Nouvelle étude sur l’invasion des lapins en Dombes en 1910 et les moyens de la combattre

Annales de la Société d’émulation de l’Ain, année 44, janvier-février-mars
Société d’émulation de l’Ain (44p. 33-43).

Nouvelle étude
sur l’invasion des lapins en Dombes

en 1910
et les moyens de la combattre


Il y a quelque temps j’ai fait à la société d’émulation une communication sur une invasion de lapins en Dombes pendant l’année 1910. Mon but était d’attirer l’attention sur cette peste qui peut devenir dangereuse comme en Allemagne, et sur les moyens employés à l’étranger pour la faire disparaître ou au moins l’atténuer comme aussi de montrer les droits et les devoirs des intéressés : chasseurs, propriétaires et fermiers.

Depuis, un fait nouveau s’est produit ; les discussions, l’étude des moyens employés soit en Allemagne, soit en Australie, ont éclairé la situation et modifié les opinions émises.

Il est donc opportun de mettre au point la question des lapins en Dombes, et de la traiter au point de vue strictement local.

Il est inutile de revenir sur les dangers d’une pullulation des lapins dans notre pays. Ce qu’on observe en Australie, en Allemagne, ce qui s’est produit chez nous tout récemment, suffit pour les mettre en évidence. Ce point établi, l’hésitation porte sur les moyens proposés chez nous pour les faire disparaître. Je ne saurai mieux faire pour l’expliquer qu’à rapporter les observations et les objections qui m’ont été adressées.

Je dirai d’abord que dans ma précédente communication, je n’ai fait qu’énumérer les moyens employés à l’étranger, moyens qui peuvent être utiles dans les pays indiqués, s’adapter au sol, au climat et aux conditions d’habitat. Mais dans notre pays, la constitution de la propriété, du sol, du climat, doivent être aussi pris en considération, et à ce point de vue ils montrent qu’on ne peut sans danger généraliser.

Un premier point que l’expérience confirmera, je l’espère, est que la dombes ne paraît pas fournir aux lapins les conditions d’habitat favorables à leur pullulation en raison de l’humidité qui y règne et interdit également l’élevage intensif du mouton.

En effet, pendant l’été et l’automne 1910 marqués par des chutes d’eau si considérables, on a remarqué une mortalité surprenante de lapins dans nos parages. On ne pouvait faire quelques pas dans les bois sans rencontrer des cadavres de lapins et de lièvres. Voici ce que m’écrivait un correspondant en août dernier : « Nous avons trouvé et nous trouvons cette année une grande quantité de lièvres morts. Comme je ne suis pas sur place, que les lièvres sont tellement pourris, il est impossible de déterminer la cause de leur mort. »

Cette mortalité de lapins et de lièvres a frappé tout le monde et a poussé les spécialistes à l’étudier. M. Fargeot en a fait l’objet d’une communication très intéressante à la société d’émulation. Pour cet habile vétérinaire, après beaucoup d’autopsies et d’examens microscopiques, il y a épidémie, et sa cause réside dans un parasite, la coccidie oviforrac qui existe normalement en dombes et dont la diffusion et la virulence s’exaltent toutes les fois que l’humidité augmente. Les lésions qu’elle produit, localisées surtout dans le foie, provoquent, quand les circonstances s’y prêtent, l’éclosion de complications suppuratives. qui provoquent la mort des sujets atteints.

Il n’est donc pas étonnant qu’après une année aussi pluvieuse que 1910, l’exaltation de la virulence et la diffusion de.la coccidie aient provoqué l’épidémie des lapins. On peut espérer que les lapins disparaîtront, ou tout au moins diminueront, parce qu’ils ne rencontrent pas en dombes les conditions d’habitat nécessaires à leur pullulation. Si, de plus, oh ajoute que les froids accentués de janvier 1911 leur sont aussi contraires, on a des chances de voir diminuer le nombre de ces rongeurs pour la prochaine saison de chasse.


J’arrive aux observations sur les moyens employés pour détruire les lapins pouvant être utilisés en dombes.

Les moyens préventifs sont acceptés par tous et reconnus nécessaires par tous les intéressés : propriétaires, chasseurs et fermiers.

Le meilleur consiste à détruire les petites colonies dès qu’elles apparaissent et empêcher leur multiplication.

Pour cela, il faut détruire partout où on le peut, les rabouillères.

Comme ces rabouillères s’établissent généralement dans les terres avoisinant les bois occupés par les lapins il faut que les fermiers intéressés, qui seuls, ont le droit et l’usage de leurs terres fassent le nécessaire en temps utile. « Malheureusement, m’écrit-on, comme vous le savez, les fermiers sont des gens lotit à fait imprévoyants et qui ne veulent pas se donner de la peine. »

Je vais plus loin, les fermiers ne comprennent pas en général qu’ils y sont intéressés et même obligés. C’est ainsi qu’un fermier à qui je faisais celle observation tout récemment, en était tout estomaqué, et me répondait qu’il avait déjà assez à faire.

Cette mentalité est plus répandue qu’on ne le croit, car un correspondant qui avait proposé des grillages à un fermier pour garantir sa récolte et avait la réponse suivante : Je n’ai pas le temps de placer ces grillages, m’écrivait : « Par cela vous voyez un exemple typique du fermier qui ne veut pas être utile à lui-même et estime que les précautions incombent uniquement aux propriétaires. »

Quant aux moyens curatifs, les observations et les objections reçues méritent une élude approfondie.

Le furetage, les battues sont des plus utiles et produisent des résultats excellents à condition d’être appliqués par de personnes expérimentées et sur des terrains préparés. Ils sont considérés comme les moyens les plus pratiques pour détruire ou au moins diminuer fortement les lapins, sans danger pour les animaux et les hommes.

Les pièges et les clôturages, par contre ne sont guère pratiques et seraient trop onéreux pour les petits résultats qu’on peut en attendre.

Employés d’une manière systématique et même administrativement, ils auraient un résultat curieux comme on peut le voir en Australie :

Voici à ce sujet des observations trouvées dans un des derniers numéros du Tour du Monde, qui donne en son temps l’explication de l’insuccès ou plutôt de la non application du procédé Pasteur.

« C’est en 1862, que pour faire plaisir aux chasseurs, on a introduit le lapin en Australie. On voulait des animaux prolifiques. On a été servi à souhait, car on en avait amené deux, il y a quarante-trois ans, et maintenant, ils sont des miliards.

« Moins gros que les lapins d’Europe, ils sont plus voraces encore : petit corps mais grandes bouches. Et comment voulez-vous arrêter ces animaux qui passent les rivières à la nage et sauver quelques choses de leurs dents, alors qu’ils grimpent même aux arbres pour en dévorer les feuilles ! lis ont mangé des milliards, ils ont ruiné des districts entiers rongeant l’herbe jusqu’à la racine, et les arbres jusqu’au cœur.

« Et quand ces nouveaux Attilas ont passé quelque part, rien ne repousse derrière eux. Tous les moyens de destructions ont été essayés ; pièges, poisons, chiens, famine, feu, primes par l’état. Il y a eu des hécatombes effroyables ; sur une seule station, on a détruit en une seule année plus de 1.2000.000 lapins ; en Nouvelle-Galles, en une année aussi, il en a péri 25 millions. Eh ! bien le nombre des rongeurs n’en a même pas diminué.

« Nous étions au fonds de l’abîme. Hélas non, après le lapin est venu le politicien. Nos députés jaloux ont voulu prendre part à la curée, et ne pouvant détruire les lapins, ils se sont arrangés pour vivre d’eux ou tout au moins pour en faire vivre leur famille, leurs amis, leurs protégés, il faut être pratique, et ronger avec les rongeurs.

« Nos bons socialistes d’état ont alors créé une direction générale pour la destuctrion des lapins. Ces animaux devenaient aussi la raison d’être et la condition d’existence d’une grande administration et pour ainsi dire, un des rouages essentiels de l’état : ils passaient au rang de fonctionnaires publics.

« Donc, on créa un directeur général, des chefs et des sous-chefs de bureau, des rédacteurs et des expéditionnaires, des inspecteurs généraux, des inspecteurs ordinaires, des contrôleurs, des agents de district, toute une nuée d’administrateurs, ou si vous aimez mieux de rongeurs, et alors nous avons été tondus des deux côtés.

« Nos inspecteurs se sont promenés partout, ils ont inspecté, visité, enquêté, interrogé, regardé, observé, examiné, expérimenté, contrôlé, vérifié, discuté, dessiné des cartes, établi des graphiques, dressé des statistiques, compté les lapins, les vieux et les jeunes, les morts et les vivants, les mâles et les femelles, les célibataires, les veufs, les orphelins.

« Ayant ainsi dressé le compte de leurs administrés, j’allais dire de leurs clients, ils ont rédigé un rapport décisif, un résultat était acquis : l’existence du lapin était scien-ti-fi-que-ment démontrée, et ad-mi-nis-tra-tivement reconnue.

« Il ne restait plus guère qu’à trouver un remède au mal. En attendant, on a interdit provisoirement les procédés employés jusqu’alors pour la destruction des rongeurs. Car c’est une maxime de notre administration de coordonner les efforts de tous ou leur abstention. Les lapins devaient mourir administrativement ou vivre. Ils ont vécu.

« Je suis impartial, je n’aime pas les exagérations et j’avoue que le gouvernement a fini pour imaginer une heureuse solution. Il s’est adressé à votre illustre compatriote le Docteur Pasteur qui avait trouvé le moyen d’inoculer aux lapins le choléra des poules.

« On lui propose 25.000 livres pour venir ici semer la mort à pleines mains. Il refusa cet argent mais accepta d’envoyer à Sydney une mission dirigée par son neveu le Docteur Loir. J’ai connu le Docteur Loir et ses deux adjoints. Malheureusement, il s’était produit pendant la traversée d’Europe en Australie, un revirement dans l’opinion publique, ce qui fait que ces Messieurs, à leur arrivée, furent traités en suspects.

« En quelques mois, en effet, les squatters avaient changé d’idées, ils ne voulaient plus détruire les lapins mais profiler de leurs ravages pour obtenir une diminution du loyer des terres de la couronne. Leurs vues désastreuses furent partagées par le gouvernement.

« On défendit aux envoyés du Docteur Pasteur de pénétrer dans le pays. Songez qu’ils auraient pu introduire les microbes qu’ils avaient sûrement apportés avec eux de Paris ! Car nous avons une loi contre l’importation des microbes. Vous verrez qu’un jour on leur fera payer des droits de douanes !

« Bref, la Commission chargée d’étudier les procédés du Docteur Pasteur les condamna sans les avoir vu appliquer. Notez bien qu’elle était présidée par le plus grand importateur de barrières métalliques destinées à arrêter l’invasion des rongeurs. Cet homme qui vivait des lapins ne craignait rien tant que leur destruction. Et après celte chaude alerte, nos ennemis continuèrent de ronger le pays et de nourrir quelques politiciens avisés.

« Aujourd’hui, nous nous contentons de défendre nos positions en canalisant l’invasion. Le gouvernement a construit 1.100 kilomètres de barrières et les particuliers 22.000. Le malheur est qu’elles coûtent 900 fr. le kilomètre ; on se ruine pour éviter la ruine.

« Au reste, le procédé est excellent pour ceux qui sont du bon côté de la barricade, mais les autres sont voués à la faillite ; à droite, vous courrez un risque heureux ; à gauche, laissez toute espérance : question de latitude ou de longitude.

« Admirez notre justice détributive et compensatrice : on ne sauve l’un qu’en perdant l’autre. Quant aux lapins maîtres aujourd’hui légitimes d’un domaine que la loi leur a reconnu, ils se développent librement et ils prospèrent plus que jamais sous la surveillance, que dis-je, sous la protection d’une administration paternelle. Ah ! trop heureuses bêtes, si elles connaissaient tout leur bonheur. »

Quant à l’emploi des ennemis des lapins, renards, martes, fouines, etc. voici l’appréciation d’un intéressé :

« Il me semble que laisser pulluler des renards ne produirait pas un bon résultat. J’ai une nichée de renards qui est venue d’un des bois dont j’ai la chasse, et a détruit beaucoup de lièvres et de faisans, et mangé beaucoup de poules, plus d’une centaine au fermier voisin du bois en question. Les renards ne détruisent pas beaucoup de lapins parce que les lapins entrent dans des trous trop petits pour que les renards puissent y pénétrer. Je crois que laisser peupler des animaux tels que renards, fouines, serait un remède pire que le mal. »

Les parasites, que ce soient ceux du choléra des poules ou ceux de Danniz et Lalapie, ils ne peuvent être appliqués, parce que chez nous, ils ne remplissent pas les conditions indispensables : être mortels pour les lapins et inoffensifs pour l’homme, les animaux de basse-cour et le bétail.

Les appâts empoisonnés sont condamnés par tous les correspondants, et je crois à juste titre, en raison des dangers qu’ils peuvent provoquer chez nous. Je ne saurai mieux faire que de donner la parole à mon correspondant :

« Que dans un pays désert, comme les plaines de l’Australie, ou les bruyères et les sapinières du Mecklembourg, ce moyen puisse être employé sans danger, possible. Mais dans des régions aussi peuplées que les nôtres, ce moyen entraînerait certainement de graves responsabilités civiles et pénales.

« Je vous rappelle qu’en 1908, 11 romanichels sont morts pour avoir mangé, en Hongrie, des lapins ainsi empoisonnés, et une vingtaine d’autres ont été mourants, accident qui se reproduirait certainement chez nous sous une forme ou sous une autre.

« Le système proposé est de mettre les appâts empoisonnés dans une cage fermée de toutes parts, sauf une entrée ménagée pour les lapins, Mais alors puisqu’il est nécessaire que les lapins veuillent bien entrer dans le piège, pourquoi ne pas aménager celui-ci de façon a ce qu’ils ne puissent pas ressortir ? Pareil piège existe chez MM. Guerin, Delahalle et Cie.

« Avec les appâts empoisonnés se pose le dilemme suivant : ou le lapin ne peut ressortir du piège, et il n’est pas nécessaire de l’empoisonner, ou le lapin peut ressortir, et alors quel grave danger ?

« Des lapins crevés ou mourants seront mangés par des chiens de bergers, de chasse, par des porcs omnivores que nos fermiers laissent errer dans lès champs, voire même ramassés par des passants peu méfiants : vous voyez le tollé général, les poursuites, les dommages et intérêts que cela entraînerait.

« Bien plus, comme la mort ne sera pas instantanée, qui nous dit que les lapins que nous tirons au fusil, ou prendrons au furet, n’auront pas mangé une heure auparavant les appâts empoisonnés. Là encore, énorme danger et graves inconvénients.

« Nos rabatteurs se paient de leur permis en lapin : nous faisons fureter par des gens du pays qui trouvent leur bénéfice dans les lapins qu’ils prennent.

« Quand on saura qu’il y a des lapins empoisonnés, ne fut-ce guère, personne ne voudra plus ni les tirer, ni les fureter, ni servir de rabatteurs. Nous, nous n’oserons plus faire courir un tel risque à nos aides. Cela arrêtera presque complètement la destruction au moyen du système actuel qui, dans les bois bien percés me paraît pouvoir être employé avec succès. Nous avons ainsi réduit à un nombre infime d’exemplaires qui n’ont fait aucun dégât cette année, la population d’un bois qui, il y a un an, avait entièrement saccagé les champs voisins.

« Du reste, les appâts empoisonnés sont régis par une loi très sévère. Elle exige l’autorisation des autorités qui, je crois, hésiteront à prendre une aussi grosse responsabilité.

Un autre correspondant dit : « Pensez qu’avec des appâts empoisonnés où n’arrivera que des résultats insignifiants, de plus, ils sont dangereux pour les gens, et pour le gibier non nuisible.


Arrivé au terme de cette étude, il est bon d’en tirer la conclusion pratique pour notre pays.

La pullulation du lapin, observée en dombes pendant 1910, rappelle l’attention sur les dangers de ces rongeurs, la nécessité de prendre les moyens pour les faire disparaître ou au moins de les diminuer pour les rendre inoffensifs.

L’épidémie qui a sévi sur les lapins dans la deuxième moitié de 1910 et la période de froid de janvier 1911, font espérer que la pullulation des rongeurs ne se produira pas en 1911, et montrent que la dombes n’est pas un pays remplissant les conditions d’habitat indispensables, et qu’ils ne se propageront pas aussi facilement qu’on pouvait le craindre.

Pour la défense contre cette peste, une entente est nécessaire entre tous : propriétaires, chasseurs et fermiers. Tous sont solidaires et doivent coopérer à l’œuvre commune, sans prétendre rejeter la tache sur les autres.

Le premier moyen à employer consiste à ne pas laisser accroître les petites colonnes, en détruisant les rabouillères et les terriers des Douves. C’est le devoir surtout des fermiers.

Les autres moyens sont du ressort des propriétaires et des chasseurs.

Après aménagements et précautions convenables, ils emploieront le furetage et les battues, qui dans notre région sont les seuls moyens dont on puisse espérer un résultat sans danger.

Mais ils n’auront pas recours aux autres moyens, peut-être utiles, dans d’autres pays : appâts empoisonnés, parasites, pièges qui peuvent être dangereux pour les hommes, pour les animaux ou le gibier non nuisible.