Nouvelle Biographie générale/GEOFFROI RUDEL

Texte établi par Firmin-Didot, Firmin-Didot (20p. 24-25).

GEOFFROI RUDEL, troubadour gascon, né à Blaye (Gironde), dans le douzième siècle, et mort à Tripoli de Syrie. Voici ce qu’en dit Hugues de Saint-Cyr, troubadour et biographe du treizième siècle : « Geoffroi était un gentilhomme, ayant le titre de prince de Blaye. Il devint amoureux de la comtesse de Tripoli, sans la connaître, par le grand bien qu’en disaient les pèlerins arrivant d’Antioche et sur l’éloge de sa courtoisie, il fit de bons vers et de bons airs en son honneur, mais dans un pauvre style. Résolu de la voir, il se croisa, et s’embarqua pour se rendre auprès d’elle. Pendant la traversée, il fut atteint d’une si grave maladie qu’on le crut mort. On le conduisit cependant à Tripoli, et on l’y déposa dans une maison. La comtesse en ayant été instruite, se rendit auprès de lui, et le prit dans ses bras. Tout mourant qu’il était, Geoffroi comprit ce qui se passait, et la joie qu’il en ressentit lui rendit un instant la vue, l’ouïe et l’odorat. Il loua Dieu de l’avoir laissé vivre jusqu’à ee moment, et expira dans les bras de la comtesse. Elle le fit honorablement enterrer dans la maison du Temple de Tripoli, et le même jour, de douleur, elle se fit religieuse. » Ce récit, sans date, sans détails sur les personnages mis en scène, sans précision sur l’événement, dont on ne trouve aucune trace ailleurs que dans quelques autres troubadours, a entraîné les modernes dans des conjectures bien diverses, accompagnées d’explications plus ou moins probables ; voici ce qu’on a dit à ce sujet :

L’aventure rapportée plus haut peut s’appliquer à quatre femmes qui toutes portèrent le titre de comtesse de Tripoli : 1o à Hodierne, fille de Baudouin II, roi de Jérusalem, sœur d’Alix, femme de Boémond II, prince d’Antioche, et femme de Raimond Ier, comte de Tripoli, restée veuve à trente ou trente-deux ans ; 2o à Melissende, fille d’Hodierne et de Raimond Ier, qui d’abord fiancée à Manuel Comnène, empereur de Constantinople, fut ensuite refusée par lui, et porta, selon l’usage du temps, le titre de comtesse de Tripoli ; 3o à Esquive, dame de Tibériade et veuve de Gauthier, prince de Galilée, qui, ayant épousé Raimond II en secondes noces, resta veuve en 1187, à l’âge d’environ trente à trente-cinq ans ; 4o à Alix, fille de Rupin, prince d’Arménie, femme de Raimond III, mort fort jeune, en 1200, et qui par conséquent devait être elle-même dans toute la fraîcheur de l’âge au moment de son veuvage. S’il s’agit d’Hodierne, comme Raimond Ier mourut en 1151, laissant son successeur, Raimond II, âgé de douze ans, il faut croire que Rudel dut entreprendre son voyage vers 1158, époque où Raimond II, arrivé à l’âge d’homme, put se passer de sa mère, qui lui avait servi de tutrice et qui avait alors de trente-huit à quarante ans. Si l’aventure se rapporte à Melissende, fille de Raimond Ier et d’Hodierne, Geoffroi ne se mit en mer pour aller la voir, qu’après 1162, époque où elle fut refusée par Manuel Commène, attendu qu’elle ne dut acquérir de la célébrité qu’après ce refus et une expédition entreprise, par son frère, pour la venger des mépris de l’empereur. Serait-il question d’Esquive ? Dans ce cas, le prince de Blaye n’aurait entrepris son voyage qu’après 1187. Enfin, il ne serait allé mourir à Tripoli qu’après 1200 si l’objet de sa passion eût été Alix. De toutes manières donc Geoffroi Rudel de Blaye ne vivait au plus tôt que dans la seconde moitié du douzième siècle et au plus tard que dans les premières années du treizième. L’idée d’en faire le plus ancien des troubadours, empruntée à Nostradaraus, n’est par conséquent pas admissible. Si maintenant il est permis d’établir une conjecture, nous dirons que nous n’hésitons pas à regarder comme la véritable héroïne du drame romanesque rapporté par Hugues de Saint-Cyr Melissende, dont la mésaventure ne manqua pas de faire du bruit, et qu’on décora sans doute, comme à plaisir, de tous les charmes de son sexe, pour donner plus d’éclat à la brutalité de Manuel Comnène et exciter davantage l’admiration en faveur de celle qu’il avait dédaiguée. L’auteur de la généalogie des sires et princes de Blaye, qui les fait descendre des vicomtes de Limoges, ou qui du moins considère ces vicomtes comme leurs auteurs présumés, a cru pouvoir attribuer cette aventure à un Geoffroi Rudel, fils de Geoffroi Rudel Ier, qui n’aurait jamais été prince titulaire de Blaye. On trouve des chansons de Geoffroi Rudel dans les manuscrits 3204 et 3205 du Vatican et dans les recueils (inédits) des poètes provençaux de la bibliothèque Laurentiane à Florence. Une des chansons que Geoffroi Rudel avait faites en France pour la comtesse de Tripoli a été publiée dans le Parnasse occitanien de M. de Rochegude, p. 19, et dans le Choix des Poésies originales des Troubadours de Raynouard, t. V, p. 165.

L. Déssalles, archiviste de la Dordoge.

Nostradamus, Hist. de Prov., 23. — Crescimbeni, 11. — Bastaro, 84 et 119. — Millot, Hist. des Troub., t. I, p. 85. — Hist. lit., t. XIV, p. 359.