Nouvelles Confidences (Lamartine)/Préambule

Chez l’auteur (Œuvres complètes tome 29p. 399-407).


A


M. ÉMILE DE GIRARDIN


(PRÉAMBULE)




En vous adressant, mon cher Girardin, ce nouveau volume de ces notes intimes que le public a appelées Confidences, je ne puis m’empêcher de sentir un nouveau serrement de cœur. Ce que j’avais trop prévu est arrivé. En ouvrant ma vie, elle s’est évaporée. Ce journal de mes impressions a trouvé grâce, indulgence, intérêt même auprès de quelques lecteurs, si j’en crois les anonymes bienveillants qui m’ont écrit. Mais les critiques austères et âpres, ces hommes qui délayent jusqu’à. nos larmes dans leur encre, pour donner plus d’amertume à leurs sarcasmes, n’ont pas pardonné à ces épanchements d’une âme de vingt ans. Ils ont cru, ou ils ont fait semblant de croire, que je recherchais une misérable célébrité dans les cendres de mon propre cœur ; ils ont dit que, par une anticipation de vanité, je voulais cueillir et respirer, de mon vivant, jusqu’aux tristes fleurs d’un jour qui croîtraient après moi sur mon tombeau. Ils ont crié à la profanation du sentiment intérieur, à l’effronterie de l’âme dévoilée à nu, au scandale des souvenirs confiés, à la vénalité des choses saintes, à la símoníe du poëte vendant ses fibres pour sauver l’arbre et le toit de son berceau ! J'ai lu, j’ai entendu en silence toutes ces malignes interprétations d’un acte dont la véritable nature vous avait été révélée bien avant de l’être au public. Je n’ai rien répondu. Que pouvais-je répondre ? Les apparences étaient contre moi. Vous seul vous saviez que ces notes existaient depuis longtemps, enfermées dans ma cassette de bois de rose, avec les dix volumes de notes de ma mère ; qu’elles ne devaient pas en sortir ; que j’avais rejeté avec un soubresaut d’esprit la première idée de les publier ; que ]’avais refusé une rançon de roi contre ces feuilles, sans valeur réelle, et qu’enfin un jour, — un jour que je me reproche, — contraint d’opter fatalement entre la nécessité d’aliéner mes pauvres Charmettes à moi, des Charmettes aussi chères, des Charmettes plus saintes que celles des Confessions, ou entre la nécessité de laisser publier ces pages, j’avais préféré me contrister moi-même, à la douleur de contrister de vieux et bons serviteurs en vendant leurs toits et leurs vignes à des étrangers. J’avais reçu d’une main le prix des Confidences, et j’avais remis ce prix de l’autre main à d’autres, pour en acheter du temps.

Voilà tout mon crime, et je l’expie.

Eh bien ! que ces critiques se réjouissent jusqu’à satiété de vengeance ! ce sacrifice n’a servi à rien ! C’est en vain que j’ai livré au vent ces feuilles arrachées au livre de mes plus pieux souvenirs ; le temps que leur prix m’avait acheté n’a pas suffi pour me conduire jusqu’au seuil de la demeure où l’on ne regrette plus rien ! Mes Charmettes vont se vendre[1] ! qu’ils soient contents ! J'ai la honte d’avoir publié ces Confidences, et je n’ai pas la joie d’avoir sauvé mon jardin. Des pas étrangers vont y effacer les pas de mon père et de ma mère. Dieu est Dieu ; il ordonne quelquefois au vent de déraciner le chêne de cent ans, et à l’homme de déraciner son propre cœur. Le chêne et le cœur sont a lui, il faut les lui rendre, et lui rendre encore par-dessus justice, gloire et bénédiction !

Et maintenant que mon acceptation des critiques est complète, et que je me reconnais coupable et surtout affligé, suis-je bien aussi coupable qu’ils le disent, et n’y a-t-il aucune excuse qui puisse atténuer mon crime aux yeux des lecteurs indulgents ou impartiaux ?

Pour le juger, je n’ai qu’une question à vous faire et à faire au public qui a daigné feuilleter ces volumes d’un doigt distrait : Cette question, la voici :

Est-ce à moi ou à d’autres que les pages publiées de ces Confidences ont pu faire tort dans l’esprit de ceux qui les ont lues ? y a-t-il un seul homme vivant aujourd’hui, y a-t-il une seule mémoire de personne morte à qui ces souvenirs aient jeté une ombre odieuse ou même défavorable, ou sur le nom, ou sur la famille, ou sur la vie, ou sur le tombeau ? L’âme de notre mère a-t-elle pu en être contristée dans son ciel ? La mâle figure de notre père en a-t-elle été amoindrie dans le respect de ses descendants ? Graziella, cette fleur précoce et séchée de mon adolescence, en a-t-elle recueilli autre chose que quelques larmes de jeunes filles sur un tombeau de Portici ? Mes maîtres, ces pieux jésuites de Belley, dont je n’aime pas le nom, mais dont je vénère la vertu ; mes amis les plus chers et les premiers moissonnés, Virieu, Vignet, l’abbé Dumont, pourraient-ils se plaindre, s’ils revenaient ici-bas, de ce que j’ai défiguré leurs belles natures, décoloré leurs nobles images, ou souillé leurs places dans la vie ? J’en appelle à ceux qui ont lu ! Une seule ombre me commanderait-elle d’effacer une seule ligne ? Beaucoup de ceux dont j’ai parlé vivent encore, ou leurs sœurs vivent, ou leurs amis vivent ; les ai-je humiliés ? Ils me l’auraient dit. Non ! je n’ai embaumé que les souvenirs purs. Mon linceul était pauvre, mais il était sans tache. Les noms modestes que j’y avais ensevelis pour moi seul n’en seront ni parés ni déshonorés. Aucune tendresse ne me fera un reproche ; aucune famille ne m’accusera de l’avoir profanée en la nommant. Une mémoire est une chose inviolable, parce que c’est une chose muette ; il ne faut y toucher que pieusement. Je ne me consolerais jamais si j’avais laissé tomber de cette vie, dans cette autre vie d’où l’on ne peut répondre, un mot qui pourrait blesser ces immortels absents qu’on appelle les mânes. Je ne voudrais pas même qu’un mot réfléchi, hostile à quelqu’un, restât après moi contre un des hommes qui me survivront un jour. La postérité n’est pas l’égout de nos passions ; elle est l’urne de nos souvenirs ; elle ne doit conserver que des parfums.

Ces Confidences n’ont donc fait de mal ni de peine à personne, parmi les vivants ou parmi les morts. Je me trompe, elles ont fait du mal à moi, mais à moi seul. Je me suis peint tel que je fus : une de ces natures, hélas ! si communes parmi les enfants des femmes, pétrie non d’une seule pièce, non d’une argile exceptionnelle et épurée comme celle des héros, des saints ou des sages, mais pétrie des divers limons qui entrent dans le moule de l’homme faible et passionné : de hautes aspirations et d’étroites ailes, de grands désirs et de courtes mains pour atteindre là où ils regardent ; d’idéal sublime et de réalité vulgaire, de feu dans le cœur, d’illusions dans l’esprit, de larmes dans les yeux : statues humaines qui attestent par la diversité des éléments qui les composent les mystérieuses déchéances de notre pauvre nature, et où l’on retrouve, comme dans le métal de Corinthe après l’incendie, les traces de tous les métaux liquéfiés qui s’y sont refroidis et confondus, un peu d’or dans beaucoup de plomb. Mais, je le répète, à qui ai-je nui si ce n’est à moi-même ?

« Mais, disent-ils, ces nudités dévoilées du sentiment et de la vie offensent cette pudeur virginale de l’âme dont la pudeur du corps n’est que l’emblème imparfait ! Vous vous montrez sans voile et vous ne rougissez pas ! Qui êtes-vous donc ?

« — Hélas ! je suis ce que vous êtes, un pauvre écrivain ; un écrivain, c’est-à-dire un penseur public ; je suis ce que furent, au génie et à la vertu près, saint Augustin, Jean-Jacques Rousseau, Chateaubriand, Montaigne, tous les hommes qui ont interrogé silencieusement leur âme et qui se sont répondu tout haut, pour que leur dialogue avec eux-mêmes fût aussi un entretien avec leur siècle ou avec l’avenir. Le cœur humain est un instrument qui n’a ni le même nombre ni la même qualité de cordes dans toutes les poitrines, et où l’on peut découvrir éternellement de nouvelles notes pour les ajouter à la gamme infinie des sentiments et des cantiques de la création. C’est notre rôle à nous, poëtes ou prosateurs malgré nous, rapsodes du poëme sans fin que la nature chante aux hommes et à Dieu ! Pourquoi m’accuser si vous vous excusez vous-mêmes ? Ne sommes-nous pas de la même famille de ces Homérídes qui racontent de porte en porte des histoires dont ils sont tour à tour et quelquefois tout ensemble les historiens et les héros ? Est-ce donc la nature de la pensée qui fait le crime de la publier ? Une pensée vulgaire, critique, sceptique, dogmatique, sera innocente en se dévoilant, selon vous ; un sentiment banal, froid, sans intimité, c’est-à-dire sans palpitation en vous, sans contre-coup dans les autres, ne violera aucune pudeur en se révélant ; mais une pensée pieuse, ardente, allumée au foyer du cœur ou du ciel ; mais un sentiment brûlant, jailli de l’explosion du volcan du cœur, mais un cri de l’âme éveillant, par son accent de vérité et de déchirement, d’autres cris sympathiques dans le siècle ou dans l’avenir ! mais une larme surtout ! une larme non feinte, une larme amère tombant des yeux au lieu d’une goutte d’encre de la plume ! oh ! voilà le crime ! voilà la honte ! voilà l’impudeur, selon vous ! C’est-à-dire que ce qui est froid et artificiel est innocent dans l’artiste, mais ce qui est naturel et chaud est impardonnable dans l’homme ! C’est-à-dire que la pudeur de l’écrivain consiste à dévoiler le faux, et l’impudeur à dévoiler le vrai ! Montrez-moi votre esprit si vous en avez ; mais votre âme pour entraîner la mienne ! oh ! l’indignité ! quelle logique !

Eh bien ! oui, cependant, vous avez raison au fond, mais vous ne savez pas le dire ; oui, il est parfaitement vrai qu’il y a des mystères, des nudités, des parties non pas honteuses, mais délicates et sensítives de notre âme, des profondeurs, des personnalités, des derniers replis du sentiment et de la pensée qu’il en coûterait horriblement de découvrir, et qu’un scrupule honnête, naturel, ne nous permettrait jamais de dénuder sans un remords de pudeur violée ! Il y a l’indiscrétion du cœur ; j’en conviens avec vous ; je l’ai cruellement ressenti moi-même, la première fois qu’ayant écrit quelques rêves poétiques de mon âme, quelques épanchements trop réels de mes sentiments, je les lus a mes plus intimes amis. Mon front se couvrit de rougeur, et je ne pus pas achever la lecture. Je leur dis : « Non, je ne puis aller plus avant ; vous lirez cela. — Et comment, me dirent ces amis, tu ne peux pas nous lire a nous ce que tu vas donner at lire à toute l’Europe ? — Non, dis-je ; je ne sais pas pourquoi, mais je n’éprouve aucune honte à laisser lire cela au public, et j’éprouve une répugnance invincible à le lire face à face seulement à deux ou trois de mes amis. »

Ils ne me comprirent pas, je ne me comprenais pas moi-même. Nous nous récriâmes ensemble contre l’inconséquence du cœur humain. Depuis, j’ai toujours éprouvé cette même répugnance instinctive à lire à une seule personne ce que je n’avais aucun effort à faire pour le laisser lire au public ; et, après y avoir longtemps réfléchi, j’ai trouvé que cette inconséquence apparente était au fond une parfaite logique de notre nature.

Pourquoi, en effet ? C’est qu’un ami c’est quelqu’un, et que le public ce n’est personne ; c’est qu’un ami a un visage, et que le public n’en a pas ; c’est qu’un ami est un être présent, écoutant, regardant, un être réel, et que le public est un être invisible, un être de raison, un être abstrait ; c’est qu’un ami a un nom, et que le public est anonyme ; c’est qu’un ami est un confident, et que le public est une fiction. Je rougis devant l’un parce que c’est un homme, je ne rougis pas devant l’autre parce que c’est une idée ; quand je parle ou quand j’écris devant le public, je me sens aussi libre et aussi affranchi de ces susceptibilités d’homme à homme que si je parlais ou si j’écrivais devant Dieu et dans le désert ; la foule est une solitude ; on la voit, on sait qu’elle existe, mais on ne la connaît qu’en masse. Comme individu, elle n’existe pas. Or, cette pudeur dont vous parlez étant le respect de soi-même devant quelqu’un ; du moment qu’il n’y a personne de distinct à force de multitude, ou serait le motif de cette pudeur ! Psyché rougit sous une lampe, parce que la main d’un seul Dieu la promène de près sur son beau corps ; mais que le soleil la regarde de ses mille rayons du haut de l’Olympe, cette personnification de l’âme pudique ne rougira pas devant tout un ciel. C’est la parfaite image de la pudeur de l’écrivain devant un seul auditeur, et de la liberté de ses épanchements devant tout le monde. Vous m’accusez de violer le mystère devant vous ! Vous n’en avez pas le droit : je ne vous connais pas, je ne vous ai rien confié personnellement, à vous ; vous êtes un indiscret qui lisez ce qui ne vous est pas adressé. Vous êtes quelqu'un, vous n’êtes pas le public ; que me voulez-vous ? Je ne vous ai pas parlé, vous n'avez rien à me dire, et je n’ai rien à vous répondre.

C’est ainsi que pensaient saint Augustin, Platon, Socrate, Cicéron, César, Bernardin de Saint-Pierre, Montaigne, Alfieri, Chateaubriand et tous les hommes qui ont confié au monde les palpitations vraies de leur propre cœur. Gladiateurs réels du Colisée humain, qui ne jouaient pas des comédies de sentiment ou de style pour distraire une académie, mais qui luttaient et mouraient réellement sur la scène du monde, et qui écrivaient sur le sable avec le sang de leurs propres veines les héroïsmes, les défaillances ou les agonies du cœur humain.

Cela dit, je reprends ces notes où je les retrouve, et je ne rougis que d’une seule chose devant les critiques, c’est de n’avoir ni l’âme de saint Augustin, ni le génie de Jean-Jacques Rousseau, pour mériter, par des indiscrétions aussi saintes, aussi touchantes, le pardon des âmes tendres et la condamnation des esprits prudes qui prennent tout mouvement de l’âme pour une obscénité, et qui se voilent la face dès qu’on leur montre un cœur.




  1. Elles sont vendues.