Nouvelle Biographie générale/MARIE DE FRANCE

Firmin-Didot (33p. 378-381).

MARIE DE FRANCE, femme poète française née à Compiègne, vivait dans le treizième siècle. La plupart de nos trouvères se sont cachés sous le voile de l’anonyme ou dans les replis de l’acrostiche. Quelques-uns se sont contentés d’inscrire un prénom dans le texte de leurs compositions. Leur modestie nous a dérobé ainsi connaissance des détails concernant leur personne et leurs oeuvres, et ce n’est qu’au prix de longues et pénibles recherches qu’on peut acquérir quelques notions sur le temps et le pays où ils florissaient, et sur les protecteurs dont ils recevaient des encouragements. Plus heureux que leurs émules de nos contrées septentrionales, les troubadours ont eu leurs biographes, et c’est par cet utile et précieux intermédiaire que nous sont parvenus une foule de faits importants pour notre histoire littéraire. La littérature provençale compte plusieurs femmes au nombre des poètes, et presque toutes appartiennent aux plus nobles familles, telles que la comtesse de Provence[1], Marie de Ventadour[2], la comtesse de Die[3], la dame de Castelloze[4], Germonde, dame de Montpellier[5], et bien d’autres. Au milieu de cette foule de troubadours et de trouvères qui imprimèrent un cachet si poétique au treizième siècle, la France septentrionale vit briller une seule femme, la première de son sexe dont nous possédons les écrits. Connue sous le nom de Marie qu’elle se donne, elle croit cependant devoir y ajouter celui de sa patrie :

Marie ai nun, si sui de France[6] ;

Mais là se bornent les détails qui la concernent ; il a fallu qu’un poète satirique se chargeât de nous apprendre qu’elle était née en Picardie :

Femme ne pense mal, ne nonne ne béguine,
Ne que fait le renart qui happe la geline,
Si com le raconte Marie de Compiègne[7].

Quant à la cause de son séjour en Angleterre, ce qui touche sa personne, son rang, sa vie privée, elle n’en dit pas un mot. Marie, aussi bien que Wace, Benoît de Saint-Maure, Denis Pyrame, Guernes de Pont Saint-Maxence, fut sans doute attirée à la cour des rois anglo-normands par la protection et les encouragements que les successeurs de Guillaume le Conquérant accordaient aux trouvères, et qu’on leur refusait en France depuis les mesures de rigueur prises contre les jongleurs par Philippe-Auguste et renouvelées sous le règne de saint Louis. On est de même réduit aux conjectures sur les personnages auxquels notre poète fait hommage en ses vers. L’épilogue des fables de Marie renferme une dédicace au comte Guillaume[8]. L’abbé de La Rue, dans ses préoccupations anglo-normandes, veut que ce soit Guillaume Longue-épée, fils naturel du roi Henri II et de la belle Rosemonde[9] ; Roquefort partage cette opinion[10] ; Robert prétend que c’est Guillaume d’Ypres[11]. Legrand d’Aussy pense que ce comte est Guillaume de Dampierre, et il pourrait bien avoir raison, si l’on en croit le témoignage de auteur de la branche du Couronnement de Renart. Ce trouvère dédie son poème au vaillant Guillaume, comte de Flandre, pour offrir un modèle d’honneur à sa famille. Dans leur rage de ne pouvoir obtenir accès auprès du comte, la Médisance, l’Envie, l’Orgueil firent tant qu’ils parvinrent à le tuer en trahison dans un tournoi. « Ah ! comte Guillaume, s’écrie le trouvère, vous n’étiez avide que d’honneur, et l’on vous regardait avec raison comme seigneur légitime : il ne faut pas s’étonner si le marquis de Namur vous ressemble, car jamais il n’eut recours à la renardie (fausseté) »[12]. — « Et voilà, continue le trouvère, pourquoi j’ai pris pour sujet de mon prologue l’éloge du comte Guillaume, à l’exemple de Marie, qui traduisit pour lui les fables d’Izopet ».[13] le doute n’est guère possible ; c’est bien du comte Guillaume de Dampierre II, tué en 1251, dans un tournoi à Trasegnies, que le trouvère parle. Un autre contemporain de Marie, qui vivait aussi à la cour des rois anglo-normands, Denis Pyrame, auteur de l’agréable roman de Partonopeus, comte de Blois, va nous donner à son tour quelques détails sur les productions de notre poète. « Ses lais, dit-il, lui ont valu de grands éloges de la part des nobles personnages de la cour ; ils se les font souvent lire ou raconter[14]. Les dames elles-mêmes y prennent grand plaisir, et les trouvent fort à leur gré. On comprend le goût des dames pour un genre de poésie consacré à célébrer leurs louanges. » La postérité a sanctionné ces éloges. Le lai des Deux Amants, touchante aventure, dont le fond paraît emprunté à l’histoire ecclésiastique de Normandie, est cité dans le roman de Giron le Courtois ; ce lai était aussi connu des troubadours, ainsi qu’il résulte d’un passage du Roman de Jaufre, et le lai du Frêne semble avoir servi de type à l’intéressante nouvelle de Grisélidis, comme celui du Laustic ou du Rossignol a fourni les éléments du joli conte de l’Oiseau bleu, par Perrault.

Marie attache ses lecteurs par le fond de ses récits, empreints d’une douce sensibilité, rare chez les trouvères, par l’intérêt, par la grâce qu’elle sait y répandre, par son style, simple et naïf. Sa narration, toujours claire et concise, ne laisse rien échapper d’essentiel dans les descriptions ou dans ses portraits. Elle nous peint avec beaucoup de grâce la fée qui vient délivrer l’infortuné Lanval. Cette fée était d’une beauté surnaturelle et presque divine, et montait un cheval blanc si bien fait, si souple, si bien dressé, qu’on ne vit jamais sous les cieux un si rare animal. L’équipage et les harnais étaient si richement ornés qu’aucun souverain du monde n’aurait pu s’en procurer un pareil sans engager et même sans vendre sa terre. Un vêtement du plus grand prix laissait apercevoir l’élégance et la noblesse de la taille élevée de cette charmante personne. Qui pourrait décrire la finesse de sa peau, la blancheur de son teint, qui surpassait celle de la neige sur les arbres ; ses yeux bleus, ses lèvres vermeilles, ses sourcils bruns et sa chevelure blonde et bouclée ? Revêtue d’un manteau de pourpre grise, qui flottait sur ses épaules, elle portait un épervier sur le poing et était suivie d’un lévrier. Il n’y avait dans la ville ni petit ni grand, ni jeune ni vieux qui n’accourût sur son passage, et tous ceux qui la voyaient étaient embrasés d’amour[15].

Les lais composés par Marie, au nombre de quinze, sont de petits poëmes en vers de huit syllabes, rimant deux à deux comme les grands romans du cycle d’Artus et faits pour être chantés avec accompagnement de harpe et de vielle :

De cest cunte k’oï avez
Fu Gugemer le lai trovez,
Qu’hum dist en harpe e en rote,
Boine en est à oïr la note[16].

Les lais d’Audefroy le Bâtard sont de véritables romances, que l’on mettait aussi en musique[17]. Le sujet des lais est emprunté au cycle d’Artus ; ce sont pour ainsi dire de simples épisodes dans lesquels sont racontées les prouesses de chevaliers bretons[18]. Ces lais sont intéressants, et se font remarquer par un heureux emploi du merveilleux. C’est ainsi qu’on y voit figurer les fées de l’île de Sein, de la forêt de Brecheliant, et l’enchanteur Merlin, si célèbre chez les peuples de l’une et l’autre Bretagne. Marie ne s’en élève pas moins contre ceux qui prétendent que les lais sont des récits de pure imagination, et dit qu’elle a puisé les siens dans les aventures qui ont été chantées en Bretagne et ailleurs, et dont les textes originaux sont conservés à Carlion, ville du Glamorgan, au pays de Galles, imitant en cela les trouvères, qui affirmaient que les textes des chansons de gestes étaient déposés dans les archives de l’abbaye de Saint-Denis. Les motifs qui ont porté Marie à écrire sont on ne peut plus louables. « L’homme qui veut se garder des vices, dit-elle, doit s’appliquer à l’étude, s’instruire et entreprendre des ouvrages de longue haleine. Pour cette raison je me sentais disposée à composer quelque histoire utile et à traduire du latin en roman ; mais bientôt je compris que ce genre de travail me ferait peu d’honneur, à cause du grand nombre de ceux qui s’y sont appliqués. Je me déterminai donc à m’occuper des lais que j’avais entendu raconter, persuadée qu’on les avait faits pour conserver la mémoire de ces récits. Je ne veux par les laisser dans l’oubli ; je les ai rimés, en ai composé de petits poëmes. C’est en votre honneur, noble et puissant roi (Henri III), que je les ai rassemblés, et la reconnaissance me fait un devoir de vous en faire hommage[19]. Je vous raconterai assez rapidement les aventures réelles dont les Bretons ont fait leurs lais[20]. » Notre trouvère montre une grande affection pour ses ouvrages, et craint de les voir déprécier. Elle traite fort rudement les critiques et les envieux, qui, entendant faire l’éloge d’une personne de mérite, s’empressent d’en dire du mal et font leurs efforts pour ternir sa réputation ! imitant en cela la coutume du mauvais chien lâche et hargneux, qui mord les gens en traître ! « Quoi qu’il en soit, je ne renoncerai point à moins travail. Si les bavards ou les médisants veulent m’en blâmer, peu m’importe : c’est leur métier de dire du mal. » Jalouse de sa renommée, c’est pour laisser un souvenir d’elle que Marie se nomme ; car il pourrait bien arriver que d’autres trouvères eussent le dessein de s’emparer de son ouvrage ; et elle veut empêcher qu’un autre ne se l’attribue. Elle ajoute : « Celui qui s’oublie a tort ». 48.[21]. De trop fréquents exemples prouvent combien les craintes, de Marie étaient fondées. Les plagiaires étaient déjà très communs au treizième siècle. Wace, Denis Pyrame, Brunetto Latini et une foule d’autre poètes et prosateurs ont été victimes de ces forbans littéraires. Marie s’est chargée de mettre en roman, sous le titre d’Izopet, un recueil de fables que le roi Henri I er, surnommé Beau Clerc, avait traduites en anglais. Ces fables sont aunombre de cent trois ; trente-et-une seulement appartiennent à Ésope, et la plupart des autres à un auteur latin du nom de Romulus. Les grâces, la clarté, la naïveté de style de Marie se reproduisent dans cette traduction, écrite dans le même mètre que les lais, le seul que Marie ait employés. Notre poète semble avoir terminé sa carrière littéraire par l’espèce de légende que Roquefort a publiée sous le titre de Purgatoire de saint Patrice. Elle y raconte les aventures merveilleuses d’un chevalier irlandais nommé Owen qui en expiation de ses péchés descend dans cette caverne, objet de tant de superstitions, il est témoin des tourments que souffrent les pécheurs et du bonheur qu’y goûtent les justes dans le paradis. Il y a loin sans doute de cette légende aux poëmes de Virgile et de Dante ; mais elle présente un certain intérêt, surtout en raison de l’époque de sa composition.

P. Chabaille.

Cl. Faucliet, Recueil de l’Origine de la Langue et Poésie françoises. — Estienne Pasquier, Recherches de France. — L’abbé de La Rue, Essais historiques sur lesBardes, les Jongleurs et les Trouvères. — Legrand d’Au?blieux. — De Roquefort, Poésies de Marie de France. — Robert. Fables inédites des douzième, treizième et quatorzième siècles. - L’Histoire Littéraire de la France , t. XIX, etc.

  1. Raynouard, Choix des Poésies originales, des troubadours, t. V, p. 123.
  2. Ibid., t. V, p. 257.
  3. Ibid., t. iii, p. 22-26, et t. V, p. 123.
  4. Ib., t. iii, p. 368-372, et t. V, p. 111.
  5. Ib., t. IV, p. 319-327 ; t. V, p. 165.
  6. Roquefort, Poésies de Marie de France, t. II, p. 401.
  7. Jehan Dupain, l’Évangile des Femmes, Jongleurs trouvères, publié par A. Jubinal, p, 26.
  8. Pur amur le cumte Willyaume,
    Le plus vaillant de cest royaume.
    M’entremis de cest livre feire
    Et de l’angleiz en roman treire.


    Roquefort. Poésies de Marie de France, t. II, p. 401.

  9. Essais historiques sur les Bardes, les Jongleurs et les Trouvères, t. iii, p. 71.
  10. Poésies de Marie de France, t., Ip. 20.
  11. Fables inédites des douzième, treizième et quatrième siècles, t., ip. cliv.
  12. Ces dernières lignes font sans doute allusion à la longue querelle entre Guillaume et Jean et Baudouin d’Avesnes, ses frères utérins et ses compétiteurs au titre de comte de Flandre. Voir Histoire du Hainaut par J. de Guise, liv. XX, t. XV, p. 21, 23 et passim. Le chroniqueur raconte le meurtre du comte Guillaume de Dampierre au chap. cxxxii du même livre.
  13. Roman du Renart, t. IV, v. 3324 et 3360.
  14. Roman de Tristan, 2 vol. pet. in-8o ; Londres et Paris, 1835, t. I, p. cviii.
  15. Roquefort, Poésies de Marie de France, t. I, p. 245.
  16. Poésies de Marie de France, t. I, p. 112.
  17. Ils ne ressemblent en rien aux lais dont Eustache Deschamps trace les règles au quatorzième siècle, dans son Art de Dictier, ni aux lais simples ou renforcés cités dans l’Art de Science et Rhétorique, par Henri de Croy. Voir Poésies gothiques françaises ; Paris, Silvestre, 1830-1832.
  18. Le lai du Chèvre-feuille, par exemple, est tiré du Roman de Tristan.
  19. Prologue des lais, Roq., t. I, p. 42, 46.
  20. Roq., 1, 50.
  21. Otez, segneurs, ke dit Marie
    Ki en son teiis pas ne s’ublie.


    Lai de Gugemer, Début. Roquefort, t. I, p. 48.