Nouvelles Chansons du Chat noir/Les Fœtus

Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Fœtus.

Heugel & Cie (p. 55-65).


No 5

LES FŒTUS


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LES FŒTUS



On en voit de petits, de grands,
De semblables, de différents,
Au fond des bocaux transparents.


Les uns ont des figures douces ;
Venus au monde sans secousses,
Sur leur ventre ils joignent les pouces.

            

D’autres lèvent les yeux en l’air,
Avec un regard assez fier
Pour des gens qui n’y voient pas clair !

D’autres enfin, fendus en tierce,
Semblent craindre qu’on ne renverse
L’océan d’alcool qui les berce.


Mais que leur bouche ait un rictus,
Que leurs bras soient droits ou tordus,
Comme ils sont mignons, ces fœtus,

          

Quand leur frêle corps se balance,
Dans une douce somnolence,
Avec un petit air régence !



On remarque aussi que leurs nez,
À l’intempérance adonnés,
Sont quelquefois enluminés :


Privés d’amour, privés de gloire,
Les fœtus sont comme Grégoire,
Et passent tout leur temps à boire.

Quand on porte un toast amical,
Chacun frappe sur son bocal,
Et ça fait un bruit musical !

En contemplant leur face inerte,
Un jour j’ai fait la découverte
Qu’ils avaient la bouche entr’ouverte :

        

Fœtus de gueux, fœtus de roi,
Tous sont soumis à cette loi,
Et baillent sans savoir pourquoi !…

Gentils fœtus, ah ! que vous êtes
Heureux d’avoir rangé vos têtes
Loin de nos humaines tempêtes !


        

Heureux, sans vice ni vertu,
D’indifférence revêtu,
Votre cœur n’a jamais battu.

Et vous seuls, vous savez, peut-être,
Si c’est le suprême bien-être,
Que d’être mort avant de naître !

Fœtus, au fond de vos bocaux,
Dans les cabinets médicaux,
Nagez toujours entre deux eaux,

Démontrant que tout corps solide
Plongé dans l’élément humide
Déplace son poids de liquide !




C’est ainsi que, tranquillement,
Sans changer de gouvernement,
Vous attendrez le Jugement[1] !…

Et s’il faut, comme je suppose,
Une morale à cette glose,
Je vais ajouter une chose :


        

C’est qu’en dépit des prospectus
De tous nos savants, les fœtus
Ne sont pas des gens mal f…

  1. Ici, pour les besoins de la musique, on devra répéter les trois
    vers suivants :
    Et vous seuls vous savez peut-être,
    Si c’est le suprême bien-être
    Que d’être mort avant de naître !…