Nouvelle Biographie générale/DESCHAMPS Eustache

Firmin-Didot (13p. 401-402).

* DESCHAMPS (Eustache), dit Morel, poète français, né vers 1320, mort au commencement du quinzième siècle[1]. Eustache naquit à Vertus en Champagne, sur les États du duc d’Orléans. Il possédait aux environs de sa ville natale un domaine appelé Les Champs, qui fut brûlé par les Anglais. Il tira de là et conserva le nom de Deschamps. Il dut à son teint noir et hallez le surnom ou sobriquet de Morel, qui équivalait alors à l’expression populaire de moricaud (petit maure). Notre poète fit ses études à l’université d’Orléans, et s’y instruisit dans les arts libéraux ainsi que dans le droit civil. Il prit vraisemblablement dans ces deux facultés le grade de licencié, qui était dès lors exigé pour remplir des fonctions judiciaires, dont nous le verrons bientôt revêtu. C’est d’après ses écrits qu’on a pu déterminer quelques points de sa biographie. Il parcourut l’Egypte et la Syrie ; il demeura quelque temps en captivité chez les Sarrasins ; il fut attaché à la personne de Charles V et de Charles VI en qualité d’huissier d’armes ; il devint gouverneur du château de Fismes et bailli de Senlis ; il servit dans les guerres contre les Flamands et les Anglais, mais sans avoir à se louer des faveurs de la fortune. Ses biens furent ravagés et incendiés[2], et les plaintes qu’il adressa au monarque restèrent sans résultat. Le mécontentement qu’il ressentit donna à ses vers un caractère caustique et mordant. Il attaque avec vivacité les travers, les ridicules, les vices de son époque ; les courtisans, les gens de guerre, les magistrats, sont également l’objet de ses critiques. Il paraît ne pas avoir trouvé le bonheur en ménage ; aussi retrace-t-il avec verve, dans son Miroir du Mariage, le mauvais côté du nœud conjugal ; d’après lui, quelque femme que l’on choisisse, il n’y aura que repentir. Les écrits de Deschamps fournissent parfois des renseignements historiques sur les principaux événements dont il fut spectateur, tels que les désordres de la Jacquerie et le rétablissement de l’autorité du roi à Paris en 1358[3]. Son art de dicter est un traité de rhétorique et de prosodie française qui mérite encore d’être consulté, et plusieurs des fables mises en vers par La Fontaine se trouvent dans le vieux poëte. Des ballades, des rondeaux, des apologues, des allégories, le Dit des quatre offices de l’ostel du roy à jouer par personnaiges, le poëme sur le mariage, resté inachevé, et composé de plus de 13, 000 vers, tels sont les principaux écrits de notre auteur. M. Crapelet a publié pour la première fois, d’après les manuscrits de la Bibliothèque impériale, les Poésies morales et historiques de Deschamps, en y joignant un précis historique et littéraire sur cet écrivain ; Paris, 1832, in-8o. Ce volume présente un choix bien fait dans des compositions trop nombreuses pour être imprimées en totalité. M. Prosper Tarbé a derechef fouillé cette mine, et il a mis au jour en 1849, sous le titre d’Œuvres inédites d’Eustache Deschamps, deux volumes qui contiennent un choix de pièces historiques[4], précédées d’une introduction et accompagnées de notes. Malgré ces deux publications, il s’en faut de beaucoup que tous les écrits de Deschamps aient été livrés au public, puisqu’un seul manuscrit (n° 7219) offre 1774 ballades, 171 rondeaux, 17 épîtres, 80 virelais, 28 farces, complaintes et traités divers, 17 lais, etc. L’impression de toutes ces pièces n’est pas précisément un besoin urgent ; cependant l’auteur ne manque pas de mérite ; il montre plus de variété dans les formes de la versification, plus d’abondance dans les pensées que son contemporain Charles d’Orléans, bien plus célèbre que lui ; mais il finit par devenir monotone : il ne saurait prétendre à occuper une place très-distinguée dans l’histoire de la littérature française, et les éloges que lui prodiguèrent les éditeurs qui ont pris la peine de déchiffrer ses manuscrits ne doivent être admis qu’avec quelque réserve.
G. B.

Raynouard, Journal des Savants, mars 1832. — Violet-Leduc, Bibliothèque poétique, t. I, p. 64. — Le Roux de Lincy, La Bibliothèque de Charles d’Orléans, etc. ; Paris, Didot, 1843, in-8o. — Registres du parlement de Paris, Plaidoiries civiles : Registre III, f° 489 verso, 27 juin 1381 ; Ibidem f° 501, registre V, f° 146, 16 août 1384 ; Lettres et arrêts : registre XXXI, f°402 verso, même date ; Criminel, registre XII, f° 200, 10 mars 1385, et Plaidoiries civiles : Registre VIII, folio 60 verso, 11 mai 1390.

  1. Quatre lignie et généracion
    À y veu de roys depuis que je fus nez :
    Philippe, Jehan, charle en succession
    Le cinquiesme ; Charles, son fils ainsnez,
    Régna après.

    Ainsi s’exprime Eustache Deschamps, parlant de lui-même. Les rois qu’il désigne ici sont Philippe VI, qui monta sur le trône en 1328, Jean II, Charles V et Charles VI. La dernière trace directe et précise que l’on ait de son existence est une épitre adressée à Eustache par Christine de Pisan, en date du 10 février 1403 (1404 nouveau style). — V.

  2. Voy. la ballade du recueil publié par M. Crapelet, Poésies morales d’Eustache Desehamps, page 41. Les désastres causés à la France par la guerre des Anglais, et dont le poète avait souffert pro aris et focis, lui inspirèrent plus d’une pièce de vers empreinte d’un vif et amer ressentiment. Nous citerons un couplet de la ballade suivante, comme échantillon de ces passions d’un autre âge et de la manière du poëte :
    Ballade de la prophétie de Merlin sur la destruction de l’Angleterre.

    Selon Le Brut de l’isle des Géans,
    Qui depuis fut Albions appelée,
    Peuple maudit, tardis en Dieu créans,
    Tardivement christianisé.
    Sera l’isle de tous poins désolée.
    Par leur orgueil vient la dure journée
    Dont leur prophète Merlin
    Pronostica leur coléreuse fin,
    Quand il escripst : Vie perdrez et terre ;
    Lors montreront estrangiez et voisins :
    Au temps jadis estait cy Angleterre !

    Par arrêt du parlement de Paris, en date du 10 mars 1385, Euslache Deschamps obtint la condamnation de divers individus qui avaient envahi et pillé malgré la sauvegarde royale « un hostel de franc aleu, estant à Givry et appartenant au dit Morel ». La cour lui alloua pour le fait la somme de 500 fr. à titre de réparation et dommages et intérêts, sans préjudice de la peine criminelle envers le roi. Eustache Deschamps fut également attaché au service de Louis duc d’Orléans (mort en 1407), avec le titre de conseiller et maître d’hôtel. Par lettres données à Abbeville le 18 avril 1393, ce prince accorda au poète une libéralité de cinq cents francs d’or « tant pour considération des bons services du dit Eustache, que pour accroissement de mariage de sa fille » (acte appartenant à M. Bordier). Eustache Deschamps est revêtu des mêmes qualités dans une quittance originale de la bibliothèque du Louvre datée du 7 septembre 1398, relative à un recueil de poésies intitulé Le Livre de pèlerinage de vie humaine, etc., qu’il avait cédé ou vendu au duc Louis d’Orléans. Les registres du parlement contiennent en outre au sujet d’Eustache Deschamps quelques autres détails ou particularités. On pourra s’en procurer la connaissance complète en recourant aux indications bibliographiques par lesquelles se termine cet article. — V.

  3. On y trouve aussi des renseignements d’une précision très-instructive sur le costume, le mobilier et tout ce qui tient à la vie privée de l’époque. — V.
  4. Parmi ces pièces on trouve une ballade chantée en 1339, et intitulée : Quand reviendra notre roy à Paris ?