Nouveaux contes moraux et nouvelles historiques/Le Mari instituteur

LE MARI INSTITUTEUR[1].



L’Amour est un maître excellent
Dans toutes les leçons qu’il donne.
Regnier-desmarais.


« Non, mon cher ami, disoit le commandeur de Valrive au baron d’Olmar, non, ne cherchez point un gouverneur pour votre fils ; cet emploi vous appartient ; ne le cédez point. — Mais j’ai fait de si mauvaises études, j’ai si peu d’instruction… — Eh bien ! vous lui donnerez des maîtres ; mais c’est à vous de former son cœur : vous avez de l’esprit naturel, de bons principes ; vous connoissez le monde, vous êtes un excellent père, c’est tout ce qu’il faut. — J’aime cet enfant avec passion. — Alors soyez bien tranquille, vous l’éleverez parfaitement : le sentiment rend si clairvoyant, si ingénieux !… Écoutez, mon cher baron, moi je suis nu homme fort ordinaire ; et cependant, n’ai-je pas bien élevé mon neveu ? — Ah ! sans doute, Hippolyte est un jeune homme incomparable ! — À vingt-cinq ans n’avoir pas fait une étourderie ! Une sagesse parfaite, avec une extrême sensibilité, et toute la gaité, loutes les grâces de la jeunesse ! Tant de douceur, avec tant de vivacité ! Un esprit si cultivé, avec une modestie, une simplicité si aimables, et cette figure noble et brillante !… ». En faisant cet éloge du comte de Valrive, le bon commandeur avoit les larmes aux yeux, et il n’exagéroit pas : Hippolyte de Valrive étoit un jeune homme accompli. Orphelin dès le berceau, seul héritier des biens et des titres d’une famille illustre, il reçut de son vertueux oncle, le commandeur de Valrive, la meilleure éducation, et il en profita. Il étoit né avec un de ces caractères heureux qui se prêtent à tout, sans effort comme sans flatterie. Flexible sans être souple, complaisant par bienveillance, et par conséquent sans bassesse, Hippolyte ne souffroit point des imperfections des autres ; il les excusoit toujours et ne s’en irritoit jamais ; il pouvoit être blessé d’un procédé, il ne l’étoit point d’un défaut de caractère ; il trouvoit de l’injustice à se fâcher du résultat nécessaire d’une longue habitude. Sa supériorité ne choqua jamais l’irritable amour-propre des gens médiocres ; il faisoit bien mieux qu’essayer de la cacher (hypocrite ménagement, toujours mal adroit), il n’y pensoit pas ; elle étoit à-la-fois éminente et naturelle : celle-là, dont l’acquisition n’a rien coûté, n’enfle point, n’enivre point ; et l’homme qui la possède, ne veut ni surprendre, ni primer. Hippolyte considéroit le mérite et les lumières, comme des moyens de plaire et de se faire aimer, non comme un droit de dominer : il n’avoit point la prétention de faire valoir les autres, ni la faculté de se déclarer dans un cercle le protecteur du foible ; mais tout naturellement il savoit jouir des agrémens et des talens qu’il rencontroit ; il trouvoit du plaisir à louer ce qui l’intéressoit : il aimoit beaucoup mieux être amusé que briller, et c’est ainsi qu’on est aimable. Rien n’embellit et ne fait pardonner la raison comme la gaîté. Hippolyte ne faisoit jamais de folies, mais il en disoit de si plaisantes, il rioit de si bon cœur, que les gens les plus étourdis et les plus frivoles, n’étoient jamais mal à l’aise avec lui. Ce n’est pas la sagesse, c’est son affiche ou la pédanterie qui repousse : Hippolyte ne dénigroit, n’effarouchoit personne, et gagnoit tous les cœurs ; enfin il avoit un tour d’esprit original. Ses idées toujours justes, offroient communément quelque chose de neuf, et même de singulier, qui donnoit un attrait piquant à son entretien et à son commerce. Son oncle s’occupoit vivement du projet de le marier. Entre les différens partis qu’on lui proposoit, la fille du marquis d’Alibre lui parut le plus avantageux. Hippolyte la vit dans un bal d’après-midi. Laure (c’étoit son nom) n’avoit que seize ans ; elle étoit jolie comme un ange : Hippolyte la trouva charmante. Laure, de son côté, remarqua le beau jeune homme qui passoit tous les autres de la moitié de la tête ; elle s’étonna qu’un visage si agréable pût se trouver sur une taille si haute et si majestueuse : « Il me feroit peur, dit-elle, s’il n’avoit pas le regard et le sourire si doux ! » En effet, Hippolyte avoit la stature d’Hercule, la tête d’Antinoüs ; et après avoir dansé deux contre-danses avec lui, rencontré plus d’une fois ses yeux, Laure pensa qu’une femme pouvoit s’apprivoiser avec cette figure-là. Hippolyte, charmé de Laure, déclara à son oncle qu’il la préféroit à toute autre ; et le bon oncle charmé, promit d’aller parler le jour même au vieux marquis d’Alibre. Les paroles furent données, et l’entrevue se fit le lendemain. Mais quelques jours après le baron d’Olmar, parent et ami du commandeur et d’Hippolyte, vint les trouver un matin pour leur parler sur cette affaire. Après quelques préambules, s’adressant au comte de Valrive : « Mon cher Hippolyte, lui dit-il, vous avez encore la liberté de rompre ; au nom du ciel n’épousez point cette jeune personne : je sais, avec certitude, qu’elle feroit le malheur de votre vie… — Comment donc ! interrompit vivement le commandeur ; quoi ! malgré sa jeunesse, attaque-t-on sa réputation ? — Point du tout, répondit le baron, on convient même qu’elle ne montre pas la moindre disposition à la coquetterie ; elle a d’ailleurs d’excellentes qualités : on loue sa franchise, sa générosité, son bon cœur ; mais toutes ces vertus sont ternies par un défaut, ou, pour mieux dire, par un vice intolérable, surtout dans une femme ; elle est d’une violence, d’un emportement dont on n’a jamais vu d’exemple… — Bon !… — Elle a sans cesse de véritables accès de fureur, et alors elle brise, elle jette à la tête tout ce qui se trouve sous sa main. Aucune femme-de-chambre ne peut rester avec elle plus de huit jours ; elle ne se contente pas de les gronder, de les injurier, elle les bat… — Est-il possible ? — Oui, mon oncle, reprit froidement Hippolyte, rien n’est plus vrai, je savois tout cela. Germain, qui a questionné les gens de M. d’Alibre, m’a conté tous ces détails. — Comment diable ! s’écria le commandeur, avec tant de graces, ce charmant petit visage, et cette figure enfantine et mignone, elle est de cette méchanceté-là ? Tu le savois, mon Hippolyte, et tu ne m’en parlois point ! Je ne reconnois pas là ta raison. Mais, mon enfant, il ne faut pas se laisser séduire par un joli minois : sûrement tu ne persisteras point dans le dessein d’épouser un petit dragon qui nous feroit enrager tous ? — Quoi ! mon oncle, reprit Hippolyte en souriant, c’est vous qui me conseilleriez de rompre avec celle que j’aime, et de renoncer à elle par poltronerie, dans la crainte d’être battu ! — Oh ! j’imagine bien que tu sauras te défendre ; mais vivre avec un tel caractère !… — Elle n’a que seize ans ; elle perdit sa mère presque en naissant : fille unique, idolâtrée par son père, elle n’a jamais été contrariée ou réprimée ; c’est une enfant gâtée, mais elle est franche, sensible, spirituelle, elle n’aime, nous nous arrangerons fort bien ; laissez-moi faire. — Avec ta douceur, choisir une femme acariâtre et violente !… — Ne suis-je pas précisément par cette raison le mari qui lui convient ? — Oui ; mais toi ? mais ton bonheur ?… — Je pense au sien. — On ne rend point heureuse une folle. — Elle se corrigera. — Il faudroit refaire son éducation. — C’est mon projet. — Un mari mentor, instituteur !… — Pourquoi pas ? Le plus fort qui doit protéger, ne doit-il pas encore instruire, s’il est le moins imparfait ? — Elle voudra de l’amour… Tant mieux. — On se moque des leçons d’un amant. — C’est selon la méthode ». Le résultat de cette conversation fut tel qu’Hippolyte le desiroit ; on convint que le contrat de mariage seroit signé le lendemain. Le comte de Valrive épousa Laure deux jours après, et partit presqu’aussitôt avec elle pour une terre qu’il avoit en Picardie, à trente lieues de Paris. Le commandeur, le baron, sa femme et leur fils, jeune enfant de dix ans, furent du voyage. Hippolyte prévint son oncle et son ami, le bon vieux Germain, son valet-de-chambre, et un cocher depuis long-temps à son service, du plan qu’il avoit formé. Germain étoit un vieillard goguenard qui jouissoit dans la maison de toute la considération que peuvent donner, auprès d’un bon maître, de longs services, une fidélité parfaite et un attachement sans bornes. Il avoit servi le feu comte de Valrive ; il étoit depuis trente-cinq ans dans la famille, qu’il regardoit comme la sienne ; il savoit par cœur toutes les anecdotes de la vie du père et du grand-père d’Hippolyte ; il aimoit surtout à conter tous les traits qui marquoient la faveur dont ils avoient joui à la cour, leurs bons mots, leurs réparties ou nobles ou plaisantes, à la feue reine, à Louis XV, à Louis XIV, et même à Louis XIII ; car sa mémoire alloit jusque-là ; parce qu’il savoit que Louis XIII avoit passé une nuit dans le château de Valrive du temps d’Onuphre de Valrive, ambassadeur et chevalier de l’ordre. Il montroit, avec complaisance, le portrait de cet Onuphre, affublé d’une énorme perruque rousse, d’une cuirasse, et décoré d’un cordon bleu. C’étoit, disoit Germain, le plus bel homme de son temps ; et le portrait, peint comme une enseigne à bière, représentoit la plus roide, la plus sèche et la plus étrange figure. Germain, qui remplissoit les fonctions de valet-de-chambre, de maître-d’hôtel et d’intendant, s’intituloit aussi concierge du château, quoiqu’il suivît toujours son maître à Paris ; mais sa femme restoit en Picardie toute l’année. Le premier soin de Germain, en arrivant au château, étoit de visiter l’appartement du roi (la chambre où Louis XIII avoit couché) ; il en soignoit avec vénération les vieux meubles : il les faisoit descendre dans la cour, et là il secouoit et il battoit avec une longue houssine, le fauteuil du roi, l’écran du roi, etc. ; il étaloit une tenture déguenillée à grands personnages, et il disoit : Cette tapisserie a plus de cent quarante ans ; ce qui n’étonnoit personne. Germain, chéri de son jeune maître, qu’il avoit élevé, et qu’il adoroit, avoit le droit de rabâcher et de lui conter régulièrement, soir et matin, à-peu-près les mêmes choses avec le même succès. Germain étoit si heureux quand on l’écoutoit ! Hippolyte étoit si bon ! d’ailleurs, la constance de Germain à répéter les mêmes récits, amusoit Hippolyte ; il rioit fort naturellement, et Germain enchanté, se vantoit avec joie d’avoir le talent de faire toujours rire monsieur le comte. Germain qui, avant le mariage du comte, n’avoit pas manqué de questionner sur la future toutes les femmes-de-chambre et tous les domestiques du marquis d’Alibre, fut épouvanté des récits qu’on lui fit des emportemens de Laure ; mais après beaucoup de représentations, il prit son parti sur cette union, qui lui paroissoit si mal assortie ; ensuite, lorsqu’Hippolyte lui communiqua son plan, il en fut dans l’enchantement, parce qu’il le trouva très-comique, et surtout parce qu’il y jouoit un grand rôle. On n’eut pas besoin de mettre les autres domestiques dans la confidence ; car, à l’exception de deux ou trois, qui n’entroient point dans les appartemens, tous les autres étoient nouveaux.

Laure aimoit son mari à la folie : il étoit charmant pour elle. Les trois premiers jours que l’on passa à la campagne furent un enchantement. Toute la société n’étoit occupée que du soin et du desir de plaire à la jeune comtesse, qui, de son côté, montroit une complaisance pleine de graces, et la gaîté la plus aimable. Bonne, affable, généreuse avec les domestiques, tout le monde l’adoroit. Germain assuroit que les gens de M. d’Alibre l’avoient calomniée ; le commandeur n’en doutoit pas ; Hippolyte, qui l’examinoit mieux, espéroit seulement qu’on avoit exagéré ; quelques légers caprices, et quelques petits traits d’impatience ne déceloient que trop, à ses yeux attentifs, un caractère impérieux et bouillant.

Le quatrième jour Hippolyte sortit seul après le dîner, pour aller faire une visite à l’un de ses voisins malade. On pria Laure de jouer de la guittare, elle y consentit ; mais à peine eut-elle commencé qu’une corde cassa ; elle la remit, et au bout d’une minute la corde cassa encore. Laure la remit pour la seconde fois avec assez de sang-froid ; elle reprit sa romance, et au même instant trois cordes se rompirent à-la-fois. Alors Laure ne se possédant plus, arracha toutes les autres, et prenant sa guittare à deux mains, elle en frappa le manche contre la cheminée de marbre, le brisa ; et jetant la guittare sur le parquet, elle se sauva dans sa chambre et laissa tous les spectateurs stupéfaits. Après ce premier exploit, Laure, un peu honteuse, resta renfermée plus de quatre heures. Elle ne reparut qu’à l’heure du souper ; elle avoit l’air boudeur et embarrassé : on ne lui parla de rien, on la traita comme à l’ordinaire, et Laure reprit ses graces et sa bonne humeur.

Le lendemain matin, Laure étant dans son cabinet de toilette avec son mari, s’établit devant son miroir pour se coiffer, en demandant à Justine, l’une de ses femmes, un bonnet de crêpe blanc, avec des plumes bleues, qu’elle n’avoit pas encore mis. Justine apporte le carton ; on l’ouvre, et on trouve le joli bonnet mal emballé, tout froissé, et absolument gâté, ainsi que les plumes… Laure rougit, ses yeux s’enflamment… Elle éclate contre la négligence et la maladresse de Justine : cette dernière prétend qu’on peut raccommoder le bonnet, Laure le lui arrache des mains, le jette à terre, le foule aux pieds, et Justine qui veut le ramasser, reçoit deux soufflets d’une très-jolie petite main, mais qui, très-exercée dans ce genre, savoit déployer, dans ces occasions, autant de force qu’elle avoit de prestesse et d’à-plomb. Pendant cette scène, Hippolyte, à quelques pas, répétoit d’un air émerveillé : Me voilà !… me voilà !… c’est moi-même… me voilà !…. La singularité de ces exclamations suspendant la fureur de Laure, elle interrompit le torrent d’injures dont elle accabloit la pauvre Justine ; elle se retourna pour regarder Hippolyte. Pendant ce mouvement, Justine se sauva ; et le comte, sans quitter sa place, s’écria encore du ton le plus joyeux : Oui, c’est moi, c’est moi-même !… — Que voulez-vous donc dire ? demanda Laure étonnée. — Ô ma charmante amie ! répondit le comte en se précipitant dans ses bras, il est bien vrai que le ciel nous a faits l’un pour l’autre ; quelle sympathie ! quelle surprenante conformité de caractères !… — Comment ? — Mais oui, je suis tout cela, moi, impatient, colère, furibond, brisant tout… — C’est une plaisanterie ! — Non, repartit le comte d’un ton fort sérieux, c’est la pure vérité. Écoutez-moi, je ne veux plus rien vous cacher ; vous allez tout savoir. À ces mots, Laure très-émue, garda le silence, et devint fort attentive. Il faut d’abord vous avouer, reprit le comte, que j’ai été très-mal élevé ; mon oncle m’a gâté… Il m’a donné de bons principes, mais il n’a jamais cherché à réprimer la violence extrême de mon caractère ; au contraire, il disoit, tant mieux, tant mieux, il en sera plus brave. Je battois tous mes petits camarades ; j’égratignois, je mordois les grandes personnes… mon oncle répétoit : tant mieux, tant mieux, il aura de l’énergie, et c’est une bonne chose dans un homme. Ce fut ainsi que ma pétulance, n’étant jamais réprimée, s’accrut avec les années, et devint une habitude que je crois incorrigible. Cependant, quand j’épousai ma charmante Laure, mon oncle me fit faire des réflexions qui me frappèrent beaucoup. Que pensera ta jeune épouse, me dit-il, en découvrant ta violence ? Ne sachant pas que ces emportemens peuvent s’allier avec un excellent cœur, elle te regardera comme un monstre, elle te haïra !… Cette idée me fit frémir ; elle m’eût rendu capable de me corriger, car je me suis assez contenu pendant quatre jours, pour qu’il ne me soit pas échappé un seul trait d’impatience, ce qui m’a terriblement coûté ; mais quand j’ai vu que mon aimable Laure avoit le même défaut, j’ai pensé, avec une joie extrême, qu’elle l’excuseroit en moi ; et me voilà débarrassé d’une insupportable inquiétude. — Cela est en effet très-singulier, dit Laure ; je vous croyois si doux !… — Oh ! non, mon ange, reprit le comte, c’est du feu, c’est du salpêtre qui circule dans mes veines !… — Et moi aussi, le sang me porte à la tête, le cœur me bat, et je ne suis plus maîtresse de moi-même ; mais cela ne dure pas. — L’instant d’après il n’y paroît plus. — Et je suis au désespoir d’avoir fait de la peine. — Moi de même, cela me désole ; mais souvent je recommence au bout de deux minutes. — C’est terrible pourtant ; il faudra tâcher de nous corriger. — Cela nous donneroit tant de peine ! Dès que nous aurons de l’indulgence l’un pour l’autre, restons comme nous sommes ; nous ferons à nous deux un tapage épouvantable, mais les raccommodemens seront délicieux !… — Les raccommodemens ! comment donc, Hippolyte, vous pensez que vous vous mettrez en colère contre moi ? — Chère amie, vous savez que c’est un mouvement indépendant du cœur et de la raison ; quand le sang porte à la tête, on est capable de tout : mais l’accès passé, je serai à vos pieds, vous n’en doutez pas. En disant ces paroles, il baisoit les mains de Laure, et feignoit de ne pas remarquer la tristesse que cette confidence lui causoit : il lui dit les choses les plus aimables et les plus gaies ; mais Laure interdite resta sérieuse et pensive.

Le soir à souper, on servit un ambigu comme à l’ordinaire : Hippolyte tira le plat de rôti pour le couper, et voyant qu’il n’étoit pas assez cuit : Comment ! s’écria-t-il d’une voix de tonnerre, comment ! encore ! exactement comme hier… Qu’on m’appelle le cuisinier !… — Calmez-vous, mon ami, dit Laure d’une voix tremblante. — Oui, je me calmerai, quand j’aurai donné cent coups de bâton au gargottier qui nous sert ainsi… Qu’on l’appelle donc ! entendez-vous ?… Ici, le commandeur, le baron et sa femme prirent la parole pour modérer le fougueux Hippolyte qui, demandant toujours, à grands cris, le cuisinier, finit par se lever comme un furieux, renversa la table avec tout ce qui étoit dessus, et sortit impétueusement… Bon Dieu ! s’écria Laure éperdue, que veut-il faire ?… — Dieu le sait !… dit le commandeur d’un ton piteux, quoiqu’il eût toutes les peines du monde à s’empêcher de rire, ainsi que le baron et sa femme… Que va-t-il faire ? répétoit Laure en pleurant ; si nous allions le retrouver !… — Ah ! gardez-vous-en bien, dit le commandeur ; dans ces momens-là, il ne connoît personne… Allons l’attendre dans le salon. En disant ces paroles, il donna le bras à Laure éplorée, et qui ne pouvoit se soutenir sur ses jambes. Quand on fut dans le salon, Laure se jeta dans un fauteuil, et donna un libre cours à ses pleurs… Germain survint. Eh bien ! Germain, dit Laure, où est-il ? que fait-il ? — Il est dans la cuisine, répondit Germain ; nous avons fait cacher le cuisinier dans la cave, et monsieur le comte, outré de ne pas le trouver, ravage tout dans la cuisine : il a brisé la broche et les fourneaux… — Brisé la broche ? — Ah ! mon Dieu ! il l’a cassée comme une allumette, rien qu’avec deux doigts, c’est un vrai Samson ; quand il est en colère… Je vois, dit le commandeur, qu’il faudra nous passer de souper ; cela est un peu triste… Dans ce moment, on entendit de loin la voix formidable d’Hippolyte ; Laure épouvantée, retrouva des forces pour s’enfuir ; elle sortit par une porte dérobée, et fut s’enfermer dans son cabinet ; et tandis qu’elle y mouroit de peur, en faisant les plus sérieuses réflexions sur les inconvéniens de la colère, le reste de la société s’amusoit à ses dépens, et félicitoit Hippolyte sur la manière parfaite dont il avoit joué son rôle. On soupa comme on put, et le commandeur qui aimoit la bonne chère, pria son neveu de donner à l’avenir, à sa femme, des leçons d’un autre genre. On laissa Laure réfléchir tout à son aise, jusqu’à onze heures. Alors, Hippolyte fut frapper à sa porte, et d’une voix suppliante et bien douce, la conjura d’ouvrir. Elle obéit, et le comte, en entrant, tomba à ses genoux, lui demanda mille pardons d’avoir fait en sa présence une scène si extravagante. Laure obtint la grace du cuisinier ; ensuite, rassurée par la tendresse et les caresses d’un mari qu’elle aimoit passionnément, elle osa lui faire un petit sermon. Hippolyte l’écouta avec douceur, et lui répondit en riant : Je me convertirai, quand mon joli prédicateur m’aura prouvé qu’il est possible de vaincre la colère. — Eh bien ! je vous le prouverai, dit Laure d’un ton ferme. Hippolyte fit un éclat de rire, et parla d’autre chose. À minuit, Laure déclara qu’elle mouroit de faim : Ah ! mon Dieu ! s’écria le comte, dans ma folie j’ai jeté tout ce qui étoit dans la cuisine, il n’y a plus rien de cuit ; mais je vais chercher du lait ou du fruit. Hippolyte sort, et au bout d’un quart-d’heure Laure entend un train affreux, et reconnoît la voix terrible d’Hippolyte en fureur. Elle recommence à s’effrayer ; Hippolyte revient : on a tout mangé, lui dit-il ; comme j’avois gâté le premier souper, il en a fallu un second ; tout le monde s’est jeté sur ce qui restoit : voilà tout ce que j’ai pu avoir, et il montroit un morceau de pain rassis de fort mauvaise mine. — C’est bon, c’est bon, dit Laure ; c’est tout ce qu’il me faut. — Vous aurez du fruit, reprit Hippolyte, j’ai envoyé tous les domestiques en cueillir dans le jardin. — Non, non, dit Laure, ce pain me suffit, il est excellent. Hippolyte protesta qu’il ne souffriroit pas qu’elle se couchât sans manger, au moins deux ou trois bonnes pêches ; et il s’agitoit, s’impatientoit de la lenteur des domestiques, les appeloit, crioit à tue-tête, sonnoit toutes les sonnettes, et désoloit la pauvre Laure. Il étoit une heure et demie lorsqu’on apporta un panier de pêches : Hippolyte gronda et tempêta jusqu’à trois heures du matin. Laure enfin se coucha, excédée de cette orageuse soirée… Telle fut la première leçon donnée par le mari instituteur. Le lendemain se passa très-agréablement ; jamais Hippolyte ne parut plus aimable ; et Laure, charmée de sa gaîté, de sa grace, de sa conversation, tantôt instructive et tantôt piquante, se répétoit en secret : Quel dommage qu’avec tant de perfections, il ait ce défaut !… elle n’osoit pas dire ce vilain défaut : Laure se respectoit trop pour parler ainsi.

Le jour suivant, Germain, comme à l’ordinaire, apporta sur les huit heures du matin, aux deux époux, leur déjeûner ; il mit la crême et le café dans de superbes porcelaines de Sèves, dont le commandeur venoit de faire présent à Laure. Cette dernière avoit défendu qu’on s’en servît, dans la crainte qu’on ne les cassât ; et en les voyant sur le plateau que portoit Germain, son premier mouvement fut de gronder avec violence… Alors Hippolyte, s’avançant vers elle avec des yeux étincelans : Tout ceci, dit-il, s’adresse à moi, car c’est moi qui ai donné l’ordre de vous servir dans ces tasses… À ces mots, Laure épouvantée, prenant le ton le plus doux : Cher Hippolyte, dit-elle, je l’ignorois, pardonnez… Hippolyte feignit de ne pas l’entendre ; et paroissant ivre de fureur, il saisit le plateau avec toutes les belles porcelaines, et fut le jeter par la fenêtre… Laure, pâle, tremblante, et baignée de larmes, tombe à genoux, en élevant ses deux mains jointes vers le terrible Hippolyte, qui, après l’avoir contemplée un instant dans cette attitude suppliante, vole auprès d’elle, la prend dans ses bras, et lui témoigne le plus grand regret de son emportement. Le raccommodement fut, comme il l’avoit annoncé, tendre et délicieux ; et Laure, en l’embrassant mille fois, lui dit : Ah ! mon ami, il faut nous corriger ! — Je le voudrois bien, reprit Hippolyte, sur-tout depuis que je vois souffrir de ma brutalité, celle que j’aime passionnément. — Mes jolies porcelaines !… que dira ton oncle, quand il saura cela ?… — Oh ! il est accoutumé aux choses de ce genre ; il n’y a pas long-temps que m’emportant un matin contre quelqu’un qui étoit chez lui, je cassai en mille morceaux, la plus belle glace de son salon : tu dois concevoir cette folie : n’as-tu pas brisé ta guitare ? — Oui, mais elle ne t’appartenoit pas. Cette réponse valut à Laure un tendre baiser. Au moins, dit-il, je ne te reproche pas cette vivacité. Qui la conçoit mieux que moi ? car outre les extravagances dont je te parle, j’ai cassé dix violons, et autant de flûtes… — Bon !… — Mon Dieu oui, si je n’étois pas aussi colère, j’aurois un joli talent d’amateur ; mais dès qu’un passage difficile m’arrête, je déchire la musique, je renverse les pupitres, et je mets en pièces les instrumens. — Mais tu es bien plus colère que moi… — Cela est tout simple ; les passions des hommes ont toujours plus d’énergie que celles des femmes. Hélas ! si je n’avois que cela à me reprocher !… Ici, le comte fit un soupir, et prit un air sérieux et touché qui fixa l’attention de Laure : — Quoi donc encore, mon ami ? lui demanda-t-elle avec émotion. — Vous imaginez bien, reprit-il, qu’avec ce caractère, j’ai dû me battre plus d’une fois… — Ah ! mon ami, ne vous battez plus, vous me feriez mourir… — Corrige-moi donc… — Ah ! que faut-il faire ? — Je l’ignore ; et, je te le répète, je ne crois pas que l’on puisse vaincre un tel défaut… — Pardonnez-moi, on le peut, j’en suis sûre à présent… — Mais, chère amie, ce matin encore, ne vous êtes-vous pas emportée contre Germain ? — Cela ne m’arrivera plus, non, jamais. — Je n’ai assurément pas le droit de m’en étonner : pauvre bon vieux Germain !… n’avez-vous pas remarqué qu’il a un œil un peu éraillé ? Eh bien ! c’est d’un coup d’ongle que je lui donnai dans mon enfance. — Oh ! c’est affreux !… — Ce qui l’est davantage, c’est que dans un mouvement frénétique, j’ai eu l’horrible malheur de lui casser le bras, il y a trois mois… — Juste ciel !… — Et cependant, je l’aime, je l’aime… comme on chérit un bon père… — Casser le bras !… — Après ce détestable emportement, je voulois me tuer ; mon oncle qui étoit présent, m’arracha mon épée… — Grand Dieu ! vous me faites frémir !… Il est vrai, mon cher Hippolyte, je suis très-violente, cependant je n’ai jamais fait une action qui ressemble à cela. — Songez donc, chère amie, à l’extrême différence de nos forces physiques ! quand je suis dans ces accès de colère, je fais souvent le plus grand mal sans en avoir le dessein Croiriez-vous donc que j’eusse le projet de casser le bras de ce respectable vieillard ? Je ne voulois que le chasser de ma chambre ; je le pris par le bras, et la rage qui me possédoit doublant ma force ordinaire, qui naturellement est peu commune, je lui serrai le bras d’une manière si violente que… — Arrêtez, s’écria Laure en pâlissant, arrêtez, ce récit me fait un mal !…

Cet entretien fut interrompu par la baronne, qui venoit proposer une promenade à pied dans le parc. Laure fut rêveuse toute la journée. Après le dîner, on convint qu’on iroit se promener en voiture à six heures du soir ; mais le cocher prévenu du rôle qu’il devoit jouer, sortit à cinq heures, et ne rentra qu’à sept. On l’attendoit ; le comte montra la plus vive impatience, brusqua tout le monde, et Laure vit avec terreur qu’un grand orage se préparoit. Enfin, à sept heures et demie, on vient dire que la calèche attelée est dans la cour. Mon Hippolyte, dit tout bas en tremblant la craintive Laure, j’espère que vous ne gronderez pas ? Hippolyte ne répondit que par un regard foudroyant. Laure fut atterée et n’osa rien dire de plus. On descend dans la cour ; lorsqu’on fut près de la calèche, Hippolyte qui donnoit le bras à la baronne, la quitte brusquement ; et s’avançant vers le cocher, lui demande, d’un air menaçant, pourquoi il n’est pas venu suivant ses ordres, à six heures ; le cocher, d’un ton insolent, fait une réponse impertinente : Laure frissonne, et prévoit une catastrophe terrible : en effet, Hippolyte s’élance sur le siège du cocher, le prend dans ses bras, l’enlève, descend de la voiture avec ce fardeau, l’emporte et disparoît. Laure s’écrie : Ne le tuez pas !… et tombe presqu’évanouie dans les bras du commandeur. Bon Dieu ! dit le baron, il le porte du côté de la Pièce d’eau, il va le noyer… courons après lui… On pose Laure sur les marches de l’escalier ; la baronne la soutient dans ses bras ; et le commandeur et le baron se précipitent sur les traces d’Hippolyte. Au bout d’une demi-heure, le commandeur revient rassurer Laure, en lui disant qu’il a eu le bonheur d’arracher le cocher sain et sauf des mains de son neveu. Laure remonte chez elle, et on lui dit qu’Hippolyte est malade et dans son lit. Vivement alarmée, elle vole près de lui, et le trouve dans un état qui lui paroît très-inquiétant. Ces maudits emportemens finiront par me tuer, lui dit-il d’une voix languissante ; je n’en puis plus, j’ai sûrement de la fièvre… — Mon ami, dit Laure, on est souvent malade après un violent accès de colère ; je l’ai plus d’une fois éprouvé… Je ne m’en inquiétois point ; mais quand c’est toi que ce défaut fait souffrir, ah ! qu’il me paroît terrible et dangereux !… Mon Hippolyte, tu m’as dit que tu te corrigerois, si je t’en donnois l’exemple ; veux-tu prendre cet engagement ? — J’y consens, répondit négligemment Hippolyte. — Tu ne crois pas que je puisse me corriger, n’est-ce pas ? — À dire le vrai, j’en doute un peu. — Eh bien ! tu verras. — Ah ! ma chère amie, je le désire bien vivement, quand je songe que tu deviendras mère, et que nos colères pourroient nous coûter un enfant. — Ah ! grand Dieu, cette idée m’arrache le cœur ! — Elle ne m’est venue que ce soir. — Oui, je jure, je proteste que je saurai me vaincre. — Tu me persuades et tu me ranimes. Laure, écoute, je ne veux point être indigne de toi. Je te le dis sans détour ; je sens que si je ne t’avois pas vu ce défaut, j’aurois su le surmonter. — Je ne l’ai plus. — Étonnante créature ! ce courage est sublime, je l’imiterai. — Ah ! je brûle de trouver l’occasion de te prouver que je puis avoir cet empire sur moi-même. — Et moi, je te promets de ne pas avoir un seul emportement tant que je ne t’en verrai point. Mais j’avoue que si tu te mets en colère, je perdrai tout mon courage ; je me dirai : la sympathie entre nous est si parfaite, qu’il ne m’est pas possible d’espérer de triompher d’un défaut qu’elle ne peut vaincre. — Ainsi donc, si je me surmonte ?… — Alors je penserai que je puis, que je dois avoir la même force. — Tu m’enchantes, s’écria Laure : mon ami, nous voilà corrigés. Laure parloit de bonne foi ; car elle prit la plus ferme résolution de devenir aussi douce, aussi patiente qu’elle avoit été violente jusqu’alors. La frayeur mortelle que lui causoit Hippolyte, la tendresse qu’elle avoit pour lui, l’amour-propre, la raison, tout se réunissoit pour l’affermir dans ce généreux dessein. Le lendemain matin, les deux domestiques de Laure, ses femmes-de-chambre et le cuisinier, épouvantés de la turbulence et des emportemens de leurs jeunes maîtres, demandèrent leur congé, et partirent tous à-la-fois. Cet événement fit encore faire d’utiles réflexions à la comtesse, d’autant plus que les femmes-de-chambre, bien élégantes et bien adroites, furent remplacées par deux grosses paysannes picardes aussi gauches que niaises, et les habits de livrée furent endossés par deux garçons de charrue, d’une balourdise peu commune. Une servante de basse-cour se chargea de faire la cuisine. Le commandeur, le baron et sa femme qui partoient pour Paris, et qui ne devoient revenir que dans six semaines, se chargèrent d’amener des domestiques de meilleur air, et surtout une femme-de-chambre qui sût coiffer parfaitement. Avant de partir, le commandeur eut un long entretien avec Laure ; il lui parla des emportemens de son neveu. Vous seule, ma chère nièce, lui dit-il, pourrez le corriger : il vous adore ; tout vous sera possible. Songez aux affreux inconvéniens de ce vice ; songez que votre mari ira dorénavant tous les ans à son régiment, où il ne manque jamais d’avoir des querelles qui produisent régulièrement deux ou trois duels chaque printemps… — Bon Dieu !.. — Tout autant. À la fin, il se fera tuer. — Ah ! mon cher oncle, soyez sûr que je vais tout faire, tout tenter pour adoucir son caractère, et que pour y parvenir je réformerai le mien… — Quelle gloire pour vous, ma chère nièce, si vous réussissez, comme je n’en doute pas ! Par quel lien puissant d’estime et de reconnoissance vous renchaînerez à jamais, et comme vous serez chérie de sa famille et de ses amis ! Après cette conversation, le commandeur embrassa tendrement sa nièce, et partit pour Paris, très-persuadé que la méthode d’éducation d’Hippolyte étoit bonne.

Voilà donc nos deux jeunes époux tête-à-tête dans leur château, avec des gens nouveaux, bien novices et bien bêtes, qui mirent leur naissante patience à de dures épreuves. On trouva les premiers dîners si mauvais, que l’on ne prit, pour toute nourriture, que du laitage et des fruits ; maison fut d’une tranquillité parfaite. On se regardoit, on sourioit ; l’émulation donnoit un charme inexprimable à la modération : combien elle a de douceur, quand c’est l’amour qui l’inspire ! quelle couronne peut valoir la louange et l’admiration de ce qu’on aime ? Hippolyte observa qu’il seroit bien injuste de se fâcher contre une cuisinière qui ne savoit pas faire la cuisine ; Laure applaudit à la justesse de cette réflexion ; Germain seul gémissoit sur la mauvaise chère, et sincèrement ; car au fond de l’ame il n’approuvoit point du tout cette espèce de leçon : en qualité de maître-d’hôtel, il se trouvoit humilié d’apporter des plats d’aussi mauvaise mine ; il les posoit sur la table d’un air de dédain ; et depuis le renvoi du cuisinier il avoit, contre son ordinaire, une humeur assez marquée. On avisa cependant aux moyens d’instruire un peu la cuisinière ; Hippolyte conta que feue sa mère en avoit formé une avec le livre intitulé la Cuisinière Bourgeoise. Laure demande avec empressement ce livre ; on le trouve par hasard dans la bibliothèque : Laure est enchantée, et le livre à la main, elle descend (pour la première fois de sa vie) dans une cuisine, elle commande plusieurs ragoûts qu’elle fait exécuter sous ses yeux ; ensuite elle remonte triomphante, et elle dit à Hippolyte : Tu auras un bon dîner ! En effet, le dîner parut avec éclat ; il fut dévoré avec autant d’appétit que de gaîté ; on jeûnoit depuis quatre jours, et l’on devoit aux soins de Laure cet excellent repas !… Depuis cette époque Laure, devenue par nécessité une bonne ménagère, ne manqua point de descendre chaque matin dans la cuisine, pour présider quelques momens au dîner, et pour commander celui du lendemain.

À l’égard des deux villageoises picardes, transformées subitement en femmes-de-chambre, elles furent d’autant plus gauches les premiers jours, qu’elles joignoient à leur ignorance une horrible frayeur de leur jeune maîtresse, dont on leur avoit fait le portrait le moins rassurant. Dès qu’elles s’apercevoient qu’elles avoient manqué à quelque chose, elles pâlissoient, tressailloient, ou bien elles se sauvoient à toutes jambes, et communément alors, elles alloient se cacher de manière qu’il falloit s’en passer pendant des heures entières. Hippolyle, qui se trouvoit toujours à la toilette de Laure, ne manquoit pas de la louer à toute minute sur sa patience incompréhensible ; et après l’avoir enivrée d’éloges et de caresses, il la faisoit rire aux éclats par ses plaisanteries sur la gaucherie de leurs gens ; de sorte que Laure se fit un véritable amusement de tout ce qui auroit excité sa fureur peu de temps auparavant. Laure, à la vérité, regretta d’abord beaucoup mademoiselle Justine qui coiffoit si bien ; mais Hippolyte, la trouvant tout aussi jolie sans frisure et sans parure, elle finit par convenir qu’il est infiniment plus commode et plus raisonnable, lorsqu’on vit à la campagne, d’abréger les toilettes autant qu’il est possible. Hippolyte lui fit aussi sentir, avec adresse, à propos de la terreur qu’elle inspiroit aux deux Picardes, Perrette et Madeleine, combien il étoit fâcheux de se faire une telle réputation. Les deux nouveaux domestiques, ajouta le comte, me montrent encore plus d’effroi ; car la colère d’un homme de ma force et de ma taille, est bien plus redoutable que celle d’une jolie femme de seize ans. — Ah ! pour cela ; oui, dit naïvement Laure. — Mais, reprit le comte, je me fais un plaisir de les apprivoiser et de les surprendre par une douceur qui, en vérité, ne me coûte presque plus rien à présent. — Et moi aussi, répliqua Laure, je jouis de l’étonnement de Perrette et de Madeleine : ces pauvres filles, elles ont l’air si touchées quand je leur parle avec bonté… Hier, Madeleine fut prête à s’évanouir, parce qu’elle laissa tomber ma boîte à poudre ; jugez de sa surprise, lorsqu’au lieu de la gronder, je l’embrassai ! Elle avoit les larmes aux yeux ; et moi-même, je t’assure, j’en fus attendrie… — Bonne et charmante Laure ! dit Hippolyte avec émotion, en l’embrassant… — Ah ! mon ami, reprit Laure, je veux que tout le monde dise que je suis bonne ; je veux honorer le nom chéri que je porte ; celle que tu aimes doit être estimée !… — Et moi, dit Hippolyte, animé par ton exemple, corrigé par l’amour, je dirai avec fierté, avec orgueil : j’étois bizarre, capricieux, extravagant ; j’adorai Laure, et je devins digne d’elle ! Oh ! comme je jouirai de la paix, de la vertu, de la gloire ; je te devrai ces biens inestimables ! je te devrai le bonheur, et tu m’auras donné le caractère qui peut seul le rendre durable !

Après ce doux entretien, la bonté devint de l’enthousiasme dans le cœur de Laure. Le soir, en se couchant, elle fut non-seulement indulgente, mais caressante pour Perrette et Madeleine ; elle les combla de présens : ces deux filles transportées de joie et de reconnoissance, n’étant plus effrayées, ni même craintives, devinrent zélées, attentives ; Laure fut bientôt servie dans la perfection ; et au bout de quinze jours, elle déclara qu’elle s’attachoit à ces deux femmes-de-chambre, qu’elle aimoit d’autant plus qu’elle les avoit formées ; elle déclara qu’elle vouloit les garder, et elle écrivit au commandeur pour le prier de n’en point amener d’autres.

Les six semaines de tête-à-tête s’écoulèrent délicieusement : chacun jouissoit du plaisir de penser qu’il avoit eu l’art et le bonheur de corriger et de perfectionner l’objet d’un sentiment passionné ; chacun s’applaudissoit de son ouvrage. De longues promenades, des entretiens pleins de charmes, des lectures agréables et la musique, remplissoient tous leurs momens ; les journées passoient avec une magique rapidité !… Union ravissante, où le devoir, confondu avec le sentiment, fait une vertu de l’amour, où la gloire devient le prix du bonheur ! Union si rare, mais céleste, qui donne le droit de s’enorgueillir de sa félicité, et de compter sur l’admiration publique en se livrant au penchant de son cœur !… Ah ! ne méprisons pas le monde, il est frivole, il est léger ; mais c’est lui cependant qui dit aux époux : Soyez fidèles, soyez heureux, vous jouirez de ma vénération et de mes hommages ; et ce langage n’est point trompeur : le monde, à cet égard, tient tout ce qu’il promet.

Enfin, le commandeur revint de Paris avec cinq ou six personnes. Quelle fut la joie d’Hippolyte, en lui contant tous les détails de la conversion de l’aimable Laure ! Avec quelle fierté Laure dit au commandeur : Hippolyte est corrigé, Hippolyte est un ange !… Le commandeur serra Laure dans ses bras : c’est vous, ma chère enfant, lui dit-il, c’est vous qui êtes un ange ! et Laure pleuroit de joie en recevant les tendres embrassemens de son vertueux oncle. — Sais-tu, ma chère amie, dit le comte à sa femme, que tout le monde te trouve embellie ? — Ah ! que je voudrois l’être à tes yeux !… — C’est une chose singulière ; mais il est certain que depuis que tu n’as plus d’impatiences, tu es infiniment plus jolie. — Réellement ? — Ah ! cela est certain : la colère gonfle les traits, enlumine le teint, rend les yeux hagards, et doit, à la longue, altérer la physionomie : la tienne est si charmante ! la douceur te sied si bien ! elle rend ton visage véritablement angélique !

Tous ces discours fortifioient, enflammoient Laure, et la mettoient à l’abri de toute rechute.

Laure, devenue solidement bien douce, bien égale, et, par conséquent, charmante, partit avec son mari, sur la fin de l’automne, pour retourner à Paris, après avoir passé six mois à la campagne.

On l’a déjà dit, Laure n’étoit point coquette ; elle aimoit, elle étoit sensible et spirituelle ; son mari, sans que jamais elle s’aperçût de ce dessein, ne négligeoit aucun moyen de former son cœur et sa raison, soit par la lecture et la conversation, soit par l’exemple ; il choisit, avec soin, toutes ses liaisons, et ne l’entoura que de femmes plus âgées qu’elle, et d’une excellente réputation. Laure se conduisit avec une décence et une pureté irréprochables ; mais sa jeunesse et son inexpérience avoient grand besoin d’une bonne leçon d’ordre et d’économie, elle la reçut. Ne comptant point, ne marchandant jamais, n’arrêtant aucun mémoire, ayant beaucoup de fantaisies, elle fut bien surprise et bien effrayée, lorsqu’au bout de trois mois, elle se trouva pour quinze mille francs de dettes. Comment annoncer à Hippolyte une telle folie ? Elle connoissoit toute la générosité d’Hippolyte, mais elle sentoit qu’il seroit justement irrité d’une semblable extravagance ; et comment supporteroit-elle le mécontentement d’Hippolyte ? Ah ! pour une ame généreuse, qu’il est puissant l’empire de la douceur et de l’indulgence ! comme le cœur s’enchaîne et s’assujettit aux volontés d’un objet qu’on aime et qui nous admire ! quelle crainte on éprouve d’altérer son estime ! quand on n’a jamais vu dans ses yeux que l’expression de la tendresse, quelle idée terrible on se fait d’un regard sévère !… Époux et mères ! quel tort vous vous faites en prodiguant les sermons ! en multipliant les marques d’improbation, vous blasez sur le malheur de vous déplaire !…

Cependant Laure, malgré ses craintes, se décida courageusement à tout avouer à son mari ; elle aima mieux le fâcher que le tromper. Elle fut un matin le trouver dans son cabinet, et bien rouge, bien tremblante, elle fit sa confession avec une entière sincérité. — En vérité, s’écria le comte quand elle eut fini de parler, c’est unique : la nature en nous formant nous a jetés dans le même moule, c’est unique ! c’est unique !… et à chaque exclamation il embrassoit Laure avec transport. Laure, très-agréablement surprise de toutes ces manières, le regardoit fixement en le questionnant. — Oui, reprit le comte, c’est une chose véritablement unique ! tu as fait en trois mois quinze mille francs de dettes, et j’ai découvert ce matin que je dois à-peu-près la même somme à mon tailleur, à mon cordonnier, à mon bijoutier, et cela vient sur tout de ma négligence à payer, à examiner les mémoires : quand on ne les reçoit qu’en masse, on n’y connoît plus rien, on est friponné sur les prix, et même sur la quantité, — Tiens, regarde ce mémoire de gilets, crois-tu que j’en aie eu cette énorme quantité ? — Ah ! c’est impossible ! C’est comme ma marchande de modes, qui me porte en compte mille chiffons que je n’ai jamais eus, j’en suis sûre. — Ce n’est pas tout, le cuisinier vient de m’apporter son livre, et le total, pour trois mois, se monte à neuf mille francs. — Quelle folie ! — C’est un fait. Pendant le temps que tu formois notre cuisinière de Valrive, tu as appris le prix des comestibles. Par plaisir jette les yeux sur ce livre. Tiens regarde ces articles : qu’en penses-tu ? — Ah ! quel fripon ! s’écria Laure en parcourant le livre, qui étoit en effet bien extravagant, car Hippolyte l’avoit composé. — Il faut renvoyer ce coquin-là, dit Laure. — Mon amie, répondit le comte, ce seroit une chose inutile ; ils sont tous comme cela quand on n’examine pas chaque jour leurs mémoires. — Eh bien ! je m’en charge : ne l’ai-je pas fait à Valrive ? — Oui, mais la dissipation de Paris !… — Elle n’auroit pas dû m’en empêcher : je reconnois mon tort, je veux le réparer. — Écoute, chère amie ; sans parler du cuisinier, nous avons dépensé tous deux trente mille francs en trois mois ; à moins d’une prompte et stricte économie, il est impossible que nous puissions payer ces dettes ; et en continuant ce train de vie, nous serions ruinés en peu d’années ; mais je ne puis exiger de toi des choses que je serois incapable de faire. Je suis dépensier, je suis paresseux, j’achète tout ce qui me plaît, sans marchander, sans y regarder ; je prends tout à crédit ; je ne demande jamais les mémoires, et c’est ainsi que l’on se ruine. Comme le ciel a pris plaisir à nous donner les mêmes vertus, les mêmes sentimens et les mêmes dëfauts, tel est aussi mon caractère. Nous n’avons dans ce moment qu’un parti à prendre ; c’est de vendre nos chevaux et nos voitures, et d’aller passer deux ans de suite à Valrive : qu’en penses-tu ? — Cher Hippolyte, aimes-tu mieux vivre à la campagne ? — Avec toi je serai toujours heureux : mais passer à la campagne six ou sept mois, et le reste de l’année à Paris, voilà quel seroit mon goût. — Eh bien ! mon ami, il faut que cela soit ainsi. Je compterai tous les jours avec le cuisinier ; je ne ferai plus de dettes… — Bon ! dit Hippolyte en riant, tu sauras te refuser mille fantaisies, et n’achèteras qu’en payant ?… — Je t’en donne ma parole. — Allons donc, c’est impossible ! — Impossible ! d’acquérir de la raison ? — On ne refond pas comme cela son caractère. — Et ne nous sommes-nous pas corrigés de la colère ? — Oh ! cela est bien différent : ce défaut avoit de si funestes conséquences !… — Et se ruiner, ruiner ses enfans ?… — Nous ne nous ruinerons point en vivant dans nos terres ; là tu te charges de la dépense ; là on n’a rien à faire, et on ne trouve ni tailleur, ni marchande de modes, ni bijoutier. — Hippolyte, ne comptes-tu plus sur ma parole ? — Ah ! je sais que tu peux tout ce que tu veux ; c’est un grand avantage que tu as sur moi. Tu m’as guéri de mes emportemens, mais je te déclare que tu ne me donneras jamais de l’ordre : cela est si mortellement ennuyeux !… — Je compterai pour toi. — Parles-tu sérieusement ? — Je me charge de tous les achats. — Tu serois capable… — De tout, pour te montrer comme je t’aime. — Mon incomparable amie !… à ton âge ! Eh bien ! Je me mets sous ta tutelle ; et comme je dois reconnoître une telle perfection de sentimens et de conduite, je prends l’engagement solennel de renoncer à toute espèce de fantaisies. Tu m’achèteras ce que tu jugeras nécessaire, je ne m’en mêlerai point : tu commanderas, et tu paieras.

Cet accord fait, Laure, comblée de gloire et de joie, prit dès le jour même les rênes du gouvernement ; et devenue souveraine dans sa maison, elle s’y plut davantage : cet empire est d’autant plus doux, qu’il n’est point une usurpation, la nature le donne aux femmes : elles n’ont de dignité et de véritable considération chez elles, que lorsqu’elles y régnent, c’est-à-dire lorsque tout s’y fait sous leur surveillance et par leurs ordres.

Ce fut ainsi que Laure, perfectionnée par les soins ingénieux de son mari, se corrigea de tous les défauts, et devint le modèle des femmes de son âge et les délices de sa famille. Un père, une mère ont sans doute un grand intérêt à perfectionner le caractère de leur fille, mais ils travaillent pour un autre, et l’instituteur de Laure formoit son élève pour lui-même. Faut-il donc s’étonner de tout ce que fit Hippolyte ? et n’est-il pas beaucoup plus surprenant que tant de maris soient assez insensés pour corrompre leurs femmes, en leur laissant former des liaisons dangereuses, en affoiblissant par leurs actions, par leurs discours, et souvent par leurs dérisions, tous les principes qu’elles ont reçues ? Une mère ne peut en général que commencer l’éducation de sa fille ; c’est le mari qu’elle lui donne qui la finit, et qui par conséquent la perfectionne ou la gâte.

Un événement passionnément désiré acheva de mûrir le caractère de Laure et d’affermir ses vertus ; elle devint mère : et quelle est la jeune personne bien née qu’un tel titre ne rend pas et plus raisonnable et meilleure ? Laure nourrit son enfant, et durant tout ce temps vécut à la campagne ; elle ne revint à Paris qu’après dix-huit mois d’absence : elle étoit mariée depuis trois ans.

Un matin en rentrant chez elle (Hippolyte étoit à Versailles), on lui dit que l’abbé Durand l’attendoit dans son salon ; c’étoit un vénérable ecclésiastique qui avoit été précepteur d’Hippolyte. Comme il habitoit la province depuis dix ans, Laure ne l’avoit jamais vu, mais elle avoit plus d’une fois entendu parler de lui ; elle savoit qu’Hippolyte le révéroit et l’aimoit, et c’en étoit assez pour le bien recevoir. L’abbé fut accueilli de la manière la plus aimable ; il conta qu’une petite succession l’attiroit à Paris ; qu’il étoit parti inopinément sans avoir pu prévenir de son arrivée. Il parla avec sensibilité d’Hippolyte, auquel il avoit enseigné le latin pendant douze ans. — Ah ! monsieur, dit Laure, combien vous le trouverez changé à son avantage ! — Il peut avoir acquis de l’instruction, mais son cœur ne sauroit être plus généreux et plus tendre. — Oui, mais son caractère est devenu parfait. — Il en avoit un si aimable !… — Assurément, et jugez de ce qu’il doit être maintenant ; il a de l’ordre, de l’économie, il n’est plus du tout paresseux, et loin d’être colère, emporté comme vous l’avez vu, il est d’une douceur angélique. À ces mots la physionomie de l’abbé exprima la plus grande surprise. Laure se mit à rire. Je conçois votre étonnement, lui dit-elle : cependant je n’exagère pas ; Hippolyte est devenu le plus patient des hommes… — Mais, madame, reprit l’abbé, qui donc a pu vous dire qu’il a été emporté ? c’est une indigne calomnie… — Mon cher abbé, c’est lui-même qui m’a tout avoué… — Hippolyte violent, déraisonnable ! non, madame, jamais ; il a reçu de la nature le caractère le plus doux, le plus égal. J’ai passé quinze ans avec lui, et je n’ai jamais vu ce charmant caractère se démentir un moment. — Quoi ! dans son enfance il n’égratignoit pas, il ne mordoit pas ses camarades ! dans sa première jeunesse il n’avoit pas de violens accès de fureur ! — Lui ! des accès de fureur !… Mais de grace, madame, qui a pu vous faire de tels contes ?… À cette question, Laure, à son tour saisie d’étonnemeut, fut un instant sans répondre ; ensuite elle s’écria : Bon Dieu ! comme il m’a trompée !… il a toujours été parfait ; ah ! comme il m’a trompée !… L’abbé, confondu de cette exclamation, ccmmençoit à croire que Laure avoit un grain de folie, lorsque la porte s’ouvrit, et le comte parut. Les bras ouverts il courut vers l’abbé et l’embrassa tendrement. — Nous parlions de toi, dit Laure ; il me contoit toutes les méchancetés de ton enfance… Le comte rougit comme un coupable ; il étoit véritablement embarrassé : il ne s’attendoit pas à cette brusque découverte de ses stratagêmes ; il n’avoit pu prévoir l’arrivée de l’indiscret abbé, qu’il croyoit fixé pour toujours au fond de la Touraine. — Monstre ! dit Laure en souriant et en se jetant au cou de son mari, comme tu t’es moqué de moi !… crois-tu que je puisse te pardonner ?… — Mon adorable Laure !… — Je te croyois mon disciple, et c’est moi qui suis ton élève ! — Oui, l’élève de l’amour !… — J’ai découvert ton secret, cependant sois tranquille ; je n’ai plus besoin de te craindre ! J’étois flattée, je l’avoue, d’avoir réformé ton caractère ; tu ne me dois rien, mais je te dois tout, et j’aime mieux t’admirer que m’applaudir.


  1. Une comédie de Shakespeare, intitulée Catharina and Petrucchio, a donné l’idée de ce conte. On a fait d’autres caractères, et des scènes tout-à-fait différentes : les personnages et la fable de ce récit sont d’invention, mais le fonds du sujet est pris de la pièce angloise.