Nouveaux contes moraux et nouvelles historiques/Tome 3/05

Imprimerie de Crapelet (Tome 3p. 265-384).


LE BONHOMME.














LE BONHOMME.


Il n’y a que les grandes ames qui sachent combien
il y a de gloire à être bon. Sophocle.



Madame de Béville, riche veuve d’un financier, prenoit du thé un matin avec l’aimable Isaure, sa nièce, et l’élégant chevalier d’Osambry, auquel elle destinoit la main d’Isaure. Le chevalier, regardant à peine Isaure, ne paroissoit occupé que de sa tante, qu’il achevoit de subjuguer par tout ce que la flatterie peut avoir de séduisant pour une femme de trente-six ans, coquette encore, et de plus, philosophe et bel-esprit. Madame de Béville étoit sérieusement persuadée que le chevalier ne desiroit épouser une riche et charmante héritière de dix-huit ans, que par sentiment pour elle. La conversation étoit extrêmement animée entre le chevalier et madame de Béville, lorsqu’un valet-de-chambre entra, et remit à sa maîtresse une lettre de la grande poste. Madame de Béville prit la lettre, et regardant l’écriture : Ah ! c’est de mon frère, dit-elle négligemment. — De grâce, lisez, s’écria vivement Isaure, qui chérissoit son père. — C’est sans doute pour m’annoncer son retour, reprit madame de Béville, qui ne se soucioit pas d’interrompre un entretien qui l’amusoit. Isaure, vous pouvez ouvrir sa lettre et la lire. Isaure obéit ; mais au bout d’un moment, elle tressaille, rougit ; on la questionne, elle balbutie, se lève, remet la lettre à sa tante et disparoît. Madame de Béville, très-surprise, reprend la lettre, la parcourt des yeux, ensuite elle éclate de rire : C’est, dit-elle, une folie de mon frère qui n’est que risible, et qui ne me paroît point du tout alarmante : écoutez. À ces mots, madame de Béville, se tournant en face du chevalier, lut tout haut la lettre suivante :


De Dole, ce 15 juin 1788.

« Après trois mois d’ennuyeuses discussions, j’ai enfin terminé mes affaires : cette belle terre auprès de Dole est à moi ; le marché est conclu et signé. Vous savez, ma chère sœur, que depuis la perte irréparable que j’ai faite, mon habitation en Bourgogne m’étoit devenue odieuse : c’est-là que j’ai perdu la meilleure des femmes ; c’est-là que mon Isaure a versé les premières larmes d’une véritable douleur !… Je n’y retournerai plus, et je me fixe, pour jamais, dans la terre que je viens d’acheter en Franche-Comté.

« J’ai lu, ma chère sœur, avec toute l’attention que vous me recommandez, l’article de votre lettre qui concerne M. le chevalier d’Osambry. Vous devez vous rappeler qu’en vous confiant Isaure, il y a huit mois, je vous prévins que mon intention n’étoit nullement de la marier à un homme de la cour, et que le vœu de mon cœur seroit de l’établir près de moi, dans la province où je veux finir mes jours. Je suis persuadé que M. le chevalier d’Osambry a toutes les qualités distinguées que vous lui trouvez ; mais c’est, à mon avis, un parti beaucoup trop brillant pour nous. « J’ai en vue pour Isaure, un autre établissement qui me conviendroit infiniment mieux ; c’est un de mes nouveaux voisins, M. de Férioles : il a servi avec la plus grande valeur en Corse et en Amérique ; il a trente ans ; élevé à la campagne qu’il n’a quittée que pour aller aux armées, il a la candeur et la loyauté des anciens temps ; sans aucune ambition, il est décidé à fixer, pour jamais, sa résidence en province : il a de l’esprit naturel, un caractère plein de bonhomie et de naïveté, une figure agréable, parce que sa belle ame se peint, toute entière sur sa physionomie ; enfin, M. de Férioles est un bon gentilhomme ; il a douze mille livres de rente, des affaires dans un ordre parfait, et un beau château à deux lieues du mien. Voilà, je vous l’avoue, le gendre que je préférerois au plus grand seigneur de France : mais c’est à ma fille à choisir, et pour qu’elle le puisse, il faut qu’elle connoisse M. de Férioles. Mes affaires me retiendront à Paris quatre ou cinq mois ; ainsi, j’ai engagé M. de Férioles à faire ce voyage avec moi. J’espère, ma chère sœur, que vous l’accueillerez avec bonté, sinon comme un neveu futur, du moins comme mon ami. Je partirai très-incessamment, et j’aurai le plaisir de vous embrasser dans les premiers jours de juillet.

Le baron de Risdale ».

Eh bien ! chevalier, dit en souriant madame de Béville, ce redoutable rival vous donne-t-il beaucoup d’inquiétude ? — Vous consacrer sa vie seroit un si grand bonheur, qu’on peut s’alarmer aisément. — Songez-vous qu’Isaure pourra choisir ?… — Il me semble que le grand mérite de M. de Férioles est l’ingénuité, et je ne suis point du tout naïf. — Un amant de trente ans, naïf !… Comment résister à cette séduction ?… — Si je ne suis pas aussi candide que M. de Férioles, je me flatte du moins que vous me croyez sincère. — J’ai tant d’intérêt à n’en pas douter ! Cependant, il est impossible d’être parfaitement sincère avec vous. — Comment donc ? — Si l’on vous disoit tout ce qu’on pense, tout ce que vous inspirez, vous vous fâcheriez… — Mais vous me dites là une chose très-désobligeante… — Le croyez-vous ? — Assurément. Combien vous êtes loin d’avoir la candeur de M. de Férioles ! Revenons à ma nièce. — Revenons, cela vous est bien aisé à dire ; mais quand on est à vous, on s’y tient, on ne retourne à nulle autre. — Il ne s’agit pas, dans ce moment, d’avoir de la grâce et de la galanterie… — Ah ! vous appelez cela de la galanterie ? — Parlons donc sérieusement. Vous pensez bien que je recevrai fraîchement M. de Férioles. — Point du tout, ce n’est pas là mon avis, il faut au contraire l’accueillir et l’attirer ; il faut qu’Isaure puisse l’examiner… — À côté de vous, n’est-ce pas ? L’idée est bonne, je l’adopte. — Quel est le caractère de monsieur votre frère ? — Sa lettre le peint assez bien, vous pouvez en juger. — Mais est-il possible que votre frère soit absolument dépourvu d’esprit ? — Je fus mariée à quinze ans, et j’ai toujours habité Paris. Mon frère a passé sa vie en province ; il avoit une femme d’un esprit très-borné, dévote et bonne ménagère, voilà tout. Mon frère est un excellent homme, d’une probité parfaite, mais sans tact, sans usage du monde, sans philosophie… — Point d’idées libérales ? — Oh ! tous les préjugés ridicules du siècle dernier : au reste, quoiqu’il ne soit pas en état de vous apprécier, je suis sûre que vous lui tournerez la tête… — Mais si M. de Férioles alloit tourner celle d’Isaure ?… — Cela est vraisemblable ! Isaure vous aime ; et d’ailleurs, après avoir passé huit mois à Paris, croyez qu’elle seroit désolée d’aller s’ensevelir au fond d’une province. Il est étonnant combien son esprit s’est formé depuis qu’elle est avec moi ; si vous l’aviez vue, quand son père me l’amena !… — Elle est aussi aimable qu’on peut le paroître à côté de vous. — Nous devons la rassurer sur le projet de son père : je lui parlerai là-dessus ; vous viendrez dîner avec nous. À ces mots, le chevalier se leva, prit la main de madame de Béville, la baisa deux ou trois fois, et sortit après avoir promis de revenir.

Isaure, en effet, étoit fort affligée ; elle avoit confié son chagrin à mademoiselle Cléry, une femme-de-chambre qu’elle tenoit de sa tante, et mademoiselle Cléry, grande admiratrice de M. le chevalier d’Osambry, partageoit toutes ses inquiétudes. Cependant, disoit-elle, il est impossible que M. le baron puisse hésiter entre un campagnard et M. le chevalier d’Osambry : d’ailleurs, mademoiselle, ne dit-il pas qu’il vous laissera la liberté de choisir ? — Sans doute, mais j’aime tant mon père ! il me seroit si douloureux de le fâcher ! — Mais vous aimez aussi M. le chevalier d’Osambry. — Sûrement, et je serois bien ingrate, si je n’étois pas touchée de ses sentimens ; ce n’est pas pour ma fortune qu’il me recherche, il ne tiendroit qu’à lui d’épouser une personne bien plus riche que moi… — Oh ! il a l’ame si grande !… — Oui, grande, délicate et sensible ; si j’épousois cet inconnu, je suis certaine qu’il en mourroit de désespoir. — C’est ce que me disoit Rossignol, son coureur : Si ce mariage ne se fait pas, dit-il, M. le chevalier se tuera… — Ô ciel ! il en seroit capable ! cela fait frémir. — Un coup de pistolet est bientôt lâché… — Quelle horreur ! Pauvre chevalier !… Ah ! l’on doit se conduire avec courage, quand on est si passionnément aimée !

Cet entretien fut interrompu, et repris par madame de Béville. Une demi-heure après, le chevalier survint. On tint conseil, et après une longue discussion, il fut décidé qu’Isaure, afin de ne pas aigrir le baron, ne rejeteroit point la proposition d’épouser M. de Férioles, mais qu’elle demanderoit le temps de le connoître, en promettant une réponse au bout de trois ou quatre mois : on convint encore qu’Isaure, ainsi que dans la comédie de la Fausse Agnès, mettroit tous ses soins à déplaire au Provincial, cependant avec mesure et finesse. Ce plan, inventé par le chevalier, répugnait un peu à la franchise naturelle d’Isaure ; mais ce scrupule parut si bizarre, on en fît tant de moqueries, qu’elle finit par le trouver ridicule.

Isaure avoit reçu en province la plus parfaite éducation : née avec de l’esprit et une belle ame, elle avoit véritablement profité des soins de ses vertueux parens ; mais, à seize ans, elle perdit la mère la plus tendre et la plus éclairée. La douleur d’Isaure fut si vive et si profonde, qu’au bout de quelques mois, le baron voyant que sa santé dépérissait chaque jour, la mena à Lyon pour y consulter d’habiles médecins. Isaure eut dans cette ville une longue et dangereuse maladie. Elle passa trois mois à Lyon ; ensuite le baron voulant faire un voyage en Franche-Comté, conduisit Isaure à Paris, et la remit entre les mains de sa sœur, madame de Béville, croyant pouvoir terminer ses affaires en six semaines ; mais, comme nous l’avons vu, Isaure habitoit déjà Paris depuis huit mois. Ce long séjour n’avoit que trop altéré son caractère : Isaure étoit toujours pure, mais ses principes commençoient à s’ébranler ; la vanité et la frivolité, en séduisant son cœur et son esprit, étouffoient sa sensibilisé naturelle ; ses goûts même étoient changés. Le brillant spectacle offert par les arts, ternissoit dans son imagination tout le charme des amusemens et des occupations champêtres qui jusqu’alors avoient fait ses délices ; enfin, elle préféroit au bonheur d’être aimée le plaisir nouveau pour elle d’être remarquée et de briller. Elle n’avoit ni passion, ni penchant pour le chevalier d’Osambry : quoiqu’il eût une très-belle figure, elle avoit d’abord senti pour lui de l’éloignement, parce qu’alors elle jugeoit sainement, et qu’un heureux instinct lui donnoit de l’aversion pour la fausseté et la fatuité ; mais le chevalier, par la flatterie la plus adroite, étoit parvenu peu à peu, sinon à toucher son cœur, du moins à le subjuguer. Persuadée que le chevalier l’adoroit, et qu’il lui sacrifioit les plus brillantes conquêtes, Isaure prenoit l’enivrement de la vanité, pour les plus tendres sentimens de la reconnoissance et de l’amour ; d’ailleurs, on vantoit tant le chevalier ! il possédoit si bien l’art de se faire valoir et de se louer lui-même ! il étoit si recherché, si magnifique, si brillant ! il avoit tant d’amis, qu’Isaure étonnée, éblouie, avoit pour lui, non-seulement une haute estime, mais une profonde admiration.

Madame de Béville contribuoit beaucoup à exalter la tête de sa nièce ; elle desiroit, avec passion, un mariage qui lui procuroit l’alliance et l’amitié d’une famille illustre, puissante et en faveur à la cour ; elle avoit même une inclination secrète pour le chevalier, quoiqu’elle ne se l’avouât pas à elle-même ; mais elle avoit pris trop formellement l’engagement de lui donner sa nièce, pour ne pas combattre ce sentiment naissant : elle sentoit que la veuve d’un financier, âgée de trente-six ans, conviendroit beaucoup moins à la famille du chevalier, qu’une jeune personne de qualité. Le chevalier n’avoit que vingt-sept ans ; ainsi madame de Béville, dominée sur-tout par la vanité, n’étoit pas capable de surmonter la crainte de se donner un ridicule. Le chevalier, qui la menoit à son gré par la flatterie la plus artificieuse, trouvoit le moyen de lui persuader qu’il avoit au fond de la passion pour elle, et qu’il n’épousoit la nièce que pour s’attacher à la tante. En même temps, pour se mettre à l’abri d’une déclaration, il montroit une vive reconnoissance des sentimens d’Isaure ; il paroissoit persuadé que madame de Béville aimoit passionnément cette jeune personne ; il louoit à l’excès sa sensibilité à cet égard, et madame de Béville, charmée de jouer le beau rôle d’une généreuse bienfaitrice, se consoloit, par l’amour-propre, du sacrifice de son penchant. Cependant, comme le baron de Risdale l’avoit annoncé, il arriva dans les premiers jours de juillet. Isaure, malgré ses craintes, éprouva la joie la plus vive et l’attendrissement le plus vrai en revoyant son père. Le baron la serra dans ses bras avec transport ; il la trouva embellie, et il ne pouvoit se lasser de la regarder. Après les premières effusions de la tendresse, se tournant vers madame de Béville : « Que de remercîmens je vous dois, ma chère sœur, lui dit-il, de tous les soins que vous avez prodigués à mon Isaure, dont la santé est si parfaitement rétablie ! Je lui amène un mari de mon choix, poursuivit-il en souriant ; je ne vous demande à toutes les deux, que de voir sans prévention M. de Férioles… — Des préventions ! reprit madame de Béville ; croyez, mon cher frère, que je suis incapable d’en prendre : je ne désire que votre bonheur et celui d’Isaure ; je recevrai avec joie M. de Férioles, puisqu’il est votre ami… — C’est tout ce que je demande, interrompit le baron ; avec la raison et les goûts que je connois à mon Isaure, je suis certain que M. de Férioles est l’homme du monde qui lui convient le mieux ».

« Le verrons-nous ce soir ? demanda madame de Béville. — Non, je l’ai remis à notre auberge, et demain je vous le présenterai… — Mais, mon frère, pourquoi ne venez-vous pas loger chez moi ? — Je vous remercie ; permettez que je reste avec ce bon Férioles qui ne connoît personne à Paris… — C’est donc son premier voyage ? — Non ; il vint passer à Paris dix ou douze jours, il y a sept ou huit ans. — Je vous prie de l’inviter, de ma part, à venir dîner et souper chez moi tous les jours ». À ces mots, le baron renouvela des remercîmens sincères ; madame de Béville se leva et sortit. Quand le baron fut seul avec sa fille : « Écoute, mon Isaure, lui dit-il, je ne veux point te faire de cachoteries ; il faut que tu saches que ma sœur a grande envie de te marier à un homme de la cour, nommé M. le chevalier d’Osambry : elle m’a mandé que tu ne t’en doutois pas ; mais je ne dissimulerai jamais avec toi, bien assuré que tu ne te laisseras pas éblouir par de vains titres, et que tu choisiras, non le plus élégant, mais le plus sensible et le plus vertueux. Ta pauvre mère, comme tu le sais, étoit une riche héritière, élevée à Panthemont ; il ne tenoit qu’à elle de se marier à la cour : elle me préféra, parce qu’elle estimoit mon caractère ; elle ne s’en est jamais repentie… Tu as sa raison et son excellent cœur, tu te conduiras comme elle ; tu penseras que pour être heureuse, il faut épouser un bonhomme ».

Pendant ce discours, Isaure éprouva la confusion la plus pénible ; la franchise et la bonhomie de son père ranimoient, au fond de son ame, tous les sentimens généreux, étouffés par la vanité. Attendrie et troublée, elle se pencha sur l’épaule du baron, et ses larmes coulèrent. Il crut que le seul souvenir de sa mère lui causoit cette vive émotion ; il l’embrassa tendrement, et changeant de discours : « Parlons, dit-il, de ce chevalier d’Osambry ; il a un très-beau nom, une famille puissante et respectable : mais quoi qu’en dise ma sœur, c’est un mauvais sujet. — Comment, mon père ! dit Isaure, excessivement surprise de cette expression. — Oui, mon enfant, reprit le baron, j’appelle ainsi un fat et un joueur. J’ai un ancien ami à Paris, auquel j’ai écrit pour avoir quelques informations à cet égard, et voilà ce qu’il m’a mandé. — Et quel est cet ami ? Le vieux Maillan ». À ce nom, Isaure sourit. Ce Maillan étoit un banquier retiré du commerce ; Isaure pensa que le témoignage d’un homme qui ne vivoit point avec les gens de la cour, n’avoit aucune espèce de poids : d’ailleurs, elle avoit une trop haute opinion du caractère du chevalier, pour que cette accusation pût faire la moindre impression sur son esprit ; mais ne voulant pas contrarier son père, elle se contenta de répondre que Le chevalier d’Osambry jouissoit, parmi les gens du monde, de la réputation la plus désirable. « Cependant, reprit le baron, le vieux Maillan n’est ni malicieux, ni léger, et il prétend que M. d’Osambry est un homme à bonnes fortunes, qu’il a perdu deux ou trois femmes, qu’il est joueur, et que ses affaires sont fort dérangées. Au reste, nous examinerons tout cela à loisir ; je t’amènerai demain mon Férioles, et je parie qu’il te plaira ». Isaure sourit encore ; son père l’embrassa, et la quitta pour retourner à son auberge.

Le lendemain. Isaure se réveilla de meilleure heure qu’à l’ordinaire ; elle étoit agitée, inquiète : son père devoit amener à dîner M. de Férioles, qu’elle se représentoit comme le personnage le plus gauche et le plus ridicule. « Oh ! que je voudrois lui déplaire, disoit-elle à sa femme-de-chambre, et sans la présence de mon père, comme je me moquerois de lui !… — Mais monsieur le baron ne sera pas toujours avec lui… — Oh ! alors je ne me gênerai pas, je tâcherai d’être bien impertinente »… À deux heures, Isaure se rendit dans le salon ; elle y trouva sa tante, le chevalier d’Osambry, et la duchesse d’Osambry, cousine du chevalier, coquette surannée, amie intime de madame de Béville et du chevalier, et, par conséquent, dans la confidence de tous les secrets. On ne parla que de M. de Férioles, et pour s’en moquer impitoyablement. On ne le connoissoit point, on ne l’avoit jamais vu ; mais ne suffisoit-il pas de savoir qu’il n’avoit fait dans toute sa vie, qu’un seul voyage de dix ou douze jours à Paris, et que jamais un homme du nom de Férioles n’avoit paru à la cour ? Le Chevalier ne tarissoit point en plaisanteries excellentes, qui faisoient rire aux éclats la duchesse et madame de Béville ; Isaure rioit aussi, mais de moins bon cœur : plus l’instant de revoir son père approchoit, plus elle perdoit de sa gaîté et de son intrépidité ; elle repoussoit en vain une importune idée de devoir qui lui faisoit sentir combien il étoit peu convenable de tourner ainsi en ridicule un homme annoncé comme l’ami de son père. Enfin, à deux heures et demie, on entendit une voiture entrer sous la voûte ; la duchesse courut à une fenêtre, et vit à travers la jalousie le baron et M. de Férioles, descendre de voiture. Je vous annonce, dit-elle en éclatant de rire, que M. de Férioles a un habit de lustrine, et une veste bordée de graines d’épinards… De lustrine ! répéta madame de Béville en riant ; eh bien ! je m’y attendois, car on portoit encore des habits de lustrine il y a huit ans : c’est l’habit qu’il avoit à son premier voyage. — Ce qui prouve, ajouta le chevalier, une économie très-louable. — Paix ! dit madame de Béville, j’entends entrer dans l’antichambre ; les voilà. « En disant ces mots, elle changea totalement de physionomie, ainsi que le chevalier ; l’une et l’autre prirent tout-à-coup un air doux et bienveillant, et un maintien sérieux. Ce changement subit frappa Isaure et lui déplut. La porte du salon s’ouvrit, et le baron parut, tenant par la main M. de Férioles qu’il présenta d’abord à sa sœur et ensuite à sa fille. M. de Férioles, en effet, étoit mis ridiculement ; son habit, d’une étoffe que les hommes ne portoient plus, étoit d’une couleur voyante et passée, et d’une forme devenue gothique (peu d’années, à Paris, suffisent pour opérer ce changement). Son habillement antique frappoit d’autant plus, qu’il formoit un contraste singulier avec sa taille élégante, la jeunesse de sa figure et la grace naturelle de son maintien ; car dans tous les pays, le privilège des militaires qui sont modestes et réservés, est de n’avoir jamais l’air gauche et provincial. Sans être beau, M. de Férioles avoit une de ces physionomies qu’il est impossible de ne pas remarquer, et qu’ensuite on n’oublie jamais, parce qu’elles offrent l’empreinte et l’expression de tous les sentimens qui attachent, et de toutes les vertus qu’on révère. La douceur et la sérénité de son regard annonçoient le calme et la bonté de son ame ; on voyoit que les passions violentes n’avoient jamais altéré la pureté de son cœur, mais que la sensibilité pouvoit en troubler la paix : enfin, l’extrême simplicité de ses manières, et en même temps la noble assurance de son maintien, achevoient de rendre toute sa personne aussi agréable qu’intéressante. Isaure, qui s’attendoit à lui trouver une tournure bien différente, le regardoit avec étonnement, et le résultat de cet examen fut de se dire en secret : Quel dommage que cet homme ait un habit de lustrine !…

On causa de choses indifférentes. M. de Férioles parla peu ; il regarda beaucoup Isaure. On servit le dîner, Isaure se trouva placée entre son père et M. de Férioles. Au bout d’un moment, elle remarqua que le chevalier et la duchesse se regardoient avec l’expression de la moquerie ; elle en fut blessée, et voyant que leurs yeux se portoient sur M. de Férioles, elle se retourna, et vit derrière ce dernier la plus étrange figure : c’étoit un domestique d’une tournure grotesque, d’une très-petite stature, d’un embonpoint remarquable, d’une mine très effarée, et dont tous les mouvemens avoient la niaiserie la plus risible. Cependant Isaure n’eut aucune envie de rire ; elle trouvoit tant de bonhomie et de candeur à M. de Férioles, que plus elle le regardoit et l’écoutoit, plus elle souffroit de le voir tourner en ridicule. Dans ce moment, ses yeux se portèrent sur l’élégant coureur du chevalier ; et, pour la première fois, loin d’admirer son éblouissante parure, elle fit quelques réflexions confuses sur ce luxe extravagant…

En sortant de table, le baron mena sa fille à l’écart dans une embrasure de fenêtre : « Eh bien ! mon enfant, lui dit-il, comment le trouves-tu ? — Il a l’air d’un bien bonhomme, répondit Isaure ; mais, dites-lui donc, mon père, qu’on ne porte plus d’habits de lustrine, et qu’il se fasse habiller d’une manière un peu moins extraordinaire. — Tu me charmes de me dire cela, reprit le baron, cela prouve qu’il t’intéresse ; il n’avoit que ce vieil habit de ville, il en a commandé un qu’il aura demain ». Cette assurance fit plaisir à Isaure. On repassa dans le salon, et au bout d’une heure, le baron et son ami prirent congé de madame de Béville, et sortirent. À peine eurent-ils quitté la chambre, que la duchesse recommença les moqueries sur l’habillement de M. de Férioles ; et le chevalier s’adressant à Isaure, lui demanda si elle avoit remarqué l’étonnante figure du laquais de M. de Férioles. — Non, répondit-elle ; mais j’ai cru voir que, de son côté, M. de Férioles considéroit avec surprise votre coureur ; et, au vrai, il seroit assez simple qu’aux yeux d’un provincial, un valet paré de fleurs, de clinquant et de plumes, enfin, avec un ajustement si coquet et si efféminé, parût infiniment plus étrange et plus ridicule, qu’un laquais habillé sans prétention, ne peut l’être pour nous. Cette réponse faite en souriant, avec l’air de la plaisanterie, mais d’un ton aigre-doux, renfermoit une critique très-fine qui n’échappa point au chevalier ; il en fut excessivement choqué ; mais avec sa fausseté ordinaire, dissimulant ce qu’il pensoit : « Ce que vous dites là, reprit-il, est d’un très-grand sens, et je disois à table à la duchesse quelque chose approchant. Nous nous moquons des provinciaux qui pourroient fort bien nous le rendre, si au lieu de nous juger philosophiquement, ils n’étoient pas éblouis et émerveillés de notre supériorité de convention. Au reste, mademoiselle, je vous prie de croire que ce n’est point par goût que j’ai un coureur. Vous savez, continua-t-il, en s’adressant à la duchesse, que Rossignol a servi ce pauvre vicomte de Limeuil. — Ah ! oui, reprit la duchesse, c’est un trait charmant du chevalier : à la mort de ce malheureux vicomte, il prit, par sentiment pour lui, ce coureur… — Oui, dit le chevalier, Rossignol vint chez moi ; vous savez dans quel état j’étois !… Ce domestique pleuroit son maître, je lui dis : Reste chez moi, nous le pleurerons ensemble !… Voilà comme j’ai un coureur… — Cela est sublime, s’écria madame de Béville. — Oh ! cela est fort simple, repartit le chevalier d’un air modeste et sentimental ». Isaure fut touchée de ce détail, et se reprocha l’intention piquante qu’elle avoit eue en parlant du coureur. La conversation prit une tournure sérieuse qui l’intéressa : on disserta sur l’amitié, et le chevalier montra des sentimens héroïques qui réveillèrent pour lui toute l’admiration d’Isaure.

Le lendemain au soir, M. de Férioles vint à huit heures ; il avoit un habit neuf, très simple, mais à la mode et de bon goût. Isaure fut charmée de la réforme de l’habit de lustrine, et dans ce nouveau costume, elle trouva que M. de Férioles avoit l’extérieur le plus noble et le plus agréable. Il y avoit beaucoup de monde chez madame de Béville : elle donnoit un grand souper ; elle engagea M. de Férioles à rester ; il y consentit. Comme on ne le connoissoit point, il attira tous les yeux, et tout le monde s’accorda à louer sa figure et ses manières. Ayant trop peu de vanité pour s’appercevoir qu’il fixoit l’attention, il n’éprouva pas le moindre embarras ; il conserva cet air simple, tranquille et naturel qui donne toujours un si bon maintien ; ses yeux suivoient souvent Isaure, et rencontrèrent plus d’une fois ses regards. En allant, pour souper, dans la salle à manger, Isaure se ressouvint avec inquiétude du laquais de M. de Férioles.

Le chevalier étoit à Versailles, mais Isaure imaginoit que tout le monde se moqueroit de cette figure, et cette idée lui faisoit de la peine. En effet, Jacquot (c’etoit le nom de ce domestique) vint se mettre derrière son maître qui s’étoit placé à côté d’Isaure. Jacquot avoit une mine encore plus comique que la veille, parce qu’il étoit en complète distraction, uniquement occupé à considérer toute la compagnie, et le surtout de table rempli de petites figures mouvantes. Cependant on ne prit garde à lui que vers le milieu du souper, dans un moment ou recevant, sans y regarder, une assiette que lui donnait son maître, il la laissa tomber. Cette assiette étoit d’argent, et fit un bruit qui fixa tous les regards sur Jacquot : Isaure rougit, M. de Férioles le remarqua, et en fut vivement touché ; il gronda doucement Jacquot, mais sans s’émouvoir, car ne supposant jamais dans les autres la moquerie et la malignité, rien de ce qui déconcerte si facilement les gens du monde, ne pouvoit l’embarrasser. Toutes les minuties qui prêtent au ridicule, n’étoient pour lui que ce qu’elles sont véritablement, des bagatelles qu’il remarquoit à peine. Une raison saine, et l’heureuse ignorance des usages et de la frivolité du monde, lui donnoit, à cet égard, comme à beaucoup d’autres, un calme parfait qui n’étoit le résultat ni de ses principes ni de ses réflexions. Il n’avoit point à surmonter la crainte d’un ridicule ; il n’imaginoit pas que des personnes raisonnables et spirituelles pussent attacher la moindre importance à des choses absolument indifférentes en elles-mêmes : cependant il avoit trente ans, de l’esprit et de la pénétration, mais il ne s’appliquoit à observer que ce qui l’intéressoit, ou ce qui lui paroissoit digne d’être remarqué ; toutes les misères et les futilités lui échappoient ; il ne les regardoit pas, ou les voyoit avec distraction. Il avoit passé sa vie aux armées ou dans sa terre ; une grande ardeur pour le service militaire, un extrême éloignement pour la licence, des sentimens religieux, fortifiés par de profondes réflexions, l’avoient toujours préservé de toute espèce de liaison avec ses camarades qui l’appeloient le philosophe, non par dérision, mais par un sentiment d’estime qu’on ne pouvoit refuser à son caractère. Il ne faisoit point de parties avec eux, mais il rendoit des services ; il ne censuroit personne, il prêtoit de l’argent, et malgré l’austérité de ses mœurs, il étoit aimé. Ayant passé le reste de sa vie dans la solitude au fond d’une terre, à quatre-vingts lieues de Paris, avec une famille vertueuse, il n’avoit pu que se confirmer dans les idées favorables que son propre cœur lui donnoit des hommes en général.

Au milieu de tous les souris malins, et de tous les chuchotages que produisirent la figure et l’étourderie de Jacquot, M. de Férioles n’avoit remarqué que la vive rougeur d’Isaure ; et lorsqu’on eut repris la conversation générale que cet accident venoit de suspendre : « Je n’oublierai point, mademoiselle, lui dit-il, ce mouvement de bonté qui vous a fait rougir de la maladresse de mon domestique. — Je crois, monsieur, répondit Isaure, que vous feriez bien de prendre un laquais de louage durant votre séjour à Paris — C’est ce que j’ai fait ; j’en ai un. — Il faudroit vous en faire servir à table, car celui-ci a l’air si novice !… — Oh oui ! il s’étonne de tout, il est curieux et distrait… — Je vous conseillerois de le laisser à l’auberge… — Cela est impossible. — Pourquoi donc ? — Il s’y ennuieroit. « Isaure trouva cette réponse si singulière qu’elle regarda M. de Férioles, croyant qu’il plaisantoit ; mais son air naturel lui fit connoître qu’il ne disoit que ce qu’il pensoit. Cette bonté si rare qui se manifestoit avec tant de simplicité, surprit Isaure et l’attendrit… Après quelques minutes de silence : « Sûrement, dit-elle, ce domestique vous est bien attaché. — C’est le frère cadet d’un excellent paysan que j’emmenai en Amérique où j’ai eu le malheur de le perdre. — Celui-ci feroit mieux de rester à la campagne. — Il a voulu me servir et me suivre. — Je lui sais gré de savoir apprécier un tel maître. — C’est un honnête et bon garçon ». Cet entretien fut interrompu par l’arrivée du chevalier d’Osambry qui revenoit de Versailles… On se leva de table ; tout le monde s’empressa d’accueillir le chevalier : on faisoit foule autour de lui. Il s’empara de la conversation, en débitant toutes les nouvelles de Versailles. On fut bientôt instruit de tout ce que le roi, la reine et les princes lui avoient dit ; mais il mettait beaucoup d’art dans cette partie de son récit ; il ne parloit de ce qui le regardoit, que d’une manière légère sans paroître y attacher le moindre prix, et n’ayant l’air de citer les marques de faveur dont il étoit l’objet, que pour conter quelqu’autre trait singulier ou plaisant ; car un courtisan ne laisse jamais ignorer que le roi lui a parlé, mais il ne s’en vante point, et il n’en parle qu’épisodiquement. Isaure, après avoir écouté cette conversation, se répéta qu’il étoit bien flatteur d’être aimée d’un homme qui jouissoit d’une si grande considération, et qui avoit une si brillante existence. Toute occupée de celui qui fixoit l’attention générale, non-seulement, elle ne regarda plus M. de Férioles retiré modestement dans un coin, mais elle oublia qu’il fût dans la chambre.

Cependant, lorsqu’Isaure se retrouva seule, elle se rappela ce mot au sujet de Jacquot, il s’ennuieroit ; elle se rappela le regard plein de douceur et de sentiment de cet homme si simple, si naturel ; et sans savoir pourquoi, tous ces souvenirs l’attristèrent.

Le surlendemain, madame de Béville fut à la comédie avec sa nièce ; elle avoit permis à M. de Férioles de venir dans sa loge, et elle l’y trouva : il avoit voulu voir commencer la pièce, et madame de Béville n’arriva qu’au second acte. On jouoit Iphigénie ; et tandis que madame de Béville causoit comme dans un salon, avec tous les hommes qui venoient successivement la voir, M. de Férioles, profondément ému et touché, écoutoit avec une attention provinciale dont rien ne pouvoit le distraire. Cette attention paroissoit quelque chose de si étrange, que tout le monde demandoit à l’oreille de madame de Béville, quel étoit ce singulier personnage. Isaure le regardoit avec intérêt, quoiqu’elle souffrît de lui voir, dans cette occasion, un maintien qui montroit si peu d’usage du monde ; mais elle trouvoit un plaisir attachant à considérer l’expression touchante de son visage ; elle voyoit son ame entière se peindre sur sa physionomie, et cette ame sympathisoit avec la sienne. Le chevalier arriva sur la fin du cinquième acte ; il alloit le soir à Choisi[1], et il avoit l’habit particulier que les seigneurs de la cour portaient à ces petits voyages. M. de Férioles, qui ne voyoit qu’Achille, Clitemnestre et Iphigénie, n’apperçut pas le chevalier, et par conséquent ne le salua point. Le chevalier, dans l’intention d’amuser à ses dépens Isaure et madame de Béville, lui fit une demi-douzaine de révérences. M. de Férioles, les yeux fixés sur le théâtre, restait toujours immobile, et le chevalier continuoit à s’égayer sur son compte par les moqueries les plus mordantes. Encouragé par les rires étouffés de madame de Béville et de deux ou trois autres personnes, il ne garda plus de mesures, et son persifflage devint si insultant, qu’Isaure en éprouva autant d’indignation que d’impatience. Entre les deux pièces, M. de Férioles, rendu à lui-même, essuya ses yeux pleins de larmes, et se tournant enfin, il apperçut le chevalier et le salua avec un air de bienveillance, qui, en touchant Isaure, l’irrita davantage encore contre le chevalier. M. de Férioles prit le vêtement vert et galonné du chevalier pour un nouvel habit militaire, et le questionnant là-dessus, n’obtint pour toute réponse que le sourire le plus dédaigneux ; mais Isaure prenant la parole : « Non, monsieur, dit-elle, ce n’est point un uniforme, c’est une livrée. Ce mot piquant confondit le chevalier, et fut pour lui un trait rapide de lumière, qui lui fit sentir que ce provincial, pour lequel il affectoit tant de mépris, pourroit devenir un rival dangereux ; mais, suivant sa coutume, cachant avec soin son dépit, il parut n’avoir ni compris, ni même entendu la réponse d’Isaure : car dans le monde, alors, on ne se fâchoit jamais, à moins qu’on ne pût répondre sur-le-champ par un trait plus saillant que celui dont on étoit blessé. Si l’on manquoit de présence d’esprit, on prenoit le prudent parti de dissimuler l’offense. Dans les grandes et dans les petites choses, nul courtisan ne montroit le ressentiment qu’avec la vengeance ; et tous ces dépits concentrés, formoient à la longue ces haines profondes, envenimées, dont tout le monde ignoroit la cause, et qui finissoient par se manifester avec éclat, à la première occasion favorable de nuire, de noircir, ou de perdre celui contre lequel, depuis long-temps, on nourrissoit en secret une implacable rancune.

Le baron vint à la petite pièce, et le chevalier sortit pour aller à Choisi. Après le spectacle, madame de Béville, son frère, sa nièce et M. de Férioles montèrent dans la même voiture, pour se rendre à Auteuil, dans une maison de campagne de madame de Béville, où l’on devoit passer trois ou quatre jours. Madame de Béville n’ayant aucun objet qui pût exciter en elle le désir de plaire, s’ennuya, parla très-peu et bâilla beaucoup. Isaure et M. de Férioles rêvoient ; le baron seul fit tous les frais de la conversation. Lorsqu’on fut arrivé, madame de Béville s’établit sur un canapé, en se plaignant de la migraine. La soirée se passa assez tristement ; Isaure étoit silencieuse et soupiroit. À onze heures, on fut se coucher. Isaure fut si distraite en se déshabillant, qu’elle n’entendoit pas ce que lui disoit mademoiselle Cléry. Cette dernière, pour égayer sa maîtresse, voulut lui conter des traits de balourdise du domestique de M. de Férioles ; mais au nom de Jacquot, Isaure, sortant de sa distraction, devint attentive, et tout-à-coup, interrompant mademoiselle Cléry, elle lui imposa silence avec colère, en lui disant sèchement, et d’un ton fort animé, que les moqueries et les méchancetés lui déplaisoient souverainement.

Mademaoiselle Cléry fut fort surprise de ce violent accès de bonté, dans une personne qu’elle avoit si souvent fait rire avec de semblables plaisanteries. Isaure, émue et de mauvaise humeur, se hâta de se coucher ; elle dormit peu, et se réveillant de bonne heure, elle se leva sans appeler mademoiselle Cléry, et elle descendit dans le jardin. Elle s’arrêta dans une petite enceinte remplie de tombes, et à côté d’une fabrique représentant une église gothique. Elle s’assit sur un banc. Au bout d’une demi-heure, elle entendit siffler derrière elle, et se retournant, elle apperçut Jacquot qui tenoit une petite cruche remplie de crême, et qui s’étoit arrêté pour considérer les tombeaux dont Isaure étoit entourée. « Que regardez-vous, Jacquot ? lui dit-elle ; — Mademoiselle, répondit-il en s’approchant, je voudrois bien savoir si c’est là un vrai cimetière. — Non, ce ne sont que des ornemens… — Singulier ornement ! ça donne des idées si tristes ! Et dit-on la messe dans cette église ? — Non, elle n’est point consacrée. — Eh ben ! je m’en doutois que c’étoit une église pour rire : tout ce jardin est en attrapes ; y n’ia seulement pas un goujon dans les étangs, ni un paysan dans les chaumières : les montagnes, je gage, sont faites exprès, car les rochers sont peinturlurés… — Voilà une description bien pittoresque des jardins à l’anglaise !… Ainsi donc, Jacquot, vous préférez le parc du château de votre maître ?… — Oh oui, mademoiselle ; n’y a pas de tromperies, là… — Je le crois !… Et votre maître !… il est si sincère !… — Et si bon !… — Vous l’aimez bien ? — Pardi, qu’est-ce qui ne l’aimeroit pas ? — Je suis sûre que ses vassaux sont heureux,… — Oh ! mademoiselle !… Ici Jacquot, pour parler plus à son aise, posa sur le banc son pot de crême, et reprenant la parole : Mademoiselle, dit-il, chez monsieur, il n’y a ni pauvres, ni orphelins, ni malades,… — Ni orphelins, ni malades !… — Monsieur est le père des orphelins, et il guérit tous les malades ; il donne de l’argent et de l’ouvrage aux pauvres, il a soin des enfans, et les vieillards, oh ! les vieillards » !… Jacquot, ne trouvant point de termes pour peindre l’affection de son maître pour les vieillards, s’arrêta en faisant une mine à la fois expressive et comique, qui attendrit et fit sourire Isaure. Dans ce moment parut M. de Férioles : Ah mon Dieu ! s’écria Jacquot en le voyant, j’avois oublié son déjeûner ; j’ai été le chercher à la laiterie, et puis je ne me suis plus souvenu que monsieur l’attendoit… En disant ces mots, il reprit le pot de crême d’un air consterné ; et M. de Férioles s’approchant, il lui demanda pardon de son oubli. M. de Férioles l’interrompit, en disant simplement : Il n’y a pas grand mal à cela, tu auras plus de mémoire une autre fois. Jacquot s’en alla avec le maintien de la tristesse et de la confusion. « En vérité, dit Isaure, quand vous l’auriez bien grondé, il ne seroit pas plus affligé. — Il le seroit beaucoup moins. — Cependant se peut-il qu’un domestique ait assez de générosité naturelle, pour n’abuser jamais de cet excès de douceur et d’indulgence ? — Peut-on avoir trop d’indulgence pour des fautes involontaires, qui ne sont, par elles-mêmes, que des minuties ? Peut-on se fâcher sérieusement ? peut-on maltraiter, humilier son semblable, pour l’oubli d’une bagatelle ?… — Mais le devoir de son état est d’être exact… — Son devoir principal est d’être fidèle, sincère, affectionné ; il le remplit. — J’admire vos sentimens, mais je pense avec peine qu’il en résulte que vous êtes plus mal servi qu’un maître impérieux ou sévère ne le seroit. — Je ne le crois pas : le maître sévère ne gronde-t-il pas souvent ? — Assurément. — Il en a donc sujet ; on a donc avec lui, ainsi qu’avec moi, des oublis, des distractions, et tous ces petits torts inévitables. Il se fâche, il s’agite, il se fait haïr ; on le trompe : voilà tout ce qu’on gagne à être sévère dans les petites choses. — Mais, comment acquérir le sang-froid nécessaire pour devenir si tolérant ? — Par une réflexion bien simple : c’est qu’il est impossible d’être bon, si on se livre à l’impatience et à la vivacité. — Je profiterai de cette réflexion… Je sens qu’il y a dans la bonté un tel charme !… — La bonté n’est que la justice ; c’est l’attribut naturel d’un être raisonnable et sensible ; la sévérité qui n’est pas absolument nécessaire, et que ne commande pas une raison importante, n’est qu’une odieuse et puérile dureté : cependant je sais que souvent la sévérité n’est qu’apparente, et qu’en général elle vient moins de la dureté du cœur, que d’une mauvaise habitude ou du manque de réflexion. Mais, poursuivit M. de Férioles en souriant, voyez où nous a conduits le pot de crême oublié par Jacquot ? — Je vous écoute avec plaisir, reprit Isaure. — Autorisé par M. votre père à saisir la première occasion de vous parler en particulier, je n’aurois pas imaginé que notre entretien seroit une dissertation sur la bonté. — Vous ne m’avez parlé que de vous… Définir la bonté, c’est vous dépeindre… — Soyez aussi sincère qu’obligeante ; dites-moi, mademoiselle, si je puis espérer… — Voilà mon père, interrompit Isaure en rougissant ; allons le rejoindre ». À ces mots, elle se leva, et M. de Férioles la suivit en silence. Le baron les rejoignit, et leur proposa une promenade dans les champs. On regagna la maison, que l’on traversa ; on entra dans la cour. Jacquot y étoit spectateur d’une partie de quilles, et voyant sortir son maître, il le suivit sans qu’on s’en apperçût. Isaure craignant beaucoup une explication, s’efforçoit de soutenir la conversation, en parlant de mille choses indifférentes. Le baron essayoit en vain de ramener au sujet qui l’intéressoit : les femmes ont un art particulier pour éluder de répondre, et pour rompre un entretien qu’elles redoutent.

En sortant du village, ils entrèrent dans un chemin creux, bordé, des deux côtés, par des haies d’épines ; ils apperçurent un gros chien, de fort mauvaise mine, qui venoit à eux ; et au même instant, ils virent courir plusieurs paysans, armés de fourches et de bâtons, qui, sans les voir, passèrent rapidement au bout du chemin, et disparurent ; mais ils crioient, et ces mots effrayans se firent entendre distinctement : Le chien enragé… Juste ciel ! s’écria Isaure, en se précipitant dans les bras de son père qu’elle serroit fortement… Le chien étoit à vingt pas. M. de Férioles n’avoit, pour toute arme, qu’une grosse canne ; il s’élance vers le chien, et d’un coup le terrasse ; mais le chien se relevant, alloit se jeter sur lui, lorsque Jacquot, son couteau à la main, se précipitant entre son maître et l’animal, saisit le chien qui se débat et mord Jacquot, au moment où ce pauvre garçon lui enfonçoit son couteau dans la gorge. Tout cela se fit en un clin d’œil. M. de Férioles prit le chien par les oreilles pour l’arracher des mains de Jacquot ; l’animal étoit mort. Le baron s’étant débarrassé des bras d’Isaure accourt, et voit le chien jeté par terre, et M. de Férioles, baigné de larmes, pressant Jacquot contre son sein, en répétant d’un air égaré, il est blessé, il est mordu !… Isaure éperdue s’approche… Dans ce moment, on entend tirer un coup de fusil, et plusieurs voix répètent, il est tué. Un paysan paroît ; le baron l’appelle : « Qu’a-t-on tué ? dit-il… — Le chien enragé… — Nous venons d’en tuer un. — Eh ! c’est celui de maître Pierre, — N’avoit-il pas été mordu par l’autre ? — Eh non, le chien enragé s’est échappé là-bas, de la ferme où l’on s’apprêtoit à le tuer, après l’avoir tenu renfermé deux jours, pour s’assurer de son mal ; il a été fusillé à trente pas de la grange dont un enfant avoit ouvert la porte. — Vous êtes sûr qu’il n’a pas rencontré ce chien ? — Eh pardinne, on l’a vu sortir, on l’a, tout de suite, poursuivi sans le perdre de vue, et il n’a point passé de ce côté. — Ô mon bon, mon brave Jacquot ! s’écria M. de Férioles en sanglotant, le chien qui t’a mordu n’étoit point enragé !… — Ma foi, monsieur, dit Jacquot, j’en ai eu toute la peur… — Ce chien n’étoit point enragé ! répéta M. de Férioles avec transport : ah ! mon cher baron, prenez part à ma joie » ! et il embrassa le baron et la tremblante Isaure, dont les pleurs se confondirent avec les siens. Aussi-tôt il se retourna vers Jacquot qui s’étoit assis sur une pierre, la main tendue, afin de laisser couler le sang de sa blessure… M. de Férioles se mit à genoux pour panser sa main. Isaure, dans la même attitude, se plaça à côté de lui ; tirant des ciseaux de sa poche, elle coupa des mouchoirs ; elle aidoit à poser les bandes… Le baron, debout et immobile vis-à-vis d’eux, contemploit ce tableau touchant… Quelques larmes coulèrent doucement sur son visage vénérable : Couple chéri !… dit-il. Ces mots firent tressaillir M. de Férioles, que rien, jusqu’à ce moment n’avoit pu distraire de Jacquot ; ses regards rencontrèrent ceux d’Isaure, et après avoir fixé ses yeux un moment sur son visage, il lui dit avec l’expression de la reconnoissance : « Ah ! mademoiselle !… — Embrassez-la ! s’écria le baron. — Il faut qu’elle le permette… — Et tout-à-l’heure, ne l’avez-vous pas embrassée sans façon ? — Ah ! je n’étois pas à moi-même, je n’étais pas tout à elle ! — Eh bien ! Isaure » ? reprit le baron. Isaure baissa les yeux ; M. de Férioles saisit sa main, et la pressa contre son cœur… On entendit du bruit ; plusieurs paysans s’approchèrent, entr’autres maître Pierre, fort irrité qu’on eût tué son chien. On l’appaisa facilement, en lui donnant quelques louis. Il conta qu’étant près du chemin creux, il avoit entendu crier que l’animal enragé s’étoit sauvé, et qu’alors, pour que son chien ne le rencontrât pas, il l’avoit forcé à coups de fouet à entrer dans le chemin creux. Après avoir écouté ce récit, M. de Férioles désira rentrer à la maison, afin d’envoyer chercher un chirurgien pour Jacquot. On se remit en route ; on ne parla que de Jacquot, qui, ne songeant nullement à faire valoir son action, trouvoit fort singulier qu’on en fût si surpris. En entrant dans la cour on vit le cabriolet du chevalier et une autre voiture : Tant mieux, dit le baron, je leur conterai notre aventure. M. de Férioles remonta avec Jacquot dans son appartement ; Isaure fut s’enfermer dans sa chambre. Le baron entra dans le salon d’un air triomphant ; on prenoit le thé. Le baron commença sur-le-champ sa narration, qui fut écoutée avec plus de sérieux que d’intérêt, tant que l’on put croire que le chien du chemin creux étoit enragé ; mais au dénouement, le chevalier éclatant de rire d’un air moqueur, fit quelques plaisanteries sur l’effroi qu’avoit causé un pacifique animal, innocente victime d’une terreur panique. Le baron qui n’avoit jamais vécu à la cour, ne cherchoit pas un bon mot lorsqu’il étoit en colère, mais il savoit exprimer très-énergiquement son indignation. Le chevalier reprit le ton sentimental ; le baron ne daigna plus lui répondre. Madame de Béville changea d’entretien. Au bout d’une demi-heure, elle fit appeler sa nièce. Isaure vint : elle étoit pâle, elle avoit l’air embarrassé. On lui parla légèrement de son aventure ; madame de Béville la traita sèchement. Le baron se promenoit dans la chambre ; Isaure se mit à causer avec deux ou trois autres personnes de la société : elle étoit distraite ; elle parloit seulement pour avoir un maintien, et surtout un prétexte de tourner, à moitié, le dos à sa tante et au chevalier, qu’elle n’osoit regarder. On entendit le bruit d’une voiture ; madame de Béville sonne pour demander ce que c’est. Le valet-de-chambre répond que c’est M. de Férioles qui part précipitamment avec son domestique qui s’est trouvé fort mal, et qu’il le mène à Paris. Le baron sort. M. de Férioles, dit dédaigneusement madame de Béville, nous épargne la douleur des adieux… c’est d’une politesse parfaite… — La liberté de la campagne ! reprit négligemment le chevalier en achevant sa tasse de thé ; d’ailleurs, madame, c’est peut-être l’usage à Dole et à Besançon… — Conçoit-on cette folie, dit madame de Béville, de mener son laquais à Paris pour une morsure à la main ? — N’a-t-on pas dit que Jacquot venoit d’avoir une attaque de nerfs ?… — Jacquot, une attaque de nerfs ! c’est charmant » ! Dans cet endroit de la conversation, la petite chienne de madame de Béville, repoussée par sa maîtresse, montra les dents en grognant : Mon dieu ! madame, dit le chevalier, Follette n’est-elle pas enragée ? Madame de Béville se mit à rire ; et le chevalier saisissant un couteau : Prenez garde à Follette, dit-il, car je meurs d’envie de faire une action héroïque… Les rires redoublèrent ; Isaure se leva. « Où allez-vous, Isaure ? — Dans le jardin, ma tante. — Dans le jardin ! je vous prie de rester avec nous. — Pardonnez-moi, ma tante, je ne le puis dans ce moment ». Isaure fit cette réponse d’un ton ferme, et elle sortit brusquement, d’un air très-dégagé. La personne la plus timide devient intrépide, du moins pendant quelques instans, dès qu’elle a eu le courage de faire une impertinence bien marquée.

En toutes choses, c’est le premier pas seul qui nous coûte… L’action d’Isaure surprit beaucoup toute la société. Les gens du monde ont tant de finesse, que rien ne leur échappe ; parmi eux, tout se remarque ou se devine : une mine, un geste, un mot, y trahissent souvent d’importans secrets ; et ce qu’on y appelle des scènes, ne sont jamais formées par de grands mouvemens. C’est un jeu délicat dont l’expression, adoucie ou contrainte, ne peut être sentie que par des spectateurs très-exercés.

Tout le monde fut se promener, à l’exception du chevalier et de madame de Béville, qui restèrent tête-à-tête. « Eh bien, chevalier ? dit madame de Béville d’un ton mystérieux et d’un air consterné. — Eh bien, madame ? répondit le chevalier avec le sourire ironique de la fatuité. — Ne nous abusons point : les rares vertus de M. de Férioles ont subjugué le cœur d’Isaure. — Le cœur d’Isaure !… ne croyez donc pas cela ! — Ne seroit-il pas beaucoup plus étrange qu’un homme de cette tournure eût séduit son esprit ? — Elle n’est ni subjuguée, ni séduite… un moment d’enfantillage, et voilà tout. — Elle montre pour lui le plus vif intérêt. — Par enfantillage ; et puis on veut savoir si l’on pourroit m’inquiéter : ce projet est toujours amusant pour une femme, et c’est aussi toujours le premier essai d’une coquetterie naissante. — Vous devez lui demander une explication. — Point du tout… — Que faut-il donc faire ? — Montrer du calme, de la confiance, et la mener demain à la course : la duchesse l’y conduira ».

On interrompit cet entretien ; le chevalier sortit et fut dans le parc. Il y cherchoit Isaure qu’il trouva seule, et qui, en l’appercevant, parut vouloir le fuir ; mais le chevalier la rejoignit, et sans avoir l’air de remarquer son embarras, il lui parla comme à son ordinaire, avec un ton passionné qu’il prenoit toujours avec elle, quand madame de Béville ne pouvoit l’entendre ; car en présence de cette dernière, il n’avoit jamais l’air occupé que d’elle seule. Il est plus difficile de feindre la sensibilité que la passion, c’est pourquoi, de nos jours, les amans et les acteurs sont si bouillans, et montrent tant de feu. Isaure, persuadée que le chevalier l’adoroit, ne pouvoit l’écouter qu’avec un vif attendrissement ; d’ailleurs, elle se voyoit engagée avec lui, et de plus, elle pensoit que si elle se décidoit à rompre, le chevalier se porteroit aux plus funestes extrémités. Comment pourroit-il exister sans elle ? et que ne devoit-elle pas craindre d’un caractère si impétueux et d’une passion si violente ? Cet amant désespéré, ne seroit-il pas capable, avant de se donner la mort, d’immoler M. de Férioles, et même d’attenter à la vie du baron ?… Voilà comme on juge à dix-huit ans, quand on est capable d’aimer, qu’on a lu beaucoup de romans, et lorsqu’en même temps, l’exagération et la flatterie ont exalté la vanité. La crainte et la compassion ont perdu plus de femmes que l’amour. On admet sans beaucoup d’efforts des suppositions extravagantes, qui flattent en secret l’amour-propre ; croire qu’un amant déçu deviendra frénétique, ou qu’il mourra lentement de la consomption, c’est se diviniser soi-même : il n’en faut pas tant à la jeunesse pour être crédule.

Isaure soupiroit en écoutant le chevalier ; elle ne répondoit que par monosyllabes ; mais, tout en se promenant avec lui, elle tâchoit de se rapprocher de la maison, et lorsqu’elle en fut près, elle le quitta, et rentra dans son appartement.

Isaure étoit fort à plaindre, quoiqu’elle fût dans la situation du monde la moins embarrassante et la plus heureuse, car ses sentimens s’accordoient avec ses devoirs ; son cœur préféroit en secret celui que sa raison auroit dû choisir ; la sensibilité vraie, les principes et la bonté parfaite de M. de Férioles, avoient fait sur son ame la plus profonde impression ; mais, après avoir éprouvé pour le chevalier toutes les vives émotions que peut faire naître la vanité, le sentiment tranquille et doux que lui inspiroit M. de Férioles, n’étoit à ses yeux que de l’estime. On a peine à reconnoître l’amour, lorsqu’il est parfaitement d’accord avec la raison : quand rien ne le combat, la femme la plus sensible est celle qui peut le moins le distinguer de l’amitié. Cependant, Isaure ne se dissimuloit pas que le caractère de M. de Férioles lui convenoit infiniment mieux que celui du chevalier, et le penchant qui lui parloit en sa faveur, lui faisoit sentir, mieux que jamais, combien elle aimoit son père, et combien elle devoit de déférence à ses conseils ; mais, d’un autre côté, elle se représentait, avec émotion, la gloire d’une alliance illustre, celle de fixer l’homme de la société le plus à la mode et le plus brillant, le plaisir de paroître à la cour… Après avoir contemplé ce tableau si séduisant en perspective, comment penser sans dégoût à la vie obscure et monotone d’une provinciale ou d’une campagnarde ?… Enfin, elle avoit autorisé les espérances du chevalier, elle connoissoit la violence de sa passion, elle devoit craindre ses emportemens, ses fureurs, ses vengeances ; que de raisons puissantes pour sacrifier M. de Férioles !… Cependant, elle avoit beau s’étourdir, s’aveugler, son cœur souffroit, et après toutes ces réflexions, elle répétoit tristement : Pauvre M. de Férioles !… et elle pleuroit avec amertume. On vint la chercher pour dîner ; elle descendit, et trouva rassemblée une nombreuse compagnie : la duchesse d’Osambry venoit d’arriver. Elle parloit de la course de chevaux qui devoit avoir lieu le lendemain matin à la plaine des Sablons ; et s’adressant à Isaure, qui n’avoit jamais vu de course, elle lui proposa de l’y mener. Isaure hésitoit à répondre, madame de Béville la décida, et la partie fut arrangée. Et effet, le lendemain matin, madame d’Osambry, qui avoit couché à Auteuil, s’occupa dès le matin de la toilette d’Isaure, et partit seule avec elle à onze heures. On arriva dans la plaine des Sablons ; il y avoit un monde énorme, la duchesse conduisit Isaure dans le pavillon de la reine, qui vint un quart-d’heure après. Isaure mise avec élégance, et d’une figure charmante, Isaure enfin, qu’on n’avoit jamais vue, fixa tous les regards ; la reine lui adressa plus d’une fois la parole avec grace, et l’on sait quel enthousiasme inspire la grace d’une souveraine ! Le chevalier d’Osambry étoit dans le pavillon ; la reine lui parla… La reine paria pour les chevaux du chevalier… La course commença. L’émotion d’Isaure fut extrême, en appercevant le jockei à la livrée du chevalier ; elle rougit, son trouble fut remarqué, et la reine sourit en regardant la duchesse d’un air d’intelligence. Isaure voit que la reine est dans son secret ; la reine sait qu’elle aime le chevalier, la reine s’intéresse à cette union !… Isaure enivrée n’a plus sa tête !… Elle est si fière du sentiment qu’elle éprouve, que loin de songer à le cacher, elle l’affiche autant que le permet la bienséance ; loin de dissimuler son trouble, elle l’exagère. Pendant la course, tout le monde la regarde, elle s’en apperçoit, et elle en est charmée ; elle a les yeux attachés sur le superbe coursier de son amant, elle allonge la tête avec affectation, pour suivre tous ses mouvemens ; elle a la bouche entr’ouverte, elle paroît respirer à peine… Comme son émotion semble naïve et naturelle ! comme elle a l’air d’oublier qu’elle est dans une assemblée imposante !… Isaure n’a jamais rien affecté, voilà son coup d’essai ; qui le croiroit en la voyant ! mais rien n’instruit et ne forme dans ce genre, comme quelques minutes d’enivrement éprouvé à la cour.

Cependant, les chevaux approchent du but, et suivant le vœu de toutes les femmes du pavillon, le cheval du chevalier gagne la course. Si le destin de l’état eût dépendu de cette victoire, Isaure n’en seroit ni plus heureuse, ni plus enorgueillie : une exclamation lui échappe ; la duchesse l’en reprend doucement, la reine sourit avec bonté, en disant : Ne la grondez pas, c’est charmant ! Le chevalier s’approche d’elle, et lui dit tout bas : Ah ! qu’il est doux d’être aimé ainsi !… Aimé ! c’est peu dire ; dans cet instant, il est adoré, Isaure le croit du moins.

Le chevalier triomphe avec ce maintien froid et insouciant, qui dans un fat est cent fois plus haïssable que la vanterie ; mais Isaure qui, dans ce moment sur-tout, voyoit tout en beau, trouva que la modestie et la simplicité du chevalier mettaient le comble à sa gloire.

De retour à Auteuil, la duchesse conta, avec emphase, tous ces détails à madame de Béville, qui fut extasiée de ce récit. Elle eut à ce sujet un entretien particulier avec sa nièce. « Maintenant, ma chère Isaure, lui dit-elle, vous voilà engagée de manière à ne pouvoir plus vous dédire : vous avez montré publiquement, avec une touchante ingénuité, votre sentiment pour le chevalier : l’honneur même, à présent, ne vous permet plus (je ne dis pas de balancer, vous en êtes incapable), mais de laisser à M. de Férioles l’ombre d’une espérance. On ne parle à la cour que de votre mariage avec le chevalier d’Osambry ; la reine a demandé à la duchesse si vous seriez présentée tout de suite ; elle a daigné ajouter : Il faut qu’elle puisse être du voyage de Fontainebleau ; cela est rempli de grace et de bonté. Vous avez trop d’élévation d’ame, pour ne pas sentir vivement le prix d’une telle distinction ; jamais personne n’aura débuté dans le monde d’une manière plus agréable et plus brillante. La reine distingue extrêmement le chevalier, vous lui avez plu, vous êtes aimable ; assurément, il ne tiendra qu’à vous de jouer un grand rôle… mais, plus d’enfantillage, ayez assez de caractère pour éclairer promptement M. de Férioles sur vos vrais sentimens !… — Oui, ma tante, je sens que je le dois ; mais nous étions convenus que pour ne point irriter mon père, je ne m’expliquerois nettement qu’au bout de quelques mois : je ne connois M. de Férioles que depuis quinze jours… — Fort bien, mais nous étions convenus aussi, que par vos manières, vos discours et vos entretiens, vous tâcheriez d’éloigner de vous M. de Férioles ; l’avez-vous fait ?… — Je vous avoue, ma tante, que sa bonhomie m’ôte absolument le courage de le traiter sèchement. On ne vous demande pas de l’impertinence et de la brusquerie, il y a une manière si polie de repousser !… Au lieu de cela, vous l’encouragez, vous l’attirez… — Moi, ma tante ! — Sans dessein, j’en suis sûre ; mais M. de Férioles n’ayant nul usage du monde, et manquant absolument d’esprit… — M. de Férioles !… il n’est pas du tout dépourvu d’esprit… — Je ne prétends pas qu’il soit un imbécile, il peut avoir du bon sens ; je vous dis seulement qu’avec aussi peu de finesse et de tact, il seroit très-possible qu’il prît votre douceur pour du sentiment ; et s’il avoit une autre tournure, on pourroit véritablement vous soupçonner quelquefois d’avoir avec lui de la coquetterie. — Oh ! non, ma tante, ce n’est pas de la coquetterie, je vous le jure… — J’en suis persuadée ; comment pourroit-il entrer dans la tête que M. de Férioles excitât le désir de plaire d’une personne aimée du chevalier d’Osambry ?… — Que dois-je donc faire pour l’éloigner de moi sans éclat et sans scène ? — Rien de plus aisé. Laissez-lui voir l’aversion de la vie champêtre, le désir d’être présentée à la cour, et de vous fixer à Paris. Je ne vous propose là que d’être franche avec lui. — Je n’ai point d’aversion pour la vie champêtre ; au contraire, j’aime la campagne. — Cependant, c’est à la cour et à Paris que vous voulez vivre ? — Oh ! certainement. — Eh bien ! ne le cachez donc pas. — J’en conviens, c’est un devoir : je lui parlerai sans détour là-dessus, aussi-tôt que j’en trouverai l’occasion.

Isaure parloit de bonne foi. Éblouie de la scène passée aux courses, couvaincue qu’elle étoit irrévocablement engagée au chevalier ; enfin, séduite par l’avenir brillant qu’on lui faisoit envisager, elle se décida à ôter sans délai tout espoir à M. de Férioles. Il revint ce jour même de Paris, avec le baron qui avoit été le rejoindre ; on ramenoit aussi Jacquot en parfaite santé, quoique la plaie de sa main ne fût pas encore guérie. Madame de Béville, qui se croyoit sûre que M. de Férioles recevroit bientôt d’Isaure un congé absolu, le reçut avec plus d’aménité que jamais. Le chevalier, qui survint au moment où l’on alloit se mettre à table, fut particulièrement accueillant pour M. de Férioles qu’il ne craignoit plus.

Ses succès l’avoient mis de bonne humeur ; il étoit dans un de ses jours de bienveillance et d’affabilité, ayant, non le désir, mais la prétention de faire valoir les autres, c’est-à-dire, de les protéger ; relevant, avec une insolente surprise, une saillie, une réponse spirituelle, trouvant même de la finesse où l’on n’avoit mis que de la simplicité, et créant ainsi des bons mots, sous prétexte d’interpréter ; enfin, toujours et uniquement occupé de lui-même et de lui seul, en paroissant s’oublier. La duchesse et madame de Béville ne se lassoient point de répéter qu’il n’avoit jamais eu autant de grace, qu’il n’avoit jamais été aussi aimable. La faible tête de madame de Béville étoit tout-à-fait tournée. La duchesse d’Osambry, qui s’entendoit parfaitement avec le chevalier, avoit dit à madame de Béville, dans une conversation particulière, que vraisemblablement le chevalier auroit, par le crédit de la reine, une place éminente sous un an. Ceci fut confié comme un secret de la plus haute importance, et dit du ton à persuader, que, non-seulement on avoit des espérances, mais que la place étoit promise ; et comme les personnes qui approchent les princes, peuvent, sans inconvénient, leur faire dire ce qu’elles veulent, en recommandant la discrétion, la duchesse prétendit que la reine lui avoit parlé de madame de Béville, en ajoutant : On dit que c’est une personne d’un mérite supérieur ? Enfin, madame d’Osambry conta que le maréchal de *** venoit de lui dire à la course que la veille, au petit coucher du roi, il avoit été question du mariage du chevalier, et que le roi avoit loué la générosité de madame de Béville, qui, en faveur de cette union, assuroit à sa nièce sept cent mille francs. Toutes ces petites anecdotes, avidement recueillies par madame de Béville, firent tout l’effet qu’on en attendoit. Madame de Béville eut besoin de rassembler toute sa force d’ame pour ne montrer qu’une joie modérée, car elle avoit assez de goût pour sentir qu’il eût été ridicule d’en laisser voir tout l’excès ; mais la satisfaction intérieure qu’elle éprouvoit, lui donna, durant la journée entière, l’humeur la plus agréable ; elle n’eut pas l’apparence d’un caprice, et c’étoit en elle une chose très-remarquable. Le dîner fut extrêmement gai : chacun étoit satisfait, et l’étranger qui eût été admis dans cette société, n’y auroit trouvé que l’image de la confiance, de l’amitié, et d’une parfaite harmonie. La seule Isaure n’étoit pas à son aise ; on lui reprocha plus d’une fois son silence et la gravité de son maintien. Après le dîner, Monsieur de Férioles, qui aimoit la musique, témoigna le désir d’entendre Isaure ; mais malheureusement, il se servit d’une expression provinciale, en priant Isaure de pincer de la harpe ; sur quoi le chevalier, d’un ton très-simple, ajouta : Et mademoiselle voudra bien ensuite nous faire le cadeau de toucher du clavecin. Cette moquerie échappa totalement au baron et à M. de Férioles. Isaure rougit ; la duchesse et madame de Béville se mordirent les lèvres pour s’empêcher de rire. Isaure joua de la harpe ; elle vit, à la manière dont M. de Férioles l’écoutoit, qu’il avoit le sentiment de la musique, et c’est pour une musicienne, une sorte de sympathie dont on sait plus de gré que d’un éloge. Isaure jouoit de son mieux et comme un ange ; le chevalier, avec une mine impertinente d’approbation protectrice, tenoit l’éventail de la duchesse, avec lequel, nonchalamment, il battoit la mesure à faux : tout-à-coup, Isaure s’interrompant, en s’adressant au chevalier : Battez-là donc juste, lui dit-elle. À cette apostrophe inattendue, le baron fit un grand éclat de rire… Le chevalier, mortellement piqué, se mit à rire aussi, et tout de suite (car l’art inconcevable de jouer les premiers mouvemens est très-commun dans la bonne compagnie). Le chevalier n’en resta pas là ; il fit mille plaisanteries sur son ignorance en musique, et tout cela si cavalièrement, si gaîment, que le baron en fut attristé : il avoit espéré que l’espèce d’incartade d’Isaure offenseroit le chevalier ; mais, trompé dans son attente, il fut toujours charmé qu’Isaure eût osé publiquement interpeller le chevalier d’une manière désobligeante.

Lorsqu’Isaure eut cessé de jouer de la harpe, elle passa avec la duchesse sur un balcon qui donnoit sur la cour ; le chevalier vint les y trouver, et en voyant Jacquot en veste qui se promenoit dans la cour, et qui, dans ce vêtement léger, ressembloit beaucoup à Sancho Pença : Voilà, dit-il, le jockei de M. de Férioles. La duchesse éclata de rire d’une manière bruyante qui lui étoit particulière ; Isaure, par complaisance pour la duchesse qu’elle aimoit assez, et qui sur-tout lui en imposoit, fit un sourire forcé : Réellement, mademoiselle, continua le chevalier, vous devriez conseiller à M. de Férioles de faire de Jacquot un jockei. — Ce conseil seroit inutile. — Pourquoi donc ? — Pour faire courir Jacquot, ne faudroit-il pas, suivant l’usage, le faire jeûner et suer ? — Eh bien ? — Eh bien ! jamais M. de Férioles, pour son amusement, ne mettra à la diète et ne fera maigrir un de ses gens.

Malgré tout son empire sur lui-même, le chevalier ne put s’empêcher de rougir de colère : Nous sommes donc des barbares, ainsi que les Anglais ? répondit-il avec un ton rempli d’aigreur et d’ironie. — Mais, reprit Isaure, vous ne montrez pas beaucoup d’humanité, lorsqu’au milieu de l’été, vous enveloppez un pauvre enfant de quatorze ans dans des couvertures de laine, et qu’ainsi affublé, vous le mettez auprès d’un grand brasier, afin de le réduire au poids convena- ble[2]. Comment se peut-il, s’écria le chevalier, que vous ayez pu voir une course sans horreur, et que même vous ayez eu l’air de vous y intéresser ? — C’est, repartit Isaure, que je ne pensois point du tout à cela. Ici, la duchesse, se mêlant de la conversation, tourna la querelle en plaisanterie ; Isaure s’adoucit : le chevalier reprit ses graces et sa gaîté, il baisa la main d’Isaure, et l’on retourna dans le salon, après un tendre raccommodement, qui laissa à Isaure un extrême refroidissement, et au chevalier beaucoup de rancune.

Le chevalier et la duchesse retournèrent à Paris. Le baron jouoit aux échecs avec le curé. Madame de Béville rentra dans sa chambre pour écrire des lettres. Isaure fut se promener dans le jardin ; M. de Férioles la suivit. Isaure, décidée à rompre avec M. de Férioles, ne le vit pas approcher sans trouble. Il la rejoignit d’un air serein, et lui offrant son bras : Ah ! mademoiselle, lui dit-il, combien je desirois, depuis l’aventure du chien enragé, de trouver l’occasion de vous parler sans témoins !… Ce début redoubla l’embarras d’Isaure ; elle le regarda avec timidité, et elle vit dans ses yeux la plus tendre expression du bonheur, de la confiance et de l’amour… Cet homme si bon, si sincère, comment se résoudre à lui ravir brusquement une espérance qui le rendoit si heureux !… Et si, en lui montrant les goûts et les projets qui devoient naturellement l’éloigner d’elle, il persistoit à l’aimer, il faudroit donc lui déclarer qu’elle préféroit son rival et qu’elle avoit promis de l’épouser !… Mais en sacrifiant M. de Férioles, étoit-elle bien sûre de trouver le bonheur avec le chevalier ?… Toutes ces idées s’offrirent à-la-fois à l’imagination de l’incertaine Isaure, et tremblante autant qu’attendrie, elle se taisoit en regardant tristement M. de Férioles. Il étoit lui-même très-ému. Après un moment de silence : Pourquoi ce modeste embarras, lui dit-il ; je n’ai rien à vous demander, je suis satisfait… Hier, dans ce chemin creux, lorsque nous pansions la plaie de Jacquot, ne m’avez-vous pas entendu, n’avez-vous pas daigné me répondre ?… À ces mots, Isaure tressaille ; elle se rappelle vivement ce moment plein de trouble et de charme ; elle se rappelle en même temps, qu’elle vient d’afficher et de jouer, en présence de toute la cour, le plus grand sentiment pour le chevalier !… Je n’ai qu’une inquiétude, reprit M. de Férioles ; on vous a fait connoître Paris et ses brillans amusemens ; je crains (non que vous ne puissiez vous en passer), mais que vous ne les regrettiez quelquefois. — Je dois vous dire… je dois vous avouer… qu’accoutumée maintenant à vivre dans le grand monde… je ne pourrois me trouver heureuse en province. À cette déclaration, faite en bégayant, et avec le plus mortel embarras, M. de Férioles sourit : Ce discours, lui dit-il, n’est pas de vous ; voilà des phrases que vous avez entendu dire dans la société, et que vous répétez sans réflexion. Vous, Isaure ! vous ne seriez pas heureuse dans une habitation charmante, au milieu de tous les trésors de la nature, et entre le meilleur des pères et l’époux que vous auriez choisi !… Et qu’a de commun avec le bonheur, le tumulte du grand monde ?… — Ah ! loin que cette étonnante dissipation puisse faire le bonheur, loin même qu’elle puisse contribuer à l’augmenter, elle anéantiroit la félicité la plus parfaite ; elle distrait sans cesse de la bonté et de l’amitié… Ici, M. de Férioles sentit le bras d’Isaure presser le sien ; il la regarda ; elle étoit pâle, et deux larmes échappées de ses yeux baissés, couloient doucement sur ses joues… Intéressante et sensible Isaure ! reprit-il avec un profond attendrissement, sans doute il m’est permis de craindre que, dans quelques momens de loisir, le souvenir de Paris ne vienne vous causer un regret involontaire : comment, à votre âge, ne pas regretter, par exemple, ce spectacle enchanteur où l’on verse de si douces larmes, où l’on voit représenter tout ce qui peut charmer l’esprit et toucher le cœur !… Mais, attentif à étudier les moindres mouvemens de votre ame, quand je verrai quelque altération dans vôtre humeur, je vous dirai : Ne regrettez point ces fictions ingénieuses ; les plus douces émotions qu’elles produisent sont excitées ici par des objets réels ! Voulez-vous éprouver la pitié ? suivez-moi sous le toit du pauvre, et les pleurs que vous y verserez ne seront point stériles ; ils consoleront l’infortuné. Voulez-vous voir l’intéressant tableau de la paix et de l’innocence ? venez dans les chaumières qui nous entourent : voulez-vous contempler la ravissante image du bonheur ? regardez votre père et votre époux, et jouissez de votre ouvrage. À ces mots, Isaure fondant en larmes, s’arrêta près d’un banc et s’assit. Ah ! s’écria-t-elle, vous connoissez mieux mon cœur que je ne le connois moi-même ! M. de Férioles se mit à ses genoux, et serrant ses deux mains dans les siennes : Oui, dit-il, je ne connois ici que vous, car je n’y ai vu que vous seule !… Mais, reprit Isaure, se peut-il que vous n’ayez pas remarqué que ma tante… n’est pas favorablement disposée pour vous ? — Vous m’étonnez ; elle me traite avec tant de bienveillance !… — Quoi ! vous ne voyez pas que c’est le chevalier qu’elle aime ? — Pardonnez-moi, je m’en suis apperçu ; mais que nous importe ? — Comment ? — Eh bien ! qu’elle l’épouse. — Vous imaginez qu’elle a de la passion pour lui ? — Assurément, et le chevalier est amoureux d’elle. Il me paroît honnête, il me montre de l’amitié, je prendrai part à son bonheur. — Mon père ne vous a donc pas instruit… des projets de ma tante ? — Il m’a dit que madame de Béville desiroit pour vous l’alliance du chevalier ; il se trompe : madame de Béville a du penchant pour ce jeune homme qui ne vous aime point, et qui n’est occupé que de votre tante.

Isaure sourit et alloit répondre, lorsqu’elle entendit marcher ; elle se leva, et reprenant le chemin de la maison, elle rencontra madame de Béville et son père ; elle ne s’arrêta qu’un moment avec eux, et elle courut s’enfermer dans son cabinet. Là, tombant dans un fauteuil : Grand Dieu, s’écria-t-elle, qu’ai-je fait !… et à quel point ma conduite est inexcusable !… Il ne m’est plus possible de m’abuser sur mes vrais sentimens… c’est lui, c’est M. de Férioles que j’aime ; il m’a fait rougir d’une frivolité que je méprise maintenant : oui, c’est cette ame si pure et si sensible qui seule répond à la mienne ; et cependant, aujourd’hui même, j’ai pris l’engagement public de me donner à un autre ! Un moment d’enivrement m’a rendue coquette et fausse !… Et quelle fut la cause de ce funeste enthousiasme ? la plus futile vanité !… Quoi ! dans le même jour j’autorise les espérances de deux amans ! j’ai pu jouer un rôle si méprisable et si contraire à mon caractère ! Voilà donc où peuvent conduire l’orgueil et la séduction du monde !… Ah ! fuyons-le, ce monde corrupteur, fuyons-le pour toujours !… Mais comment annoncer cette résolution ! quelle sera l’indignation de ma tante et la fureur du chevalier ! Dans quel abîme m’ont précipitée mon imprudence et ma ridicule vanité !… Je ne puis retourner à la vertu sans perdre ma réputation !… Je ne puis suivre les mouvemens de mon cœur sans trahir mes sermens !… Ô mon père, pourquoi m’avez-vous quittée ? pourquoi m’avez-vous conduite dans ce dangereux séjour ? Hélas ! vous comptiez sur ma raison ; mais en est-il sans l’expérience ? Dans cet instant, Isaure entendit frapper à sa porte ; elle essuya ses yeux baignés de pleurs, elle fut ouvrir : on la demandoit pour faire une promenade en voiture. Elle descendit, et elle monta dans une calèche avec sa tante, deux autres femmes, le baron et M. de Férioles. On fut à un quart de lieue, dans une ferme où l’on alloit souvent manger de la crème et des fruits. La fille du fermier, âgée de seize ans et nommée Marthe, étoit extrêmement jolie ; Isaure l’aimoit beaucoup, et Marthe, presque tous les matins, lorsqu’Isaure étoit à Auteuil, lui portoit un panier de fruits. En quittant la ferme, Isaure, comme à l’ordinaire, embrassa Marthe, et l’invita à venir chez madame de Béville, le surlendemain dans l’après-midi, parce qu’on devoit y danser ; car, ajouta-t-elle, ce sera le jour de ma fête. — Comment ! reprit la jeune fille, nous avons donc la même patronne ? — Oui, répondit Isaure, Marthe est aussi mon nom de baptême. Cette découverte fit le plus grand plaisir à la jeune paysanne, qui promit bien d’être exacte à se trouver au rendez-vous. En rentrant à la maison, madame de Béville, en menant Isaure dans un cabinet, lui demanda si elle avoit parlé à M. de Férioles. Isaure, interdite, fut un moment sans répondre ; mais l’idée d’expier sa conduite passée par une franchise courageuse, la ranima tout-à-coup : Oui, ma tante, répondit-elle. — Eh bien ! renonce-t-il à ses prétentions ? — Non, ma tante, il les conserve. — Et qui peut les autoriser ? — Mon aveu ; j’aime M. de Férioles ; je sens toute l’inconséquence de ma conduite… Avant d’avoir connu M. de Férioles, je me suis engagée légèrement, c’est un grand tort ; ma jeunesse peut-être l’excuse. La crainte, la honte, et sur-tout la vanité, m’ont fait depuis commettre beaucoup d’imprudences ; mais je connois enfin mon cœur, et son choix est fixé sans retour.

Ce choix est de bon goût, reprit madame de Béville avec le sourire le plus méprisant… Mais avez-vous songé que vous ne pouvez rompre vos engagemens avec le chevalier d’Osambry, sans vous déshonorer ? — M. d’Osambry, répondit Isaure, ne peut me croire véritablement engagée, puisqu’il n’a pas reçu la parole de celui qui seul a le droit de disposer de moi — et je m’honore de préférer M. de Férioles, puisqu’il est l’ami de mon père.

La colère qui suffoquoit madame de Béville, la rendit muette pendant quelques instans ; mais diverses réflexions, faites rapidement, l’engageant à montrer plus de modération : Du moins, reprit-elle d’un ton radouci, vous me donnerez le temps de préparer le chevalier à cet étonnant changement ; je n’imagine pas que votre projet soit de joindre l’insulte et le mépris à l’inconstance… : — Ah ! ma tante, j’estime M. d’Osambry et j’admire ses excellentes qualités ; je suis touchée comme je dois l’être de ses sentimens, et je désire mettre à mon refus toutes les formes de la reconnoissance et de l’amitié. Daignez me guider à cet égard ; je ferai tout ce que vous me prescrirez, d’autant plus que je crains mortellement la violence et les emportemens du chevalier. — Rassurez-vous, reprit madame de Béville avec un sourire dédaigneux, le chevalier vous préféroit aux plus grands partis de la cour, mais il n’a point de passion pour vous ; il n’a été décidé que par son attachement pour moi, et les sentimens qu’il vous supposoit. — Vous me charmez, ma tante, reprit Isaure ; c’est assurément tout ce que je pouvois désirer. — Oui, dit madame de Béville, il éprouvera beaucoup d’étonnement, ce qui est assez simple ; mais d’ail­leurs il sera fort calme, soyez-en sûre. Avez-vous parlé à votre père ? — Non, ma tante. — Eh bien ! ne vous pressez point de l’instruire ; accordez-moi seulement quinze jours, je vous promets qu’au bout de ce temps vous serez libre, sans éclat et sans scènes. Cette assurance enchanta Isaure ; elle baisa mille fois les mains de sa tante, en la remerciant et en lui demandant pardon avec autant de sentiment que d’ingénuité. La naïve Isaure ne savoit pas qu’une coquette de trente-huit ans ne pardonne jamais lorsqu’on lui fait ombrage, ou qu’on a déjoué ses prétentions et blessé sa vanité. Madame de Béville fit de profondes réflexions sur cet événement. En demandant du temps, elle n’avoit songé qu’à s’assurer de celui qui lui seroit nécessaire pour combiner sa conduite. Elle avoit toujours été jalouse des agrémens et de la jeunesse de sa nièce, par conséquent elle ne l’avoit jamais aimée ; mais l’orgueil et l’ambition lui donnèrent l’idée de lui faire faire un grand mariage ; ensuite, les flatteries du chevalier, en lui persuadant qu’il éprouvoit pour elle un sentiment plus tendre que l’amitié, avoient exalté sa tête, naturellement très-vive. Elle croyoit jouer un rôle héroïque ; et quoiqu’elle se repentît de n’avoir pas songé d’abord à se proposer elle-même, on l’avoit tellement enivrée de louanges et d’espérances ambitieuses, elle étoit si persuadée que seule elle gouverneroit à son gré le chevalier, et qu’Isaure n’auroit aucun ascendant sur lui, qu’elle avoit, de bonne foi, regardé ce mariage comme nécessaire au bonheur de sa vie ; mais il falloit renoncer à ce projet, puisqu’Isaure déclaroit enfin, avec fermeté, son inclination pour M. de Férioles. Madame de Béville sentit qu’elle pouvoit tirer un grand parti des imprudences d’Isaure, pour lui donner des torts et pour motiver le nouveau dessein qu’elle méditoit. Elle se décida donc à se plaindre hautement d’Isaure et du baron, à se brouiller avec tous les deux, et à épouser le chevalier, si ce dernier, comme elle n’en doutoit pas, lui déclaroit ses vrais sentimens ; car elle ne craignoit plus de se donner un ridicule, la rupture n’étant causée que par la seule volonté d’Isaure. D’ailleurs, madame de Béville, autorisée à montrer du ressentiment contre sa nièce, n’étoit plus retenue par cette tendresse touchante qu’on lui supposoit pour elle, et qui seule, disoit-elle, eût suffi pour l’empêcher de se remarier ; enfin, son enthousiasme pour le chevalier étant à son comble, la disproportion d’âge et toutes les considérations qui l’avoient effrayée peu de jours auparavant ne pouvoient plus l’arrêter. Avant de parler au chevalier, elle voulut sonder les dispositions de sa famille ; et elle se décida à confier d’abord le secret d’Isaure à la duchesse d’Osambry.

Toute la société passa le jour suivant à Paris. Madame de Béville ne vit ni la duchesse ni le chevalier, qui étoient à Versailles pour quelques jours. M. de Férioles, en arrivant à son auberge, y trouva une lettre par laquelle une dame qui lui étoit inconnue, et qui logeoit dans son quartier, le prioit instamment de passer chez elle dans le cours de la journée. La lettre étoit d’un ton très-honnête, et signée la marquise de Melsange. M. de Férioles se rendit sur-le-champ chez elle. Il trouva, dans un hôtel garni, une jeune dame fort jolie, d’un extérieur très-décent, qui commença par lui faire beaucoup d’excuses, et qui ensuite lui conta qu’elle étoit la femme d’un gentilhomme, capitaine de cavalerie, qu’un oncle riche et puissant persécutoit pour avoir fait un mariage d’inclination. Je n’avois, il est vrai, continua la belle affligée, ni naissance, ni fortune ; mais du moins mes ennemis mêmes ne peuvent s’empêcher de rendre justice à ma conduite et à la pureté de mes mœurs. J’épousai secrètement M. de Melsange, il y a quatre ans ; nous déclarâmes enfin notre mariage au mois de mai dernier, et presqu’aussi-tôt une lettre de cachet a privé mon mari de sa liberté ; il est enfermé à Saumur… — Ô ciel ! s’écria M. de Férioles. La jeune dame mit son mouchoir sur ses yeux, et resta quelques minutes dans cette attitude ; ensuite, reprenant la parole : Oui, monsieur, dit-elle, et l’on veut faire casser mon mariage, parce que mon mari, qui est officier, n’a point demandé l’agrément du roi. Ayant passé ma vie en province, je n’ai ni amis, ni protection… J’ai appris, par hasard, que vous étiez parent du ministre de la guerre, et votre réputation de bonté m’a fait espérer que vous voudriez bien vous charger de présenter mon placet au ministre… N’en doutez pas, madame, interrompit vivement M. de Férioles ; disposez de moi en toutes choses… J’aurai l’honneur de vous conduire chez le ministre. — Non, monsieur, reprit la marquise, je crains trop le crédit et la violence de l’oncle de mon mari, pour oser faire des démarches publiques ; il pourroit aussi me faire enfermer… — Quelle horreur ! — Il en est capable ; je ne veux donc point me montrer à Versailles ; tout ce que je vous demande, c’est de vous charger de mon placet.

M. de Férioles promit, non-seulement, de présenter le placet, mais de suivre l’affaire avec toute l’activité possible. La marquise lui dit qu’elle attendoit quelques papiers importans qu’elle vouloit joindre au placet, et qu’elle lui remettroit le tout sous peu de jours. Il fut convenu qu’elle le feroit avertir, et qu’il reviendroit chez elle au jour qu’elle indiqueroit, pour recevoir, de ses mains, le placet et les autres papiers. La jeune dame s’épuisa en remercîmens, et M. de Férioles la quitta, pénétré de sa situation, et charmé de sa personne.

Madame de Béville retourna le soir à Auteuil, avec sa nièce. Le lendemain étoit le jour de la fête d’Isaure. Mademoiselle Cléry lui conta qu’elle savoit, par Jacquot, que son maître rapporteroit de Paris un superbe rosier de roses mousseuses, fleur très-rare alors, et qu’il l’offriroit à Isaure qui avoit paru en désirer un. M. de Férioles revint à neuf heures ; Isaure s’attendoit à recevoir le beau rosier, mais M. de Férioles ne lui présenta qu’une anémone cueillie dans le jardin. Elle imagina qu’il ne lui donnerait les roses qu’à l’heure où toute la maison et les paysans viendroient lui présenter des bouquets ; et voulant lui laisser croire qu’elle ne s’attendoit pas à cette attention, elle se garda bien de lui parler du rosier. Après le dîné, on offrit à Isaure une grande quantité de fleurs, et M. de Férioles ne lui donna rien. Un moment après, on annonce la jolie Marthe qui, à la tête des jeunes filles du village, apportait aussi son offrande. Marthe donna une corbeille de fleurs qu’Isaure reçut avec une extrême distraction. Un seul objet fixoit son attention et ses regards ; c’étoit une superbe branche de roses mousseuses, attachée au corset de Marthe… Un moment après, elle remarqua que M. de Férioles regardoit la rose mousseuse, en souriant d’un air de complaisance, et qu’il fit à Marthe plusieurs signes d’intelligence. On passa dans le jardin, où l’on devoit danser sur la pelouse, avec les paysans et toute la maison. Lorsqu’on y fut, Isaure voyant Marthe toute seule, à quelques pas des villageoises, s’approcha d’elle, en lui demandant d’où lui venoit cette belle branche de roses. À cette question, Marthe pâlit, rougit, baissa les yeux, et ne répondit rien ; Isaure s’éloigna d’elle, avec un violent battement de cœur. Elle ne voulut point danser, se plaignit d’un grand mal de tête, et fut s’asseoir auprès de sa tante. Au bout d’une heure, Isaure vit M. de Férioles, Marthe et quelques autres quitter la pelouse, pour se promener dans un bosquet voisin. Isaure se leva, et fut aussi dans cette espèce de petit bois. Le jour étoit tout-à-fait à son déclin, Isaure marchoit au hasard, elle entendit parler derrière un énorme buisson de lilas ; elle reconnut la voix de M. de Férioles, elle s’arrêta, et elle recueillit ces paroles : Un plus long entretien paraîtroit singulier, mais soyez tranquille, ma chère Marthe, et allez rejoindre vos compagnes. À demain matin, à six heures. On cessa de parler, Isaure sortit précipitamment du bois ; elle rencontra sur la pelouse, mademoiselle Cléry à laquelle elle demanda la clef de sa chambre. Mademoiselle Cléry ne put s’empêcher de lui parler de la rose mousseuse que portoit Marthe : Je vous ordonne là-dessus, dit Isaure, un silence absolu ; si vous en dites un seul mot à Jacquot, je vous renverrai. En prononçant ces paroles, elle quitta précipitamment mademoiselle Cléry, elle rentra dans la maison, s’enferma dans son appartement, fit dire qu’elle étoit malade, et qu’elle alloit se mettre au lit. L’indignation d’Isaure égaloit sa surprise : Quoi ! disoit-elle, c’est donc là cet homme que j’ai préféré, cet homme que je croyois si vertueux, auquel je supposois, pour moi, un sentiment si tendre, et que j’aimais de si bonne foi !… Il n’a ni mœurs, ni probité ; c’est un vil séducteur, un hypocrite !… Ah ! je renonce au mariage, je reprends ma liberté, je ne la sacrifierai jamais… En se plaignant ainsi, Isaure pleuroit ; son cœur étoit profondément blessé, et devoit l’être : que ne doit pas ressentir une jeune personne fière et sensible, en acquérant la preuve d’une semblable infidélité, à l’époque même où elle a fait l’aveu de son penchant ?…

Isaure passa la nuit entière à s’affliger, et chaque réflexion augmentait son dépit et sa douleur.

Le lendemain, à son réveil, on lui dit que le père de Marthe demandoit à lui parler. Isaure, au nom de Marthe, éprouva la plus vive émotion ; elle se leva précipitamment, et descendant sur-le-champ dans le salon, elle y reçut le bon fermier. Mademoiselle, lui dit-il, comme vous avez beaucoup de bonté pour ma famille, je viens vous informer d’un événement… Avant tout, interrompit Isaure, dites-moi si, dans le récit que vous voulez me faire, il est question de M. de Férioles ?…

— Oui, mademoiselle, répondit le fermier, car c’est lui seul… — Il suffit, interrompit Isaure, il ne me convient pas d’en entendre davantage ; tout ce que je puis vous dire, c’est que vous m’obligerez sensiblement, si vous avez la sagesse de ne point ébruiter cette histoire. — Mais, mademoiselle ; c’est impossible, quand l’amour tourne la tête d’une jeune fille… — Elle l’aime donc passionnément ? — Oh ! comme une folle, et pour lui, c’est tout de même. Je me suis d’abord bien fâché, mais M. de Férioles est si généreux, il lui donne tant d’argent !… À ces mots, Isaure, indignée, se leva brusquement pour sortir ; elle ouvrit la porte du salon, et recula deux pas, en voyant M. de Férioles qui, dès qu’il apperçut le paysan qui sortoit, sourit, et entra dans le salon, en disant à Isaure : Eh bien ! il vous a conté tout ce joli petit roman ? Isaure confondue, resta immobile. Ces paroles, et l’air calme et serein de M. de Férioles, furent pour elle, une justification presque complète. Elle étoit si tremblante, qu’elle fut obligée de s’asseoir. — Vous auriez su tout cela hier au soir, poursuivit M. de Férioles, si j’avois pu vous parler un moment en particulier… Isaure interrompit M. de Férioles pour lui demander un récit détaillé, et M. de Férioles s’asseyant auprès d’elle : « Il faut d’abord que vous sachiez, dit-il, que je voulois vous donner un rosier de roses mousseuses… — Ah ! cher M. de Férioles ! s’écria Isaure que ce mot achevoit de désabuser ». M. de Férioles, aussi surpris que touché de ce transport, s’arrêta, Isaure le conjura de continuer ; il baisa sa main qu’il retint dans les siennes, et reprenant sa narration : « J’allai donc hier matin, poursuivit-il, chez plusieurs fleuristes, et aucun ne voulut me vendre un rosier ; tout ce que je pus obtenir, fut une branche. Je partis en cabriolet avec Jacquot, tenant la rose que je vous destinois ; il étoit huit heures et demie du matin lorsque nous passâmes devant la petite terrasse de la maison du maître d’école, qui est, comme vous savez, à cinq cents pas du village : le pavé, brisé à cet endroit, nous obligeoit à n’aller qu’au pas, et j’entendis pleurer et gémir ; j’arrêtai le cheval, et jetant les yeux sur la terrasse, je vis un jeune garçon qui fondoit en larmes. Sa figure et sa douleur m’intéressèrent ; je dis à Jacquot d’aller avec mon cabriolet, chez madame de Béville, et que je m’y rendrois à pied. Je descendis de la voiture, Jacquot partit ; je montai sur le talus au haut duquel se trouve la palissade de la terrasse, et j’appelai le jeune homme ; il vint ; « Qu’avez-vous, mon ami ? lui dis-je, vous a-t-on battu ? — Non, monsieur. — Pourquoi pleurez-vous si amèrement ? — Oh ! monsieur, je ne peux pas dire cela. À ces mots je le pressai si vivement, qu’il me conta qu’il s’affligeoit de ce qu’on avoit coupé et pris toutes les fleurs d’un rosier qu’il cultivoit. — Mais, lui dis-je, vous trouverez d’autres rosiers dans le village, et voilà un louis pour en acheter. — Ah ! monsieur, si vous étiez venu une heure plutôt ! à présent, il n’est plus temps…

— Pourquoi donc ? — Monsieur, je voulois donner ces roses… à quelqu’un qui va passer… — Une jeune fille ? — Oui, monsieur, et c’est aujourd’hui le jour de sa fête. — Elle s’appelle Marthe ? — Oui, monsieur, la fille de Jarson le fermier. Tous les matins, avec son âne, elle passe par ici pour aller vendre, au village, de la crême et des herbes… elle chante de loin, je l’entends, et… — Et toutes vos roses sont cueillies ? — On n’a pas seulement laissé un bouton, et je n’ai vu cela que tout-à-l’heure :… hier, il y en avoit six ! et du moins, s’il en restoit une, je serois content ; mais le jour de sa fête, n’avoir pas une fleur à lui donner !… En prononçant ces paroles, le jeune garçon se remit à sangloter. J’étois placé de manière que, caché par la palissade qui nous séparoit, il ne voyoit que mon visage, et n’avoit pas apperçu la belle branche de roses mousseuses que je tenois. Allons, dis-je en moi-même, il faut faire un heureux ; Isaure ne s’attend point à recevoir cette branche, et si elle étoit ici, elle m’ordonneroit d’en faire le sacrifice : ce sera toujours une offrande à l’Amour… Comme je faisois cette réflexion, le jeune homme tressaillit, en s’écriant : Ah ! bon Dieu, la voilà ! écoutez. En effet, j’entendis une voix jeune et claire qui chantoit de loin, mais avec tant de force, que je distinguai ces paroles :

C’est la fille à Simonette
Qui vend un panier d’œufs frais…

Alors, élevant la main au-dessus de la palissade, je montrai ma superbe rose… Le jeune homme fit un cri de surprise et d’admiration, et se jetant à genoux : Ô monsieur ! cher monsieur ! dit-il en joignant les mains. — Je vous la donne interrompis-je en la lui présentant. Il la reçut avec transport, en me comblant de bénédictions ; et comme la jeune fille approchoit, je m’éloignai bien vite. Le soir de votre fête, continua M. de Férioles, j’eus dans le petit bois un entretien avec Marthe, sur son jeune amoureux qui n’a que dix-sept ans. Le fermier le trouvant trop jeune et trop pauvre, avoit défendu à Marthe d’y penser ; mais c’est un ordre plus facile à donner qu’à exécuter : Marthe pensoit toujours à Sylvain (c’est le nom de son amant), et elle m’assuroit en pleurant que c’est plus fort qu’elle : enfin, j’ai été ce matin à six heures à la ferme, j’ai parlé à Jarson, et j’ai obtenu son consentement ; j’ai vu le maître d’école et Sylvain, les paroles sont données, tout est d’accord, et la noce se fera dans six semaines.

On peut juger de l’effet que produisit ce récit sur le cœur d’Isaure ; il augmenta tellement son estime et sa tendresse pour M. de Férioles, que dès le jour même, déclarant, sans aucun détour, ses sentimens au baron, et lui confiant tout ce qui s’étoit passé entr’elle et madame de Béville, elle consentit à épouser M. de Férioles aussi-tôt que madame de Béville auroit prévenu le chevalier.

Deux jours après, M. de Férioles reçut un billet de madame de Melsange, qui lui donnoit un rendez-vous pour le lendemain à six heures du soir. Quoiqu’il fût le plus heureux des hommes entre Isaure et le baron, il s’arracha d’Auteuil pour faire une bonne action, et au jour, à l’heure indiqués, il se trouva à la porte de la marquise.

Le chevalier d’Osambry arriva à Auteuil une heure après le départ de M. de Férioles, il étoit venu dans un élégant phaéton, et il proposa à madame de Béville une promenade aux Champs-Élysées. Il faisoit un temps superbe, on y consentit ; le phaéton n’avoit que trois places, qui furent remplies par madame de Béville, sa nièce et le chevalier. Isaure, très-froide et très-sérieuse, gardoit le silence ; le chevalier, suivant sa coutume, ne paroissoit occupé que de madame de Béville, et cette dernière, plus animée que jamais du désir de plaire, déployoit tous ses moyens de séduction. Au milieu de l’entretien le plus animé, le chevalier s’interrompant tout-à-coup : Eh ! mon Dieu, dit il, ne vois-je pas M. de Férioles là-bas, dans une voiture de remise noire et jaune ? Isaure l’avoit déjà apperçu, car une femme voit de bien loin celui qu’elle aime ; c’étoit en effet M. de Férioles avec madame de Melsange, qui, prête à monter en voiture au moment où il étoit arrivé chez elle, pour aller, disoit-elle, se promener pour sa santé, l’avoit engagé à faire cette promenade avec elle. M. de Férioles, dit madame de Béville, est là avec une jolie femme. — C’est incroyable ! s’écria le chevalier, je me trompe sûrement… Dans cet instant, la voiture de remise approchant du phaéton, madame de Melsange dit vivement à M. de Férioles en s’enfonçant dans la voiture comme si elle eût voulu se cacher : De grâce, baissez le store de votre côté ; dépêchez-vous, je crois voir un de mes persécuteurs, je ne veux pas en être apperçue. M. de Férioles obéit précipitamment, mais avec chagrin, car il venoit d’entrevoir Isaure. Cette action surprit infiniment Isaure ; et le chevalier, répétant toujours c’est incroyable ! madame de Béville lui demanda quelle étoit donc la chose dont il paroissoit si étonné ? C’est, répondit-il, une ressemblance inouïe de la femme qui est avec M. de Férioles ; si l’on pouvoit imaginer qu’un honnête homme pût se promener aux Champs-Élysées avec une courtisane, je croirois que cette femme est la petite Cécile… — Quoi ! dit madame de Béville, cette Cécile qui étoit danseuse à l’opéra il y a deux ans ? — Oui, elle-même. — Oh ! vous vous trompez certainement, s’écria vivement Isaure, — J’en suis persuadé, reprit le chevalier, sans avoir l’air de remarquer le trouble d’Isaure ; mais, poursuivit-il, j’apperçois Vilmère qui connoît Cécile beaucoup mieux que moi ; je vais l’appeler, il vous éclaircira ce fait. Vilmère fut appelé ; il étoit à cheval ; il vint aussi-tôt, on le questionna, il répondit sans hésiter que la jeune femme de la voiture jaune et noire étoit Cécile, et il ajouta : Je lui ai parlé, elle est avec un homme que je ne connois pas. Après cet éclaircissement, Vilmère parla d’autre chose, et ensuite s’éloigna. Le chevalier triomphoit, Isaure gardoit un morne silence, madame de Béville tomba dans une profonde rêverie ; avec ses nouveaux projets, elle ne pouvoit plus désirer qu’Isaure changeât encore de résolution ; au contraire, elle craignoit beaucoup que le dépit ne la ramenât au chevalier. Ainsi, cet incident, loin de lui plaire, l’inquiétoit extrêmement. On quitta les Champs-Élysées, et en arrivant à Auteuil y on entra dans le salon, où l’on trouva la duchesse d’Osambry, qui, depuis une heure, étoit à Auteuil. Isaure sortit pour remonter un moment dans sa chambre ; le chevalier la suivit, et la rejoignant dans une petite galerie, il l’arrêta en lui demandant un moment d’entretien. Il commença par lui dire qu’il vouloit, avant d’en parler à madame de Béville, lui faire part d’une chose très-importante pour lui : c’étoit qu’ayant obtenu à Versailles une audience particulière de la reine, il en avoit reçu la promesse positive de la place qu’il sollicitoit, et de plus, ajouta-t-il, la reine s’est engagée à demander pour moi la survivance de la charge de mon père, ce qui me donnera tout de suite les grandes et les petites entrées, enfin ce qui assurera, les honneurs de la cour à celle dont je recevrai la main ; et voilà, de tant de graces inattendues, celle qui me touche le plus… Il prit un air attendri, en disant ces dernières paroles… Isaure le regarda fixement et froidement ; il fut un peu déconcerté…

Les intrigans peuvent, en beaucoup d’occasions, éblouir et jouer les gens droits et sensibles ; mais ils ne connoissent du cœur humain que ses petitesses ; ils comptent trop sur la vanité, ou, pour mieux dire, ils ne comptent que sur elle, et souvent ils se trompent. Isaure avoit eu un moment d’enivrement qui s’étoit dissipé sans retour. Rien n’éclaire comme un sentiment vrai, rien ne perfectionne un caractère comme l’amour, quand c’est l’estime et la vertu qui l’ont fait naître. Isaure ne méprisoit pas le chevalier, mais depuis qu’elle aimoit M. de Férioles, elle ne l’admiroit plus. Comment auroit-elle admiré celui qui ressembloit si peu à son amant ! Le modèle de la perfection est l’objet qu’on aime : tout ce qui s’écarte de cette ressemblance cesse de plaire, tout ce qui s’y montre opposé devient antipathique ; Isaure, enfin, sans aucun raisonnement, commençoit à bien juger le chevalier, en le comparant à son amant. Le préambule du chevalier lui déplut ; elle y trouva peu de délicatesse ; elle y vit clairement le dessein de séduire son amour-propre ; elle répondit d’un ton glacial. Le chevalier très-surpris, ne se rebuta point. Je voulois encore vous parler, lui dit-il, sur M. de Férioles. Après les espérances que vous m’avez données, et que vous avez confirmées publiquement d’une manière si touchante pour moi, j’aurois eu le droit d’exiger de vous moins de condescendance pour un homme qui prétend à votre main ; cependant, j’ai respecté vos ménagemens pour le désir de votre père : mais maintenant qu’il est prouvé que M. de Férioles n’est fait, par ses mœurs et le scandale de sa conduite, ni pour devenir votre mari, ni pour être mon rival, je crois que vos engagemens et l’honneur vous prescrivent de déclarer, sans délai et sans détour, la préférence que vous daignez m’accorder. La pudeur, et sans doute la prudence, vous défendent de révéler à M. de Risdale ce que nous avons vu aux Champs-Élysées ; d’ailleurs, alléguer cette raison, pourroit paroître une plainte, et votre préférence pour moi, n’auroit plus l’air que d’une vengeance : je veux vous obtenir d’une manière plus digne de vous, et plus flatteuse pour moi. Ainsi, contentez-vous de montrer avec fermeté, dès ce soir, vos vrais sentimens, ou bien, autorisez-moi à parler de votre part à M. de Risdale… — Non, monsieur, dit enfin Isaure, toutes vos démarches auprès de mon père seroient inutiles ; votre alliance l’honoreroit sans doute, mais elle me sépareroit de lui ; j’ai ouvert les yeux sur mes devoirs, et j’ai promis à mon père de ne le point quitter. — Et vos engagemens avec moi… — Je n’en ai pu former sans l’aveu de mon père. — Ainsi donc, vous me préférez un provincial ridicule, sans principes et sans mœurs ? — La volonté de mon père réglera la mienne, qui ne peut que m’égarer sans ses conseils. En disant ces mots, Isaure quitta le chevalier qu’elle laissa pétrifié d’étonnement. Quoiqu’il sût bien qu’elle ne l’avoit jamais aimé, et qu’il eût remarqué son inclination pour M. de Férioles, il n’avoit pas imaginé, depuis la scène des courses, qu’elle pùt être capable de préférer un campagnard à l’homme de la cour le plus brillant, et qu’elle croyoit le plus en faveur. Ses affaires étoient dans le plus grand délabrement, et il avoit fort exagéré ses espérances d’ambition ; la reine l’avoit assuré vaguement de sa protection, et voilà, comme tant d’autres, ce qu’il appeloit des promesses positives. Il descendit dans le salon ; madame de Béville l’attendoit avec autant d’impatience que d’inquiétude. Elle vit avec joie à son air consterné, qu’Isaure lui avoit ôté toute espérance. Le chevalier, qui n’étoit point gêné par la présence de la duchesse, conta ce qui venoit de se passer entre Isaure et lui ; il osa dire nettement qu’il n’étoit point amoureux d’Isaure, et que cependant il étoit inconsolable. À cette assurance, madame de Béville s’attendrit et s’anima ; la duchesse, déjà prévenue par elle, lui dit : En vérité, vous vous aimez tous deux, je m’en suis apperçue depuis long-temps ; vous êtes libres… Comme elle prononçoit ces paroles, le chevalier tomba aux pieds de madame de Béville ; la scène fut très-bien jouée : le dénouement se devine. Le chevalier se vengea d’Isaure en la privant d’un riche héritage ; il reçut les sermens de madame de Béville, et il fut décidé qu’il l’épouseroit sous huit jours. Il partit le soir même, afin d’aller demander l’agrément du roi, et de tout préparer pour cette union si brusquement formée. Madame de Béville triomphante, se livra à tout l’enivrement d’une joie immodérée. En se regardant le soir dans son miroir, il lui sembla qu’elle avoit quinze ans de moins ; on la préféroit à la jeune et charmante Isaure : le beau d’Osambry mouroit d’amour pour elle. Que diroit-on à Paris, quelle surprise et quelle jalousie pour toutes les femmes de trente-huit ans ! enfin, elle alloit peut-être à la cour, elle alloit mettre un grand habit !… elle auroit un tabouret chez la reine !… avec son esprit et son adresse, elle parviendroit facilement à devenir favorite !… Toutes ces idées délicieuses l’occupèrent toute la nuit. Le lendemain, elle passa quatre heures à sa toilette ; elle reprit des rubans couleur de rose, et la coiffure et l’habillement d’une jeune personne de vingt ans : lorsqu’on a tourné la tête d’un homme de vingt-six, n’est-on pas véritablement rajeunie ? Le baron qui avoit couché à Paris, revint pour dîner. Madame de Béville, trop fière de sa gloire pour éprouver le moindre embarras, le prit en particulier pour lui conter que le chevalier n’avoit jamais aimé qu’elle ; qu’enfin, il avoit avoué sa passion… elle ajouta qu’elle n’avoit pu résister à tant d’amour, et qu’elle lui avoit promis sa main. Eh bien ! tant mieux, ma sœur, dit le baron, vous verrez sans peine ma fille épouser mon bon Férioles, nous serons tous satisfaits, et je vous assure que Férioles ne regrettera nullement la fortune que vous assuriez à mon Isaure : j’ai trente mille livres de rente, il en a douze : c’est beaucoup plus qu’il n’en faut pour être heureux. Madame de Béville, charmée de cette modération, embrassa son frère et voulut lui persuader que ce brillant mariage serait très-utile à sa famille ; le baron lui répondit qu’il n’avoit aucune ambition, et il la quitta pour aller retrouver sa fille.

Isaure, depuis l’aventure des roses mousseuses, avoit appris à suspendre son jugement, et à se défier des apparences ; son cœur, et même sa raison, l’assuroient qu’il étoit impossible que M. de Férioles fût un homme sans mœurs et sans décence : elle concevoit bien, d’après sa bonhomie même, qu’il pût se trouver avec une courtisane, sans la connoître ; mais ce store baissé précipitamment par lui, au moment même où il apperçut le phaéton du chevalier, et ce long séjour à Paris !… Comment expliquer tout cela ?… C’en étoit bien assez pour agiter et pour troubler Isaure… » Le baron la trouva si rêveuse et si préoccupée, qu’elle fit à peine attention à la grande nouvelle du mariage de sa tante ; elle se garda bien de conter à son père l’étrange rencontre des Champs-Élysées ; mais à tout moment, croyant entendre une voiture, elle alloit regarder à la fenêtre qui donnoit sur la cour, et ensuite elle revenoit tristement se rasseoir en soupirant. Enfin, elle entendit distinctement le bruit d’un cabriolet : elle se précipite vers la fenêtre : c’étoit en effet M. de Férioles, qui, un moment après, entra dans la chambre. Le baron s’empressa de l’instruire du mariage de sa sœur. Cela ne me surprend pas, dit M. de Férioles, j’avois bien vu qu’il l’aimoit ; il la loue tant ! — C’est-à-dire, reprit le baron, qu’il la flatte d’une manière très-suspecte : une femme qui a tout-à-l’heure quarante ans, n’inspire pas tout cela. Dieu veuille que ma sœur ne se repente jamais de cette folie ! — Je crois qu’elle sera heureuse, repartit M. de Férioles, car le chevalier me paroît, au fond, un très-bon homme. Mais poursuivit-il en se tournant vers le baron, je suis chargé d’une commission pour vous ; tenez, lisez ce billet. Le baron prit le billet, l’ouvrit, et lut ces mots : « On auroit la chose du monde la plus importante à communiquer à M. le baron de Risdale. Cette affaire ne souffre aucun retard : on conjure M. le baron de Risdale de se rendre sur-le-champ au lieu qu’on lui indiquera ».

Cette écriture m’est inconnue, dit le baron, et le billet n’a point de signature ; savez-vous de quoi il s’agit ? Non, je l’ignore, mais je connois la personne qui vous écrit ; c’est une jeune femme de province, très-intéressante, et qui se nomme la marquise de Melsange : elle m’a conjuré de vous engager à l’aller voir ; elle n’a qu’un mot à vous dire… — Ce n’est pas une aventurière, vous en êtes sûr ? — Je vous le répète ; c’est une femme très-vertueuse… Prenez mon cabriolet, allez-y sur-le-champ, vous pourrez facilement revenir pour dîner… Le baron fit encore plusieurs questions, ensuite il se décida à partir ; Alors M. de Férioles, pour satisfaire la vive curiosité que lui montroit Isaure sur la vertueuse marquise de Melsange, lui conta de quelle manière il avoit fait connoissance avec elle, et comment il s’étoit trouvé aux Champs-Élysées dans sa voiture ; la circonstance du store baissé ne fut pas oubliée. À ce détail, Isaure, transportée, ne put se contenir davantage : Ô le meilleur des hommes ! s’écria-t-elle, le vice effronté se sert de votre bonté même pour vous abuser ; cette prétendue marquise de Melsange est une vile courtisane, et j’en ai la parfaite certitude… — Est-il possible ? reprit M. de Férioles. — Oui, plusieurs personnes qui la connoissent nous l’ont nommée ; elle a été danseuse dans les chœurs de l’opéra.

— Eh bien ! dit M. de Férioles, ceci ne me surprend pas autant que vous pourriez le croire ; il faut que vous sachiez que j’ai le défaut, lorsqu’on a commencé par m’intéresser, de repousser naturellement toutes les réflexions raisonnables qui pourroient me faire changer d’opinion : ceci est une foiblesse qui m’a quelquefois rendu le jouet et la dupe des fripons. — Ah ! n’en rougissez point, repartit Isaure, cette espèce de crédulité volontaire est le caractère le plus touchant et le plus vrai de la bonté. — Je vous avoue, reprit M. de Férioles, que j’ai, malgré moi, remarqué dans cette jeune femme tant de petites inconséquences, et quelquefois un ton si singulier, que je ne balance point à croire qu’en effet on vous a dit la vérité. Mais écoutez le reste de cette aventure. En me promenant aux Champs-Élysées, elle m’entretenoit toujours de ses affaires ; elle m’avoit fait revenir, disoit-elle, pour me remettre tous ses papiers : il en manquoit un seul qu’on devoit lui envoyer dans la soirée, et que nous trouverions sûrement chez elle en rentrant. Elle avoit avec elle, dans la voiture, son enfant, jolie petite fille de quatre ans. Au déclin du jour, madame de Melsange me proposa de descendre, et de faire un tour de promenade à pied ; j’y consentis ; mais au bout d’un quart-d’heure, il survint un orage subit, une pluie à verse : tout le monde se culbutoit pour se sauver, soit dans les voitures, soit dans les cafés. Dans ce mouvement, madame de Melsange s’apperçut que sa petite fille lui manquoit ; je n’ai jamais vu un désespoir plus vrai ; ses larmes me percèrent le cœur. Je lui promis d’aller chercher sa fille, et de ne revenir qu’après l’avoir trouvée ; je lui conseillai de m’attendre dans sa voiture, ce qu’elle fit. La pluie, la grêle et le vent continuoient avec violence, ce qui ne m’empêcha pas de chercher dans tous les coins de la promenade, mais en vain ; enfin, après avoir parcouru les Champs-Élysées pendant plus d’une heure, je m’avisai d’entrer dans un café, et le premier objet qui frappa mes regards, fut la petite fille assise sur le comptoir, et mangeant un biscuit. Je sentis presque, en la voyant, ce que j’aurois éprouvé si elle eût été mon enfant ; car je me représentai toute la joie de sa pauvre mère dont les cris douloureux retentissoient encore à mon oreille… Je pris l’enfant dans mes bras, et je volai à la voiture ; je criai de loin : La voilà, la voilà, et bien portante !… La mère (car cette femme, quelle qu’elle soit, est mère, et sous ce rapport elle est si touchante !) la mère ouvre la portière, s’élance vers moi en disant : Le ciel vous récompensera. Nous remontons dans la voiture ; je la reconduisis chez elle. Lorsque nous fûmes dans son salon, elle fit allumer du feu pour sécher un peu mes habits ; car j’étois crotté et mouillé de la plus étrange manière : elle tenoit son enfant dans ses bras, et elle me regardoit avec un attendrissement qui me parut extraordinaire. Tout-à-coup, elle prit une écritoire, écrivit un billet, le cacheta, et me le remit, en me demandant, en grâce, de le porter au baron, et d’obtenir de lui qu’il vînt la voir le lendemain. En me parlant, elle avoit les larmes aux yeux, et l’air de la plus grande agitation ; je ne savois que penser, et j’eus beau la questionner, elle refusa constamment de s’expliquer. Je ne sortis de chez elle qu’à onze heures ; il étoit trop tard pour retourner à Auteuil, je couchai à mon auberge… Mais, ma bonne et charmante Isaure, vous pleurez !…

— Oui, je pleure de joie et de reconnoissance ; oui, je remercie le ciel de m’avoir donné toutes les occasions de vous connoître… Je ne dirai point que je trouve en vous l’objet que je cherchois, puisque jamais mon imagination ne m’offrit l’idée d’une si touchante perfection ; mais est-il étonnant qu’un tel caractère ait acquis tant d’empire sur mon cœur, puisque je vois, d’aprés votre récit, que par le seul ascendant de cette incomparable bonté, vous avez subjugué la femme artificieuse qui ne vous attiroit que pour vous tromper ; et je ne doute point que le désir de parler à mon père, ne lui ait été inspiré par un motif honnête pour vous. Peut-être que, renonçant au projet de vous séduire, et sachant vos liaisons avec moi, elle veut vous justifier d’avoir paru en public avec elle. Mais, poursuivit Isaure, je ne veux plus vous rien cacher ; il faut que vous connoissiez des foiblesses dont je suis guérie sans détour ; il faut que vous sachiez que cette femme m’a donné de l’inquiétude, et qu’avant cette aventure la jeune Marthe m’a causé la plus violente jalousie. Alors, Isaure conta naïvement tout ce qu’elle avoit éprouvé ; on conte bien longuement quand on parle de soi à ce qu’on aime : l’air attentif et touché de celui qui écoute, prouve si bien qu’on ne dit rien de trop ! Isaure n’avoit pas encore fini son récit, lorsque la cloche du dîner l’avertit qu’on alloit se mettre à table. Elle se hâta de descendre, et sachant que madame de Béville étoit encore dans sa chambre, elle y fut avec M. de Férioles. Madame de Béville, rayonnante de joie et de fierté, et dans la plus élégante parure, étoit debout devant un miroir ; elle renvoya ses femmes : alors, les deux amans, de la meilleure grace du monde, la félicitèrent sur son mariage ; complimens auxquels le bon Férioles ajouta un éloge sincère du chevalier, ce qui surprit et toucha tellement madame de Béville, qu’elle l’embrassa, et lui dit avec attendrissement les choses les plus aimables ; ensuite elle ouvrit son écrin, elle en tira de superbes bracelets de diamans, et des boucles d’oreille qu’elle donna à sa nièce avec beaucoup de grace. On vint avertir que le dîner étoit servi. On trouva dans le salon trois ou quatre personnes qui arrivoient de Paris. Madame de Béville les prit à part pour leur confier son mariage : enfin, on se mit à table. Le baron n’arriva que sur la fin du dîner. Il se plaça à côté d’Isaure, et lui dit tout bas qu’il avoit la chose du monde la plus singulière à lui apprendre, mais qu’il falloit, ajouta-t-il, cacher au bon Férioles. En sortant de table, le baron emmena sa sœur dans un cabinet, et là, sans préambule : « Je viens, dit-il, vous donner un avertissement salutaire : le chevalier d’Osambry est un fourbe, et l’homme le plus noir et le plus méchant ». À ce début de conversation, madame de Béville n’éprouva que de la colère et de l’indignation : « Cet avertissement, dit-elle, vient un peu tard ; mais vous n’imaginez pas que je puisse croire légèrement que l’homme du monde que j’estime et que j’aime le plus, soit un mal-honnête homme ? — J’ai prévu votre incrédulité, répondit le baron ; mais il faudra bien vous rendre à l’évidence. Écoutez-moi avec un peu de calme, s’il est possible. Cette courtisane, jadis danseuse à l’opéra, cette Cécile avec laquelle vous avez vu M. de Férioles aux Champs-Élysées, a été, pendant un an, maîtresse du chevalier qui la quitta il y a six mois, et la céda à son ami Vilmère : mais comme cette fille a de l’esprit, et des talens agréables, le chevalier la voyoit toujours de temps en temps, et voulant perdre M. de Férioles dans l’esprit d’Isaure, il imagina d’engager Cécile à l’attirer chez elle, en se donnait pour une dame de province, intéressante par de grands malheurs. Vilmère, ne voyant dans cette méchanceté qu’un tour ingénieux et plaisant pour duper une espèce de Pourceaugnac approuva fort cette invention, d’autant mieux qu’il n’est plus amoureux de Cécile, qui a pris un engagement dans la troupe de comédie de Bordeaux, et qui doit partir sous deux jours ; circonstance qui mettait le chevalier à l’abri de l’indiscrétion de cette fille. D’ailleurs il ne s’agissoit que d’exciter dans l’ame d’Isaure, un moment de dépit assez violent pour la décider à me déclarer positivement qu’elle préféroit et qu’elle aimoit le chevalier. Enfin, Cécile partant demain, comment Férioles auroit-il pu se disculper, s’il eût découvert la fourberie ? L’aveu même de Cécile n’eût pas été une justification complète : ne pouvoit-il pas l’avoir gagnée pour débiter une histoire composée par lui ? et comment prouver que le chevalier étoit l’auteur de tout ce complot ?… — Eh bien ! interrompit madame de Béville, comment me prouverez-vous donc ?… — Écoutez jusqu’au bout, reprit le baron. Tout a réussi au gré des désirs du chevalier : Cécile a fort bien joué son rôle, Férioles a été sa dupe ; mais un incident auquel ne pouvoient s’attendre des méchans, a rompu toutes ces mesures : Cécile est née sensible, son cœur est excellent, il n’a pu résister à la bonté de Férioles ; elle a eu des remords pressans, elle m’a écrit, j’ai été la voir, et elle m’a tout avoué. Voici maintenant ce que je vous propose. Vous savez que l’ambassadeur d’Angleterre donne ce soir un bal masqué ; Cécile a des billets pour y aller ; elle doit y voir, pour la dernière fois, le chevalier et Vilmère, auxquels elle y a donné rendez-vous par écrit : ils pensent qu’elle a quelque chose de nouveau à leur conter sur Férioles, et ne manqueront pas de s’y trouver. Je vous propose donc d’y aller avec elle ; vous êtes de la taille de sa femme-de-chambre, vous donnerez le bras à Cécile, et vous entendrez tout ce qu’on lui dira. Je me charge de vous conduire et de vous ramener ; j’ai des billets pour le bal ».

Madame de Béville qui commençoit à s’inquiéter, hésitoit à répondre ; le baron la pressa vivement, et elle consentit à ce qu’il desiroit. À minuit, le baron et madame de Béville partirent d’Auteuil, et se rendirent dans une boutique de dominos ; ils renvoyèrent la voiture et les domestiques. Cécile les attendoit dans cette boutique ; ils se masquèrent, et ensuite ils furent au bal. Cécile, en entrant, prit le bras de madame de Béville ; le baron les quitta, mais il resta derrière elles, et les suivit toujours. Au bout d’une heure, on apperçut le chevalier d’Osambry et Vilmère, sans masques, qui se promenoient ensemble. Madame de Béville se troubla, et devint tremblante… Cécile s’approchant du chevalier, l’appela ; il vint aussi-tôt avec son ami : il commença par lui dire, en montrant madame de Béville, c’est Marianne ? Cécile répondit qu’oui, et aussi-tôt il entra gaîment en conversation, de manière à ne point laisser de doutes à madame de Béville sur sa fourberie ; car il fit plusieurs plaisanteries sur la simplicité de M. de Férioles. Mais, lui dit Cécile, à quoi bon tous ces stratagèmes, puisque la jeune personne vous échappe, et que vous ne l’épouserez point ? — Oui, dit Vilmère en riant ; mais il a saisi les sept cent mille francs et toute la fortune de la tante. — En vérité, reprit le chevalier d’un air indolent, je ne sais pas comment tout cela s’est fait… — Êtes-vous amoureux de madame de Béville ? dit Cécile. — Assurément, répondit le chevalier en bâillant, amoureux comme un fou. — Je parie que vous lui avez persuadé cela ? — Oh ! je te jure qu’elle se l’est bien persuadé toute seule ; mais au vrai, j’ai pour elle un amour… filial. Ah ça ! ma charmante Cécile, continua le chevalier, tu pars toujours demain pour Bordeaux ? Cécile assura qu’elle partirent. Le chevalier l’exhorta beaucoup à ne pas différer davantage ; ensuite il fit quelques pas pour s’éloigner. Cécile le rappela, il revint seul ; Vilmère s’arrêtoit auprès d’un autre masque. Écoutez, dit Cécile au chevalier, vous m’avez fait un présent aujourd’hui pour avoir mystifié ce bon M. de Férioles ; je veux vous le rendre, — Quelle folie !… — Il me prend un scrupule. — C’est effrayant, la tête te tourne donc ? — Tout ce que j’ai fait n’a pu vous être utile ; au lieu d’épouser cette jeune personne… — J’en épouse une vieille, après… — Je ne vous ai point servi ; tenez, voilà votre présent. En disant ces mots, Cécile lui présente une fort belle épingle de diamans ; il refuse de la reprendre : Cécile l’attache à la manche de son habit, et aussi-tôt le quitte précipitamment. Le chevalier se retourne pour la suivre, et lui rendre son épingle ; il se trouve entr’elle et madame de Béville. Cette dernière quittant le bras de Cécile, prend celui du chevalier ; Cécile s’échappe, et se perd dans la foule. « Eh bien ! Marianne, dit le chevalier, vous lui rendrez son épingle ?… Mais Marianne, êtes-vous sourde, ou muette ?… — Du moins, je ne suis plus aveugle », répondit madame de Béville, en se démasquant. Le chevalier confondu, perdit un moment toute son audace ; ensuite, s’efforçant de sourire : « En vérité, madame, dit-il, vous étiez là en bien bonne compagnie ! — Il n’en est point de plus méprisable, reprit madame de Béville, que celle où je me trouve maintenant ». En disant ces paroles, madame de Béville remet son masque, et va rejoindre son frère. Il est inutile de rendre compte de ses réflexions, on peut les deviner ; mais il faut dire qu’elle envoya, le lendemain, un magnifique présent à Cécile, que cette fille eut la générosité de refuser, en disant : Si je l’acceptois, l’action que j’ai faite ne seroit plus qu’une trahison.

Madame de Béville ne porta plus de rubans couleur de rose ; elle renonça, sans retour, à des prétentions ridicules, et devint une femme estimable. Le bon Férioles épousa l’aimable Isaure ; ils furent l’un et l’autre le modèle des époux ; et lorsqu’Isaure vantoit au baron son bonheur, cet heureux père lui répondoit : Tu reçois la juste récompense d’avoir su apprécier et préférer un bonhomme.



  1. Une des maisons de plaisance du roi.
  2. Presque tous les jockeis qui doivent courir subissent cette opération, pendant laquelle on leur fait prendre des boissons chaudes. Personne, que je sache, ne s’est élevé contre cette inhumanité, qui est cependant bien révoltante.