Nouveaux contes à Ninon/Souvenirs/Chapitre V

Souvenirs
Nouveaux contes à Ninon
Chapitre V
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V


J’ai deux chattes. L’une, Françoise, est blanche comme une matinée de mai. L’autre, Catherine, est noire comme une nuit d’orage.

Françoise a la tête ronde et rieuse d’une fille d’Europe. Ses grands yeux, d’un vert pâle, tiennent tout son visage. Son nez et ses lèvres roses sont enduits de carmin. On la dirait peinte comme une vierge folle de son corps. Elle est grasse, potelée, Parisienne jusqu’au bout des griffes. Elle s’affiche en marchant, prenant des airs engageants, retroussant la queue avec le frémissement brusque d’une petite dame qui relève la traîne de sa robe.

Catherine a la tête pointue et fine d’une déesse égyptienne. Ses yeux, jaunes comme des lunes d’or, ont la fixité, la dureté impénétrable des prunelles d’une idole barbare. Aux coins de ses lèvres minces, rit l’éternelle ironie silencieuse des sphinx. Quand elle s’accroupit sur ses pattes de derrière, la tête haute et immobile, elle est une divinité de marbre noir, la grande Pacht hiératique des temples de Thèbes.

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Elles passent toutes deux leurs journées sur le sable jaune du jardin.

Françoise se vautre, le ventre en l’air, toute à sa toilette, se léchant les pattes avec le soin délicat d’une coquette qui se blanchirait les mains dans de l’huile d’amande douce. Elle n’a pas trois idées dans la tête. Cela se devine, à son air fou de grande mondaine.

Catherine songe. Elle songe, regardant sans voir, pénétrant du regard dans le monde inconnu des dieux. Pendant des heures, elle demeure droite, implacable, souriant de son étrange sourire de bête sacrée.

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Quand je caresse Françoise de la main, elle arrondit le dos, en poussant un miaulement léger de béatitude. Elle est si heureuse qu’on s’occupe d’elle ! Elle lève la tête, d’un mouvement câlin, me rendant ma caresse en frottant son nez contre ma joue. Ses poils frémissent, sa queue a de lentes ondulations. Et elle finit par se pâmer, les yeux clos, ronronnant d’une façon douce.

Quand je veux caresser Catherine, elle évite ma main. Elle préfère vivre solitaire, au fond de son rêve religieux. Elle a une pudeur de déesse qu’irrite et blesse tout contact humain. Si je parviens à la prendre sur mes genoux, elle s’aplatit, la tête allongée, les yeux fixes, prête à s’échapper d’un bond. Ses membres nerveux, son corps maigre reste inerte sous mes doigts qui la flattent. Elle ne daigne point descendre à la joie d’amour d’une mortelle.

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Et c’est ainsi que Françoise est une fille de Paris, lorette ou marquise, créature légère et charmante qui se vendrait pour un compliment sur sa robe blanche ; c’est ainsi que Catherine est une fille de quelque cité en ruines, je ne sais où, là-bas, du côté du soleil. Elles sont de deux civilisations, poupée moderne, idole d’une nation morte.

Ah ! si je pouvais lire dans leurs yeux ! Je les prends dans mes bras, je les regarde fixement, pour qu’elles me content leur secret. Elles ne baissent pas les paupières, et ce sont elles qui m’étudient. Je ne lis rien dans la transparence vitreuse de ces yeux qui s’ouvrent comme des trous sans fond, comme des puits de clarté pâle où nagent des étincelles ardentes.

Et Françoise ronronne plus tendrement, tandis que les regards jaunes de Catherine me pénètrent comme des tiges de laiton.

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Dernièrement, Françoise est devenue mère. Cette écervelée a un excellent cœur. Elle soigne avec des tendresses exquises le petit qu’on lui a laissé. Elle le prend délicatement par la peau du cou, pour le promener dans toutes les armoires de la maison.

Catherine la regarde faire, perdue dans de profondes réflexions. Le petit l’intéresse. Elle a, en face de lui, des attitudes de philosophe ancien songeant à la vie et à la mort des créatures, bâtissant dans le rêve tout un système de philosophie.

Hier, pendant que la mère était sortie, elle est venue s’accroupir à côté de l’enfant. Elle l’a senti, l’a retourné avec la patte. Puis, brusquement, elle l’a emporté dans un coin obscur. Là, se croyant bien cachée, elle s’est posée devant le petit, avec les yeux luisants, l’échine frémissante d’une prêtresse s’apprêtant pour un sacrifice. Elle allait, je crois, broyer d’un coup de dents la tête de la victime, lorsque je me suis hâté d’intervenir et de la chasser. Elle m’a jeté, en s’enfuyant, des regards diaboliques, souple, silencieuse, sans un jurement.

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Eh bien ! j’aime toujours Catherine ; je l’aime parce qu’elle est perfide et cruelle, comme une bête de l’enfer. Que m’importent les grâces légères de Françoise, ses moues délicieuses, ses allures de vierge folle ! Toutes nos filles d’Ève ont sa blancheur ronronnante. Mais je n’ai pu encore trouver une sœur à Catherine, une créature perverse et froide, une idole noire qui vive dans le songe éternel du mal.