Nouveaux mystères et aventures/Le Récit de l’Américain

Traduction par Albert Savine.
Nouveaux mystères et aventuresP.-V. Stock, éditeur (p. 293-317).

LE RÉCIT DE L’AMÉRICAIN


I


— Cela vous a un air étrange, disait-il au moment où j’ouvris la porte de la chambre où se réunissait notre cercle mi-social mi-littéraire, mais je pourrais vous raconter des choses bien plus drôles que celles-là, diablement plus drôles.

Comme vous le voyez, ça n’est pas les gens qui savent enfiler des mots anglais correctement, et qui ont reçu de bonnes éducations, qui se trouvent dans les drôles d’endroits où je me suis vu.

Messieurs, la plupart du temps, c’est des gens grossiers, qui savent toute juste se faire comprendre de vive voix ; et bien moins encore décrire, avec la plume et l’encre, les choses qu’ils ont vues, mais s’ils le pouvaient, ils vous feraient dresser les cheveux d’étonnement à vous autres Européens ; oui, Messieurs, c’est comme ça.

Il se nommait, je crois, Jefferson Adams.

Je sais que ses initiales étaient J. A., car vous pouvez les voir encore profondément gravées à la pointe du couteau sur le panneau d’en haut, et à droite de la porte de notre fumoir.

Il nous légua ce souvenir, ainsi que quelques dessins artistiques exécutés par lui avec du jus de tabac sur notre tapis de Turquie, mais à part ces reliques, notre Américain conteur d’histoire a disparu de notre monde.

Il flamba comme un météore brillant au milieu de nos banales et calmes réunions, et alla se perdre dans les ténèbres extérieures.

Ce soir-là, cependant, notre hôte du Nevada était complètement lancé. Aussi j’allumai tranquillement ma pipe et m’installai sur la chaise la plus proche, en me gardant bien d’interrompre son récit.

— Remarquez-le bien, reprit-il, je ne veux pas chercher noise à vos hommes de science.

J’aime, je respecte un type qui est capable de mettre à sa place n’importe quelle bête ou plante, depuis une baie de houx jusqu’à un ours grizzly, avec des noms à vous casser la mâchoire, mais si voulez des faits vraiment intéressants, des faits pleins d’un jus savoureux, adressez-vous à vos baleiniers, à vos gens de la frontière, à vos éclaireurs, aux hommes de la Baie d’Hudson, des gaillards qui savent à peine signer leur nom.

Il y eut alors une pause, pendant laquelle master Jefferson Adams sortit un long cigare et l’alluma.

Nous observions un rigoureux silence, car l’expérience nous avait appris qu’à la moindre interruption notre Yankee rentrait aussitôt dans sa coquille.

Il regarda autour de lui avec un sourire d’amour-propre satisfait, et remarquant notre air attentif, il reprit à travers une auréole de fumée :

— Eh bien lequel de vous, gentlemen, est jamais allé dans l’Arizona ? Aucun, je parie.

Et parmi tous les Anglais et Américains qui promènent la plume sur le papier, combien y en a-t-il qui sont allés dans l’Arizona ? Bien peu, j’en suis sûr.

J’y suis allé, Monsieur, j’y ai vécu des années, et quand je pense à ce que j’y ai vu, c’est à peine si je me crois moi-même aujourd’hui.

Ah ! en voilà un du pays !

J’étais du nombre des flibustiers de Walker.

On avait jugé à propos de nous qualifier ainsi. Après que nous eûmes été dispersés, et notre chef fusillé, plusieurs d’entre nous se frayèrent des routes et s’installèrent par là.

C’était une colonie anglaise, et américaine au grand complet, avec nos femmes et enfants.

Je crois qu’il en reste encore des anciens, et qu’ils n’ont pas encore oublié ce que je vais vous raconter. Non, je vous garantis qu’ils ne l’ont point oublié, tant qu’ils seront de ce côté-ci de la tombe.

Mais je parlais du pays, et je parie que je vous étonnerais énormément, si je ne vous parlais pas d’autre chose.

Songer qu’un tel pays aurait été fait pour quelques Graisseurs[1] et quelques demi-sang ! C’est faire un mauvais usage des bienfaits de la Providence, je vous le dis.

L’herbe y poussait plus haut que la tête d’un homme à cheval, et des arbres si serrés que pendant des lieues et des lieues vous n’arriviez pas à entrevoir un bout de ciel bleu, et des orchidées grandes comme des parapluies. Peut-être quelqu’un de vous a-t-il vu une plante qu’on appelle piège à mouches quelque part dans les États.

— Dionoea muscipula, dit à demi-voix Dawson, notre savant par excellence.

— Ah ! Dix au nez de municipal, c’est ça ! Vous voyez une mouche se poser sur cette plante-là. Alors vous voyez aussitôt les deux battants de la feuille se rapprocher brusquement et tenir la mouche prisonnière entre eux, la broyer, la triturer en petits morceaux.

Ça ressemble à s’y méprendre à une grande pieuvre avec son bec, et des heures après, si vous ouvrez la feuille, vous voyez le corps de la mouche à moitié digéré, et en menus morceaux. Eh bien j’ai vu dans l’Arizona de ces pièges à mouche avec des feuilles de huit, de dix pieds de long, des épines ou dents d’au moins un pied.

Elles étaient capables de… Mais, Dieu me damne, je vais trop vite.

C’était la mort de Joe Hawkins que je voulais votre raconter.

C’est bien la chose la plus étrange que vous puissiez jamais entendre.

Il n’y avait personne du Montana qui ne connût Joe Hawkins, Alabama Joe, comme on l’appelait là-bas.

C’était un homme de plein air, je vous en réponds, mais le plus damné putois qu’un homme ait jamais vu.

Un bon garçon, souvenez-vous en, tant que vous le caressiez dans le sens du poil, mais pour peu qu’on le blaguât, il devenait pire qu’un chat sauvage.

Je l’ai vu tirer ses six coups dans une foule d’hommes qui le bousculait pour l’entraîner dans le bar de Simpson, alors qu’une danse était en train, et il planta son bowie-knife dans Tom Hooper, parce que celui-ci lui avait versé par mégarde son verre sur son gilet.

Non, il ne reculait pas devant un assassinat, Joe, oh non, et il ne fallait pas avoir confiance en lui, tant que vous n’aviez pas l’œil sur lui.

Car, au temps dont je parle, alors que Joe Hawkins faisait le matamore par la ville et piétinait la loi sous son révolver, il y avait là un Anglais nommé Scott, Tom Scott, si je me souviens bien.

Ce diable de Scott était un Anglais pour tout de bon (je demande pardon à la compagnie présente) et pourtant il ne plaisait guère à la bande d’Anglais de là-bas, ou la bande d’Anglais ne lui allait pas beaucoup.

C’était un homme tranquille, ce Scott, même trop tranquille pour une population aussi rude que celle-là.

On l’appelait sournois, mais il ne l’était pas.

Il se tenait le plus souvent à l’écart et ne se mêlait d’aucune affaire tant qu’on le laissait tranquille.

Certains disaient qu’il avait été comme qui dirait persécuté dans son pays, — qu’il avait été Chartiste, ou quelque chose dans ce genre, qu’il lui avait fallu lever le pied et décamper, mais il n’en parlait jamais lui-même et ne se plaignait jamais.

Cet individu de Scott était une sorte de cible pour les gens du Montana, tant il était tranquille et avait l’air simple.

Il n’avait personne pour le soutenir dans ses ennuis, car, comme je le disais tout à l’heure, c’est à peine si les Anglais le regardaient comme l’un des leurs, et on lui fit plus d’une mauvaise farce.

Il ne répondait jamais grossièrement ; il était poli avec tout le monde.

Je crois que les gens en vinrent à croire qu’il manquait d’énergie, jusqu’au jour où il leur montra qu’ils se trompaient.

Ce fut au bar de Simpson que le coup se monta, et ça aboutit à la drôle de chose que j’allais vous conter.

II


Alabama Joe et un ou deux autres vauriens en voulaient alors à mort aux Anglais, et ils disaient ouvertement ce qu’ils pensaient, quoique je les eusse avertis que ça pourrait bien aboutir à une terrible affaire.

Ce soir-là, en particulier, Joe était plus qu’à moitié ivre.

Il faisait le fanfaron par la ville avec son révolver et cherchait quelqu’un avec qui se chamailler.

Alors il retourna au bar, où il était certain de rencontrer quelqu’un des Anglais aussi disposé à une querelle qu’il l’était lui-même.

Et pour sûr, en effet ; il y en avait une demi-douzaine qui flânaient par là et Tom Scott était debout seul devant le poêle.

Joe s’assit près de la table, et mit devant lui son révolver et son bowie-knife :

— Les voici, mes arguments, Jeff me dit-il, si jamais un de ces Anglais au foie blanc ose me donner un démenti.

Je tentai de l’arrêter, Messieurs, mais il n’était pas homme à se laisser convaincre si aisément, et il se mit à tenir des propos tels que personne ne pouvait les endurer.

Oui, un graisseur lui-même aurait pris feu, si vous lui aviez tant parlé du pays de la Graisse.

Il y eut de l’émotion dans le bar, et chacun mit la main sur ses armes, mais avant qu’ils eussent le temps de les tirer, on entendit une voix calme, partant du côté du poêle, dire :

— Faites vos prières, Joe Hawkins, car, par le ciel, vous êtes un homme mort.

Joe fit demi-tour et fit le geste de prendre son arme, mais ça ne servait à rien.

Tom Scott était debout et le tenait sous son Derringer.

Sa face pâle était souriante, et c’était le diable en personne qu’on voyait dans ses yeux.

— Ça n’est pas que le vieux pays se soit montré bien tendre pour moi, dit-il, mais jamais personne n’en dira du mal devant moi.

Pendant une ou deux secondes, je vis son doigt presser peu à peu sur la gâchette.

Puis il éclata de rire, et jetant son révolver à terre :

— Non, dit-il, je ne peux pas tuer un homme qui est à moitié ivre. Gardez votre sale existence Joe, et employez-la mieux que vous n’avez fait. Vous avez été plus près de la tombe ce soir que vous ne le serez jamais jusqu’à ce que votre heure soit venue. Vous ferez mieux de partir, pour la forêt, je parie. Non, ne me regardez pas de cet air farouche. Je n’ai pas peur de votre arme : un fanfaron est bien près d’être un lâche.

Et il fit demi-tour d’un air méprisant, ralluma au poêle sa pipe, qu’il n’avait pas fini de fumer, pendant qu’Alabama s’esquivait du bar, accompagné par les rires bruyants des Anglais.

Je vis sa figure quand il passa près de moi, et sur cette figure je vis l’assassinat, Messieurs, l’assassinat, aussi clairement que la chose que j’ai jamais vue le plus clair.

Je m’attardai au bar après cette querelle, et je regardai Tom Scott à qui tous les hommes allaient serrer la main.

Ça me semblait comme qui dirait étrange de lui voir l’air si souriant et si gai, car je connaissais le caractère sanguinaire de Joe, et je me disais que l’Anglais n’avait guère de chance de voir le lendemain matin.

Il habitait dans un endroit en quelque sorte désert, vous savez, tout à fait en dehors de la route battue, et il lui fallait pour s’y rendre passer par le ravin du Piège à mouche.

Ce ravin-là était un endroit sombre et marécageux, fort solitaire même en plein jour, car ça vous donnait le frisson rien que de voir ces grandes feuilles de huit ou dix pieds de long se fermer brusquement pour peu que quelque chose les toucha, mais la nuit il n’y avait pas une âme dans les environs.

En outre, dans certains endroits du ravin le sol était mou jusqu’à une grande profondeur et si on y avait jeté un corps, on ne l’aurait plus revu le lendemain.

Je croyais voir Alabama Joe tapi sous les feuilles du grand Piège à mouche dans la partie la plus sombre du ravin, l’air farouche, le revolver en main, je le voyais presque, Messieurs, comme si je l’avais eu sous les yeux.

Vers minuit, Simpson ferme son bar, en sorte qu’il nous fallut partir.

Tom Scott se mit en route d’un bon pas pour son trajet de trois milles.

Je n’avais pas manqué de lui glisser un mot d’avertissement quand il passa près de moi, car j’avais une sorte d’affection pour mon homme.

— Tenez votre Derringer bien libre dans votre ceinture, Monsieur, que je dis, car il pourrait se faire que vous en ayez besoin.

Il me regarda bien en face avec un sourire tranquille, et alors je le perdis de vue dans l’obscurité.

J’étais convaincu que je ne le reverrais plus.

Il avait à peine disparu que Simpson vient à moi et me dit :

— Il va y avoir une jolie affaire au ravin du Piège à mouche, cette nuit. Les garçons disent que Hawkins est parti une demi-heure à l’avance pour attendre Scott et le tuer à bout portant. Je suis d’avis que le coroner aura de la besogne demain.

III


Que se passa-t-il dans le ravin cette nuit-là ?

C’était une question qu’on ne manqua pas de se poser le lendemain matin.

Un demi-sang était à la pointe du jour dans la boutique de Ferguson.

Il raconta qu’un peu auparavant il s’était trouvé aux environs du ravin vers une heure du matin.

Il ne fut pas facile de lui faire raconter son histoire, tellement il avait l’air effrayé, mais à la fin, il nous dit qu’il avait entendu des cris épouvantables au milieu du silence de la nuit.

Il n’y avait point eu de coups de feu, mais une série de hurlements, comme qui dirait des hurlements étouffés, tels qu’en jetterait un homme qui aurait la tête dans un serape et qui souffrirait à mort.

Abner Brandon, moi et quelques autres nous étions alors à la boutique.

Nous montâmes donc à cheval pour nous rendre à la maison de Scott et pour cela on traversa le ravin.

On n’y remarquait rien de particulier, point de sang, point de marques de lutte ; et quand nous arrivons à la maison de Scott, il sortit au-devant de nous, aussi guilleret qu’une alouette.

— Hallo ! Jeff, qu’il dit, pas du tout besoin de pistolet. Entrez prendre un cocktail, les camarades !

— Avez-vous vu ou entendu quelque chose cette nuit en rentrant chez vous ? que je dis.

— Non, répondit-il, ça s’est passé bien tranquillement. Une sorte de plainte jetée par une chouette, dans le ravin du Piège à mouche, et voilà tout. Allons, pied à terre, et prenez un verre.

— Merci, dit Abner.

Alors nous descendons, et Tom Scott nous accompagna à cheval quand nous repartîmes.

IV


Une agitation énorme régnait dans la Grande Rue quand nous y arrivâmes.

Le parti des Américains avait l’air d’avoir perdu la tête.

Alabama Joe avait disparu. On n’en retrouvait pas miette.

Depuis qu’il était allé au ravin, personne ne l’avait revu.

Lorsque nous mîmes pied à terre, il y avait un nombreux rassemblement devant le Bar à Simpson, et je vous réponds qu’on regardait de travers Tom Scott.

On entendit armer des pistolets et je vis Scott mettre lui aussi la main à sa ceinture.

Il n’y avait pas l’ombre d’un Anglais en cet endroit.

— Écartez-vous, Jeff Adams, fait Zebb Humphrey, le plus grand coquin qui ait existé, vous n’avez rien à voir dans cette affaire. Dites donc, les amis, est-ce que de libres Américains vont se laisser assassiner par un maudit Anglais ?

Ce fut la chose la plus prompte que j’aie jamais vu.

Il y eut une mêlée et un coup de feu.

Zebb était par terre, avec une balle de Scott dans la cuisse, et Scott lui aussi était par terre, maintenu par une douzaine d’hommes.

Ça ne lui aurait servi à rien de se débattre. Aussi ne bougeait-il pas.

Ils parurent ne pas savoir ce qu’ils feraient de lui, puis un des amis intimes d’Alabama les décida.

— Joe a disparu, qu’il dit. C’est tout ce qu’il y a de plus certain, et voici l’homme qui l’a tué. Quelqu’un de vous sait qu’il est allé au ravin cette nuit pour affaire ; il n’est pas revenu. Cet Anglais que voilà y est allé de son côté après lui. Ils se sont battus. On a entendu des cris du côté des grands Pièges à mouche. Il aura joué au pauvre Joe un de ses tours de sournois et l’aura jeté dans le marais. Ça n’est pas étonnant que le corps ait disparu. Est-ce que nous allons rester comme ça et laisser tuer nos camarades par les Anglais ? Non, n’est-ce-pas. Qu’il comparaisse devant le Juge Lynch, voilà mon avis.

— Lynchons-le, crièrent cent voix furieuses, car à ce moment toute la colonie était accourue jusqu’au dernier gredin.

— Allons, les enfants, qu’on apporte une corde et hissons-le. Pendons-le à la porte de Simpson.

— Attendez un moment, dit un autre en s’avançant. Pendons-le à côté du grand piège à mouche dans le ravin. Que Joe voie qu’il est vengé, puisque c’est par là qu’il est enterré.

On applaudit à grands cris, et ils partirent, emmenant au milieu d’eux Scott ficelé sur un mustang, et entouré d’une garde à cheval, le revolver prêt à tirer, car nous savions qu’il y avait par là une vingtaine d’Anglais, qui n’avaient pas l’air de reconnaître le Juge Lynch, et qui n’attendaient que le moment de livrer bataille.

Je partis avec eux, le cœur bien ému de pitié pour ce pauvre Scott, qui pourtant n’avait pas l’air ému pour un sou, non, pas du tout.

C’était un homme rudement trempé.

Ça vous paraît comme qui dirait bizarre, de pendre un homme à un piège à mouche, mais le nôtre était bel et bien un arbre.

Les feuilles étaient comme des bateaux accouplés, avec une charnière entre les deux et les épines au fond.

V


Nous descendîmes dans ce ravin jusqu’à l’endroit où poussait le plus grand de ces arbres et nous le vîmes, avec des feuilles fermées et d’autres étalées.

Mais nous vîmes en cet endroit autre chose encore.

Debout autour de l’arbre étaient une trentaine d’hommes, tous des Anglais, et armés jusqu’aux dents.

Évidemment, ils nous attendaient et avaient l’air fort disposés à la besogne : ils étaient venus pour quelque motif et ils entendaient bien parvenir par leur but.

Il y avait là tous les matériaux voulus pour faire la plus belle mêlée que j’eusse jamais vue.

Comme nous arrivions, un grand Écossais à barbe rousse, — il se nommait Cameron — fit quelques pas en avant des autres, tenant son révolver armé.

— Voyez, mes gaillards, vous n’avez pas le droit de toucher à un cheveu de la tête de cet homme. Vous n’avez pas encore prouvé que Joe était mort, et quand vous l’auriez prouvé, vous n’auriez pas prouvé que c’est Scott qui l’a tué. En tout cas, il aurait été en cas de légitime défense, car vous savez tous que Joe était en embuscade pour tuer Scott, pour l’abattre à bout portant. Donc, je vous le répète, vous n’avez nullement le droit de toucher à cet homme, et ce qui vaut encore mieux, j’ai réuni trente arguments à six coups chacun pour vous dissuader de le faire.

— C’est un point intéressant, et qui vaut la peine d’être discuté, dit l’homme qui était le camarade intime de Alabama Joe.

On entendit armer des pistolets, tirer des pistolets, tirer des couteaux, et les deux troupes se mirent à tirer l’une sur l’autre. Il était évident que la moyenne de la mortalité allait s’élever dans le Montana.

Scott était debout en arrière, avec un pistolet à l’oreille, s’il faisait un mouvement.

Il avait l’air aussi tranquille, aussi calme que s’il n’avait point son argent sur la table de jeu, quand tout à coup il sursaute et jette un cri qui retentit à nos oreilles comme un coup de trompette.

— Joe ! crie-t-il, Joe. Regardez. Le voici dans le piège à mouche.

Tout le monde se retourna et regarda du côté qu’il montrait.

Ah ! Jérusalem. Je crois que ce tableau ne s’effacera jamais de notre mémoire.

Une des grandes feuilles du piège à mouche, qui était restée fermée et allongée sur le sol, commençait à s’entr’ouvrir peu à peu sur la charnière.

Dans le creux de la feuille, Joe Alabama était étendu, comme un enfant dans son berceau.

En se fermant, la feuille lui avait enfoncé lentement à travers le cœur ses longues épines.

Nous vîmes bien qu’il avait fait une tentative pour s’ouvrir un passage, et sortir, car il y avait une fente dans la feuille épaisse et charnue, et il avait son bowie-knife dans la main, mais la feuille avait déjà enserré.

Sans doute, il s’était couché dedans pour attendre Scott, à l’abri de l’humidité, et elle s’était fermée sur lui, comme vous voyez vos petites plantes de serre chaude se fermer sur une mouche et nous le trouvâmes là, tel qu’il était, déchiré, réduit en bouillie par les grandes dents rugueuses de la plante cannibale.

Voilà la chose, Messieurs, et vous conviendrez que c’est une curieuse histoire.

— Et qu’advint-il de Scott ? demanda Jack Sinclair.

— Eh bien nous le remportâmes sur nos épaules, jusqu’au bar de Simpson, et il nous paya une tournée.

Et même il fit un speech, un fameux speech encore, debout sur le comptoir.

Ça parlait du Lion Anglais et de l’Aigle Américain qui désormais iraient bras dessus, bras dessous.

À présent, Messieurs, comme l’histoire était longue, et que mon cigare est fini, je crois que je vais me trotter avant qu’il soit plus tard.

Il nous souhaita le bonsoir et sortit.

VI


— Voilà une histoire bien extraordinaire, dit Dawson, qui aurait cru qu’une Dionœa aurait une telle puissance.

— Une histoire diablement trouble, dit le jeune Sinclair.

— Évidemment, dit le Docteur, c’est un homme qui s’en tient à la vérité la plus prosaïque.

— Ou bien c’est le menteur le plus original qui fut jamais.

Je me demande lequel des deux avait raison.


fin
  1. Sobriquet méprisant infligé par les Américains aux Mexicains d’origine espagnole.