Nouvelle Théorie des plaisirs/Partie 1

Pour découvrir cette ſource primitive de tout plaiſir, & pour en déduire les eſpèces différentes, à la manière des géomètres qui de l’eſſence d’une ligne courbe déduiſent toutes les autres propriétés de la même courbe, il nous faut remonter à l’eſſence de l’âme. Car l’agréable & déſagréable étant ſi intimement liés à toutes nos perceptions, on en peut conclure que ces deux qualités générales de nos perceptions tiennent immédiatement à la nature de l’âme.

Je n’entrerai point ici dans des diſcuſſions métaphyriques pour & contre l’immatérialité de l’âme. Il ne me paraît pas abſolument néceſſaire à mon but que cette queſtion ſoit décidée. Que l’âme ſoit ſimple ou matérielle, il ſuffit qu’elle foit d’une nature conſtante & immuable, & que ce qui fait l’eſſentiel de la nature humaine ſoit conſtamment le mê me dans tous les ſiècles & dans tous les climats : ce que tout philoſophe ſenſé m’accordera ſans peine. ſans m’arrêter donc à prouver l’immatérialité de l’âme, (ce qui ne me paraît pourtant pas impoſſible à démontrer) j’examinerai ſeulement en quoi conſiſte ſon eſſence, ou ſon action naturelle. Cette action naturelle de l’âme eſt ſûrement celle de produire, ou ſi l’on veut, de recevoir des idées, & de les comparer, c’eſt à dire de penſer.

Je ne répéterai point ici ce que nos philoſophes modernes, d’après l’illuſtre Wolff, ont ſolidement établi pour prouver que l’action naturelle de l’âme, ou comme ils l’appellent, ſa force eſſentielle, eſt celle de produire des idées. Il y a peu de gens qui ſoient accoutumés d’entrer dans des diſcuſſions métaphyſiques auſſi profondes. Je remarque ſeulement que l’âme, ne jouiſſant jamais des objets mêmes, mais ſeulement des idées qu’elle s’en forme, ne peut déſirer que des idées, vu qu’il n’y a que cela même dans l’âme. ſi nous réfIéchiſſons ſur ce qu’il y a d’eſſentiel dans les amuſements, & dans les goûts des hommes, nous trouverons toujours qu’ils ſe réduiſent à la fin à quelque choſe de purement idéal.

Quel que ſoit le génie d’un homme, ou la force de ſon eſprit, Ie penchant le plus conſ tant qui entre dans tout ce quil fait, c’eſt d’amuſer continuellement l’eſprit ou l’imagination, par des objets qui lui fourniſſent matière à penſer ; c’eſt pour ainſi dire, la nourriture de l’âme. Pour nous convaincre de cela, mous n’avons qu’à ſuivre l’homme dans tous ſes amuſements, dans ſes plaiſirs, en un mot dans tout ce qu’il fait par goût ; en tâchant de démêler ce qui l’amuſe véritablement, nous trouverons toujours que cela ſe réduit à quelque choſe d’intellectuel. L’ambitieux, par exemple, ſe plaît il dans le rang auquel les intrigues l’ont élevé, parce qu’il ſe voit flatté & craint ? ou bien ne repaît il pas ſon eſprit de la beauté intellectuelle qu’il aperçoit dans l’heureuſe réuſſite de ſes entrepriſes, & de la belle perſpective que ſon pouvoir lui préſente, d’être maître d’une infinité d’événements ? je ſuis aſſuré que ce qui lui fait le plus de plaiſir eſt la beauté du ſyſtème politique qu’il s’eſt formé. Or cela eſt purement intellectuel.

Il en eſt de même de tous les amuſements des hommes. Que le philoſophe s’occupe de ſes ſpéculations, le politique de les projets ; que le petit maître folâtre, ou que l’homme le plus borné converſe avec ſes voiſins ; ils n’ont tous qu’un même but, celui de fournir chacun à ſon eſprit une quantité d’idées & de pen ſées convenables à ſon goût & à l’étendue de ſes connaiſſances. Ceci doit s’entendre ſurtout de ces occupations qui demandent l’application l’eſprit. Chaque entrepriſe eſt une eſpèce de problème dont la ſolution nous attache, en contentant le beſoin primitif de notre nature, & tous les genres de vie ſont autant de ſciences qui à la fin ſe rapportent toutes à la faculté intellectuelle de notre âme. Ce qu’un célèbre poète dit de l’amour propre convient bien mieux à ce beſoin de l’âme.

…………………Ecartez ce mobile,
L’homme eſt enſeveli dans un repos ſtérile :
Il eſt tel qu’à la terre une plante attachée,
Qui végète, produit, & périt déſſéchée.
(Du Reſnel d’après Pope).

Je ne crois pas me tromper en aſſurant que ce que je viens d’avancer ſur la nature de l’âme & ſur ſon beſoin primitif, paraîtra évident à quiconque voudra prendre la peine d’y réfléchir. Il pourrait pourtant naître un doute : il y a un grand nombre de perſonnes qui ne paraiſſent rechercher que des plaiſirs purement ſenſuels. Or il eſt difficile de ſe perſuader que le beſoin principal de ces genſ-Ià ſoit celui de penſer.

Je réponds, en me fondant auſſi ſur l’expérience, que les plaiſirs purement ſenſuels, s’il y en a véritablement de tels, ne peuvent jamais ſuffire à contenter les beoins de notre nature, ils deviennent bientôt inſipides & mépriſables, s’ils n’empruntent quelque attrait de la faculté de penſer. Je n’alléguerai pas que des gens d’eſprit ſentent plus vivement que les autres, les plaiſirs ſenſuels. Je me contenterai de faire obſerver qu’un homme qui aurait abondamment de quoi ſatiſfaire tous les ſens, & auquel manqueraient les plaiſirs qui tiennent à la facuIté intelIectuelle ne ſerait ſûrement pas lontemps heureux. Qui eſt ce qui aimerait les plaiſirs de la table uniquement pour ce qui flatte le goût ? & qui les ſouhaiterait, s’il y était ſans compagnie & ſans gaieté ? Qui eſt-ce qui ne ſe laſſerait bientôt de la jouiſſance de la plus belle perſonne, ſans le mélange des plaiſirs d’un genre plus élevé qui accompagnent ce commerce agréable & en ſont preſque tout le prix ? Les voluptueux de profeſſion vous diront qu’au milieu des délices des ſens, on rencontre des vides affreux, & qu’on eſt malheureux ſans les plaiſirs qui tirent inconteſtablement leur origine de la faculté de penſer, & qui ſont le véritable ſel des autres.

Nous voyons donc clairement que les plaiſirs des ſens, quelque puiſſants qu’ils ſoient, ne viennent que d’un beſoin acceſſoire, & que dans tout ce qui doit nous amuſer longtemps, il faut quelque choſe d’intellectuel. Ce qui prouve que l’eſſence de notre âme, le principe d’où naiſſent tous nos déſirs conſtants, eſt une détermination puiſſante à produire & à recevoir des idées. Je me flatte même de faire voir dans la ſuite de ces recherches, que les plaiſirs les plus ſenſuels tirent leur origine de cette ſource générale.

J’ajoute une autre obſervation qui confirme ce que j’ai dit ſur la nature de l’âme. En faiſant attention à la diverſité & au changement de goût, on s’aperçoit que, plus I’homme devient capable d’idées intellectuelles & diſtinctes, moins il s’occupe des choſes ſenſuelles. Ceux qui n’ont jamais appris à penſer s’occupent, comme ils peuvent, des objets qui tiennent beaucoup du ſenſuel.

Apprenez leur à réfléchir, à former des jugements, à tirer des concluſions générales de faits particuliers, à comparer des idées en partie ſemblables ; & vous verrez qu’ils s’occuperont beaucoup plus des choſes intellectuelles, qu’ils n’avaient fait auparavant. Je le répète donc avec aſſurance, que notre nature eſt telle que l’action qui nous eſt eſſentielle & qui eſt le principe de toutes nos entrepriſes & de toutes nos opérations libres eſt celle de penſer, comme l’action du feu eſt de brûler, ou celle de l’aimant d’attirer le fer.

Nous avons donc trouvé un principe actif dans l’âme qui eſt la ſource de toutes nos actions. Par ce principe toutes nos affections ont la même origine, partent de la même ſource. & comme les hommes, qui tirent leur origine du même père commun, ſe diſtinguent par leurs qualités, en ſorte qu’il y a des nobles & des roturiers de différentes claſſes, ſelon que le ſort les fait naître ; de même nos affections & nos plaiſirs, quoique d’une égale nobleſſe dans leur origine, deviennent plus ou moins eſtimables, ſelon les différents ſervices qu’ils nous rendent, & ſelon qu’ils tiennent plus ou moins immédiatement au bonheur.

Mais avant que de montrer comment ce principe actif de l’âme produit tous les ſentiments agréables & déſagréables, & par conſéquent toutes les inclinations, il eſt néceſſaire d’examiner un peu plus particulièrement ſa nature. D’abord il faut remarquer que le nom de force qu’on a donné à ce principe actif dans l’homme, ſignifie un empreſſement perpétuel qui, pour ainſi dire, met tout en mouvement pour pouvoir produire des idées. Pour bien connaître la nature de cette force, nous n’avons qu’à nous la repréſenter dans des cas fort remarquables, par exemple, dans une grande paſſion. Tout le monde ſait combien on eſt alors preſſé & troublé par la force du déſir. Dans les autres cas où l’âme eſt plus tranquille, la force eſſentielle ne laiſſe pas d’être la même, quoique moins grande ; elle excite toujours une agitation ſemblable à celle des paſſions, plus ou moins fortes. Voilà ce que veut dire le terme de force eſſentielle de l’âme.

Je remarque en ſecond lieu, que cette force de l’âme eſt tellement déterminée, qu’il ne nous eſt point indifférent de quelle nature ſoient les idées qu’elle produit. L’âme préfère toujours les idées claires aux obſcures, & celles qui ſont diſtinctes à celles qui ne ſont que confuſément claires. Tout le monde aime mieux de voir clair dans toutes ſortes de choſes, que d’avoir les idées brouillées. En effet une idée diſtincte nous repréſente plus de choſes du même objet, qu’une idée confuſe ; & par conſéquent elle contente mieux le beſoin de l’âme.

Ce n’eſt pas tout encore. L’âme ne ſe contente pas de produire des idées ; ſemblable à un bon terroir qui, après avoir reçu les ſemences dans ſon ſein, les nourrit & les fait éclore, l’âme en réfléchiſſant ſur ſes idées, les compare, en tire de nouvelles, en forme des propoſitions, des raiſonnements, des penſées ſuivies. Cette activité de l’âme ſe montre partout. Le génie le plus faible forme ſes raiſonnements tout comme le Philoſophe. C’eſt cette faculté de comparer les idées, & d’en former des raiſonnements, qu’on appelle la raiſon, & l’on convient généralement qu’elle eſt plus ou moins le partage de tous les hommes. Ce n’eſt pas un talent acquis, c’eſt un don de la nature, une force de l’âme, à laquelle on réſiſterait en vain. Nous aurions beau nous propoſer de reſter dans l’inaction, la force de l’âme l’emporterait. Nous produiſons des idées, nous les comparons.

J’obſerve enfin que, plus les idées ſont liées dans le raiſonnement, c’eſt-à-dire plus le raiſonnement eſt parfait, plus auſſi l’âme doit s’y plaire. Car dans ces cas ſon action naturelle eſt plus parfaite & plus libre, que lorſ que les idées ſont embrouillées. Ce qui eſt encore confirmé par l’expérience.

Voilà la nature du principe actif de l’âme. Tout le monde ſait de quelle manière Wolff en a déduit toutes les facultés intellectuelles de l’âme. Pour moi je tâcherai maintenant d’en déduire l’origine de tous les ſentiments agréables & déſagréables, qui ſont comme les ſemences des paſſions, ou plutôt comme des étincelles d’où naît le feu. Car j’avoue que ni la théorie du plaiſir que ce célèbre Philoſophe nous a donnée, ni celle du grand Deſcartes, ne me ſatiſfont point.

Commençons par réduire à des notions ſimples les idées du plaiſir & de la peine. Ces deux affections varient à l’infini ſelon les divers degrés de force qu’elles ont ; & ſemblables à des rivières qui portent des noms différents à différentes diſtances de leur ſource, elles reçoivent d’autres noms ſelon leur degré d’intenſité. Le même ſentiment, ſuivant qu’il ſera plus ou moins fort, recevra le nom d’agrément, de plaiſir, de joie, de raviſſement ; tout comme les termes de peine, de douleur, de gêne & de tourment, n’expriment qu’un même ſentiment, conſidéré depuis ſon commencement juſqu’au progrès le plus éloigné. Pour en fixer donc les notions, nous les prendrons à leur ſource. Le commen cement du plaiſir n’eſt autre choſe que ce que nous appelons aiſance. Cette aiſance commence par la tranquillité, par une eſpèce d’équilibre dans l’âme. La peine au contraire commence par la contrainte. Conſidérons d’abord l’origine & le progrès de ce dernier ſentiment.

L’action naturelle de l’âme provient de la force d’un certain empreſſement qu’elle ſe ſent à penſer. Y a-t-il quelque choſe qui mette un obſtacle à cette force, qui l’empêche de ſe déployer ; ou l’action ne répond-elle pas à la grandeur de l’empreſſement de l’âme ? il faut néceſſairement qu’elle s’en reſſente, qu’elle s’en trouve mal, qu’elle n’aime pas cet état de contrainte directement oppoſé à ſa nature. Je ferai voir dans la ſuite quels ſont ces obſtacles qui empêchent ou troublent l’action naturelle de l’âme. Plus une âme eſt vive, ou plus l’obſtacle à ſon action eſt grand, plus auſſi la peine qui en réſulte ſera grande, & ce ſentiment peut aller ſi loin que la nature entière de l’homme en ſoit comme bouleverſée. L’âme reſſemble à une rivière qui coule paiſiblement tant qu’il n’y a rien qui arrête ſes eaux, & qui s’enfle & devient furieuſe dès qu’on oppoſe une digue à ſon courant. Voilà l’origine du ſentiment déſagréable ou de la peine.

Quant au plaiſir, il ſemble plus difficile de bien le définir.ſi la peine vient naturellement de l’action de l’âme empêchée ou troublée, la ſeule liberté de l’action & le bon ſuccès des forces employées, ne paraît produire que le contentement & la tranquillité qui ne ſont que le commencement ou l’élément du plaiſir. Cependant il eſt aiſé de voir que, quand l’âme réfléchit ſur cet état d’aiſance dans lequel elle ſe trouve, elle en doit avoir uin ſentiment agréable, ſurtout ſi elle ſe ſouvient de la peine qu’elle a eue quelquefois, lorſque ſon action était empêchée. Mais ce ſentiment agréable n’eſt pas encore ce qu’on appelle plaiſir. Il faut quelque choſe de plus. Quel eſt don l’état de l’âme, & quelle eſt ſon action, quand au lieu d’un ſimple contentement elle goûte actuellement du plaiſir ou de la joie ?

Le plaiſir paraît diſtingué du ſimple contentement, en ce qu’il a quelque choſe de plus vif & de plus piquant. Dans le contentement l’âme eſt comme en repoſe : dans le plaiſir elle paraît agréablement mais vivement agitée. Cette vivacité qui diſtingue le plaiſir du ſimple contentement, peut venir de ce que l’action de l’âme eſt alors précipitée ; elle ne va plus ſimplement ſon train, elle voit une multitude de choſes ſur leſquelles elle peut travail ler avec plus de facilité & de viteſſe, qu’elle n’en a ordinairement dans l’état de ſimple aiſance. Telle doit néceſſairement être l’action de l’âme lorſqu’elle ſe repréſente un objet, duquel comme d’une ſource féconde découle une quantité d’idéées particulières, qu’elle prévoit pour ainſi dire de loin. Elle ſent qu’elle aura de l’ouvrage, & un ouvrage aiſé. Ce preſſentiment d’abondance de nourriture, ſi je puis m’exprimer ainſi, lui fait naître un déſir de s’attacher à cet objet ; & c’eſt principalement de ce déſir que naît la vivacité du plaiſir ; car je ne crois pas que ſans déſir il y ait aucun degré ſenſible de plaiſir dans le monde. Dès que le déſir manque, le plaiſir dégénère en ſimple agrément, comme il arrive dans les plaiſirs ſouvent réitérés. Voilà ce que je puis dire de l’origine du plaiſir en général.

Il réſulte de cette explication, que le ſentiment du plaiſir eſt en quelque manière un état extraordinaire de l’âme. L’expérience le confirme aſſez. Il n’y a perſonne qui ait eu pendant le cours de ſa vie plus de moments de plaiſir, que de moments de ſimple contentement ou de peine. Le plaiſir vif n’eſt ſemé que rarement ſur la route de cette vie. Nous voyageons par des régions où il ya beaucoup de campagnes arides, aſſez de verdure agréable, mais peu de fleurs d’un certain éclat.

Après avoir découvert au fond de notre nature la ſource générale de tous les ſentiments agréables & déſagréables, je devrais maintenant faire voir quelles doivent être les diſpoſitions de l’âme, pour la rendre plus ou moins ſuſceptible de ces ſentiments, & quelles ſont les qualités générales des objets qui les excitent ? Mais, avant que d’entreprendre cet examen, je me vois obligé de diſſiper quelques doutes qu’on pourrait former contre ma théorie générale.

Oui ! me dira-t-on, les plaiſirs n’auraient-ils qu’un commencement ſi faible ? les tranſports de l’amitié & de la tendreſſe, cette joie auſſi vive que douce qui ſuit & récompenſe une belle action, ces charmes de la beauté, cette douce ivreſſe qui naît des délices des ſens, en un mot ces plaiſirs ſi variés & ſi grands ; ſerait-il poſſible qu’ils ne vinſſent que de la faculté de penſer, & de l’empreſſement de l’âme pour la production des idées ? Cela paraîtra ſi étrange à bien des perſonnes, qu’elles ſeront tentées de rejeter ma théorie, avant que de l’avoir examinée en détail. En attendant que j’en donne des preuves particulières, voici quelques remarques qui ſerviront comme de ſolution préliminaire à ces doutes.

De tous les plaiſirs, les plus intellectuels ſont ordinairement les plus attachants & les plus con ſtants. Il n’y a rien au monde de plus attachant, que l’étude des ſciences ſpéculatives & ſurtout des mathématiques, qui fourniſſent à l’eſprit les plus belles occaſions de s’exercer, & où la force de l’âme ſe déploie avec le plus d’avantage. L’ardeur d’un jeune homme vif & pénétrant, qui s’applique à ces ſciences, ſurpaſſe toutes les autres paſſions. On a vu des gens renoncer avec joie à tout ce que les ſens unis à l’imagination offrent de plus délicieux, pour s’adonner entièrement à des occupations d’où il ne peut naître qu’un plaiſir purement intellectuel . La vi vacité d’un plaiſir ne peut donc faire naître un juſte doute ſur ſon origine intellectuelle, puiſqu’il y en a de très vifs qui ont certainement une telle origine.

La grande variété des plaiſirs, & l’étonnante diverſité des goûts, dans des Etres qui au fond participent tous à la même nature, paraiſſent peu favorables à l’uniformité de principe, & pourraient faire naître un autre doute ſur la vérité de notre théorie. Voici ce qu’on peut alléguer pour le diſſiper. L’âme réfléchit ſur tout ce qui ſe préſente clairement à elle, & contente ſon goût, ſans ſe mettre en peine de diſtinguer de quelle eſpèce ſont les objets. Tous ceux qui lui fourniſſent de quoi l’occuper, ſont propres à devenir matière de plaiſir, ou de peine. Mais, pour recevoir du plaiſir de quelque objet que ce ſoit, il faut ſavoir y réfléchir, & en tirer parti. La lecture des éléments d’Euclide eſt un grand ſujet de plaiſir, mais c’eſt uniquement pour le géomètre. Chaque eſpèce particulière d’objets demande un certain art, un certain ſavoir-faire, pour être entièrement con nue. Quelque pénétrant qu’on ſoit, on ne réuſſira pas d’abord à l’égard d’un objet nouveau. Or les circonſtances dans leſquelles les hommes ſe trouvent, étant ſi différentes, leurs connaiſſances & leur ſavoir-faire doivent néceſſairement l’être de même ; d’où il s’enſuit que les objets de leurs ſentiments agréables & déſagréables diffèrent autant entre eux, que les caractères mêmes des hommes. La diverſité des goûts n’eſt donc que l’ouvrage des circonſtances extérieures. Les principes du goût ſont les mêmes dans tous les hommes, parce qu’ils tiennent à leur eſſence. Les occaſions ſont la cauſe qu’on ſe familiariſe avec certains objets ; & cette familiarité fait naître une plus grande connaiſſance de ces objets : ce qui eſt le fondement du plaiſir. Tous les anciens ſpartiates aimaient les exercices du corps, la fatigue, la chaſſe & la guerre : tous les ſybarites au contraire aimaient la molleſſe, l’oiſiveté & les plaiſirs des ſens. Ni les uns ni les autres n’avaient aucune occaſion de ſe familiariſer avec d’autres objets, capables de faire naître le plaiſir. Le ſpartiate n’ayant jamais repoſé que ſur une couche dure, ignorait qu’il y eût à raffiner ſur la manière de faire les lits. Il y a des nations entières qui n’on point de goût pour certains plaiſirs fort recherchés des au tres ; c’eſt parce qu’elles ignorent qu’il ſoit poſſible de trouver du plaiſir dans ces objets : elles n’y ont jamais penſé. Le Péruvien, qui n’ayant point réfléchi ſur les avantages que l’or peut procurer, en ſerait-il avide ? Un homme qui n’aurait jamais vécu en ſociété, & qui ignorerait la diſtinction des rangs, ne pourrait abſoluemnt être ambitieux, ni même comprendre que d’autres le fuſſent. Produiſez-le dans le monde, parmi une nation polie ; il deviendra peut-être un Céſar. Tel autre, qui s’étonne qu’on puiſſe aimer le jeu, tandis qu’il n’en connaît aucun, deviendra peut-être le plus paſſionné joueur, ſi l’occaſion l’en gage à l’apprendre. Je ſuis perſuadé que, ſi un homme pouvait vivre parmi toutes les différentes nations de la terre, il prendrait ſucceſſivement tous les goûts & toutes les paſſions qui règnent dans les différents climats ; comme Alcibiade prit tour à tour les manières des Athéniens, des ſpartiates, des Thraces & des Perſes.

Ces obſervations prouvent que la diverſité des goûts & des plaiſirs n’empêche pas qu’ils ne tirent leur origine d’une même ſource fort ſimple. Nous venons au monde avec une diſpoſition générale pour une infinité d’affections & de paſſions. Nous apportons cette force qui fait l’eſſence de l’âme, & rien de plus. Les circonſtances dans leſquelles nous nous trouvons pendant le cours de notre vie, donnent, pour ainſi dire, la direction à la force indéterminée de l’âme ; comme il n’y a que certaines eſpèces d’objets, qui nous deviennent familières, ce ſont les ſeules qui excitent nos déſirs : nous demeurons indifférents pour les autres, faute de les connaître. Il y a, à la vérité, des affections générales, & communes à preſque tous les hommes ; ce ſont celles qui naiſſent des objets qui ſont partout les mêmes, chez les nations polies, & chez les Hottentots. Telles ſont l’eſpérance, la crainte, l’amour de ſoi-même ; en un mot toutes les paſſions qu’on appelle ſimples, & dont Deſcartes a fort bien fait l’énumération.

Après avoir établi notre principe, & l’avoir fait triompher des objections les plus importantes, il faut maintenant le conſidérer un peu plus particulièrement, pour voir quelle doit être la diſpoſition de l’âme, & la qualité des objets, pour que des ſentiments agréables ou déſagréables ſoient plus ou moins forts. La condition eſſentielle requiſe pour le ſentiment agréable, eſt : que l’âme ſoit en état de développer aiſément une multitude d’idées liées enſemble dans un ſeul objet ; & la condition eſſentielle de la peine eſt : que l’action de l’âme ſoit empêchée de le faire. Il faut donc que la diſpoſition de l’âme & la qualité de l’objet concourent à exciter ces ſentiments. Je parlerai en premier lieu des diſpoſitions de l’âme.

J’aperçois qu’il y a principalement deux diſpoſitions qui rendent l’âme immédiatement plus ou moins ſuſceptible de ſentiments agréables & déſagréables ; l’habitude de réfléchir & la vivacité. L’habitude de réfléchir fait qu’on s’attache à tout objet qui ſe préſente à nous, pour le contempler & le conſidérer ſous toutes les faces que l’on peut ſaiſir : elle introduit plus d’action dans une âme, qu’elle n’en aurait ſans cette habitude ; & par conſéquent, le plaiſir ou la peine ne venant que dans cette action, doivent néceſſairement être plus fréquents à cauſe de cette qualité de l’eſprit. Tout doit néceſſairement être fort paſſager pour un homme qui réfléchit peu. Il ne s’attache pas aſſez aux objets, ni à ſes propres idées, pour y apercevoir tout ce qui eſt capable de le toucher, ſoit agréablement ſoit déſagrablement ; il paſſe légèrement ſur tout. Ceci eſt auſſi conforme à l’expérience, qu’il ſuit naturellement de ma théorie. Nous voyons que les nations polies, celles où l’on cultive avec le plus de ſoin les talents de l’eſprit, & par conſéquent où l’on a la plus grande habitude de réfléchir ; que ces nations, diſ-je, ſont beaucoup plus ſenſibles à toutes ſortes de plaiſirs & de peines, & qu’elles en connaiſſent plus d’eſpèces différentes, que les nations barbares que la ſtupidité rend inſenſibles à l’infinité de choſes qui nous touchent.

La vivacité de l’eſprit n’eſt peut être pas autre choſe, que le degré de force primitive de l’âme, qui fait ſon eſſence. Elle eſt dans l’âme à peu près ce que la célérité eſt dans le mouvement du corps. Or il eſt évident, que plus cette force ou l’empreſſement pour la production des idées eſt grand, les autres circonſtances étant égales, plus on doit ſentir la gêne des obſtacles, & par conſéquent la peine & le chagrin. & comme la vivacité du plaiſir vient de la grandeur de l’empreſſement à développer la multitude des idées qui ſe préſentent à la fois, il eſt évident que la vivacité de l’eſprit augmente auſſi les diſpoſitions pour le plaiſir, ou que l’homme vif doit ſentir les plaiſirs beaucoup plus vivement qu’un autre qui l’eſt moins. L’expérience eſt encore d’accord en cela avec la théorie : les tempéraments les plus vifs, ſont les plus ſenſibles & les plus capables de grandes paſſions, de grands plaiſirs, & de grands chagrins.

Ces deux diſpoſitions, dont je viens de parler, nous rendent immédiatement plus ſuſceptibles de plaiſirs & de peines. Il y a après cela beaucoup d’autres diſpoſitions qui produiſent le même effet d’une manière indirecte. Nous voyons ſouvent des gens ſe faire un plaiſir de choſes qui n’en donnent aucun à tous les autres. Dans une aſſemblée de pluſieurs perſonnes on porte la nouvelle, qu’un tel a eu le malheur de ſe caſſer le cou en ſe précipitant de ſon cheval. Toute la compagnie eſt affligée, excepté un ſeul qui en reſſent un plaiſir très vif. Il était depuis longtemps l’ennemi juré du trépaſſé qui avait toujours traverſé ſes deſſeins. On voit bien que la haine eſt ici une de ces diſpoſitions médiates, dont je veux parler, qui nous rendent agréables & déſagréables des choſes qui en elleſ-mêmes ne ſeraient jamais telles. Ces ſortes de plaiſirs, à la vérité, découlent auſſi de la ſource générale (comme il ſerait fort aiſé de le prouver), mais non pas immédiatement, vu qu’il faut quelque diſpoſition particulière dans l’âme, qui n’eſt pas commune à tous les hommes, laquelle rend agréable ou déſagréable, un objet qui le ſerait pas par ſoi-même. L’éducation, la coutume, mille circonſtances particulières des ob jets, les diſpoſitions ſingulières de l’âme produiſent des peines & des plaiſirs factices que ne reſſentent point les perſonnes qui ne ſe trouvent pas dans les mêmes circonſtances ou diſpoſitions. Voilà la principale ſource de la diverſité des goûts. Il ſerait impoſſible de faire un dénombrement de toutes les eſpèces de plaiſirs qui dépendent de ces diſpſitions médiateſ; les eſpèces de plaiſirs immédiats ſont plus faciles à aſſigner & nous pourrons le faire dans la ſuite.

Il ſuffit de remarquer qu’on trouve toujours que tout plaiſir médiat provient de l’heureux ſuccès de l’action de l’âme. Par exemple, le plaiſir que l’envieux reſſent de la perte d’un homme de fortune, vient viſiblement de ce que l’envieux peut maintenant développer ſans obſtacle ſes idées favorites de la ruine de ſon ennemi. En général tout ſouhait accompli doit faire plaiſir. Car lorſqu’on ſouhaite, on a un empreſſement pour une certaine ſuite d’idées. Auſſi lontemps que le cours de la nature, ou des choſes humaines, eſt contraire à ces idées, l’âme eſt empêchée de pourſuivre. Cela lui fait de la peine. Mais dès que les événements nous ouvrent la carrière, & que nous voyons les choſes arriver comme nous les avions ſouhaitées, l’action de l’âme ſe précipite avec viva cité pour développer les idées telles qu’elle les avait déſirées : & cela fait le plaiſir. Voilà à peu près de quelle manière on peut expliqer ces plaiſirs médiats. La même méthode pourra auſſi ſervir à expliquer les chagrins médiats qui viennent ordinairement de la contrariété de nos idées avec les événements. ſans m’arrêter à ces plaiſirs & déplaiſirs médiats, dont on ne pourra jamais faire l’énumération, non plus que de la diverſité infinie des caractères & des tempéraments, je m’attacherai ſeulement dans la ſuite à appliquer ma théorie aux diverſes eſpèces de plaiſirs immédiats, que je déduirai de la force eſſentielle de l’âme.

Il y a pourtant une de ces diſpoſitions médiates, qui mérite une attention particulière, & qui ne ſert pas peu à confirmer notre explication de l’origine du chagrin. Perſonne n’ignore peut-être l’eſpèce de peine ou de malaiſe qui naît de cet état d’inaction de l’âme qu’on nomme l’ennui. C’eſt une des ſituations les plus pénibles, & qui cauſe un chagrin mortel. Il vient viſiblement de ce que l’action de l’âme eſt alors empêchée, quelles qu’en ſoient les cauſes. On ſent le beſoin preſſant de la nature, on ſouhaite ardemment de le contenter, on vole d’un objet à l’autre ſans pouvoir s’y arrêter. Les idées refuſent, pour ainſi dire, de ſe prê ter à l’âme, elle ne déſeſpère du vide horrible qu’elle voit dans ſon action ſans pouvoir le remplir. Etat affreux, qui prouve combien il importe à l’homme d’apprendre à s’occuper, pour prévenir ces terribles éclipſes de la raiſon !

Après avoir expliqué quelles ſont les diſpoſitions qui rendent l’âme immédiatement plus ou moins ſuſceptible de plaiſir & de peine, il me reſte encore à parler en peu de mots des qualités générales que les objets doivent avoir pour exciter naturellement ces ſentiments dans l’âme. Il eſt évident par ce que nous avons établi ci-deſſus, que le ſentiment agréable ne peut être excité immédiatement que par des objets qui renferment une multitude d’idées, tellement liées, que l’âme puiſſe prévoir qu’elle y trouvera de quoi contenter ſon goût primitif ; que tout objet qui n’offre point d’exercice à la faculté intellectuelle de l’âme, lui doit être entièrement indifférent ; enfin, qu’un objet qui eſt tel que l’âme ne puiſſe développer ce qu’il renferme de varié, ou qui, de quelque manière que ce ſoit, met obſtacle à l’empreſſement qu’elle a pour la production des idées, ne peut que lui être déſagréable.

Tout objet donc qui doit affecter l’âme, ſoit agréablement, ſoit déſagréablement, ne peut être ſimple :il faut néceſſairement qu’il ſoit compoſé, c’eſt-à-dire qu’il renferme de la variété. Ceci détermine la différence eſſentielle qui eſt entre les objets naturellement indifférents à l’âme, & ceux qui la touchent. La différence des objets agréables & déſſagréables par eux-mêmes, ne peut conſiſter que dans la liaiſon de ce que les objets renferment de varié. s’il y a de l’ordre dans cette liaiſon, l’âme pourra travailler conformément à ſon goût ſur cet objet : ce ſera donc un objet agréable ; au contraire, s’il n’y en a point, l’objet ſera déſagréable. De plus, ſi l’eſprit s’attache au développement d’une penſée, par quelque raiſon que ce ſoit, tout objet qui l’aide dans ce développement, doit néceſſairement lui être agréable ; ſi au contraire, quelque choſe met obſtacle à ce développement, il ne peut qu’être déſagréable.

Je n’entrerai point ici dans un plus grand détail ſur ces qualités des objets, pour ne pas anticiper ſur ce que j’aurai à dire, quand j’eſſayerai de déduire de cette théorie générale les ſentiments particuliers de l’âme à l’égard de chaque claſſe différente des objets qui l’affectent.

Fin de la première Partie.