour s’en apercevoir. Mais son insinuation n’eût pas de succès.

Quant à Mirza-Kassem, il était patient et ne disait rien. Seulement, il considérait avec assez de complaisance deux œufs durs placés devant lui, quand tout à coup le canon de la citadelle se fit entendre. Il était désormais officiel que le soleil avait disparu ; tous les kaliouns se mirent donc à fumer de compagnie, la boutique de melons, d’œufs durs et de concombres fut à l’instant mise au pillage ; pendant ce temps, les marchands de thé remplissaient leurs verres de la boisson bouillante ; la foule s’en emparait avec emportement ; les verres se vidaient et se remplissaient, on chantait, on criait, on riait, on se poussait, on se bousculait, on s’amusait beaucoup.

Alors, un grand derviche, maigre comme une pierre, noir comme une taupe, brûlé par mille soleils, vêtu seulement d’un pantalon de coton bleu, la tête nue, couverte d’une forêt de cheveux noirs ébouriffés, des yeux flamboyants, l’aspect sauvage, dur et sévère, se trouva à deux pas de Mirza-Kassem. Il portait sur l’épaule un bâton de cuivre jaune terminé par un enlacement de serpents ; à son côté, était suspendue la noix de coco appelé kouskoul, particulière à sa confrérie. Cet homme avait une apparence si étrange, même pour un derviche, que les yeux de Mirza-Kassem s’attachèrent involontairement sur lui et ne purent s’en détourner. À son tour, l’étranger considéra celui qui le fixait ainsi.

— Le salut soit sur vous lui dit-il, d’une voix douce et mélodieuse bien inattendue chez un être pareil.

— Et sur vous le salut et la bénédiction ! lui répondit poliment Mirza-Kassem.

— Je suis, poursuivit le derviche, ainsi que Votre Excellence peut le voir, un misérable pauvre, moins qu’une ombre, dévoué à servir Dieu et les Imams. J’arrive dans cette ville et si vous pouvez me loger cette nuit sur votre terrasse, dans votre écurie, où vous voudrez, je vous en serai reconnaissant.

— Vous me comblez ! répondit Mirza-Kassem, par une telle faveur. Daignez suivre votre esclave, il va vous montrer le chemin.

Le derviche porta la main à son front, en signe d’acquiescement et s’en alla avec son guide. Ils traversèrent ensemble plusieurs rues tortueuses où les chiens du bazar commençaient déjà à se rassembler ; on fermait les quelques boutiques restées ouvertes ; des lanternes de couleur brillaient à la porte d’un certain nombre de masures, tandis que les gardes du quartier faisaient la conversation avec les commères occupées à laver leur linge dans le ruisseau courant au milieu de la rue, en ménageant les plus pénibles surprises aux jambes des passants un peu distraits. La marche des deux nouveaux amis ne fut pourtant pas trop longue ; car, au bout d’un quart d’heure environ, Mirza-Kassem fit halte devant une petite porte ogivale entourée d’un mur de pierre ; il souleva le marteau de fer étamé, frappa trois coups, et un nègre esclave ayant ouvert, il introduisit le derviche dans la maison et lui souhaita la bienvenue d’une façon tout à fait cordiale.

Il lui fit traverser la petite cour de dix pieds carrés environ, dallée en grandes briques plates, et au milieu de laquelle était un bassin revêtu de tuiles émaillées du plus beau bleu d’azur, où une eau assez fraîche faisait plaisir à voir. Des rosiers étaient à l’entour couverts de fleurs incarnates. Après avoir monté quelques marches, le derviche se trouva dans un salon de médiocre grandeur, ouvert en face des rosiers ; les murailles étaient agréablement peintes en rouge et en bleu avec des ramages d’or et d’argent ; des vases chinois pleins de jacinthes et d’anémones étaient placés dans les encoignures ; un beau tapis kurde couvrait le sol et des coussins d’indienne blanche à raies rouges couvraient le sopha un peu bas, qu’on nomme takhteh, sur lequel Mirza-Kassem invita son hôte à prendre place.

Celui-ci fit les difficultés exigées par le savoir-vivre. Il se défendit de tant d’honneur, en alléguant son indignité.

— Je ne suis, répéta-t-il plusieurs fois avec modestie, qu’un très-misérable derviche, un chien, moins que de la poussière sous les yeux de Votre Excellence. Comment aurais-je l’audace d’abuser à ce point de ses bontés ?

Le derviche parlait ainsi ; mais, pourtant, il y avait sur toute sa personne, un cachet de distinction, et, pour tout dire, de dignité si évidente, que l’honnête Mirza-Kassem était intimidé et se demandait s’il ne devait pas demander humblement pardon à un tel homme de l’audace qu’il avait eue de l’amener chez lui. En lui-même, il se disait : Quel est ce derviche ? Il a l’air d’un roi, et plus fait pour commander une armée que pour errer sur les grands chemins !

Cependant le derviche avait pris place. Le petit esclave nègre apporta le thé ; mais le derviche ne voulut boire que la moitié d’un verre d’eau. Le kalioun fut de même présenté ; le derviche le refusa, alléguant que ses principes ne lui permettaient pas l’usage de pareilles superfluités, de sorte que Mirza-Kassem qui aurait volontiers tiré quelques bouffées pleines de saveur se crut obligé de louer le zèle du saint personnage et de renvoyer l’instrument tentateur en affirmant que, pour sa part, il n’avait pas non plus l’habitude de s’en servir. Était-ce vrai, ne l’étais-ce pas ? Dieu sait avec exactitude ce qui en est ! Amen.

Alors le derviche prit la parole et s’exprima ainsi :

— Votre Excellence daigne me combler de beaucoup de faveur ; je dois lui dire qui je suis. Le royaume du Dekkan, dont vous avez certainement entendu parler, est un des plus puissants États de l’Inde ; il m’a vu naître. J’ai été le favori et le ministre du souverain pendant quelques années. C’est assez vous dire qu’aucune des inutilités de la vie ne m’a fait défaut, je sais par expérience propre ce que peut donner d’ennui un nombreux harem ; je connais tous les dégoûts de la richesse ; j’ai vu miroiter assez de pierreries pour n’avoir pas eu longtemps la passion d’en contempler, et quant à la faveur du prince, il n’est pas sur ce sujet une seule observation des philosophes, dont je ne sache, mieux que la plupart d’entre eux, apprécier la vérité et la valeur. Jugez du cas que j’en fais !

Je ne m’arrêtai donc pas de longues années dans une situation si fausse, et je me retirai pour me livrer uniquement à l’étude. Le résultat de mes travaux m’a conduit à abandonner encore cette position comme trop gênante et entraînant trop de distractions indignes. J’ai quitté tout. Vivant seul et content désormais de mon kouskoul et de mon pantalon de coton bleu, je crois pouvoir vous dire une grande vérité que vous ne croirez pas, mais qui, cependant, n’en est pas moins ce qu’elle est : ce pauvre diable qui n’a rien, et qui est devant vous, possède le monde !

En prononçant ces paroles, le derviche regarda en face Mirza-Kassem et avec une telle expression de majesté et d’autorité, que celui-ci en resta tout interdit ; il eut à peine le temps de prononcer les paroles indiquées par la circonstance :

— Gloire à Dieu ! Qu’il en soit béni et remercié !

— Non ! poursuivit le derviche, et toute sa personne prit de plus en plus un caractère imposant et dominateur ; non, mon fils, vous ne me croyez pas ! La puissance à vos yeux, s’annonce par un grand appareil ; on ne saurait en être investi, à moins que, magnifiquement vêtu de soie, de velours, de cachemire et de gaze brodés d’argent et d’or, on ne s’avance sur un cheval dont le harnachement est semé de perles et d’émeraudes, entouré d’un immense cortège de serviteurs armés, dont la turbulence et les airs insolents font connaître la dignité du maître. Vous pensez comme tout le monde sur ce point. Mais vous avez été bon pour moi ; sans me connaître, sans soupçonner d’aucune façon qui je suis, vous m’avez accueilli et traité comme un roi. Je vous en montrerai ma gratitude, en vous délivrant d’une fausse manière de penser qui ne doit pas plus longtemps rabaisser l’esprit d’un homme tel que vous. Sachez donc que telle ou telle chose, impossible au commun des hommes, est pour moi simple et d’une exécution facile. Je vais vous en donner une preuve immédiate. Prenez ma main, et tenez mes doigts de façon à sentir le battement de l’artère ; qu’en dites-vous ?

— L’artère, répondit Mirza-Kassem un peu étonné, bat aussi régulièrement qu’elle le doit.

— Attendez, reprit le derviche en inclinant la tête, et d’une voix plus basse, comme s’il concentrait toutes ses facultés sur ce qu’il allait faire ; attendez, et le pouls va graduellement cesser de battre.

— Que dites-vous là ? s’écria Mirza-Kassem au comble de la surprise. C’est ce qu’aucun homme ne saurait faire.

— C’est pourtant ce que je fais, répondit le derviche avec un sourire.

Et, en effet, le pouls se ralentit degré par degré, puis devint si faible que le doigt de Mirza-Kassem avait peine à le retrouver et, enfin, cessa absolument. Mirza-Kassem resta confondu.

— Quand vous le commanderez, dit le derviche, le mouvement renaîtra.

— Faites-le donc renaître !

Il se passa quelques secondes et le mouvement tressaillit de nouveau, s’accentua, et, peu à peu, reprit son ampleur naturelle. Mirza-Kassem regardait le derviche, et était partagé entre des sentiments, qui tantôt tenaient de l’admiration, et tantôt de l’effroi.

— Je viens de vous montrer, dit le personnage singulier, qui le tenait ainsi sous le charme, ce que je peux sur moi-même ; maintenant, je vais vous montrer ce que je peux sur le monde matériel. Faites apporter un réchaud.

Mirza-Kassem donna au petit nègre l’ordre de fournir ce que le derviche souhaitait, et un réchaud, rempli jusqu’au bord de charbon bien allumé, fut placé devant celui qui allait s’en servir pour la démonstration si curieuse de sa puissance illimitée sur les éléments. La démonstration eut lieu, en effet. Le derviche parut se recueillir fortement ; sa bouche se serra à tel point, que ses lèvres paraissaient soudées l’une à l’autre ; ses yeux s’enfoncèrent plus encore dans leurs orbites ; des gouttes de sueur perlèrent sur son front, ses joues se tirèrent, et, sous le hâle, devinrent livides ; tout à coup, il étendit le bras, comme si un ressort était parti, et le posa juste au milieu des charbons, où il enfonça son poing fermé ; Mirza-Kassem poussa un cri d’épouvante ; mais le thaumaturge sourit, et maintint sa main crispée au milieu du feu. Deux ou trois minutes s’écoulèrent ; il retira sa main, la montra à son hôte, et celui-ci vit qu’il n’y avait ni brûlure ni blessure.

— Ce n’est pas tout, dit le derviche. Vous savez ce que je peux pour dompter mon corps et faire obéir les éléments à mes caprices les plus contraires à leur nature ; regardez maintenant ce que je peux sur les hommes ; je dis sur tous les hommes, je dis sur toute l’humanité !

Il prononça ces mots avec une expression si méprisante et qui ressemblait si fort à une invective, que Mirza-Kassem en fut de plus en plus troublé. Mais le derviche n’y prit pas garde et lui dit :

— Faites-moi donner un morceau de plomb ou de fer.

On apporta une douzaine de balles de fusil ; il les mit sur les charbons, et elles commencèrent bientôt à entrer en fusion, d’autant plus qu’il activait le feu avec son souffle. Puis il prit, dans la ceinture de coton noir qui soutenait son pantalon, une petite boîte d’étain, où Mirza-Kassem aperçut de la poudre rouge. Le derviche en prit une pincée et la jeta sur le plomb ; peu d’instants étaient écoulés que, se penchant, il dit d’une voix calme :

— C’est fait !

Et il mit sur le sopha, devant Mirza-Kassem, un lingot d’un jaune pâle, que celui-ci reconnut immédiatement pour être de l’or.

— Et voilà ! s’écria le derviche d’un air de triomphe, ce que je peux sur les hommes ! Est-ce assez ! Ai-je besoin de splendeurs, de magnificences, de luxe, d’insolence ! Et vous, mon fils, apprenez désormais à savoir que la puissance n’est pas dans ce qui s’affiche, mais uniquement dans l’autorité des âmes fortes, ce que le vulgaire ne croit pas !

— Hélas ! mon père, répondit Mirza-Kassem d’une voix tremblante d’émotion, il ne suffit même pas que les âmes soient fortes pour jouir de si sublimes prérogatives ; il faut qu’elles aient su les trouver et les prendre. Il faut la science !

— Et mieux que cela, répliqua le derviche. Il faut le renoncement, la macération, la soumission complète du corps à l’esprit, et la pureté absolue du cœur, et ce ne sont pas des mérites qui s’obtiennent sans peine et sans travail. Mais c’en est assez sur ce sujet.

— Non ! oh ! non ! s’écria Kassem, en attachant sur son hôte des yeux brûlants de désirs ; non ! puisque j’ai le bonheur d’être ainsi à vos pieds, ne me retirez pas si vite vos enseignements ! Ne fermez pas la source dont vous m’avez laissé prendre une gorgée ! Parlez, mon père ! Instruisez-moi ! Enseignez-moi ! Je saurai ce qu’il faut faire ! Je le ferai ! Je ne veux plus traîner dans le monde cette existence inutile et vide qui, jusqu’ici, a été la mienne.

Kassem venait d’être saisi de la plus dangereuse des convoitises : celle de la science ; ses instincts endormis s’éveillaient et ne devaient plus lui laisser un moment de trêve. Le derviche commença alors à lui parler à voix basse. Il lui révéla sans doute des choses bien étranges. La physionomie de l’auditeur était bouleversée. Elle passait à chaque minute par les expressions les plus diverses et subissait les changements les plus brusques. Tantôt elle exprimait une admiration sans bornes et presque un état extatique. Il semblait, à voir ces yeux noyés, ce regard perdu vers quelque chose de caché et d’insaisissable, que Kassem allait s’évanouir, maîtrisé par la plus auguste et la plus captivante des révélations. Tout d’un coup, l’horreur remplaçait la joie ; les traits de Kassem se tiraient, sa bouche s’entrouvrait, ses regards devenaient fixes. Il paraissait apercevoir des abîmes effroyables, se penchant au-dessus au risque de perdre l’équilibre et de rouler au fond. Toute la nuit se passa à écouter les discours, qui produisaient des révolutions si terribles dans son âme et bouleversaient ainsi ses pensées. Enfin, l’aurore blanchit les sommets de la terrasse, et le derviche, qui l’avait plusieurs fois engagé en vain à chercher un peu de repos, insista cette fois plus fortement, et jura qu’il ne parlerait plus et ne révélerait rien davantage.

Kassem était épuisé, haletant ; il obéit ; le derviche resta seul dans le salon et s’étendit sur le sopha, tandis que lui, il s’en alla, soucieux et d’un pas chancelant, à travers les corridors étroits, descendit, puis monta quelques marches, et, soulevant une portière, entra dans l’enderoun. Le nègre dormait sur une natte de paille dans la première pièce, où la lueur grise de l’aurore luttait faiblement contre la clarté rougeâtre et fumeuse d’une petite lampe de terre, qui teignait encore les objets atteints par elle, tandis que le reste demeurait plongé dans une obscurité presque noire. De là, le jeune homme entra dans la chambre où sa femme dormait paisiblement sur leur vaste lit, qui, recouvert d’immenses étoffes de soie bariolées d’incarnat, de vert et de jaune, à la façon du tartan écossais, laissait çà et là apparaître le drap d’indienne grise, rehaussé de fleurs de diverses nuances. Les oreillers, en grand nombre, de toutes formes et de toutes grandeurs, les uns triangulaires, les autres carrés, d’autres ronds, s’affaissaient sous la tête de la donneuse, soutenaient ses bras ou gisaient au hasard.

Kassem contempla un moment la jolie Amynèh et poussa un soupir. Puis, il alla s’asseoir, sombre et préoccupé, dans un coin de la chambre, et resta là sans bouger.

Il tenait le lingot d’or fortement serré dans sa main, et ne l’avait pas quitté, depuis que l’Indien le lui avait remis. De temps en temps, il le regardait, il le contemplait, il s’enivrait et s’exaltait de cette vue ; c’était la preuve matérielle que tout ce qui s’agitait dans sa tête n’était pas un rêve, mais une franche et ferme réalité. Il regardait ce lingot d’or, et ses yeux se fermaient, et, tout à coup, dans un demi-assoupissement, il lui semblait que le morceau de métal se gonflait dans la paume de sa main, et respirait, que c’était un être animé. Il se réveillait en sursaut, dans un état d’angoisse indescriptible, considérait encore cette merveille dont il était devenu le possesseur, la trouvait immobile comme un morceau de métal doit l’être, et, fermant de nouveau ses paupières, sommeillait, emporté dans le tourbillon de ses idées. Enfin, la lassitude fut victorieuse de la méditation, et Kassem s’endormit profondément.

Un baiser sur le front le réveilla. Il regarda. Amynèh était à genoux à côté de lui, le pressait entre ses bras, et lui disait :

— Es-tu malade, mon âme ? Pourquoi ne t’es-tu pas couché cette nuit ? Oh ! saints Imams ! Il est malade ! Qu’as-tu, ma vie ? Ne veux-tu pas parler à ton esclave ?

Kassem vit qu’il était grand jour, et, rendant à sa femme le baiser qu’il en avait reçu, il lui répondit :

— La bénédiction soit sur toi ! Je ne suis pas malade, grâce à Dieu !

— Grâce à Dieu ! s’écria Amynèh.

— Non, je ne suis pas malade.

— Qu’as-tu donc fait hier au soir avec ce derviche étranger ? Est-ce que, contrairement à tes habitudes, tu aurais bu de l’eau-de-vie et mangé des grains de pastèque rôtis pour te donner plus de soif ?

— Dieu m’en préserve ! s’écria Kassem ; rien de semblable n’a eu lieu ; nous avons seulement causé très tard de ses voyages… Où est-il, mon hôte ? Il faut que j’aille le rejoindre.

Et, en parlant ainsi, Kassem se mit sur ses pieds ; mais Amynèh continua :

— Le jour est déjà haut depuis longtemps et le soleil n’était pas levé, quand notre nègre, Boulour, a vu le derviche accroupi dans la cour auprès du bassin ; il disait ses prières et accomplissait les ablutions légales. Ensuite, il a fait cuire, dans une coupe de cuivre, un peu de riz sur lequel il a jeté une pincée de sel ; il l’a mangé et est parti.

— Comment, parti ! s’écria Kassem consterné, comment parti ? Ce n’est pas possible ! Il avait encore mille choses de la dernière importance à m’apprendre ! Il n’est pas possible qu’il soit parti !

— Il l’est, cependant, répondit Amynèh un peu étonnée de l’agitation de son mari. Quelle affaire avais-tu donc avec cet homme ?

Kassem ne répondit rien, et d’un air sombre, irrité, concentré, il sortit de la chambre et quitta la maison. Il n’avait pas cessé de tenir le lingot d’or. En droite ligne, il courut au bazar et entra chez un joaillier de sa connaissance.

— Le salut soit sur vous, maître Abdourrahman, lui dit-il.

— Et sur vous le salut, Mirza, répliqua le négociant.

— Faites-moi une faveur ; dites-moi ce que vaut ce métal.

Maître Abdourrahman mit ses vastes lunettes sur son nez, considéra le lingot, le passa à l’éprouvette et répondit paisiblement :

— C’est du bel et bon or, pur de tout alliage et qui vaut à peu près une centaine de tomans. Si vous le désirez, je le pèserai exactement, et vous remettrai le prix avec déduction d’un très-petit bénéfice.

— Je vous remercie, répondit Kassem, mais, pour le moment, rien ne me presse de me séparer de cet objet, et j’aurai recours à vous, en temps et lieu.

— Quand il vous plaira, répartit le marchand.

Il salua Kassem, qui prit congé et sortit.

Il s’en alla à travers les bazars, frôlant les boutiques ; mais les apostrophes enjouées des femmes qui, sous le voile, se permettent tout (on ne le sait que trop), les appels et les compliments de ses connaissances, les avertissements brusques des muletiers et des chameliers, pour qu’il eût à faire place à leurs bêtes, qui se succédaient en files interminables attachées à la queue les unes des autres et chargées de ballots dont il fallait craindre le contact pour chacun de ses membres, tout cela, qui l’amusait d’ordinaire, le fatiguait jusqu’à l’irriter aujourd’hui. Il avait un besoin impérieux d’être seul, livré à ce monde de pensées qui le tyrannisaient et le voulaient posséder sans conteste. Il sortit de la ville, et ayant atteint dans le désert un endroit où s’élevait un groupe de grands tombeaux en ruines, il entra sous une des coupoles à moitié effondrées et se mit dans un coin, à l’ombre. Là, s’étant assis, il s’abandonna aux idées dominatrices qui fondaient sur lui comme un essaim d’oiseaux de proie.

Il existe, dans toutes les rues de nos villes de l’Iran, des puits. Nos rues sont étroites et le puits est juste au milieu. Jamais on n’a pensé à l’entourer d’un mur comme dans les villes d’Europe, de sorte qu’il s’ouvre à fleur de terre, disposition beaucoup plus commode. Quand, pour une cause ou pour une autre, il se tarit, on ne s’amuse pas à le combler, ce qui prendrait trop de temps et donnerait trop de peine. On le couvre de deux ou trois planches, et, avec le temps, la terre s’accumule dessus. Naturellement, les planches pourrissent, des pieds maladroits les font s’effondrer, et, partout ailleurs que dans notre pays, un passant, un enfant, un animal quelconque s’abîmerait à chaque instant dans le vide et irait se tuer au fond du trou. Chez nous, c’est rare, parce que le Dieu très-bon et très-miséricordieux qui nous a dispensés de réfléchir à beaucoup de choses, prend soin de nous épargner les conséquences fâcheuses que pourrait avoir notre confiance en lui. Pourtant on ne peut jurer que quelqu’un ne disparaisse parfois dans l’abîme. Kassem avait un pareil abîme dans un coin de sa cervelle ; il ne le connaissait pas lui-même ; il venait d’y tomber. Il était au fond ; il s’y agitait et ne devait pas en sortir.

D’ailleurs, il n’y songeait en aucune façon. Saisi, serré par ce qui s’était emparé de son imagination, de son intelligence, de son cœur, de son âme, par ce qui en maîtrisait toutes les puissances, il n’avait pas l’idée d’y résister ; et non-seulement il se laissait faire, mais il se laissait dévorer avec passion. Bref, une seule idée le possédait : marcher et marcher résolument dans la voie de son révélateur.

Que valait le monde au milieu duquel il avait vécu jusqu’alors ? Rien, rien absolument ; c’était de la fange au physique, de la fange au moral ; en un mot, néant. Il voulait s’élever plus haut et planer au-dessus de cet univers, entrer dans le secret des forces qui font tout mouvoir, et cet univers, et bien d’autres plus grands, plus braves, plus augustes. Il savait que la substance première pouvait être trouvée, dominée, transformée ; l’Indien le faisait ; il en tenait, lui, Kassem, la preuve matérielle dans la main ; il voulait le faire aussi ! Il savait qu’on pouvait saisir, diriger toutes les forces motrices et créatrices, même les plus indomptées, même les plus sublimes ; il voulait ce pouvoir ; il savait qu’on pouvait ne plus mourir. Sans doute aucun être ne meurt ! Mais il savait qu’on pouvait garder la vie actuelle, sous l’enveloppe actuelle, sans perdre la notion de l’individualité présente. Eh bien ! c’était là ce qu’il prétendait atteindre. Alors, dans un moment d’enthousiasme sans nom, en pensant à ce que lui, Kassem, allait devenir, il s’écria :

Et moi, moi, qui suis moi, ai-je donc tant de peine à entrer dans la sphère où désormais je vais agir, que me voilà conservant entre mes doigts ce morceau d’or, absolument comme s’il avait à mes yeux la valeur que je lui attribuais hier ?

Il le considéra et le jeta avec mépris dans les décombres. Mais rien ne s’acquiert, et c’était là surtout ce qui l’occupait, qu’à un pris proportionné au mérite de ce qu’on recherche. C’est là ce qu’il venait de méditer, et il ne laissait pas que de trouver la condition bien dure. Mais il ne luttait pas cependant contre la passion transformée en devoir, et, après avoir déchiré lui-même ses derniers regrets, il se leva, prit le chemin de sa maison, rentra chez lui et parut devant sa femme.

Celle-ci se leva pour le recevoir et l’accueillit comme d’ordinaire avec l’enjouement le plus tendre. Mais, en voyant l’air sombre et le sourcil froncé de son mari, spectacle auquel elle n’était pas accoutumée, son cœur se serra et la pauvre enfant s’assit en silence à son côté.

— Amynèh, dit Kassem, tu sais si je t’aime et si jamais affection plus grande a réuni deux âmes. Pour moi, je n’en crois rien ; l’affection de mon cœur au vôtre est incomparable. Aussi ce cœur saigne ; il va affliger son compagnon.

— Qu’as-tu donc ? Que veux-tu ? répondit Amynèh prenant la main qu’on ne lui tendait pas.

— Je dis que chaque homme a sa part dans la vie, son kismèt ; cette part lui est destinée longtemps avant sa naissance. Elle est toute prête quand il vient au monde, et soit qu’il y consente ou qu’il résiste, il lui faut l’accepter, la prendre et s’en accommoder.

— Il n’y a pas de doute à cela, repartit Amynèh d’un petit air capable, mais ta part n’est pas si mauvaise, et tu n’as pas raison, en y songeant, de froncer ainsi les sourcils. Ta part, c’est moi, et tu m’as assuré quelquefois, plus d’une fois, et même souvent, que tu n’en demandais pas d’autre.

Kassem, malgré ses sombres dispositions, ne put s’empêcher de sourire à la gentillesse de la jeune femme ; ce que voyant, celle-ci s’accouda tout à fait sur les genoux de son mari et chercha, bien certainement, par la manière dont elle le regarda, à lui faire perdre la tête. Elle y avait réussi souvent ; pour ce coup, elle échoua.

— Amynèh, reprit-il, ma part, mon kismèt est de partir aujourd’hui même et de te quitter pour jamais !

— Pour jamais ? Me quitter ? Partir ? Je ne veux pas !

— Ni moi non plus, je ne veux pas ! Mais c’est mon kismèt, et il n’y a rien à objecter. Le derviche m’a ouvert les yeux. J’ai senti à quoi le ciel m’appelle. Il faut que j’aille.

— Où ?… Mon Dieu ! Dieu miséricordieux, je vais devenir folle !

Et la pauvre Amynèh se tordit les bras, et deux torrents de larmes jaillirent de ses yeux. Puis elle saisit le bras de Kassem et lui cria :

— Parle donc ! parle donc ! Où veux-tu aller !

— Je veux aller rejoindre le derviche.

— Où est-il ?

— Il est parti pour le Khorassan, il va traverser Meshed, Hérat et le pays de Kaboul ; je le retrouverai au plus tard dans les montagnes de Bamyân.

— Quel besoin as-tu de lui ?

— J’ai besoin de lui, il a besoin de moi. Aussi bien je ferai mieux de te dire tout.

— Tu feras mieux, sans doute, dis-moi tout. Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! je deviens folle ! Parle, mon amour, mon enfant, ma vie ! Parle !

Kassem, ému de douleur, de tendresse et de pitié, prit la main d’Amynèh, la serra et la garda dans la sienne pendant qu’il raconta ce qui suit :

— Le derviche peut tout, tout au monde ! Il me l’a prouvé cette nuit ! Il peut tout, hormis une seule chose, et, sans un compagnon, il ne la réalisera jamais. Depuis plusieurs années, il a cherché ce compagnon. Il a parcouru la Perse, l’Arabistan, la Turquie pour le trouver ; il a été le chercher en Égypte et s’est rendu même au-delà, dans le pays du Magreb, traversant les terres occupées par ces Férynghys, qu’on appelle les Fransès. Il n’a partout vu que des gens d’un esprit borné ou d’un cœur irrésolu. La plupart l’écoutaient avec complaisance, tant qu’il leur parlait des moyens de faire de l’or ; mais quand il voulait élever leurs esprits, plus de ressort ! Les zélés devenaient froids. Le derviche ne se décourageait pas. Il était certain que l’homme nécessaire à ses vues existait dans le monde ; les opérations du Raml, les points jetés et combinés sur la table de sable le lui avaient fait connaître par des calculs infaillibles. Seulement, il ignorait le lieu où cet ami de son cœur se trouvait. Il allait le chercher dans le Turkestan, quand, hier, il a traversé la ville. Il m’a parlé, il m’a ouvert son cœur tout entier. Le mien s’est éclairé. C’est de moi qu’il s’agit. Je suis l’élu ! Moi seul, je peux résoudre le mystère. Me voilà ! Je suis prêt ! Il faut que je parte ! Je pars ! Mort ou vivant, j’aiderai le derviche à arracher le dernier secret !

Kassem avait parlé avec un tel enthousiasme, ses dernières paroles étaient empreintes d’une conviction, d’une résolution si inébranlables, qu’Amynèh baissa la tête. Mais il s’agissait de l’anéantissement de son bonheur ; elle ne resta pas longtemps vaincue, et, à son tour, elle reprit d’une voix ferme :

— Mais moi ?

— Toi ! toi ! que veux-tu que je te dise ? Je t’aime plus que tout au monde ; mais ce qu’il faut que je fasse, je ne saurais l’empêcher. Une force, plus terrible que tu ne saurais le concevoir, m’entraîne malgré l’amour que j’ai pour toi. Il faut que j’obéisse… J’obéis ! Tu te retireras chez tes parents… Si je reviens… alors… mais, reviendrai-je ? Que vais-je devenir ? Qui peut le savoir ? Dois-je rien désirer autre que ma tâche ? Enfin, si je reviens…

— Si tu reviens, seras-tu à moi ?

— Tout entier ! répondit Kassem avec un attendrissement et une chaleur qui prouvaient bien que l’amour n’avait pas été éteint par la nouvelle passion ; oui, tout entier ! Pour toujours ! Je ne songerai qu’à toi ! Je ne voudrai que toi ! Cependant… écoute ! Cela est si peu probable que je revienne !… Tout est ténèbres dans ce que je fais… Peut-être, aurais-tu plus raison… Si tu veux m’en croire, je demanderai le divorce, tu prendras un autre mari… Tu auras des enfants…

Là, Kassem se mit à pleurer avec une amertume extrême. Amynèh, au milieu de sa douleur, ressentit quelques tressaillements de joie et même déjà de l’espérance, et elle répondit :

— Non, je ne consens pas au divorce ; je t’attendrai, un an, deux ans, trois ans, dix ans… jusqu’à ma mort ! Jusqu’à ma mort, entends-tu ? Et elle arrivera bien plus tôt, si tu meurs toi-même. Je ne veux pas non plus me retirer chez mes parents. Je les connais. Ils croiraient que je suis malheureuse, non de ton absence, mais d’être seule ; ils voudraient me remarier. J’irai demeurer avec ta sœur, et c’est là qu’il faut venir me rejoindre le plus tôt que tu pourras.

Kassem essuya ses yeux, et, ayant embrassé Amynèh, laissa reposer sa tête pendant assez longtemps sur le cœur fidèle dont il allait se séparer. Le silence n’était interrompu que par des sanglots et de longs soupirs. Enfin Amynèh demanda à voix basse :

— Quand veux-tu partir ?

— Ce soir, répondit Kassem.

— Non ! Accorde-moi cette nuit encore, tu partiras demain. Pour moi, je vais aller chez ta sœur la prévenir ; demain, tu m’aideras à faire tout transporter chez elle ; quand tu m’y verras installée, alors… tu me quitteras… Mais, je prétends que tu me croies là, afin que, quand tu seras loin, tu puisses regarder dans ta pensée, moi, mes vêtements, ma chambre… et tout ce qui m’entoure !

Et elle recommença à pleurer, mais plus, doucement ; puis, sentant qu’elle n’avait pas trop de temps à perdre, elle se leva enfin d’auprès de son mari, passa de grands pantalons à pied que les femmes mettent pour sortir, s’enveloppa dans le grand byâder ou manteau de coton bleu qui enveloppe la tête et toute la personne, attacha, au moyen de deux agrafes d’or incrustées de grenats et en forme de colombes, le roubend ou voile de percale épaisse percé à la place des yeux d’un treillis étroit, et ainsi prête, elle serra encore une fois la main de Kassem plongé dans une sorte de prostration, et sortit.

Quand elle fut dans la rue, elle avait le cœur si gros et se sentait si malheureuse, si abandonnée, qu’il s’en fallut peu qu’elle ne se mît à pousser de grands cris pour implorer la pitié des passants ; elle l’eût fait sans doute et chacun l’eût plainte, mais elle changea d’idée en passant devant la mosquée.

Elle y entra et dit ses prières. Elle en récita avec une volubilité passionnée un bon nombre de rikaats et égrena plus de dix fois son chapelet, en répétant avec ferveur les quatre-vingt-dix noms du Dieu miséricordieux. Par bonheur, d’autres femmes se trouvaient aussi dans le sanctuaire, une entre autres. Celle-ci racontait que son enfant unique, âgé de trois ans, était à toute extrémité ; ces affligées ensemble, et Amynèh avec elles, se soutenaient réciproquement en priant de tout leur cœur.

Après une bonne heure ainsi employée, la jeune femme partit ; à la porte, trouvant de pauvres malades rassemblés autour de la fontaine, elle leur distribua de nombreuses aumônes et s’éloigna couverte de bénédictions.

Toutes ces formules : Que le salut soit avec vous ! Que Dieu vous donne un bonheur parfait ! Puissiez-vous être comblée de tous les biens, vous et les vôtres ! et d’autres semblables ne laissaient pas de résonner mélodieusement aux oreilles de la pauvre souffrante, et elle se disait que peut-être Dieu aurait pitié d’elle. Elle rencontra des cavaliers ; ils passaient entourant un personnage grave monté sur un beau cheval. Elle s’approcha humblement et demanda l’aumône. On voyait bien, à son manteau de la plus fine toile, à son roubend d’une blancheur éclatante et à ses petites pantoufles neuves de chagrin vert, que ce n’était nullement par besoin qu’elle tendait ainsi la main, et les guerriers et le vieux seigneur, considérant que c’était pour s’humilier devant Dieu et obtenir quelque grâce, ne manquèrent pas de déposer une petite pièce de monnaie dans la main qui leur était tendue enveloppée, par modestie, d’un coin du manteau, et accompagnèrent chacun leur offrande d’un signe de tête bienveillant et d’une formule de propitiation. Amynèh, ayant ainsi fait ce qui était en son pouvoir pour se concilier la bonté et l’indulgence divine, se dirigea vers la maison de sa belle-sœur et y arriva bientôt.

Cette belle-sœur n’était pas un caractère ordinaire. Elle mérite la peine d’un portrait. On l’appelait de son nom Zemroud-Khanoum, madame Émeraude. Elle avait dix ans au moins de plus que Kassem et lui avait servi de mère. Aussi, éprouvait-il pour elle une profonde considération, un respect très-grand, et le tout mélangé de quelque crainte, sentiment, je dis le dernier, qui était partagé, à un degré éminent, par Aziz-Khan, mari de la dame. À la vérité, Zemroud-Khanoum ne faiblissait pas sur les points où elle avait fixé ses convictions. Épousée comme seconde femme par le général son époux, elle avait mis six mois à faire renvoyer la première ; mais elle avait réussi. Depuis lors, bien qu’Aziz-Khan eût plusieurs fois essayé de lui faire comprendre cette vérité palpable, qu’un homme de son rang et de sa fortune se faisait tort en n’ayant qu’une seule personne sacrée dans l’enceinte de son enderoum, c’est-à-dire en ne possédant qu’une seule et unique femme, absolument comme un petit bourgeois, elle n’avait voulu entendre à aucune innovation de ce genre, et la verve avec laquelle elle distribuait des soufflets, et même parfois des coups de tuyau de kalioun aux servantes et aux domestiques, avait donné à réfléchir à Aziz-Khan. Il évitait de compromettre sa barbe et sa dignité dans des discussions dont la fin ne lui était pas connue d’avance. Aussi, lorsqu’il avait de l’humeur, se gardait-il de le montrer chez lui ; dans ce cas, il allait se promener au bazar.

Ainsi, maîtresse absolue de son terrain, vénérée et crainte, entourée d’un troupeau de huit enfants, dont l’aîné, un garçon, avait une quinzaine d’années à peu près, et, faisant marcher tout cela dans un ordre, un silence et une componction louables, Zemroud-Khanoum était une excellente femme. Elle était prompte à se fâcher, prompte à s’attendrir. Sa voix devenait, dans la colère, de beaucoup la plus aiguë du quartier ; mais il lui arrivait aussi d’en être la plus douce, quand elle se prenait à consoler quelqu’un. Elle était généreuse comme un Sultan, charitable comme un Prophète, et par-dessus le marché, ayant été extraordinairement jolie, il lui en restait encore quelque chose à quarante ans sonnés ; elle avait beaucoup d’esprit, faisait les vers d’une manière charmante, et jouait du târ avec une telle perfection, que son mari Aziz-Khan, lorsqu’elle daignait jouer pour lui, commençait à dodeliner de la tête pendant un quart d’heure, puis se mettait à murmurer : Excellent ! excellent ! excellent ! en extase, et finissait par pleurer et se cogner la tête contre la muraille.

Quand Amynèh entra dans le salon de sa belle-sœur, elle y trouva des visites, comme le lui avait indiqué d’ailleurs la présence de deux paires de pantoufles, toutes pareilles aux siennes, qui se trouvaient devant la porte. Les deux dames, assises à ce moment sur les coussins, n’étaient rien moins que Bubbul-Khanoum, madame le Rossignol, et Loulou-Khanoum, madame la Perle, l’une troisième femme du gouverneur, et l’autre seule et unique épouse du chef du clergé, le jeune et aimable Moulla-Sàdek, l’amateur le plus éclairé de pâtisseries qui se trouvât dans tout Damghàn. Ces dames étaient jolies l’une et l’autre, fort élégantes, et très-rieuses. Comme Zemroud-Khanoum, de son côté, n’était portée à la mélancolie que lorsqu’on l’y obligeait en la contrariant, la conversation allait bon train ; on parlait modes nouvelles, ajustements, santé des enfants, singularités des époux, emportements même de ces messieurs ; ce qui tient toujours une grande part dans les confidences féminines, comme étant le moyen le plus sûr de faire apprécier ses mérites si recherchés, et, enfin, les médisances, les médisances, les médisances ! ce sel, ce poivre, ce piment, ce nec plus ultra des délices sociaux ; bref, tout ce qui peut se dire et même, et surtout, ce qui pourrait se taire, tout allait bon train, et c’étaient des éclats de rire qui ne finissaient que pour recommencer.

Trois servantes, dont deux béloutches et une négresse, vêtues de soie et de cachemire, présentaient à ce moment des kaliouns d’or émaillés et garnis de pierreries, et ces dames fumaient à cœur joie, quand la triste Amynèh entra. D’ordinaire, elle n’était pas une associée indigne de pareilles conférences ; au contraire, elle y apportait une gaîté et un rire si frais, si joli, qu’on en avait fait des chansons qui se répétaient partout : Le rire d’Amyneh. Hélas ! il ne s’agissait guère du rire d’Amynèh, aujourd’hui ! La pauvre petite laissa tomber son manteau et son voile, baisa la main de sa belle-sœur, qui l’embrassa tendrement sur les yeux, et s’assit, après avoir salué, comme deux amies, les dames présentes.

— Mon Dieu ! ma fille, s’écria Zemroud-Khanoum, qu’as-tu donc ? Les yeux rouges ? As-tu pleuré par hasard ? Serait-ce la faute de Kassem ? En ce cas, envoie-le-moi ; je le remettrai dans le droit chemin ! Ah ! ces hommes ! ces hommes ! C’est ce que nous étions justement en train de dire ! Mais, console-toi, console-toi ! Il ne faut pas abîmer tes beaux yeux !

— Abîmer ses yeux pour un mari ! dit Loulou, la femme élégante du dignitaire ecclésiastique, quelle folie ! À propos, chère Amynèh, mon âme, mes yeux, peut-être pourrez-vous me raconter dans le détail ce qui est arrivé, hier, à Gulnar-Khanoum avec son mari. Il paraît qu’il y a eu une scène épouvantable !

— Je n’en savais rien, répondit bien bas Amynèh, en s’essuyant les yeux et en étouffant un soupir.

— Je connais l’histoire avec la dernière exactitude, s’écria la compagne du gouverneur, qui avait de longs yeux noirs taillés en amande, sur les cils une bonne provision de surmeth, ce qui lui donnait un éclat surnaturel. Il paraît que, dans un moment d’épanchement, Sèyd-Housseyn s’est avisé de vouloir contempler les oreilles de son épouse.

— Quelle horreur ! s’écrièrent tout d’une voix Zemroud et Loulou.

— Une grossièreté ! poursuivit Bulbul, en levant les épaules et avec un accent de pruderie incomparable ; mais, bref, il l’a voulu, et, bien que Gulnar se soit fort défendue et même fâchée, Sèyd-Housseyn a fini par lui déranger son tjargât, si bien qu’il a aperçu le bout de l’oreille droite, et à cette oreille des boucles d’or et de saphirs qu’il ne se souvient pas d’avoir données ! De là grand tapage, comme vous pouvez vous l’imaginer.

— Aussi, Gulnar-Khanoum est d’une imprudence ! déclama Loulou. Comment va-t-on porter de telles boucles d’oreilles, quand on n’est pas sûr de la moralité de son mari ? Ce n’est jamais le mien qui se permettrait…

— Gulnar, répliqua Bulbul, se croyait à l’abri de tout, parce que, comme c’est d’usage, elle portait les autres boucles d’oreilles, celles qui étaient inoffensives, non à ses oreilles, mais attachées sur son tjargàt, absolument comme nous autres.

— À propos, interrompit Loulou, puisque nous parlons de modes…

Ici on apporta de nouveau les kaliouns et le thé, et Amynèh espéra, avec raison, que les premiers étant fumés et l’autre bu, la visite allait prendre fin bientôt, et tandis que chacune des belles personnes tenait sa tasse dans la main, Loulou continuant son propos :

— Puisque nous parlons de modes, disais-je, avez-vous vu cette nouvelle forme de veste que les Arméniens ont apportée de Téhéran ? Il parait que toutes les femmes en raffolent, parce que c’est ce que les Européens mettent sous leurs habits, et ils appellent cela yiletkeh. Je m’en suis commandé trois…

— Et moi, deux seulement, répliqua Bulbul ; un en drap d’or et l’autre en étoffe d’argent à fleurs rouges. C’est extrêmement commode pour les nourrissons.

L’entretien se prolongea encore quelque temps sur ce ton, puis les deux dames prirent congé, embrassèrent Zemroud et Amynèh, et se retirèrent emmenant avec elles servantes, kaliares, domestiques, non sans grand tapage, comme il convenait pour des personnes si considérables.

Alors Amynèh se trouva libre de raconter ce qu’elle avait sur le cœur. Elle le fit avec une passion extrême, et Zemroud, transportée d’indignation et de colère, et en même temps de curiosité et de crainte pour un cas aussi surprenant, lui dit en prenant son manteau et son voile :

— Reste ici, ma fille, je vais aller parler à Kassem, et je te promets bien. Enfin, reste ici, attends-moi, et, sur toutes choses, cesse de te désoler. Ce garçon est mon frère, mais je le regarde comme mon fils ; c’est moi qui l’ai élevé, c’est moi qui l’ai marié. Ton père en a agi avec lui de la manière la plus généreuse, car les deux cents tomans que Kassem a donnés pour t’avoir et dont, par parenthèse, mon mari avait prêté la moitié, ton père les a employés entièrement à ton trousseau et quelque chose par dessus. Vallah ! Billah ! Vallah ! nous allons voir de quel air maître Kassem va me répondre ! Calme-toi, te dis-je, et sois sûre que tout cela ne signifie rien.

Là-dessus, Zemroud-Khanoum, armée en guerre et s’étant bien enveloppée, ne prenant avec elle ni servante, ni domestique, partit d’une telle façon, qu’on ne saurait la comparer qu’à l’éclair sillonnant un ciel d’orage et en annonçant la majestueuse horreur.

Amynèh resta assise sur le tapis dans un accablement profond, écoutant à peine la voix de l’espérance qui cherchait encore à éveiller un écho dans son cœur. Elle attendit deux heures pleines ; au bout de ce temps, Zemroud revint. Elle ôta ses voiles, elle était décontenancée, pâle, et on voyait que la femme forte avait pleuré. Elle s’assit à côté d’Amynèh, lui prit la main, et, voyant que celle-ci ne prononçait pas un mot, ne levait pas les yeux et regardait fixe devant elle, elle l’attira sur son cœur, et, la couvrant de baisers, lui dit :

— Nous sommes bien malheureuses !

Elles étaient bien malheureuses, en effet. Kassem avait été très-doux pour sa sœur aînée, très-déférent ; mais il s’était montré inébranlable dans sa résolution de partir le lendemain, déclarant qu’il n’avait accordé ce retard qu’à l’amour tendre qu’il avait pour Amynèh ; mais que, si on devait le tourmenter et le soumettre à des plaintes que sa propre douleur lui rendait intolérables, il partirait le soir même ; et toutes les supplications, tous les raisonnements, tous les reproches de Zemroud n’avaient pu en obtenir autre chose.

— Il est ensorcelé, ma chère âme, dit Zemroud en finissant le récit de son expédition manquée, ensorcelé par ce terrible magicien. Les gens de cette sorte disposent d’un pouvoir irrésistible, et là où ils commandent, il est certain qu’il n’y a qu’à se soumettre. Kassem est au pouvoir de celui-ci. Il faut espérer, il faut croire même que c’est pour son bien ; car, d’après ce qu’il m’a raconté, le derviche paraît avoir les meilleures et les plus affectueuses intentions. C’est un homme pieux et incapable de faire le mal. Moi aussi j’ai connu des magiciens ; c’étaient les gens les plus vénérables du monde, des prodiges de science ! Je te le répète donc, calme-toi ! Il vaut mieux que ton mari fasse des choses grandes et puissantes sous la protection de l’Indien, que si, par exemple, il s’en allait à la guerre, où même la faveur du roi (que sa grandeur augmente et soit fortifiée !) ne pourrait jamais l’empêcher de recevoir un mauvais coup.

Ce genre de consolation prodigué par Zemroud à sa petite belle-sœur valait beaucoup ou valait peu, il n’importe. Elle n’en avait pas d’autre à sa disposition, et elle en usa tant qu’elle put, le reproduisant sous toutes les formes et terminant toujours chaque démonstration par l’assurance ferme, par la promesse sous serment que Kassem ne resterait, dans tous les cas, pas plus d’un an absent, et qu’il n’était que raisonnable et naturel d’admettre qu’il reviendrait possesseur d’une fortune immense qui les mettrait, tous et toutes dans la famille, en situation de se passer leurs fantaisies. À la fin, Amynèh, ayant un peu pris sur elle, dit qu’elle voulait s’en aller et elle retourna au logis.

Elle y trouva Kassem dans un état qui ne valait guère mieux que le sien. Au moment de quitter sa femme, sa maison, ses habitudes, son bonheur, son amour, l’enthousiasme avait baissé. La résolution restait, parce qu’il ne pouvait l’arracher ni de son imagination ni de sa volonté ; mais elle était voilée de noir, et le cœur s’en donnait tant et plus de se tordre, de se plaindre, de gémir, de réclamer ; enfin, pour bien dire, Kassem était très-malheureux, comme on l’est, quand, placé entre le devoir et la passion, on se croit entraîné par le devoir. Il importe peu de rechercher ce que peut valoir toujours ce dernier mot. Kassem admettait que son devoir était de chercher et de rejoindre le magicien. Il lui fallait se soumettre.

Avec ce sentiment si fin, si tendre, si divin qui appartient, en tous pays, aux femmes, quand elles aiment et qui seul suffirait à en faire les êtres vraiment célestes de la création, Amynèh comprit la lutte qui se soutenait dans l’âme de son mari, et, instinctivement, évita ce qui pouvait la rendre plus difficile et plus cruelle pour le patient.

— Peut-être, se dit-elle en elle-même, pourrais-je réussir à le garder auprès de moi, huit jours, un mois au plus ! Mais comme il souffrirait !… Et à la fin ?… Quoi ? Il voudrait encore s’en aller !…

Elle cesse de combattre et se montre résignée. Elle dit seulement :

— Tu reviendras ?

— Oui ! oui ! je reviendrai… je te le jure, Amynèh ! Comment ne reviendrais-je pas ? Sois sûre que, si tu ne devais plus me revoir, c’est qu’alors…

Elle lui mit la main sur la bouche.

— Je te reverrai, dit la meilleure des femmes en affermissant sa voix. Assurément, je te reverrai ! Pense à moi, n’est-ce pas !

— Oui, j’y penserai… j’y penserai souvent ;… Non ! Tiens ! j’y penserai toujours ! Ô Amynèh ! mon Amynèh ! ma chérie ! Comment veux-tu que je fasse pour ne pas penser toujours à toi ? Songe donc à ce que tu es pour moi !… Est-ce que je le savais bien jusqu’à ce moment ?… Je n’avais jamais songé que je pouvais te perdre… Te perdre… Est-ce que je te perdrai ?

— Non ! tu ne me perdras pas. Je serai là, tranquille, chez ta sœur. J’aurai beaucoup de patience… j’aurai beaucoup de courage… Je suis sûre qu’il ne l’arrivera rien, Kassem ! Mets encore une fois ta tête sur mes genoux.

C’est ainsi que la nuit se passa entre le désespoir le plus poignant et les caresses les plus tendres, l’un consolant l’autre, et le plus souvent c’était Amynèh qui relevait la tête courageusement sous le mauvais traitement que leur infligeait le sort.

Quand le jour parut, ce fut elle qui appela les domestiques et leur ordonna de lever les tapis, d’enfermer toutes choses dans les coffres, de vider la maison ; elle envoya chercher des mulets et on transporta le ménage chez Zemroud-Khanoum. Les gens du quartier, mis en éveil par ce mouvement, étaient sortis de leurs maisons comme une fourmilière ; ils se tenaient, qui sur le pas de sa porte, qui dans la rue ou assis sur quelques auvents de boutique, sans compter ceux qui étaient montés sur leurs terrasses. Il y avait foule. Amynèh, quand elle vit qu’il ne restait rien au logis et que les quatre murs de chaque chambre étaient nus, s’enveloppa dans ses voiles et partit. Kassem la

suivit, puis revint au bout d’une heure. Il était seul avec le petit esclave nègre. On l’attendit encore un peu. Alors, l’esclave vint allumer un grand feu au milieu de la place la plus vaste du quartier, et, quand le bûcher flamba tout haut, Kassem parut dans la rue à son tour.

Il avait la tête et le buste nus, les pieds et les jambes nus et ne portait qu’un caleçon de toile blanche. Il tenait à la main les habits qu’il avait mis la veille, pantalon de soie rouge, koulydjèh de drap d’Allemagne gris, passementé de noir, djubètz de laine de Verman rouge à fleurs, et bonnet de peau d’agneau très-fine. Il marcha vers le bûcher ; il y déposa tous ces vêtements qui furent consumés sous ses yeux. Il faisait ainsi vœu de pauvreté et d’ascétisme. La multitude le regardait faire ; elle était très-émue. On l’aimait. Quoi d’étonnant ? On l’avait connu tout petit ; il était jeune, il était beau ; jusque-là il avait toujours été heureux et s’était montré obligeant pour les uns, très-charitable pour les autres. Les femmes pleuraient ; quelques-unes criaient, agitant leurs bras et disant : Quel malheur ! Quel malheur ! Au fond, on était profondément édifié. Aux yeux de ceux à qui les domestiques avaient expliqué l’affaire, Kassem était l’esclave dévoué de la science et du renoncement, et rien ne semblait plus beau.

Quand le sacrifice fut fini, le nouveau derviche s’écria d’une voix stridente, à la façon de ses confrères :

— « Hou ! »

C’est-à-dire : « Lui ! » l’Être par excellence, celui qui contient en son sein et y réserve tout ce qui est vivant, Dieu. Les bénédictions éclatèrent :

— Que Dieu le garde ! Que les saints Imams veillent sur lui ! Oh ! Dieu ! oh ! Dieu ! Conservez-le ! Que tous les prophètes l’accompagnent !

Kassem remercia d’un signe de tête et sortit de la place. Au moment où il atteignait la rue qui menait hors de la ville, un vieux bakkal ou épicier lui tendit une petite coupe en cuivre, en le priant de l’accepter comme souvenir de lui, ce qu’il fit ; puis, il avança de quelques pas, et l’enfant du menuisier, qui avait cinq ans et qu’il avait bien souvent caressé, marcha vers lui, envoyé par son père et traînant un fort bâton de voyage. Kassem le prit encore. Mais sa fermeté l’abandonna un instant ; il ne put retenir quelques sanglots et saisit convulsivement l’enfant qu’il pressa dans ses bras. C’était l’amer souvenir de ce qu’il perdait. Il se remit pourtant assez à temps, et, s’étant éloigné à grands pas, il se trouva bientôt hors de la ville, marchant dans la direction de l’est, c’est-à-dire vers le Khorassan, où il sentait que l’Indien l’attendait et l’appelait.

Aussitôt qu’il se trouva dans le désert, cheminant ainsi et frappant de son bâton les cailloux du chemin, il se trouva libre dans le vaste monde, et son cœur se calma. Son esprit s’exalta et il se vit déjà en pensée maître et maître absolu de tous les glorieux secrets dont l’Indien lui avait annoncé et promis la révélation. Il n’y avait rien de bas ni de cupide dans son enthousiasme ; ce qu’il voulait, ce n’était pas le pouvoir de courber les hommes sous la puissance des prestiges et encore moins d’avoir, par la transmutation des métaux, la richesse universelle. Il voulait la sagesse et la pénétration dans les plus augustes mystères de la nature. Il se voyait d’avance transfiguré, au-dessus des désirs, au-dessus des besoins ; il se voyait comme un ascète, auquel rien ne manque des richesses morales et des perfections intellectuelles, et qui, placé par sa science et son dédain absolu des choses terrestres, dans le sein même de la Divinité, devient ainsi copartageant d’une félicité sans limites. Pour en arriver à ce point, il avait craint de bien grands combats, des luttes terribles contre ses affections mondaines. Mais pas du tout. Lui-même il s’étonnait maintenant de la facilité avec laquelle il s’était séparé d’Amynèh, que la veille encore il idolâtrait, et, en se trouvant ainsi, le cœur libre et léger, presque indifférent à la perte qu’il venait de s’infliger, il reconnaissait avec admiration la profonde sagesse du derviche indien. Celui-ci, lorsque Kassem avait insisté sur l’impossibilité de se séparer de sa jeune femme, qui avait prédit absolument ce qui arriverait de l’indifférence qu’il ressentait à cette heure.

— Les passions humaines, ainsi s’était exprimé le sage, ne sont nullement si fortes, ni si dures à briser, que le commun des hommes se l’imagine. Inépuisables dans leur essence, elles n’ont qu’un semblant de puissance, et, quand on met violemment le pied dessus, elles gémissent d’abord, puis se taisent, et, comme des ombres qu’elles sont, finissent bientôt par s’anéantir devant la volonté inexorable. Qui en doute ? Les âmes faibles ; mais nous, qui sommes faits pour la domination du monde, des autres hommes et surtout de nous-mêmes, nous savons qu’il en est ainsi. Quittez votre maison, partez, et votre tête, débarrassée de soucis nuisibles, ne sera pas plutôt dans l’air libre, que vous vous étonnerez des craintes dont votre imagination voit en ce moment les fantômes, et qui n’oseront pas même vous assaillir.

Et il en était ainsi. Kassem ne pensait à Amynèh que comme à un rêve lointain et qui n’a plus d’action sur l’esprit ; et, tout entier, comme on vient de le voir, a la dévotion de ses idées immenses, il lui semblait flotter sur leurs ailes. Il se reconnaissait calme et heureux.

Huit jours se passèrent ainsi. Chaque soir, il entrait dans un village et s’asseyait sous l’arbre qui masquait le milieu de la place principale. Les plus âgés des paysans, le moulla, quelquefois un ou plusieurs autres derviches, des passants comme lui, venaient se mettre à ses côtés, et une partie de la nuit s’écoulait dans les entretiens de la nature la plus diverse. Tantôt c’étaient des récits de voyages, tantôt des récits de batailles ; souvent les questions les plus ardues de la métaphysique étaient agitées par ces cerveaux rustiques, comme il est d’usage dans tout l’Orient, et on écoutait volontiers les observations de Kassem, car on s’apercevait qu’il avait étudié. Quant aux choses nécessaires de la vie, il trouvait partout aisément une natte pour se coucher et sa part de pilau. Il s’était informé à plusieurs reprises de celui qu’il allait rejoindre. On l’avait vu passer : il pensait que l’Indien ayant sur lui peu d’avance, il le rejoindrait aisément.

Le neuvième jour du voyage, il s’avançait, comme à l’ordinaire, d’un pas allègre, et regardait sans ennui et sans fatigue l’étendue infinie du désert pierreux, ondulé, coupé de ravins, de rochers, de mamelons, bordé, bien loin à l’horizon, de deux rangées de montagnes magnifiques, colorées comme des pierreries par les jeux de la lumière, quand il sentit au fond de son âme une compression inattendue, une émotion spontanée, une douleur, un appel. Son âme, se tournant pour ainsi dire sur elle-même, lui dit :

— Amynèh !

Elle l’avait dit tout bas. Il l’entendit pourtant et, avec lui, son cœur l’entendit, et avec son cœur, toutes les fibres de son être et tous les échos qui étaient dans sa mémoire, dans sa sensibilité, dans sa raison, dans son imagination, dans sa pensée, tout cela, se réveillant, se mit à crier avec passion :

— Amynèh !

C’étaient comme des enfants qui demandent leur mère, comme devaient être les malheureux submergés dans les flots du déluge, quand ils levaient leurs bras au ciel et pleuraient en disant :

— Sauvez-nous !

Il fut bien surpris, Kassem, il fut bien surpris ! Il croyait que tout le passé avait disparu ; pas du tout ; le passé se montrait droit devant lui, bruyant, dominateur, réclamant son bien, sa proie, réclamant lui, Kassem, et il entendait comme un murmure menaçant :

— Qu’as-tu à faire avec la science ? Que veux-tu de la puissance souveraine ? Que t’importent la magie et la domination des mondes ! Tu appartiens à l’amour ! Tu es l’esclave de l’amour ! Esclave échappé de l’amour, reviens à ton maître !

Et comme Kassem continuait sa route, tête basse, la compagne presque inséparable d’un amour profond, sa compagne vengeresse l’atteignit, et une tristesse irrésistible s’empara de lui, absolument comme l’obscurité nocturne envahit, le soir, la campagne.

Le jeune homme avait beau se débattre, il était pris, il était repris. Il avait cru que ce n’était rien que d’aimer Amynèh et de la quitter. Mais l’amour s’était joué de lui. Il se répétait :

— La passion n’est rien ; qu’on la regarde en face, et elle tombe !

Il la regardait bien en face ; elle ne tombait pas ; elle le maîtrisait, et c’était lui qui se sentait faiblir, faiblir, faiblir, et qui se prosternait. Il voulait la chasser ; mais qui était le maître en lui-même ? L’amour ou lui ? C’était l’amour ! et l’amour répétait sans se lasser :

— Amynèh !

Et tout, dans l’être entier du pauvre Kassem, recommençait et disait :

— Amynèh !

Et cette voix et ces voix suppliantes, irritées, volontaires, enfin toutes puissantes ne s’arrêtaient plus, et Kassem n’entendit plus rien en lui-même que ces seuls mots :

— Amynèh ! mon Amynèh !

Que faire ? Ce qu’il fit. Il tint bon et continua à marcher. Il allait devant lui ; il avait perdu tout son entrain, toute son exaltation, toutes ses espérances et même le goût de ses espérances, et il rongeait l’amertume d’un profond et irrémédiable chagrin. À chaque pas, il sentait qu’il s’éloignait, non de son bonheur, mais de la source de sa vie ; son existence était plus lourde, plus étouffée, plus pénible, plus combattue, moins précieuse, et donnait moins de désirs de la garder à celui qui la traînait. Il marchait, toutefois, le pauvre amant.

— Je ne peux pas retourner ; j’ai promis, j’ai fait vœu de rejoindre l’Indien. Comment ne pas savoir ses secrets ? Oh ! Amynèh ! mon Amynèh ! ma chère, ma bien-aimée Amynèh !

C’est grand dommage que les hommes, qui ont beaucoup d’imagination et de cœur, ne soient pas mis par la destinée à ce régime de ne vouloir qu’une seule chose à la fois. Comme tout irait bien pour eux ! Comme ils se donneraient libéralement, entièrement, sans réserve, sans scrupule et sans souci, à la passion unique qui les prendrait ! Malheureusement, le ciel leur impose toujours plusieurs tâches. Sans doute, parce qu’ils voient plus et mieux que les autres, ils ont laissé leurs pensées entrer en bien des endroits ; ils aiment ceci, ils aiment cela. Ils veulent, comme Kassem, posséder les secrets ineffables, et, comme lui, ils aiment une femme en même temps qu’ils aiment la science, et ne peuvent pas aimer avec modération, avec calme ; ce qui arrangerait tout. Non ! il faut, pour leur malheur, que les gens comme Kassem ne sachent rien faire à demi et demandent toujours d’eux-mêmes l’absolu en beaucoup de sens. Il leur arrive d’être, à peu près toujours, profondément malheureux par l’impuissance d’atteindre tout à la fois.

Si, au moins, il avait eu cette confiance que sa sœur Zemroud s’était efforcée d’inspirer à Amynèh : revenir dans un an, dans deux ans… Mais, non ! Il ne pouvait pas admettre cette consolation possible. Il savait que, une fois entre les mains du derviche indien, il pratiquerait pour toujours cette règle de conduite : la

science est longue et la vie est courte. C’en était donc fait de ces images que le passé lui montrait ; sa félicité était éteinte.

— Je deviendrai vieux, à la fin, se dit-il ; je deviendrai vieux ; j’oublierai Amynèh.

Cette idée lui fit plus de mal que tout le reste à la fois. Il aimait mieux souffrir, il aimait mieux se sentir torturé par la douleur jusqu’à la mort. Il ne voulait pas oublier ! C’était se renoncer soi-même, s’anéantir et faire place à un nouveau Kassem qu’il ne connaissait pas et haïssait profondément.

Il essaya de se calmer par la pensée des belles choses qu’il allait apprendre, et des merveilles que, chaque jour, il lui serait donné de contempler et qui surpassent de beaucoup, ajoutait-il avec conviction, la magnificence des choses terrestres les plus éclatantes, et même, se dit-il tout bas, la beauté d’Amynèh.

Cette suggestion de son esprit lui fit horreur, et une voix s’éleva dans son âme, qui répliqua aigrement :

— Et la tendresse d’Amynèh, y a-t-il quelque chose aussi dans le plus haut des cieux qui la dépasse en valeur ?

Kassem était donc aussi complètement malheureux qu’un homme peut l’être, aussi abattu, aussi triste. Il faisait des vœux ardents pour rencontrer le plus tôt possible le derviche ; car il lui prenait de tels découragements que, par intervalles, il se laissait tomber sur la terre et s’abandonnait à sangloter.

— Quand il sera avec moi, se dit-il, je serai distrait, je penserai à ce qu’il me dira. Il me ramènera à la contemplation auguste de la vérité. Je ne serai pas heureux, mais je retrouverai du courage ; car il faut que j’en aie. Mon sort est de servir aux grands desseins de mon maître ; je subis mon sort.

Au fond, il n’avait plus rien au monde qui l’attachât. Tiré entre deux passions, il ne souhaitait plus, tant il souffrait, que d’obtenir un moment de repos, et d’apprendre ce que c’était que le calme et de savourer la paix. À mesure que les jours passaient, il en arrivait à ce point de ne plus même savoir ce qui pouvait le rendre heureux dans ce monde, tant il lui semblait ne rêver que des choses impossibles. Amynèh ! Elle était si loin ! Elle s’éloignait tous les jours ! Il l’avait perdue ; cette image idolâtrée était noyée dans ses larmes ; il, ne la voyait pas bien ; à force de la regretter, de la désirer, de l’appeler, de pleurer, de ne pouvoir l’atteindre, elle lui semblait ne plus exister dans le monde où il était lui-même, ne pas avoir de réalité sur la terre ; il n’osait plus croire à la possibilité de la reprendre jamais, et, quant à l’amour de la science, première, unique cause de son chagrin, il n’était pas bien sûr de le ressentir encore.

Mais, sur ce point-là, il se trompait. La curiosité, poignante, dont les paroles du derviche l’avaient fait devenir l’esclave, le tenait, en réalité, plus serré qu’il ne croyait. Il ne sentait pas bien pourquoi, dans son isolement, dans son abandon, l’amour, irrité et souffrant, ne lui ménageait pas les peines, et, cependant, il aurait dû comprendre que cet amour si fort pour le torturer, n’était cependant pas absolument victorieux ; car, après tout, malgré tout, Kassem, transpercé par cet aiguillon, ne rebroussait pas chemin ; il marchait, mais non pas vers Amynèh ; il marchait pour retrouver le derviche, et il semblait avoir au cou une chaîne qui le tirait. Cette chaîne, c’était son Kismèt, sa Part. Il s’était traîné, malgré lui, malgré ses sentiments, ses désirs, son cœur, sa passion, tout ; il marchait cependant et ne pouvait s’en défendre.

Ce qui était plus étrange, c’est qu’au fond il était loin de savoir ce qu’il allait chercher, et encore moins ce qu’il prétendait obtenir. L’Indien lui avait seulement prouvé toute sa puissance et assuré qu’il avait besoin de lui. Sa tête excitée, son imagination subitement embrasée, faisaient, disaient le reste. Il voulait voir, il voulait servir ; il entrevoyait vaguement des hauteurs et des profondeurs où planait le vertige ; il voulait irrésistiblement se jeter dans les bras, au cou de ce vertige, génie gigantesque dont les regards fixés sur ceux de son âme le fascinaient, et une fois dans ce giron terrible, il ne savait pas ce qui allait lui arriver ; mais il ne cherchait pas même à le pressentir. C’était, en vérité, le vertige auquel il en voulait.

Je ne sais pas si l’amour passionné peut jamais accepter qu’une autre passion soit pour lui une digne rivale ; mais, s’il en est une à laquelle il soit, disposé à accorder, ou du moins à laisser, prendre ce titre sans s’indigner par trop, il semble que ce doit être celle là même qui étreignait Kassem dans ses bras convulsifs. Exaltation pour exaltation, frénésie pour frénésie, celle de l’une vaut celle de l’autre ; il y a, de part et d’autre, autant d’abnégation, autant de discernement, peut-être autant d’aveuglement ; et si l’amour peut se vanter d’emporter au-dessus des vulgarités de la terre l’âme qu’il, transporte dans les plaines azurées du désir, sa rivale, celle-là précisément qui tenait l’âme de Kassem en même temps que l’amour, a le droit de répondre d’une manière assurée qu’elle n’exerce pas un pouvoir dirigé vers des buts moins sublimes. Ainsi le malheureux amant parcourait les campagnes caillouteuses, brûlées d’un soleil inexorable, vides de tout qui ressemblait à de la végétation, ayant toujours devant ses yeux distraits des horizons dont les cercles étaient immenses et s’allongeaient sans cesse ; il s’avançait, et il souffrait, et il pleurait, et il se sentait mourir, et pourtant il marchait.

Il avait beau faire du chemin, il ne parvenait pas à atteindre son maître. Depuis quinze jours déjà, il avait perdu ses traces ; il avait interrogé, il interrogeait les gens des villages, les voyageurs ; personne n’avait vu l’Indien. On ne le connaissait pas. Sans doute Kassem avait pris, à un certain moment, une autre direction, ce qui n’est pas malaisé dans ces contrées où il n’existe, à proprement parler, aucune route. Mais Kassem ne put pas s’empêcher de reconnaître, dans cette circonstance, la puissance de son Kismèt.

— Si j’avais rencontré mon maître, se disait-il avec amertume, dans les premiers jours où la douleur m’a assailli, je n’aurais sans doute pas eu la force de la lui cacher. Il m’aurait rudement repris, et je n’aurais rien gagné à cette confidence imprudente que des reproches constants, et peut-être… quoi ! peut-être ?… Bien certainement une défiance qui, sans me rendre Amynèh, m’aurait sans doute tenu bien loin, pendant des années, du sanctuaire de la science dont j’aurais été déclaré indigne. Maintenant, je ne suis plus maître de moi, parce que, beaucoup plus malheureux et ayant touché le fond de mon infortune, j’y suis comme prosterné et je ne songe pas même à m’en retirer jamais. Non ! je ne dirai pas un mot à l’Indien ! Je ne lui montrerai pas mon secret. Il ne pourrait le comprendre ! C’est une âme dure et fermée à tout ce qui n’est pas la sublimité qu’il recherche. Il est déjà Dieu ; moi, hélas ! hélas ! que suis-je ? Oh ! hélas ! que suis-je ?

Kassem traversa bien des pays, des lieux déserts, des lieux habités ; il fut ici humainement reçu, ailleurs mal ; il entra dans des villes ; il parcourut les rues de Hérât, et, ensuite, celles de la grande Kaboul. Mais il était à tout d’une indifférence profonde. En réalité, on ne pouvait pas dire qu’il vécût. La double exaltation qui entraînait et déchirait son être ne le laissait pas un moment tomber au niveau des intérêts communs. Il voyageait, mais il rêvait et ne voyait que ses rêves. C’était merveille qu’il touchât la terre du pied, car il n’était pas du tout sur la terre. Quand il eut atteint Kaboul, sans s’arrêter nullement, comme je viens de le dire, à visiter les singularités de cette ville fameuse, qui a, comme on le sait, des maisons construites en pierres, et à plusieurs étages, il s’empressa d’en partir, et, après quelques journées, il arriva aux cavernes de Bamyàn, où il était certain de trouver le derviche. En effet, en entrant dans une des grottes, après en avoir visité deux ou trois, il aperçut son maître assis sur une pierre, et traçant avec le bout de son bâton des lignes, dont les combinaisons savantes annonçaient un travail divinatoire.

Sans tourner la tête, l’Indien s’écria de la voix mélodieuse qui était si remarquable chez lui :

— Loué soit le Dieu très-haut ! Il a donné à ses serviteurs les moyens de n’être jamais surpris ! Approche, mon fils ! C’est précisément à ce moment du jour que tu devais arriver ! Tu arrives, te voilà ! Je loue ton zèle, dont la pureté immense m’est garantie ; je loue l’élévation de tes sentiments et de ton cœur ; mes calculs me les démontrent, et je n’en puis douter. De toi, je ne saurais attendre que tout bien, toute vertu, tout secours, et, cependant, je ne sais comme d’inexplicables obstacles s’élèvent devant nos travaux !

Kassem s’avança modestement et baisa la main du sage. Mais celui-ci, concentré dans ses réflexions, ne leva pas même les yeux sur lui et resta contemplant avec fixité les combinaisons de lignes qu’il avait tracées sur le sable et qu’en réfléchissant il modifiait. Le jeune homme le regardait avec une sorte de bonheur mélancolique. Il ne se sentait plus seul. Il était près d’un être qui, à sa façon, l’aimait, qui faisait cas de lui, pour lequel il était quelque chose et qui comptait sur lui. Il eût bien volontiers embrassé le derviche ; il eût voulu se jeter à son cou, le presser contre son cœur dolent. Mais il n’y avait pas d’apparence, que rien de semblable fût possible ; Kassem écarta ces idées presque en souriant de lui-même ; il se contenta de regarder silencieusement son maître, avec une tendre affection, sans chercher à l’interrompre dans les méditations que celui-ci poursuivait et dont, sans les comprendre, il admirait la profondeur. Enfin, pourtant, l’Indien releva la tête et contempla fixement son compagnon.

— L’heure est venue, dit-il ; nous sommes à l’endroit fixé : nous allons commencer notre travail. Espérons tout, quoi qu’il en soit !

— Que cherchez-vous ? lui dit Kassem ; qu’attendez-vous ? Que voulez-vous ?

— Je ne sais pas, répondit l’Indien ; ce que je veux, c’est ce que je ne connais pas. Ce que je connais est immense. Il me faut le par-delà. Il me faut le dernier mot. Quand je l’aurai, tu le partageras, et, sans avoir passé par les routes innombrables que j’ai parcourues, tu auras tout, sans peine, sans mes angoisses, sans mes chagrins, sans mes doutes, sans mes désespoirs. Comprends-tu ? Es-tu heureux ?

Kassem tressaillit.

— Sans désespoirs ? se dit-il en lui-même, est-ce bien vrai ? N’aurai-je pas payé autant que lui ?

Cependant, il se sentit entraîné par les paroles de son maître. Son cœur se ranima et bondit. Il espéra de son côté. Il touchait à un des buts de sa vie. Un instant, il oublia l’autre.

— Allons ! s’écria-t-il avec énergie, marchons ! Je vous suis ! Je suis prêt !

— Tu n’as pas peur ? murmura le derviche.

— De rien au monde ! répartit Kassem. En vérité, la vie était de toutes les choses celle à laquelle il tenait le moins.

Le derviche se leva et marcha dans la grotte. Kassem le suivait. Ils s’enfoncèrent dans les profondeurs de la terre. Bientôt la clarté du jour les abandonna. Ils s’avancèrent dans le crépuscule, puis bientôt dans les ténèbres. Ils ne prononçaient un mot ni l’un ni l’autre. Au bout de quelque temps, Kassem sentit, sous ses mains portées en avant, la roche vive, et il s’aperçut que le derviche la tâtait de ses doigts. Autour d’eux, s’accumulaient des blocs de pierres jetés là par des éboulements souterrains et qu’ils avaient

escaladés. Le derviche soupirait profondément, prenait haleine et recommençait à soupirer. Kassem se rendit compte que son maître cherchait à déranger les roches. Tout à coup, il se sentit pris fortement par le poignet, et le derviche, le traînant violemment en arrière, le ramena dans un endroit où passait une bande de jour.

— Il y a quelque chose en toi, s’écria-t-il, qui nous empêche de réussir ! Je le vois maintenant, je le sais, j’en suis sûr ! Tu es honnête, tu es dévoué, tu es bon et fidèle ! Mais il y a quelque chose ! Je ne sais quoi ! Tu n’es pas tout entier à l’œuvre sainte ! Parle ! avoue !

— C’est vrai, répondit Kassem en tremblant, c’est vrai ; pardonnez-moi. Je ne suis pas tel que je devrais.

— Qu’y a-t-il ? s’écria le derviche en serrant les dents ; ne me cache rien, mon fils, il faut que je sache tout pour y porter remède. N’aie pas peur, parle !

Kassem hésita un moment. Il était devenu tout pâle. Il comprenait qu’il ne fallait pas hésiter. Il n’était pas là en présence du monde, mais en présence d’un redoutable infini.

— J’aime, dit-il.

— Quoi ?

— Amynèh !

— Ah ! malheureux !

L’Indien se tordit les mains et resta comme absorbé dans une douleur qui ne trouvait pas de paroles. Enfin, il fit un effort.

— Tu ne saurais me servir à grand chose, dit-il. Ton bon vouloir est paralysé. Il faut ici une âme libre ; la tienne ne l’est pas. Cependant, tu es bien pur de tout mal ; tu étais celui qu’il me fallait… Tu peux encore quelque chose… Moi, je ne reculerai pas… J’aurai tout… j’aurai ce que je veux !… Mais à quel prix !… Pour toi, tu n’auras rien ! Rien ! Entends-tu ?… Ce n’est pas ma faute ! ce n’est pas la tienne ! Ah ! une femme !… une femme !… Maudites soient les femmes ! C’est la ruine ! c’est le fléau irrésistible ! c’est la perte !… Marchons, pourtant, retournons ! dans un quart d’heure, il serait trop tard !

Comme il achevait ces derniers mots, une voix s’écria à l’entrée de la caverne :

— Viens, Kassem, viens !

Kassem frissonna de tous ses membres. Il lui sembla reconnaître cette voix. Mais l’Indien le saisit avec force, et l’entraînant moitié contraint, lui cria :

— N’écoute pas, ou tout est perdu ! La voix se fit entendre de nouveau.

— Viens, Kassem, viens !

Kassem devint comme fou. Il reconnaissait tout à fait la voix ; mais son vieux maître l’entraînait toujours et lui criait :

— Ne le retourne pas ! n’écoute pas ! Suis-moi ! Je sais que je vais mourir ! Mais, au moins, au moins, qu’en mourant, je trouve !

Kassem se laissait emporter, Il allait, il était traîné, mais il ne résistait pas. Son : affection pour son maître, une curiosité fébrile, furieuse, le dominait. Il savait qui l’appelait : il n’avait plus d’autre volonté que de courir au-devant du terrible mystère. Tout à coup, il se trouva contre la roche, à l’endroit même où quelques instants auparavant ses mains avaient touché.

— Mets-toi là, dit l’Indien en le poussant dans le fond d’une sorte d’anfractuosité ; là ! là ! Bien ! Tu risques moins, et maintenant, je le sais, je le sens, je vais tout savoir !

Kassem l’entendit de nouveau gémir, pousser, tirer, frapper ; et, en même temps, ses cheveux se dressèrent d’horreur, car le derviche prononçait, dans une langue absolument inconnue, des formules gutturales dont la puissance était certainement irrésistible. Soudain un fracas épouvantable se fit entendre dans la grotte ; Kassem sentit les pierres s’agiter, la terre vaciller sous ses pieds, les rochers glissèrent sous ses mains, la lumière entra de toutes parts ; un éboulement épouvantable venait d’ouvrir la voûte ; il regarda, il ne vit plus le derviche, et, à la place où ce sage et tout puissant magicien avait dû être un instant auparavant, s’élevait un amoncellement de débris énormes que toutes les forces humaines eussent été impuissantes à soulever de leur place ; mais, à l’entrée de la caverne, désormais inondée de la lumière du jour, Kassem vit Amynèh, pâle, pantelante et qui lui tendait les bras. Il courut à elle, il l’embrassa, il la contempla ; c’était bien elle. Elle n’avait pas eu le courage de l’attendre. Elle avait marché après lui, elle l’avait suivi ; elle le retrouvait, elle le garda.


________