Nouvelles Recherches sur le règne de Louis XV

RECHERCHES NOUVELLES


SUR


LE RÈGNE DE LOUIS XV.




Journal historique et anecdotique du règne de Louis XV, par E.-J. F. Barbier, avocat au parlement de Paris, publié par A. de La Villegille.[1]




Depuis quelques années, les érudits, les historiens, les critiques, exhument avec ardeur tous les documens, tous les souvenirs relatifs au XVIIe siècle. Il y aurait à continuer cette même tâche, non pas pour la dernière moitié du XVIIIe siècle, qui est désormais bien connue, mais pour la régence et les premières années du règne de Louis XV. On rencontrerait ici des difficultés assez grandes. La période dont nous parlons est très pauvre en documens originaux ; autant, sous le précédent monarque, les écrivains se montrent inquiets de la postérité et soigneux de recueillir tous les faits, autant, sous Louis XV, ils sont peu soucieux de l’avenir et de ses jugemens sur eux-mêmes et sur leur siècle. À côté des quelques érudits qui s’occupent de la Grèce et de Rome, et, par exception, de la France du moyen-âge, Voltaire est à peu près le seul homme qui songe à l’histoire contemporaine. Entre les Mémoires de Saint-Simon, qui s’arrêtent à 1723, et les Mémoires secrets de Bachaumont, qui commencent en 1762, on ne trouve, guère comme documens historiques, en dehors des pièces officielles, que des pamphlets, des chansons, des arias, c’est-à-dire la plupart du temps des calomnies, des futilités et des niaiseries : on connaît quelques anecdotes de cour, quelques scandales de coulisses ; on ne sait presque rien de la vie particulière de la nation, des mœurs, des usages des diverses classes.

Une intéressante publication récemment entreprise par la Société de l’histoire de France et confiée aux soins d’un habile éditeur, M. de La Villegille, vient, non pas de combler, mais de rendre moins regrettable cette lacune que nous avons signalée entre les Mémoires de Saint-Simon et les Mémoires secrets. La publication de M. de La Villegille offre, dans sa partie la plus importante, la reproduction du journal d’un habitant de Paris, Jean-François Barbier, né en 1689, mort en 1771. Avocat au parlement dès 1708, Barbier, dont aucune biographie n’a fait mention jusqu’ici, a recueilli, de 1718 à 1761, jour par jour, pour ainsi dire, le souvenir de tous les événemens qui se sont accomplis sous ses yeux, tous les bruits de la ville et de la cour, tous les scandales des théâtres et des salons. Il a très peu parlé de lui-même, et tout ce que l’on peut savoir de sa personne, c’est qu’il resta célibataire, qu’il demeura toute sa vie rue Galande, et qu’après le bonheur de donner des consultations et d’arrondir son patrimoine, il n’avait pas de plaisir plus grand que d’écrire son journal et de passer ses instans de loisir dans une petite maison de campagne, située au bois de Boulogne. Barbier n’est ni un homme de lettres, ni un philosophe, ni un janséniste, ni un chrétien, ni un athée ; c’est un bourgeois parisien, c’est-à-dire une espèce à part dans l’espèce humaine, un Français qui ne ressemble pas aux autres Français, un mélange singulier de scepticisme et de crédulité, qui montre plus d’esprit que de raison solide, s’arrête et s’amuse volontiers aux petites choses, tout en jugeant souvent les grandes avec une remarquable sagacité. Occupé à la fois de plaisirs et d’affaires, ennemi de la noblesse parce qu’il n’était pas noble, très entêté de sa profession d’avocat et toujours malveillant pour ses confrères, respectueux envers le roi et très enclin à médire des ministres, Barbier, en écrivant son Journal, a pour lui-même et pour les autres l’inappréciable mérite de la franchise. Il dit ce qu’il sait, sans chercher la phrase, sans réticences, avec le mot vif et cru, et souvent il fait de l’histoire, comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le vouloir et sans le savoir. Cependant l’histoire, sous sa plume, ne sort jamais du cadre étroit de l’anecdote, et, en le suivant à travers ses souvenirs, nous resterons sur le terrain où il s’est placé.

Ce qui frappe, et surtout ce qui attriste à la lecture du Journal de Barbier, quand on se reporte aux belles années du XVIIe siècle, aux luttes héroïques des derniers temps de Louis XIV, à cette administration sévère, régulière et forte, c’est de voir avec quelle rapidité, chez une nation mobile comme la nôtre, les mœurs et les institutions se dégradent et s’énervent. On tombe brusquement et, pour ainsi dire, sans transition, de la politesse et de la galanterie délicate et retenue au cynisme et à la dépravation éhontée, de Versailles aux petites maisons, des ballets de Molière et de Lulli aux bals masqués de l’Opéra, des solitaires de Port-Royal aux convulsionnaires de Saint-Médard, de Pascal à M. de Montgeron. On a souvent rendu les gens de lettrés et les philosophes responsables de cette dégradation ; leur action sur la décadence morale de la société française s’est assez fâcheusement signalée pour qu’il soit inutile d’en exagérer l’importance ; l’intérêt du Journal de Barbier est précisément de faire à la magistrature, à l’armée, à la bourgeoisie, la part qui leur revient dans les préludes de la crise que les philosophes et les gens de lettres ont eu plus tard le triste honneur de faire éclater. Sous la régence et dans les premières années du règne de Louis XV, ce qu’on appelle la littérature et la philosophie du XVIIIe siècle n’avait point encore fait son avènement dans le monde. Il y avait çà et là dans les cercles littéraires quelques épicuriens qui vivaient d’une vie dissipée et galante, et quelques écrivains de bas étage qui rappelaient les Théophile et les d’Assoucy ; mais personne encore n’avait érigé la corruption en système, personne encore ne tenait école d’incrédulité : la corruption était dans les cœurs, l’incrédulité dans les esprits, avant d’être dans les livres. La lecture de Barbier suffirait seule à dissiper tous les doutes à cet égard ; la cause de la dépravation des mœurs publiques éclate à chaque ligne dans son journal. C’est dans toutes les classes de la société un désir effréné d’être riche, un besoin non moins effréné d’amusemens, le luxe et le dégoût des travaux sérieux.

S’amuser, bien vivre et satisfaire par tous les moyens possibles aux exigences d’une vie sensuelle et raffinée, telle fut, dans la première période du XVIIIe siècle, la devise de la plupart des hommes appartenant aux classes élevées de la société. La noblesse donna le signal, la bourgeoisie s’empressa de l’imiter dans son faste, et surtout dans ses vices. Certains désordres qui, sous le règne de Louis XIV, n’avaient été qu’une exception devinrent une règle à peu près générale, et, chose vraiment bizarre, la décadence s’annonça par un changement complet dans la distribution et l’ameublement des maisons. Sous Louis XIV, tout était vaste, majestueux, ouvert à la lumière et fait en quelque sorte pour des hommes destinés à vivre à découvert. Sous la régence, on rétrécit les appartemens, on chercha l’ombre et le mystère, et dans la décoration intérieure on multiplia les futilités, les peintures, les images licencieuses. Le boudoir des courtisanes remplaça la ruelle des précieuses ; le luxe de l’ameublement fut poussé si loin, qu’il suffit souvent à engloutir les plus grandes fortunes. Les femmes surtout montraient pour les meubles rares et précieux une véritable passion, et la marquise de Pompadour monta si richement sa maison, elle y entassa tant d’étoffes précieuses, tant d’objets d’art et de fantaisie, qu’à sa mort la vente de son mobilier dura pendant toute une année. Dans certains hôtels, on comptait plus de cent domestiques, dont la plupart n’étaient point connus de leurs maîtres ; les chevaux n’étaient pas moins nombreux que les laquais, et partout on tenait table ouverte. Le célèbre traitant Samuel Bernard dépensait chaque année, pour les dîners seulement, 150,000 livres. Cette question de la bonne chère, des fins soupers et des vins exquis préoccupe vivement Barbier. Elle reparaît dans la plupart des biographies qu’il trace des personnages de son temps, et, quand un grand fonctionnaire est nommé dans la magistrature elle-même, il se demande presque toujours non pas s’il remplira dignement ses fonctions, mais s’il pourra suffire aux dépenses de table que lui impose sa nouvelle dignité. Il raconte aussi comme une chose très importante que, quand le parlement fut exilé à Pontoise, le roi eut la délicate attention de donner ordre aux voitures de marée de s’arrêter dans cette ville, pour adoucir la disgrace de la cour souveraine, en procurant à ses membres le plaisir de manger du poisson frais, et, à la façon dont il s’exprime, il est facile de voir que cette faveur ne fut pas sans influence sur la conduite politique des parlementaires.

Le jeu, les bals masqués et les petites maisons s’ajoutèrent comme une plaie nouvelle au luxe de l’ameublement et de la table, et ici encore il est facile de marquer par la comparaison avec le règne de Louis XIV ce que l’on pourrait appeler les progrès de la décadence. Sous Louis XIV, en effet, on jouait avec fureur, et comme exemple il suffit de citer Mme de Montespan, qui, dans une seule soirée, perdit 4 millions à la bossette ; mais du moins on jouait avec honneur : c’était une sorte de défi qu’on jetait à la fortune. Sous la régence, le jeu n’est plus qu’une basse spéculation dont les produits servent à défrayer le désordre. Des grands seigneurs, des princes, des ducs ne rougissent pas d’ouvrir des maisons de jeu et de s’attribuer comme maîtres de brelan une part dans les profits. Les bals masqués, qui commencèrent en 1716 à l’Opéra, ne tardèrent point à rappeler les orgies romaines dans leur licence effrénée, et le vice se produisit avec une effronterie nouvelle à la faveur de l’incognito. Une foule d’intrigues se liaient sous le masque et se dénouaient, toujours sous le masque, dans la salle même, à l’abri des grilles dont on avait garni les loges du cintre. Le régent faisait ses délices de ces cohues bruyantes, où la danse n’était qu’un prétexte pour la débauche et l’ivresse ; Louis XV, comme le régent, y compromit plus d’une fois sa dignité royale. Ici encore, on le voit, nous sommes loin de Louis XIV, dont les ballets n’étaient, après tout, que des fêtes magnifiques et décentes, embellies par la musique de Lulli et les vers de Molière et de Quinault.

Pour quiconque est curieux de ce que Rabelais eût appelé des aventures de haulte graisse, le Journal de Barbier est une mine féconde et attrayante ; mais ici nous ne le suivrons qu’à distance, et si même nous sommes forcé de le laisser en chemin, quelques traits, pris au hasard parmi ceux qui peuvent être cités, suffiront, nous le pensons, à faire apprécier et ses mémoires et son époque. Il raconte les faits les plus scandaleux sans s’étonner, sans blâmer et en les donnant presque toujours comme des aventures fort gaies dont le public s’est beaucoup diverti. S’agit-il des intrigues d’un courtisan marié, il se borne à cette simple remarque : « De vingt seigneurs de la cour, il y en a quinze qui ne vivent point avec leurs femmes. Rien n’est plus commun, même entre particuliers. » S’agit-il des infidélités du prince de Conti ; après avoir dit qu’il est éperdûment épris et follement jaloux de sa femme, Barbier ajoute : « Cependant il a des maîtresses ; c’est la règle. » En 1724, on noue autour de Louis XV, tout candide encore, une honteuse intrigue qui devait se terminer par ce voyage de Chantilly qui donna lieu à tant de couplets. Barbier, pour exposer le commencement de cette triste affaire, ne trouve que ces simples mots : « Pour rendre le roi plus traitable et plus poli, on comptait beaucoup sur la duchesse d’Épernon. Mme de La Vrillière était chargée de cette diplomatie ; mais, comme elle était femme d’expérience, on pensait qu’elle prendrait le roi pour elle-même. » Jamais le moindre blâme ne trahit le moindre sentiment moral. Quand on attaque Mme de Pompadour, Barbier se fâche. « Cela est bien imprudent, bien insolent, dit-il ; il suffit que le roi soit attaché à une femme, quelle qu’elle soit, pour qu’elle devienne respectable à ses sujets. » En 1739, ce roi, qui venait d’entamer une liaison avec Mme de Mailly, ne remplit point à Pâques ses devoirs religieux, comme il avait coutume de le faire. On jugea dans le public que le monarque n’avait point eu l’absolution de son confesseur, et cela fit grand bruit. Barbier, cette fois, se fâche contre le confesseur. « Nous sommes assez bien avec le pape, dit-il, pour que le fils aîné de l’église eût une dispense pour faire ses pâques, en quelque état qu’il fût, sans sacrilège et en sûreté de conscience. » Nous pourrions choisir entre mille faits, mille réflexions du même genre ; mais la reproduction des textes est impossible ici, et ce que nous venons de citer, n’a pas besoin de commentaires.

Les mœurs étaient aussi frivoles que dissolues ; les abbés jouaient de la guitare et chantaient dans les salons, tandis que les colonels faisaient de la tapisserie. L’esprit de la nation tout entière s’exhalait en chansons, en bouts rimés, en jeux de mots ; que les troupes se consument dans la Bohême sous les ordres du maréchal de Maillebois, que le roi change de maîtresse, que le cardinal de Fleury tombe en syncope, on chansonne le maréchal, les favorites du roi, les syncopes du cardinal. L’invention des pantins, en 1747, fut un véritable événement ; ces jouets, après avoir amusé les enfans, occupèrent les hommes. Les médecins, les magistrats eux-mêmes en portaient toujours avec eux ; ils ne croyaient point déroger à la gravité de leur âge et de leur profession en les faisant danser au milieu des cercles et des promenades, et en accompagnant la danse de ces couplets :

Que Pantin serait content,
S’il avait l’art de vous plaire ! etc.


Pantin n’eut pas seulement les honneurs de la chanson ; on fit contre lui des épigrammes, des satires, et les peintres lui consacrèrent leur talent. Boucher, entre autres, en peignit un grand nombre, et celui qu’il exécuta pour la duchesse de Chartres fut payé 1,500 livres.

Aux costumes élégamment sévères du règne de Louis XIV avaient succédé des costumes bizarres, pleins d’afféterie, de recherche et de mauvais goût, et qui furent pour nos modes ce que le jargon des précieuses, dans le siècle précédent, avait été pour notre langue. Les hommes semèrent leurs habits d’or en pluie, d’étoiles, de petits carrés de couleurs, de paillettes et de fleurs. Les femmes se surchargèrent de bagues, de colliers, de girandoles, de ceintures. On donna aux paniers un diamètre égal à la hauteur des personnes qui les portaient les mêmes étoffes, les mêmes dentelles servirent aux deux sexes, et les hommes eux-mêmes firent usage du fard et des mouches. C’était un véritable marivaudage en toilette. Du reste, cette corrélation entre les mœurs, les idées et le costume n’est point un fait particulier au XVIIIe siècle ; on le retrouve à toutes les époques de notre histoire ; la plupart des écrivains du moyen-âge l’ont signalée, et les soins exagérés donnés à l’habit ont toujours été regardés par eux comme un symptôme de décadence et d’affaissement. C’est qu’en effet les modes n’ont jamais été plus mobiles, plus recherchées, plus tourmentées qu’aux époques les plus corrompues et sous les rois les plus faibles.

Les raffinemens du luxe, la mollesse des habitudes, n’excluaient pas la dureté des mœurs. La fureur des duels, que Louis XIV lui-même n’avait pu comprimer, se réveilla sous la régence avec une vivacité nouvelle. On ne se battait pas, comme aujourd’hui, pour satisfaire à un préjugé que les gens de cœur ont la faiblesse de respecter ; on se battait pour se tuer, et on se tuait presque toujours. Cette noblesse aux habits de soie tout brillans de paillettes, cette noblesse poudrée, musquée, fardée, avait la main rapide et sûre ; elle ne marchandait pas son sang, et, quand il fallait tirer l’épée, on ne laissait pas à la colère le temps de se calmer ; les témoins ne connaissaient point encore la diplomatie des réconciliations, et le plus souvent on se battait sans recourir à des tiers. Le Journal de Barbier est rempli, comme les romans du moyen-âge ou les drames modernes, de combats singuliers, et ces combats s’engagent toujours pour les motifs les plus futiles. M. de Fimarçon, colonel d’infanterie qui avait mangé 200,000 livres en petits soupers, et qui s’habillait toujours en femme quand il n’était pas de service, se bat avec La Roche-Aymon, parce que celui-ci avait parié qu’il embrasserait au milieu des Tuileries une fille d’Opéra qui donnait le bras au colonel. MM. de Saint-Hilaire et Penin discutent en se promenant sur le talent d’Adrienne Lecouvreur, morte depuis plusieurs années ; la discussion s’échauffe, tourne à l’aigreur, et voilà nos deux promeneurs qui croisent le fer au milieu de la rue Cassette. En 1721, le chevalier de Breteuil et le chevalier de Gravelle, lieutenans aux gardes, se battent dans la rue Richelieu, à midi et demi, au milieu des passans, et de Breteuil est tué. Ces gladiateurs en manchettes s’égorgeaient ainsi en plein jour, en pleine rue, au milieu des passans attroupés ; mais le plus ordinairement on choisissait le clos des Chartreux, situé entre la rue d’Enfer et le Luxembourg. Les édits sur les duels étaient cependant encore en vigueur, on fit même des lois nouvelles, mais on ne les appliquait pas. Le roi signait toujours des lettres de grace, et le parlement lui-même aidait à éluder la loi. Ainsi, quand le duc de Crussol, jeune bossu de dix-sept ans, eut tué dans la rue d’Enfer le comte de Rantzau, petit-fils du maréchal de ce nom, le parlement, au lieu de faire arrêter le meurtrier, lui facilite les moyens de s’échapper, en lui enjoignant par un arrêt mûrement délibéré de se rendre en prison. Le duc, on le pense bien, profita de l’arrêt pour s’esquiver ; il fut jugé par contumace et acquitté, parce que la famille dépensa 60,000 livres pour suborner de faux témoins. Quant à Barbier, en racontant ce scandale, il ne s’étonne que d’une chose : c’est que l’acquittement ait coûté aussi cher. Cette subornation de témoins était du reste dans les habitudes de l’époque. Barbier, en parlant des violences exercées par le marquis de l’Aigle sur une femme de chambre, termine son récit par cette réflexion caractéristique : « Comme il faut faire dédire tous les témoins, on dit que cela coûtera de l’argent. »

Autant la plus haute magistrature elle-même se montrait indulgente vis-à-vis des classes privilégiées et riches, — ce qui fait dire à Barbier « qu’on n’a jamais le plaisir de voir pendre les fripons de conséquence, » — autant elle se montrait impitoyable pour les petites gens. Quelques-uns des juges de Paris avaient été surnommés les bourreaux de la Tournelle, et ce surnom cruel n’était souvent que trop bien justifié. Une foule de délits qui de nos jours n’emportent que des peines correctionnelles étaient encore punis de la peine capitale ; la rigueur des supplices ne s’était point adoucie depuis bien des siècles, et le sombre cérémonial des exécutions était en bien des points resté le même. En 1750, deux individus coupables de l’un de ces crimes que le moyen-âge lui-même osait à peine nommer sont brûlés en place de Grève dans une chemise soufrée. En 1742, Desmoulins, le chef de la bande des assommeurs, est rompu vif, et il reste vingt-deux heures sur la roue. « Pendant la nuit, dit Barbier, on relaya des confesseurs, d’autant que la place sur un échafaud est un peu froide. Ledit sieur Desmoulins a bu plusieurs fois de l’eau et a beaucoup souffert. Enfin, voyant qu’il ne voulait pas mourir, et que le service était long, M. le lieutenant-criminel a demandé à MM. de la Tournelle de le faire étrangler, ce qui a été fait ce matin même, de neuf à dix heures, sans quoi il y serait peut-être encore. »

Les exécutions avaient ordinairement lieu vers le soir à la clarté des flambeaux. Les confréries des métiers, les moines des ordres mendians s’y rendaient en grande pompe, et soit que l’on pendît les condamnés, soit qu’on leur tranchât la tête ou qu’on les rompit vifs, les assistans, au moment où le bourreau allait faire son office, entonnaient le Salve Regina. Quand le supplice avait lieu par la décollation, l’exécuteur montrait au peuple la tête sanglante, et, lorsque le coup mortel avait été adroitement porté, ce peuple battait des mains pour témoigner sa satisfaction. La plupart des voleurs et des assassins affichaient jusqu’au moment suprême un cynisme révoltant et se montraient presque toujours insensibles au repentir : le célèbre Cartouche badinait sans cesse dans sa prison, et son esprit le faisait plaindre. Nivet, autre voleur non moins redoutable, passait tout son temps à jouer au volant, d’autres faisaient des chansons. Lorsqu’on amenait les condamnés pour les exécuter sur la place de Grève, ils demandaient tous à monter à l’Hôtel-de-Ville, sous prétexte de faire des révélations : ils trouvaient ainsi le secret de vivre vingt-quatre heures de plus, et de bien boire et de bien manger, malgré le parlement.

Quand le poète Gilbert, dans son immortelle satire, s’indigne avec tant de verve et de colère contre ces femmes auxquelles un papillon souffrant fait verser des larmes, et qui vont acheter le plaisir de voir tomber la tête du comte de Lalli, il ne fait que traduire en beaux vers un fait qui de son temps se renouvelait sans cesse, On eût dit que la haute société du XVIIIe siècle, blasée sur la plupart des sentimens simples et vrais, était attirée par un besoin fatal d’émotions violentes. À propos de toutes les exécutions un peu notables par la réputation de scélératesse des condamnés, Barbier remarque que les fenêtres de la Grève se sont louées fort cher, qu’il y a eu beaucoup de carrosses, etc. Au milieu de ces détails cruels, il ne s’étonne qu’une seule fois, c’est au moment du procès de Cartouche, et voici à quelle occasion : le comédien Legrand avait composé une pièce de théâtre dont ce brigand fameux était le héros ; il en confia le principal rôle à l’acteur Quinault, et, peu de temps avant la première représentation, Quinault et Legrand se rendaient chaque jour au Châtelet pour répéter la pièce et le rôle ; les magistrats faisaient venir alors Cartouche et ses complices ; l’auteur et l’acteur les étudiaient, s’éclairaient de leurs avis. La pièce fut jouée le jour même où le brigand fut rompu vif : on vendit à la fois dans les rues l’arrêt de mort et la comédie, Barbier acheta l’un et l’autre pour servir, dit-il, de pièces justificatives aux sottises de ses contemporains. Ainsi le peuple de Paris se démoralisait par le spectacle des théâtres et le spectacle des supplices ; les solennelles expiations de la justice humaine étaient devenues pour lui une simple affaire de distraction ; il allait voir mourir Cartouche sur la roue après l’avoir applaudi sur la scène, et plus tard, quand la terreur eut besoin d’assassins, elle les chercha là où elle savait les trouver, dans cette foule à la fois raffinée et sauvage qui se pressait autour des échafauds de la Grève, et devant les tréteaux des baladins.

À côté d’une foule de détails du genre de ceux qu’on vient de lire, et qui peuvent former en les réunissant le tableau des mœurs publiques de Paris au XVIIIe siècle, on trouve dans le Journal de Barbier des renseignemens toujours précieux par leur précision sur la physionomie particulière des diverses classes de la société, et ici encore, en face des témoignages contemporains, on reconnaît vite que l’histoire, telle qu’on la répète dans une foule de livres, est sujette à bien des rectifications. Le clergé surtout, à l’époque qui nous occupe, a été étrangement calomnié, et il semble que l’église tout entière se soit résumée dans la personne du cardinal Dubois. Cette fois encore cependant, le vice est l’exception, et le vice, il faut le reconnaître quoi qu’on en ait dit, ne se trouve d’une part que chez les hauts dignitaires qui n’entraient guère dans les ordres que pour jouir des gros bénéfices que le gouvernement avait le tort grave de ne conférer qu’à la naissance et à l’intrigue, et, de l’autre, chez les clercs tonsurés qui, sous le nom d’abbés, ne servaient, comme le dit Mercier, ni l’église ni l’état, vivaient en valets dans les maisons des riches, commandaient la livrée, et remplissaient en général les fonctions d’intendans. À côté des bénéficiers et des abbés, il y avait les évêques des provinces, les prêtres des petites villes et des campagnes, — Massillon, Belzunce, l’abbé Fleury, à côté de Dubois et de l’abbé de Tencin. Les jansénistes de la haute bourgeoisie s’entêtaient dans leur austérité, avec la même obstination que dans leur résistance à la bulle Unigenitus. Les cloîtres de l’ordre de saint Benoît étaient encore l’asile inviolable de l’étude, et les jésuites, à la Chine comme dans le Nouveau-Monde, donnaient toujours de glorieux martyrs à la foi. Barbier, qui ne tait jamais le scandale, de quelque part qu’il vienne, n’eût certes pas épargné le clergé, s’il avait trouvé de ce côté des sujets d’anecdotes ; mais il ne s’attaque dans son Journal qu’à quelques-uns de ces abbés apocryphes, que Mercier appelle de petits housards sans rabat ni calotte, et à quelques grands bénéficiers, tels que l’abbé de Clermont, qui n’était que tonsuré, quoique possédant les abbayes de Clermont, du Bec, de Saint-Claude, de Marmoutier, de Chaalis et de Cercamp, et qui avait trouvé le moyen avec 200,000 livres de rente de faire 20 millions de dettes, qu’il ne paya jamais. En jugeant l’église française au XVIIIe siècle, les historiens n’ont jamais fait la distinction des bénéficiers, des clercs tonsurés et des prêtres ; ils se sont de plus uniquement occupés de Paris : ils ont jugé le corps entier d’après quelques hommes, et cependant, si l’on veut tenir compte de tous les faits généraux et rétablir la balance du mal et du bien, on ne tarde point à reconnaître que la société religieuse l’emportait encore et de beaucoup sur la société civile, que l’antique discipline, la vieille foi, se maintenaient dans les provinces, que les exemples donnés par quelques grands dignitaires étaient rarement suivis dans les rangs inférieurs, et qu’en somme le clergé, au point de vue moral, était encore très respecté, parce qu’il méritait de l’être. Sourdement attaquée par les jansénistes, compromise par les désordres de quelques-uns de ses enfans, insultée dans ses dogmes, dans son histoire, dans ses lois, par des ennemis implacables, l’église française, au milieu de la dissolution générale, n’en était pas moins dans l’état le seul grand corps qui gardât une vitalité puissante, le respect de son passé, la foi dans son avenir, et qui, à cette date, dans la querelle du jansénisme, défendît la vérité et le bon sens. Les faits viennent à l’appui de cette assertion. Sur ce sujet, Barbier lui-même ne tarit pas, et cette partie de son Journal est d’autant plus intéressante, que la curiosité jusqu’ici ne s’est généralement tournée que vers les origines du jansénisme. Son agonie a bien aussi quelque intérêt d’enseignement et mérite qu’on la décrive.

Exclusivement théologique et philosophique au début, le jansénisme, en s’étendant, finit par s’allier à la politique ; il recruta de nombreux disciples, d’un côté parmi les hommes restés fidèles aux dernières traditions de la fronde, de l’autre dans la partie de la bourgeoisie qui se rattachait à l’opposition parlementaire. Il s’insurgea contre Rome et l’église ; en prétendant, malgré l’église et Rome, rester dans l’orthodoxie ; il s’insurgea contre l’autorité royale en protestant de sa soumission au roi, et, pendant tout un demi-siècle, il agita le royaume pour des questions que les plus illustres docteurs eux-mêmes n’avaient jamais pu poser nettement. Il fut violent, mesquin, turbulent : il réveilla toute l’intolérance du calvinisme, et proclama le dogme désolant de la fatalité ; mais au milieu de ses contradictions, de ses faiblesses, de ses intrigues, il avait du moins cherché, dans la vie pratique, à resserrer les liens de la morale ; il avait séduit par son rigorisme sincère les hommes les plus vertueux et quelques-uns des plus beaux génies du grand siècle. Arnauld le défendait par son courage et sa dialectique obstinée, Pascal par son éloquence incomparable, et, quand l’Europe entière s’humiliait devant Louis XIV, Port-Royal seul osait tenir tête au grand roi. Il y avait donc au milieu de tout cela une incontestable grandeur ; mais, au XVIIIe siècle, Pascal et Arnauld ont disparu : toute la partie philosophique de la question a fait place à des arguties misérables. Les hommes les plus acharnés à la lutte, jansénistes ou molinistes, ne savaient plus pour quels principes, pour quelles idées ils combattaient. Aussi vit-on s’accomplir tout à coup dans l’esprit public et dans la conduite du gouvernement une réaction très vive. Autant Louis XIV s’était montré rigoureux à l’égard des jansénistes, tout en ignorant, comme ils l’ignoraient le plus souvent eux-mêmes, ce qu’ils étaient et ce qu’ils voulaient, autant le régent se montra disposé à l’indulgence. Deux jours après les funérailles du grand roi, il fit sortir de prison tous les jansénistes que le père Le Tellier y avait entassés Pour apaiser des querelles qui n’étaient point sans danger, il fit rédiger un corps de doctrines qu’on soumit à l’acceptation des deux partis, et de plus on promulgua un édit pour ordonner la soumission à la bulle Unigenites On se soumit d’abord, et une paix définitive était même sur le point de se conclure, quand tout à coup un évêque aussi vertueux qu’obstiné, Soanen, ralluma l’incendie par des mandemens où l’on crut retrouver la trace des doctrines que l’église et Louis XIV avaient proscrites.. Le conseil provincial d’Embrun condamna l’évêque Soanen, et le parti se reconstitua aussitôt en criant à la persécution. Les premiers solitaires de Port-Royal, pour attester la sainteté de leurs doctrines, avaient invoqué le miracle de la sainte épine ; les jansénistes du XVIIIe siècle invoquèrent à leur tour les miracles du cimetière Saint-Médard.

Le 1er mai 1727, le fils d’un conseiller au parlement, le diacre François Pâris, mourut dans le faubourg Saint-Marceau. Riche de 10,000livres de rente qu’il distribuait aux pauvres, le diacre Pâris avait passé sa vie entière dans la pratique des plus rudes austérités. Il couchait sans draps, ne mangeait que des légumes, et s’était rendu respectable aux molinistes eux-mêmes par sa bienfaisance et ses vertus. Les pauvres, dont il avait soulagé la misère, se rendirent en foule sur son tombeau. Les jansénistes, dont il avait jusqu’au dernier soupir partagé les convictions, s’y rendirent également pour honorer l’homme charitable, le chrétien austère, qui avait répandu sur leur secte l’éclat de ses vertus. On se contenta d’abord de psalmodier et de prier ; mais bientôt les phénomènes les plus étranges se manifestèrent. La plupart de ceux qui se rendaient en visite au tombeau du diacre se couchaient du côté droit sur ce tombeau, et aussitôt ils étaient saisis de violentes crises nerveuses, que les gens sincères prirent pour un état extatique, et que les gens habiles exploitèrent dans l’intérêt du parti. Ce fut alors, on le sait, que s’organisa, sous le nom de convulsionnaires, une secte qui eut ses chefs, sa hiérarchie, ses règlemens, et surtout ses thaumaturges. En effet, c’était chaque jour quelque nouveau miracle. Pour rendre hommage à Dieu, les convulsionnaires se soumettaient aux plus cruelles tortures. Ces tortures, qu’on désignait sous le nom de grands secours et de secours meurtriers, étaient ordinairement appliquées à des jeunes filles par des hommes jeunes, et qu’on appelait secouristes. Ces filles, dit Barbier, se couchaient par terre ; trois ou quatre personnes leur montaient sur l’estomac, leur mettaient les pieds sur la gorge, ou les étranglaient à moitié, et elles prétendaient que cela les soulageait. Les écrits les plus étranges se propagèrent dans Paris ; un livre intitulé : La Vérité des miracles opérés par l’intercession de M. de Pâris, devint le mémorial officiel des convulsions, et c’est là surtout que se révèle l’étendue de cette folie, qui, née dans le plus incrédule de tous les siècles de notre histoire, dépasse en merveilleux les légendes des époques les plus barbares. L’auteur de ce journal, M. de Montgeron, rapporte qu’une fille, nommée Gabrielle, plaçait sur sa poitrine la pointe d’une épée, en engageant celui des assistans qui lui paraissait le plus vigoureux à enfoncer cette épée dans ses chairs. Lorsque l’arme se courbait sous l’effort, elle la redressait pour empêcher qu’elle ne cassât, et la faisait ensuite appliquer à son cou avec la même violence en criant : Plus fort, plus fort ! Du 4 juillet 1743 jusqu’à l’Ascension de l’année 1744, dit encore M. de Montgeron, la sœur Dina a reçu le secours des épées presque toutes les semaines ; « il y eut à la fin jusqu’à dix-huit épées qui la pointaient à la fois… On a ainsi rompu sur d’autres filles des broches et des couteaux. » Dans le secours du feu, les convulsionnaires s’étendaient devant un brasier ardent, à cinq ou six pouces de distance, et elles y restaient, sans éprouver le moindre inconvénient, beaucoup plus de temps qu’il n’en faut d’ordinaire pour rôtir la viande. D’autres faisaient cuire des pommes et durcir des oeufs en les pendant à leur cou. Dans le secours de la planche, on clouait le patient par les pieds et par les mains ; dans le secours du caillou, on laissait tomber sur sa poitrine des pierres qui ne pesaient jamais moins de vingt livres. « Un de mes amis, raconte M. de Montgeron, a vu une fille à laquelle on enfonçait deux grosses clés de grande porte dans l’estomac. Toutes les fausses côtes se repliaient sous cet effort : les clés aplatissaient tellement le diaphragme, qu’elles le collaient contre l’épine du dos, et elles restaient comme cachées dans le corps ; mais, loin qu’un si effroyable secours fît endurer la moindre souffrance à la convulsionnaire, elle le recevait avec un contentement inexprimable. C’était son remède le plus ordinaire pour faire cesser ses maux d’estomac. » Le livre où se trouvaient ces étranges récits, toujours appuyés de nombreux certificats, fut accueilli avec une avidité extrême. M. de Montgeron fut traité comme un voyant, et, dans ses portraits, on le représenta avec un Saint-Esprit au-dessus de la tête.

Barbier, dont la foi est loin d’être vive, donne aussi aux miracles une assez large place dans son Journal. Il raconte comme un fait avéré qu’en 1737 Mlle Le Juge, fille d’un correcteur de la chambre des comptes, étant depuis long-temps abandonnée des médecins et sur le point de rendre le dernier soupir, son père lui fit boire un verre d’eau où l’on avait mêlé de la terre prise au tombeau du diacre Pâris ; une demi-heure après, Mlle Le Juge appelait sa femme de chambre, et lui donnait l’ordre de l’habiller pour sortir. La guérison de Mme La Fosse, dont le souvenir fut consacré par une procession qui se célébrait encore en 89, ne laisse aucun doute dans l’esprit de Barbier. « Ce fait, dit-il, est si avéré, que je suis moi-même obligé de le croire, ce qui n’est pas peu. » Et comment Barbier n’aurait-il pas cru, quand Voltaire lui-même figure au nombre des témoins qui certifièrent cette guérison miraculeuse lors de l’enquête ordonnée par le gouvernement ? Mercier parle aussi des convulsionnaires avec une certaine surprise : « Ils font, dit-il, des tours de force qui surpassent, il faut l’avouer, tout ce que l’on voit à la foire de plus étonnant. Un poète, Guimond de La Touche, auteur de la tragédie d’Iphigénie en Tauride, est mort à Paris pour avoir vu des convulsionnaires ; il fut tellement frappé d’horreur et d’effroi, qu’il en prit la fièvre,… et il expira. »

Quand on a écarté les exagérations de M. de Montgeron, qui fut désavoué d’ailleurs par les gens sensés de son propre parti, quand on a fait la part de l’impossible et de la réalité, il reste encore dans la réalité même de quoi surprendre. Le fait des convulsions, cet état d’agitation violente ou d’insensibilité extatique dans lequel sept ou huit cents personnes tombaient à la fois, ne saurait aujourd’hui être révoqué en doute ; mais comment ce phénomène s’est-il produit en plein XVIIIe siècle ? Un livre rare et peu connu du médecin Hecquet peut fournir à cet égard de vives lumières ; Hecquet a remarqué que les convulsionnaires, à de très rares exceptions près, étaient tous des femmes, et, en analysant les circonstances qui accompagnaient chez elles les crises extatiques[2], il n’a point hésité à en attribuer la cause physiologique à une violente surexcitation des passions. Les anecdotes de l’avocat Barbier complètent les observations du médecin, et prouvent que, si les convulsions avaient leur cause première dans la surexcitation des sens, le crédit qu’elles trouvèrent auprès du public eut aussi sa source dans l’habileté de quelques intrigans. Le parti janséniste comptait encore au nombre de ses adhérens des membres de la haute noblesse, des magistrats, des fonctionnaires, de riches bourgeois. Il avait de l’argent, la force que donne l’esprit de secte et d’association, et, par cela même, il se recruta de tous les individus qui n’avaient ni ressources ni crédit. Les faits réels, ce qu’on pourrait appeler les accidens nerveux, furent exagérés à dessein. Port-Royal tout entier eût donné son sang pour le miracle de la sainte épine ; les habiles du parti, qui, de jour en jour, étaient devenus plus nombreux, donnèrent de l’argent pour les miracles de Saint-Médard ; ceux qui faisaient métier de jansénisme payèrent des gens de bonne volonté pour faire le métier de convulsionnaires, et ce qui dans l’origine avait été sincère ne devint bientôt qu’une jonglerie, une exploitation indigne. On agiotait sur la bonne foi des personnes sincèrement religieuses, comme on avait agioté sur la crédulité des actionnaires du Mississipi. De la sorte, chaque fait s’enchaîne dans cette dégradation de la société française, telle que nous l’expose naïvement Barbier ; on marche de folie en folie, et les dates ici parlent plus haut que les mots : 1716, les bals de l’Opéra ; 1718, la banque de Law ; 1725, le pacte de famine ; 1727, le cimetière Saint-Médard.

Ainsi, par une contradiction singulière, tandis que, d’un côté, l’incrédulité grandissait dans l’ombre, de l’autre, on voyait renaître la confiance la plus aveugle dans l’impossible et le merveilleux. Comme dans les temps les plus troublés du moyen-âge, il se forma une foule de sectes qui devinrent, dans l’église janséniste, autant d’églises nouvelles, et se composèrent presque exclusivement de fripons et de personnes peu éclairées. Un frère mendiant du nom d’Augustin dit qu’il avait rencontré le prophète Élie, qui, suivant une tradition accréditée pendant tout le moyen-âge, devait rester sur la terre jusqu’au jugement dernier ; le prophète l’avait salué du nom d’agneau sans tache, et frère Augustin, en se faisant passer pour tel, trouva une foule de gens qui le crurent sur parole, l’adorèrent et lui firent des présens magnifiques. Il y eut le sabbat janséniste, comme au XVIe siècle il y avait eu le sabbat des sorciers. Des hommes et des femmes s’assemblaient le soir dans des quartiers isolés de Paris. Là, ils s’enfermaient dans une chambre, tuaient une oie, se marquaient le front d’une croix dessinée avec le sang de cet oiseau, et, après en avoir rôti et mangé la chair, ils se rendaient processionellement aux ruines de Port-Royal. La secte des multiplians de Montpellier rappela ces Gallois du Poitou qui, au XIIIe siècle, établirent, pour les hommes et les femmes qui avaient eu des passions vives et malheureuses, une confrérie des pénitens d’amour. Comme tous les réformateurs du moyen-âge, les Gallois, avant de changer l’église et la société, avaient commencé par changer les modes : l’été, ils se couvraient de manteaux et de chaperons fourrés, tandis que, l’hiver, ils portaient une petite cotte simple, avec une cornette longue et mince, et rien de plus. Les multiplians de Montpellier faisaient mieux encore que les Gallois ; au lieu de changer le costume, ils le supprimaient tout-à-fait dans leurs réunions officielles et clandestines, et il fallut, pour les ramener aux habitudes sociales, l’intervention d’une police vigoureuse. Les esprits forts, en fait d’absurdités, ne le cédaient en rien aux hérétiques, et l’on vit se renouveler le singulier phénomène intellectuel qui s’était déjà produit au XVIe siècle ; au moment même où les mystères les plus saints, les plus hautes traditions du catholicisme étaient en butte à d’indignes outrages, les rêveries absurdes de la magie, de la cabale, de la théurgie, reprenaient faveur. La fable des vampires se propagea dans toute l’Europe, et le livre de Garmann sur les morts devint le codex d’une sorte de thaumaturgie médicale. On crut que certains cadavres prenaient des alimens, qu’on pouvait entendre le bruit qu’ils faisaient en mangeant sous la terre, et que, dans le nombre, il y en avait qui se dévoraient eux-mêmes. De grands seigneurs se ruinaient en cherchant à voir le diable, et le prince de Tingri faillit perdre la tête à la suite d’un rêve dans lequel il avait cru lire un billet qui le convoquait à son propre enterrement et fixait le jour de ses funérailles au 19 mai 1729. Les chiens savans devenaient, pour le public, des chiens sorciers, et, lors des fêtes qui eurent lieu au mariage du dauphin, personne n’osait aller au bal, parce que l’on se rappelait cette prophétie de Nostradamus :

Peuple assemblé, vois nouveau expectacle :
Princes et rois ; par plusieurs assistans
Pilliers foiblir, etc.

Barbier, en rapportant ces anecdotes et d’autres du même genre, dit avec raison que ce qu’il y a de plus sot en France, c’est le public, ce qui ne l’empêche pas de se montrer tout aussi crédule que ce public dont il se moque. Voltaire, à son tour, après avoir raconté, dans le Siècle de Louis XIV, les longues querelles du jansénisme, termine son récit par ces mots : « Il serait très utile à ceux qui sont entêtés de toutes ces disputes de jeter les yeux sur l’histoire générale du monde, car, en observant tant de nations, tant de mœurs, tant de religions différentes, on voit le peu de figure que font sur la terre un moliniste et un janséniste ; on rougit alors de sa frénésie pour un parti qui se perd dans la foule et dans l’immensité des choses. » Voltaire, en écrivant ces lignes, avait trois fois raison ; mais aujourd’hui, quand on se reporte à l’histoire du XVIIIe siècle, quand on voit tant de folies, tant de misères, de si étranges aberrations, à une époque où la philosophie se montre à la fois si fière et si impuissante à arrêter dans sa chute cette société qui marche aux abîmes, on peut se demander avec autant de raison quelle figure un philosophe fait sur la terre. Et de quel droit d’ailleurs les philosophes reprocheraient-ils aux jansénistes d’avoir eu foi dans le diacre Pâris, lorsque bon nombre d’entre eux, et des plus incrédules, eurent foi dans Mesmer et Cagliostro ?

Dans la magistrature, dans l’armée, dans l’administration, le désordre était poussé aux dernières limites. Jusqu’en 1740, la France entretint les mêmes troupes que sur la fin du règne de Louis XIV, mais en plus petit nombre. C’étaient les mêmes usages, le même régime, la même tactique ; mais ce n’était plus la même armée. Les nobles, qui entraient dans l’église sans vocation, pour jouir, sans être prêtres, de bénéfices considérables, entraient également dans l’armée, sans être soldats, pour s’attribuer les profits des hauts grades. Si les abbés commendataires ne paraissaient que très rarement dans leurs abbayes, les colonels se montraient plus rarement encore à la tête de leurs régimens. La plupart ne songeaient qu’à s’amuser, et, pour satisfaire à des prodigalités folles, ils spéculaient sur leurs troupes comme sur une marchandise. Louis XV, par les ordonnances de 1726, tenta d’introduire un mode de recrutement national et régulier, une sorte de conscription ; mais les privilèges, les exemptions qu’on invoquait dans toutes les classes, rendaient le plus souvent cette mesure illusoire. En effet, les nobles, les fils des gros marchands, les fils aînés des fermiers, les fils aînés des laboureurs, des avocats, des employés des finances, les clercs tonsurés, les laquais, les syndics et les gardes des corporations, les membres des échevinages, les domestiques des gens de loi, des maires, des échevins, étaient exempts du service militaire. Après une telle élimination, il restait nécessairement peu de monde, et, pour remplir le vide des cadres, on avait recours au recrutement, c’est-à-dire qu’on enrôlait moyennant une prime, à titre de volontaires, ceux qui, par leur position, se trouvaient exemptés de droit. À Paris, les recruteurs tenaient ordinairement leurs établissemens sur le Pont-Neuf ; ils avaient pour enseignes de grands drapeaux avec des devises de circonstance, telles, par exemple, que ce vers de Voltaire :

Le premier qui fut roi fut un soldat heureux.

On les voyait, la tête haute, l’épée sur la hanche, accoster tous les jeunes gens qui passaient, faire sonner les écus qu’ils portaient dans un sac en criant : Qui en veut ? qui en veut ? Des filles de bas étage les aidaient dans leurs séductions ; la veille du mardi gras et de la Saint-Martin, ils se promenaient dans Paris avec de grandes perches chargées de volailles et de gibier ; ils offraient du vin, des mets appétissans, quelquefois même ils entraînaient les dupes dans de vieilles maisons isolées connues sous le nom de fours et les forçaient à signer un engagement. Les hommes qu’on enrôlait de cette façon coûtaient au prix moyen trente livres, les recruteurs les vendaient aux colonels, et les colonels les vendaient au roi. Les officiers gagnaient sur les hommes, sur les vivres, sur les habillemens, et le régiment des gardes françaises rapportait à son chef plus de cent vingt mille livres. Ces bénéfices, du reste, n’empêchaient point la ruine de ceux qui les réalisaient, car il était de règle à l’armée que l’on devait manger son bien, c’est Barbier qui le dit ; cette consigne du désordre était fidèlement observée : en temps de paix, on se ruinait par la table, par le jeu, par les danseuses ; en temps de guerre, par les équipages. Dans la campagne de 1733, le colonel du régiment de Richelieu traînait à sa suite soixante-douze mulets et trente chevaux. Les officiers-généraux faisaient figurer dans leur état-major des aides de cuisine et des aides d’office. Les chefs de corps, pour se dispenser de payer leurs hommes, les autorisaient à faire la contrebande du sel, ce qui amenait de continuels engagemens entre les troupes et les employés des gabelles, et ceux qui devaient donner l’exemple de la discipline étaient les premiers à la méconnaître. Barbier raconte que le marquis de Gandelus, frère du duc de Gèvres, gouverneur de Paris, étant aux environs de Metz, à un camp de manœuvres, proposa à dix ou douze officiers de ses amis d’aller prendre de force les drapeaux du régiment de Lyonnais. On sortait de table, et l’offre fut acceptée. Une sentinelle ayant donné l’alarme, Lyonnais accourut pour défendre ses drapeaux. Il s’ensuivit une mêlée générale. Dix ou douze personnes restèrent sur le carreau, et le marquis de Gandelus en fut quitte pour une réprimande. Ce mépris de toute règle et de toute régularité n’excluait pourtant pas la bravoure. Ces colonels qui s’habillaient en femmes, qui faisaient de la tapisserie, et dont quelques-uns possédaient des bénéfices ecclésiastiques, ce qui, remarque Barbier, les dispensait de s’exposer, ces officiers qui ne savaient ni commander ni obéir savaient toujours se faire tuer, et gardaient, au milieu de tous les désordres, le noble orgueil du courage. À la suite d’une affaire très chaude qui eut lieu en Italie, le bruit se répandit dans les cercles parisiens que le duc de la Trémouille était devenu blanc comme un linge en entendant siffler les balles, et qu’il s’était par précaution laissé tomber dans un fossé, ce qui lui valut le surnom de duc du Fossé. Ces bruits arrivèrent bientôt au régiment de Champagne, dont le duc était colonel. Cette troupe, qui portait sur ses drapeaux : Je suis du régiment de Champagne, s’indigna de ce reproche, d’ailleurs immérité. Les officiers et les soldats se réunirent et adressèrent an cardinal de Fleury une fort belle lettre signée : Tout le régiment, dans laquelle ils disaient qu’ils se connaissaient en bravoure, qu’ils étaient contens de leur colonel, et que tout le monde devait l’être comme eux.

C’était surtout dans les rangs inférieurs que se perpétuaient les traditions du grand règne. À la bataille de Parme, gagnée par le maréchal de Coigny, Picardie, voulant soutenir son nom de premier régiment de France, réclama l’honneur d’être placé en tête de l’attaque. Il fit merveilles, et, lorsqu’on voulut le relever, il répondit qu’on ne relevait jamais Picardie. « Il s’est battu, dit Barbier, pendant dix heures sans arrêter, et des trois bataillons il n’est pas resté trois cents hommes. » Les soldats donnèrent souvent de beaux exemples de dévouement et de patriotisme. À la bataille de Laufeld, un carabinier nommé Aude fit prisonnier le général Ligonnier, commandant en chef des troupes anglaises. Celui-ci, pour être libre, offrit au soldat qui l’avait pris sa bourse et des diamans valant au moins dix ou douze mille livres ; mais cette offre fut généreusement refusée. Les officiers de fortune, les bourgeois, les paysans, qui s’élevaient par leur simple bravoure au grade de capitaine, remplissaient leur devoir avec une grande exactitude ; cela était d’autant plus méritoire, que le gouvernement se montrait presque toujours ingrat à leur égard. Quand la paix était faite, on les renvoyait avec un mois de solde, et, comme cette somme ne suffisait pas toujours à payer le retour dans leurs familles, ils étaient forcés tantôt de servir comme cochers ou comme piqueurs dans les villes où ils avaient été licenciés, tantôt de demander l’aumône en route, ou de s’engager de nouveau comme simples soldats, et alors ceux qui avaient gagné la croix de Saint-Louis étaient obligés de renoncer à leur décoration, attendu qu’elle ne pouvait être portée que par des officiers. Quelques-uns des abus que nous venons de signaler furent réformés par le maréchal de Saxe ; mais le mal était tellement enraciné, qu’il persista jusqu’à la révolution, et l’on en retrouve des traces dans les premières armées de la république.

La police et l’administration municipale de Paris, si fortement organisées par Colbert, avaient subi, comme les institutions de l’armée, une notable décadence. Les lieutenans-généraux de police, le parlement, rendaient sans cesse des ordonnances nouvelles, mais on ne les exécutait pas, et les conflits qui éclataient entre les diverses juridictions ne faisaient qu’enhardir le désordre. La population, si long-temps paisible, devenait de jour en jour plus turbulente. Vers 1720, on voit poindre ces premiers instincts de violence, qui éclateront plus tard en émeutes, pour aboutir, à la fin du siècle, aux sanglantes saturnales de 93. C’est le faubourg Saint-Antoine qui donne le signal. En 1725, un boulanger de ce faubourg veut augmenter le prix du pain. Le peuple aussitôt s’amasse en criant, pille tous les boulangers, jette les farines dans les ruisseaux, et enlève les meubles et l’argent. Les ouvriers se mettent en grève ; ils fixent un maximum pour les journées et la main-d’œuvre, assomment ceux qui travaillent à moindre prix, et font une haute paie à ceux qui ne travaillent pas. Quand des juges rendent un arrêt qui ne convient pas à la foule, elle brise leurs mitres, et pénètre de vive force dans les maisons : la police, souvent impuissante à réprimer, cède et transige avec l’émeute. En 1750, un commissaire, pour apaiser le peuple, lui promet un de ses agens : ce malheureux est en effet livré. La populace l’assomme, et traîne son cadavre dans les ruisseaux.

Le mépris de la loi et de l’autorité était, pour ainsi dire, passé dans les mœurs ; les mousquetaires, les jeunes gens de bonne famille s’amusaient à battre le guet. Les fêtes publiques, les bals de la cour et de l’Hôtel-de-Ville n’étaient plus qu’une cohue, où les assistans oubliaient jusqu’aux plus simples notions de la bienséance ; on arrachait les coiffures des femmes, on jetait des perruques sur les lustres pour les éteindre. En 1745, dans une fête donnée à l’Hôtel-de-Ville, il y eut une foule de personnes blessées, au milieu des luttes qui s’engagèrent autour des buffets, et « dans la huitaine, dit Barbier, on ne parlait que de gens, seigneurs et bourgeois, qui étaient morts de fatigue et de chaleur. » Les cérémonies les plus tristes, les plus solennelles elles-mêmes n’étaient plus respectées, et quand Mme Henriette, fille aînée de Louis XV, morte dans la fleur de sa jeunesse, fut conduite aux caveaux de Saint-Denis, les soldats de la maison du roi qui faisaient cortége à ses restes s’amusèrent, pendant toute la marche du convoi, à lancer dans la foule les torches funèbres qu’ils portaient à la main, et à brûler les perruques des assistans. Louis XV aimait tendrement sa fille, et cependant il laissa impunies ces profanations odieuses, qui outrageaient à la fois la dignité de son sang et sa douleur de père. Les hommes qui, sur la fin du siècle, violaient les tombeaux de Saint-Denis avaient pu voir, dans leur enfance, cette violation des funérailles, et quand on remarque avec quelle logique les faits s’enchaînent dans la vie des nations, comme dans celle des individus, on se demande si ce peuple, qui devait, quarante ans plus tard, jeter au vent la poussière de ses rois, n’avait point appris déjà, au convoi de Mme Henriette, à mépriser la sainteté de la mort.

On a beau chercher dans le Journal de Barbier quelques faits qui consolent et qui reposent : depuis la première page du livre jusqu’à la dernière, on marche ainsi à travers le scandale et la honte. Au lieu de gouverner, le roi chasse, soupe et passe d’une intrigue à une intrigue nouvelle. Le parlement, également impuissant à faire le bien et à empêcher le mal, s’épuise dans une opposition étroite et mesquine. Les courtisans s’agitent, les finances s’obèrent, et, au lieu de remédier au désordre, on fait des projets impossibles, et on prépare la ruine de l’état par un agiotage effréné. Tout en se bornant à enregistrer des faits sans les juger la plupart du temps, Barbier jette des lumières nouvelles sur l’histoire du système de Law et notamment sur les misères qui en furent la suite. Law, qui était cependant un habile financier et un homme d’esprit, à force de raisonner, comme certaines écoles socialistes, sur la richesse et le capital, arriva rapidement aux dernières limites de l’absurde, et, comme les alchimistes du moyen-âge, il se ruina en voulant faire de l’or. Son système, qui devait transformer la France en une mine inépuisable et que l’on a eu le tort de traiter comme une chose sérieuse, reposait sur ces trois principes, à savoir 1° que toutes les matières propres au monnayage peuvent être transformées en espèces ; 2° que l’abondance des espèces est le principe du travail ; 3° que le papier est plus propre que les métaux à devenir espèce. Cette théorie trouva des partisans, d’abord parmi les gens qui n’avaient rien à perdre, ensuite parmi ceux qui voulaient, sans peine et sans travail, doubler leur fortune ; mais, si grande qu’eût été la crédulité publique, on ne tarda point à se souvenir d’une chose que Law avait méconnue, à savoir que le crédit doit toujours avoir des bases certaines, c’est-à-dire s’appuyer sur un capital ou des valeurs propres à garantir le remboursement et à rassurer la confiance. Pour consolider sa banque, Law, après avoir inventé son système, en inventa la garantie. Il hypothéqua ses billets sur les richesses qui devaient, disait-il, revenir de la Louisiane, désignée vulgairement alors sous le nom de Mississipi. C’était, moins l’or, la Californie du XVIIIe siècle ; l’engouement, on le sait, devint général. La bourgeoisie parisienne, toujours facile à duper quand on fait briller à ses yeux le mirage de bénéfices fantastiques, se jeta avec une sorte de fureur sur les actions de la banque de Law. Les femmes vendirent leurs diamans, les hommes leur argenterie, les propriétaires leurs domaines, pour se procurer de ce papier qui représentait à leurs yeux les trésors du Nouveau-Monde. On accourut de tous les points de la France pour prendre part à cette immense curée, et, en peu de temps, la population de la capitale fut augmentée de deux cent mille personnes. Une somme de 1,700 millions en actions ou en billets fut ainsi lancée dans la circulation ; tout le monde se crut riche, chacun dépensa sans compter, et « le marchand, qui est naturellement fripon, dit Barbier, vendit deux tiers plus cher. Une paire de bas de soie valut 40 livres, la bougie 9 livres, le café 18 livres. » On annonçait chaque jour la découverte de nouvelles mines d’or dans le Mississipi, mais l’or n’arrivait jamais, et, quoique le régent eût divisé sur la carte cet immense territoire en une foule de duchés et de marquisats qu’il avait distribués à tous les personnages considérables par leurs places ou leurs richesses, personne ne voulait partir. Il y eut alors une nouvelle phase dans cette immense mystification, qui devait se terminer par la ruine du crédit de l’état et la misère de tant de familles. De même que l’on avait donné le Mississipi pour garantie aux actions de la banque, de même on s’occupa de chercher des colons pour garantie de la colonie, et, comme on n’en trouvait pas, on en fit : — d’abord avec les voleurs et les filles perdues qui se trouvaient dans les prisons, puis avec les vagabonds et les mendians qu’on ramassait dans les rues, enfin avec tous ceux, artisans et bourgeois, sur lesquels on pouvait mettre la main. Barbier parle d’un grand personnage actionnaire de la banque, qui profita de l’autorité que lui donnait une haute position pour signer l’ordre aux archers d’enlever des colons dans Paris au prix de 40 livres par chaque homme et par chaque femme, et de 20 livres par chaque enfant. Peu à peu cependant l’illusion se dissipa : on ne croyait plus aux mines d’or ; on commençait à ne plus croire à la colonisation. Les billets subissaient une dépréciation de jour en jour plus grande, et l’on montra, pour se procurer de l’argent monnayé, la même fureur qu’on avait montrée pour se procurer des billets ou des actions. Dès la première création de la banque de Law, un grand nombre de personnes avaient été étouffées dans la foule qui se pressait à sa porte ; quand le système eut perdu tout crédit, on se fit étouffer de nouveau pour avoir de l’argent, et dans une seule journée il y eut seize victimes devant la banque. On a pu voir, dans la plupart des historiens qui de nos jours se sont occupés du système de Law, que c’est de là que date en France la véritable organisation du crédit, que ce système a ouvert pour la richesse nationale des sources nouvelles, et qu’il en est résulté de grands avantages. Cette opinion, soutenue d’ailleurs avec habileté, nous paraît complètement fausse. Law n’est, en réalité, qu’un utopiste en fait de finances ; loin de constituer le crédit, il a inauguré théoriquement la banqueroute ; il a substitué à la notion de la fortune par le travail la notion de la fortune par l’agiotage, et par son papier monnaie il a préparé les assignats. Du reste, il fut la première victime de sa folle confiance dans des théories économiques qui n’avaient point pour elles la sanction de l’expérience, et, après avoir donné 17 millions de dot à sa fille, il mourut, en 1729, aussi pauvre que ceux qu’il avait ruinés.

L’agiotage sur les blés fut peut-être plus fatal encore que l’agiotage sur les actions du Mississipi, et l’on trouve dans le Journal de Barbier, à la date du mois d’août 1725, la première mention de ces coupables spéculations qui reçurent le nom de pacte de famine, et qui causèrent, jusqu’en 1789, onze disettes en France. Voici ce que dit Barbier : « M. d’Ombreval, lieutenant de police, a été révoqué samedi. Il est peut-être vrai qu’il ait dit bien des impertinences dans les marchés, comme que le pain viendrait à dix sous, qu’il n’y avait qu’à donner des choux aux enfans de ceux qui n’avaient point de quoi avoir du pain, et autres sottises semblables ; mais l’on dit que c’est lui seul qui avait fait le manège du pain, qui défendait aux fermiers d’apporter des blés afin de faire vendre cher du blé que Samuel Bernard et les Pâris avaient en magasin, et que le gain se partageait entre Mme de Prie, lui et quelques autres. » Ces détails sont précieux, surtout par leur date, en ce qu’ils montrent que ce n’est point en 1729, comme on le dit ordinairement, mais sous le ministère même du duc de Bourbon, que le pacte de famine prit naissance ; et comme les informations de l’histoire sont encore très incomplètes sur ces faits, qui devaient nécessairement s’accomplir dans l’ombre et le mystère, il est bon, quand on les rencontre, d’en noter les moindres détails. Ceux qui prirent part à ce criminel agiotage, les fils des traitans que Colbert avait traduits à la chambre de justice, et que Lesage a si bien peints sous le nom de Turcaret, réalisaient pour la plupart d’énormes bénéfices. Samuel Bernard laissa en mourant plus de 30 millions de capital ; Fargès, que la Biographie universelle fait mourir pauvre, laissa plus de 20 millions. Les filles de Bernard s’allièrent aux plus illustres familles du royaume, et aujourd’hui même, en remontant à la source de quelques-unes de nos grandes fortunes, on se retrouve en face du pacte de famine. Le gouvernement, qui, au milieu de ces honteuses spéculations, était volé comme les particuliers, le gouvernement laissait tout faire. Quand la disette arrivait par suite de l’accaparement des blés, au lieu de couper court au mal en punissant les fripons de conséquence, on cherchait, dans d’insignifiantes mesures, un remède à la misère publique. En 1740, afin de combattre la cherté du pain, on défendit de faire des gâteaux pour la fête des Rois, et d’employer la farine dans la fabrication de la poudre à cheveux. Le roi lui-même ignorait ce qui se passait sur les marchés de Paris, et, quand le pain était à six sous la livre, le contrôleur-général lui faisait croire qu’il ne valait que dix-huit deniers pour les pauvres, et deux sous six deniers pour les riches. On avait agi de même à l’égard de Louis XIV, durant la guerre des Cévennes. Lorsque M. de Bâville avait donné l’ordre de brûler quelque village, il disait au roi que les habitans s’étaient empressés de se convertir ; on lisait de fausses dépêches, et le pays était livré à d’effroyables ravages, que le roi croyait encore le traiter avec douceur.

Tout ce qui se rattache à la littérature, à la philosophie, au théâtre, aux écrivains, n’occupe dans le Journal qu’une place très restreinte, et certes, si la littérature avait exercé dans la première moitié du XVIIIe siècle la prépondérance qu’on lui attribue généralement, si les gens de lettres avaient été, comme on l’a dit, les rois de l’époque, Barbier n’eût pas manqué de constater ce fait par quelques anecdotes, par quelques allusions. Il est évident que ce ne fut guère que vers 1750 qu’ils commencèrent à prendre cette haute influence qui les rendit les arbitres suprêmes de l’opinion. Jusque-là, et la date est nettement tranchée, leur rôle est tout-à-fait secondaire, en dehors de quelques cercles et de quelques salons. Leurs rapports avec la cour n’étaient plus les mêmes que dans le siècle précédent. Louis XV ne les aimait pas, s’en défiait même, et les tenait éloignés. La bourgeoisie, tout occupée d’agiotage et de plaisirs, ne connaissait guère d’autre littérature que celle des chansons, des madrigaux et des théâtres de musique. Ce fut sans aucun doute la haute noblesse qui, seule dans la première moitié du siècle, patrona les écrivains et se pénétra de leur esprit, de sorte que, par une bizarrerie singulière, l’école littéraire et philosophique qui, de 1750 à 1789, accéléra la révolution française grandit et se développa avec l’appui de la vieille aristocratie. C’est là un fait qu’il est bon de noter en passant, car, sous la plume de la plupart des historiens modernes, la distinction entre la première et la seconde période du XVIIIe siècle n’a jamais été faite. C’est seulement dans cette seconde période que les doctrines nouvelles, le scepticisme impitoyable de Voltaire, le socialisme fiévreux de Rousseau, gagnent de proche en proche dans la nation, et qu’ils ébranlent tout à la fois les vieilles croyances et la vieille monarchie. Jusque-là, tout était resté concentré dans quelques coteries qui ne représentaient pas plus l’esprit public que l’hôtel de Rambouillet n’avait représenté l’esprit du XVIIe siècle. Les historiens, qui se laissent trop facilement prendre au charme des choses littéraires, et qui sacrifient tout à l’éclat des grandes renommées, ont trop souvent, à l’époque qui nous occupe, oublié la nation pour les écrivains et les philosophes ; ils ont fait un peu comme ces chroniqueurs du moyen-âge, qui oubliaient le peuple pour ne parler que du roi. Or cette nation prise en masse, toute sensuelle, toute frivole qu’elle fût, n’était, dans les plus tristes jours de la régence elle-même, ni systématiquement athée ni orgueilleusement raisonneuse. Au début du règne de Louis XV, elle gardait un grand respect pour les traditions de la royauté et les traditions du catholicisme, et il résulte évidemment pour nous de l’analyse impartiale des faits que ce qui resta long-temps le plus vivant, le plus obstiné dans cette décadence universelle, ce fut le sentiment religieux.

Nous n’insisterons pas plus longuement sur le Journal de l’avocat Barbier, car le panorama qu’il présente, à force d’être mobile et varié, finirait peut-être par devenir confus. Ce que nous tenons surtout à établir, c’est que, de tous les siècles de notre histoire, le dix-huitième est peut-être celui qui jusqu’ici a été le moins étudié dans le détail, et qui, par cela même, a donné lieu aux jugemens les plus faux. On se croit quitte envers l’histoire, quand on applique à cette époque quelques formules banales de blâme ou d’éloge : d’une part, on lui fait gloire des plus importantes conquêtes de la société moderne ; de l’autre, on la rend responsable de tous les crimes, de tous les orages de nos révolutions. On la résume tout entière par quelques hommes, par quelques principes ; on croit la peindre par quelques mots, et les historiens, en se plaçant chacun à son point de vue, la font, pour ainsi dire, d’un seul bloc. Les uns n’y voient que des philosophes qui travaillent à émanciper l’humanité et qui enseignent à sentir et à penser ; les autres n’y voient que des athées qui insultent, avec une colère de démons, les croyances les plus saintes. Il n’y a jamais de moyen terme, il n’y a jamais de distinction entre telle ou telle période du siècle, et cependant, lorsqu’on regarde au fond même des choses, et qu’on veut réduire aux faits positifs ces jugemens absolus, l’erreur éclate aux yeux, et l’on reconnaît vite qu’il n’y a peut-être pas, dans toute notre histoire, une période plus variée dans ses aspects et qui présente, à la distance des années, des différences plus profondes ou des rapprochemens plus singuliers. Les règnes successifs qui se partagent la durée du siècle représentent entre eux la royauté française, — par Louis XIV, dans ce qu’elle a de plus fort et de plus puissant, — par Louis XV, dans ce qu’elle a de plus insouciant et de plus débauché, — par Louis XVI, dans ce qu’elle a de plus vertueux, on pourrait même dire de plus austère et de plus saint. Ce siècle du scepticisme est aussi le siècle des grandes expiations. La loi mystérieuse et terrible de la transmission des fautes et de leur rachat par le sacrifice s’y développe avec une logique saisissante. Ce sont les justes qui sont immolés. Le fils de saint Louis monte au ciel, et son sang lave les souillures du Parc-aux-Cerfs, comme le sang des prêtres de l’Abbaye rachète les indignités des Dubois et des Tencin. On avait vu renaître à Saint-Médard toutes les folies des âges les plus barbares ; on vit mourir sur la place de la Concorde des confesseurs et des martyrs, comme aux jours de la primitive église.

Dans l’ordre politique ou intellectuel, l’histoire du XVIIIe siècle offre une foule de points aussi obscurs et aussi dignes d’étude que ceux dont nous venons de dire quelques mots. Ainsi on a dit que c’était aux philosophes qu’il fallait faire remonter la responsabilité des excès de cette triste époque. Cette affirmation, cent fois répétée, a aujourd’hui dans notre histoire force de loi, et les philosophes eux-mêmes l’ont défendue, sans doute pour se donner plus d’importance ; mais, pour quiconque veut tenir compte des réalités, il est évident qu’il existait dans la nation, en dehors de la philosophie, un besoin général de réformes, que ces réformes étaient économiques, judiciaires et administratives plutôt que politiques, que depuis bien des siècles déjà les états-généraux ne cessaient de les appeler de tous leurs voeux, et que la philosophie, de ce côté, était devancée par l’opinion. Il n’est pas moins évident que l’opposition politique partit, à l’origine, non pas des gens de lettres, mais de la haute noblesse et de la bourgeoisie janséniste et parlementaire, et que le premier écrivain qui exerça sur les masses une action directe et souveraine, ce fut Rousseau, le véritable apôtre non pas seulement de la révolution, mais du socialisme moderne. Plus que personne peut-être nous nous défions des rectifications en histoire ; mais la lecture attentive du document curieux qui nous a fourni l’occasion de ce travail ne laisse, en ce qui touche l’époque qui nous occupe, aucun doute dans notre esprit. Parmi toutes les périodes de notre histoire, l’étude du XVIIIe siècle est celle qui, jusqu’à ce jour, a été faite avec le plus de partialité. Nous la recommandons comme une mine féconde aux esprits sérieux, car ils y trouveront pour leur temps et pour eux-mêmes de grandes et salutaires leçons, et ils apprendront là mieux que partout ailleurs ce qu’il en coûte aux peuples comme aux individus, quand ils oublient que la vie a un but plus noble et plus élevé que la richesse, le bien-être matériel, la satisfaction des sens et les amusemens frivoles.


CHARLES LOUANDRE.

  1. 4 vol. in-8o, chez Renouard, 1847-1852.
  2. Voir pour les détails le docteur Becquet, Naturalisme des Convulsions.