Nouveaux aperçus sur Jean-Jacques Rousseau

Nouveaux aperçus sur Jean-Jacques Rousseau
Revue des Deux Mondes5e période, tome 39 (p. 129-163).
NOUVEAUX APERÇUS
SUR
JEAN-JACQUES ROUSSEAU


Jean-Jacques Rousseau, a new study in criticism, by Frederica Macdonald (2 vol. in-8o, Londres, 1906). — Cf. du même auteur, Studies in the France of Voltaire and Rousseau (in-8°, Londres, 1895), et les fragmens de ces ouvrages publiés en traduction française dans la Revue des Revues des 15 mars 1900 et 1er et 15 août 1906.
Jean-Jacques Rousseau, par M. Jules Lemaître, 1 vol. in-18, Calmann-Lévy.


De période en période, la discussion se rouvre sur le cercueil de Rousseau. Des critiques différens reprennent les mêmes questions, sans fatigue et sans les épuiser ni les résoudre : fut-il égoïste, ingrat, perfide, vaniteux, pervers, ou tendre, généreux, reconnaissant, sincère en toutes choses, loyal envers ses amis ? S’il fut coupable des fautes ou des bassesses qu’on lui impute, dans quelle mesure sa responsabilité est-elle atténuée par ses maladies et son état mental ? Fut-il fou, ne le fut-il pas ? S’il le fut, quand le devint-il, quelles furent les causes et la nature de sa folie ? Faut-il admirer et plaindre en lui un « homme vertueux » victime de la calomnie, ou condamner un monstre d’hypocrisie et de charlatanisme ? Les réponses ne s’accordent pas. Elles ne se sont jamais accordées. S’accorderont-elles jamais ? On en douterait, en pensant aux colères, aux rancunes et aux manifestations quasiment cultuelles qu’on a récemment provoquées en touchant à ce grand mort. C’est que le problème de son caractère n’est pas, comme il devrait l’être, un simple problème d’histoire et de psychologie relevant du passé : obstinément actuel, il touche à la politique par toutes sortes de ramifications, et demeure au centre même de nos querelles les plus aiguës. On ne sépare pas l’énigme de son âme du mystère de son influence. On se refuse à croire que, si sa pensée a été bienfaisante, son indignité personnelle, fût-elle dix fois prouvée, n’en réduirait pas plus la valeur qu’elle n’en arrêterait les effets ; ou qu’au contraire, si sa pensée est nuisible, toutes ses vertus privées n’en neutraliseraient pas le venin, puisque, à tort ou à raison, pour notre bien ou pour notre mal, cette pensée est devenue un des élémens constitutifs de notre vie politique, morale, sentimentale, peut-être même religieuse, et puisqu’il n’y a peut-être pas, dans toute l’histoire littéraire, un seul exemple d’une influence aussi formidable et universelle.

C’est cependant à ce point de vue désintéressé que nous voudrions essayer de nous élever, pour examiner, sans entrer dans la discussion des idées de Jean-Jacques, l’important ouvrage que Mme Macdonald a publié il y a quelques mois, et les belles conférences que M. Jules Lemaître vient de recueillir en volume. Ces deux livres, rapprochés par le hasard de l’actualité, diffèrent d’abord par les idées générales, ou si l’on veut par les opinions ou les convictions qui en font l’armature : l’auteur du premier croyant avec ferveur que, depuis la Révolution française, le monde est entré dans une ère nouvelle de bonheur et de justice, celui du second le voyant au contraire tituber dans la fièvre et dans la folie. Ils diffèrent aussi par la méthode : M. Lemaître s’est borné à relire l’œuvre complète de Rousseau en s’entourant des renseignemens indispensables, et à coup sûr, une telle préparation suffisait, puisqu’il n’avait d’autre dessein que d’appliquer sa lumineuse intelligence à ce vaste sujet, afin d’en donner son interprétation personnelle ; Mme Macdonald, au contraire, qui se proposait de réviser la biographie de Rousseau, est remontée à certaines sources jusqu’à elle insuffisamment explorées, les a soumises à une critique ingénieuse, a rapporté de son travail des conclusions précises, dont il faudra désormais tenir compte. Cependant, ces deux livres si différens se ressemblent par ce trait négatif, qu’ils ne sont impartiaux ni l’un ni l’autre. Que leurs lecteurs en soient avertis : Mme Macdonald est rousseauiste jusqu’à la moelle, de toute son âme, comme durent l’être les premières lectrices de l’Émile, jusqu’à prendre Jean-Jacques pour une façon de prophète, dépositaire et annonciateur de la Vérité ; et M. Lemaître est antirousseauiste avec une passion presque égale. Du moins l’était-il, de son propre aveu, quand il a entrepris son étude. Si, chemin faisant, il a sensiblement changé, ses amis et ses adversaires se sont accordés, — pour une fois ! — à empêcher qu’on s’en aperçoive. Bon gré mal gré, il est resté dans la dépendance des uns et des autres ; on lui a fait dire beaucoup de choses qu’il ne disait pas ; on n’en a pas écouté beaucoup d’autres que les lecteurs attentifs seront bien obligés de remarquer dans son volume, puisqu’elles s’y trouvent, au risque d’en être surpris. — D’autres ouvrages ont paru, ces dernières années, dont Jean-Jacques a fourni la matière. J’aurai l’occasion d’en citer quelques-uns ; mais je m’en tiendrai autant que possible à ces deux-ci : le champ qu’ils ouvrent à la critique est déjà trop vaste pour les limites de cet article. Je signalerai pourtant l’espèce d’enquête, complète et puissante, abondante et minutieuse, à laquelle s’est livré M. L. Brédif sur son « caractère intellectuel et moral[1] : » un certain désordre apparent, qui ne gêne plus lorsqu’on en a compris les raisons, n’empêche pas ce livre d’être un guide très utile dans l’étude d’une âme dont il marque toutes les contradictions et qu’en même temps il ramène à l’unité.


I

Mme Macdonald distingue, avec raison, trois périodes dans l’histoire des jugemens portés sur l’auteur du Contrat social. D’abord, pour la majorité de ses contemporains, c’est-à-dire pour les témoins de sa vie, il est « le vertueux Rousseau. » Mme Macdonald nous dira pourquoi les Encyclopédistes et la coterie de Mme d’Épinay font exception. Ensuite, pendant la Révolution, toute critique se tait dans une apothéose qu’aucun malveillant n’oserait troubler. Enfin, pendant l’époque de réaction qu’inaugure le Dix-Huit Brumaire, surtout après la publication de la Correspondance littéraire de Grimm et consorts (1812) et des Mémoires de Mme d’Epinay (1818), on voit se former la légende qui le présente sous le plus fâcheux aspect et n’a pas encore été révisée. — On pourrait répondre à ces observations préliminaires : que les témoins qui ont déposé contre Jean-Jacques ne peuvent être tous rangés dans la « clique » dirigée par Grimm et Diderot, ni considérés comme affiliés au « complot » dont il sera parlé tout à l’heure ; qu’ils le connaissaient moins de son vivant qu’on ne le connaît depuis sa mort, puisqu’ils ignoraient le contenu des Confessions ; que la légende diffamatoire dont la Correspondance littéraire et les Mémoires de Mme d’Epinay furent les outils les plus efficaces, rencontra toujours des adversaires résolus, — tel Musset-Pathay, dont l’Histoire de la vie et des ouvrages de J.-J. Rousseau est de 1821 ; — que dans le courant du XIXe siècle, il a paru partout, sur Jean-Jacques, nombre d’études équitables, dont les auteurs ont pressenti ou reconnu le peu de valeur de ces sources suspectes ; que beaucoup de points de sa biographie ont été examinés avec une évidente sympathie par des érudits scrupuleux, parmi lesquels je ne citerai que le plus éminent, M. Eugène Ritter ; enfin, que des honneurs publics lui ont été rendus avec abondance, à Genève et en France, et qu’en dernière analyse, il y a pour le moins quelque bizarrerie à parler de la réhabilitation d’un homme dont les cendres sont au Panthéon. Mais ces réserves, que je devais indiquer, sont plus spécieuses que fondées, et n’empêchent pas la « courbe » dessinée par Mme Macdonald d’être, en somme, exacte.

En constatant que la Correspondance et les Mémoires demeurent la base de presque toutes les accusations portées contre Jean-Jacques, Mme Macdonald se dit que, si les allégations de ces deux ouvrages étaient fausses, il se pouvait que leurs auteurs ne se fussent pas rencontrés par hasard dans leurs mauvais propos, mais qu’ils les eussent combinés dans le dessein de déshonorer leur victime : cas auquel ils ne seraient plus de simples calomniateurs, mais les fauteurs authentiques d’un véritable complot, de ce complot même que Rousseau dénonça si souvent sans parvenir à en saisir les fils. Après de longues recherches, elle retrouva dans les bibliothèques, d’abord le manuscrit original des Mémoires, rempli d’interpolations, de notes et de surcharges, puis la copie de ce manuscrit dont s’étaient servis les premiers éditeurs, Brunet et Parison. En les étudiant les uns et les autres, elle reconnut que le premier était de l’écriture d’un secrétaire à qui Mme d’Épinay l’avait certainement dicté, tandis que la plupart des corrections et des notes étaient de sa propre main, ou de celle de Diderot, facile à reconnaître, ou d’une troisième écriture qui n’a pu être identifiée ; qu’à chaque note correspondait un chiffre de renvoi, qui permettait de retrouver l’endroit où la note avait trouvé son application ; que la plupart de ces notes tendaient à présenter Rousseau [René] sous un aspect plus défavorable que la rédaction primitive ; que le second manuscrit était la copie exacte du premier, avec les remaniemens incorporés au texte ; qu’en le publiant, Brunet et Parison l’avaient encore modifié, surtout en y pratiquant des coupures. Le système de dénigrement se trouvant ainsi percé à jour, Mme Macdonald conclut ou établit : que le texte primitif des Mémoires avait été sûrement modifié par Mme d’Epinay elle-même, sur les conseils de Diderot, et aussi de Grimm, préoccupé de le mettre d’accord avec les jugemens de sa Correspondance littéraire ; que, la composition des Mémoires étant antérieure aux lectures des Confessions que fit Jean-Jacques devant un petit nombre de personnes, les altérations avaient été introduites, selon toute vraisemblance, après ces lectures, pour y répondre ; que, dans la pensée de l’auteur et de ses complices, les Mémoires ainsi remaniés devaient attendre au fond d’un tiroir l’heure d’une publication posthume qui sonnerait un jour ; que, rapprochés de la Correspondance littéraire, ils formeraient alors un formidable outil de calomnie, d’autant moins suspect que leur caractère d’ouvrage resté inédit et exhumé du passé, garantirait leur sincérité ; qu’un homme de confiance de Mme d’Epinay, nommé Lecourt de Villières, fut choisi par Grimm pour en garder le dépôt jusqu’au jour où, les fidèles de Rousseau étant tous morts, ils pourraient paraître sans trouver de contradicteurs, et produiraient ainsi tout leur effet ; que, grâce aux sentimens de leurs premiers éditeurs, dévoués à la gloire des Encyclopédistes, grâce aussi à la réprobation qu’encourait le nom de Rousseau sous le règne de Louis XVIII, ce plan réussit au-delà de toute espérance ; que, par suite, l’histoire entière de Rousseau se trouva falsifiée. — Telle est, sommairement résumée, la théorie que Mme Macdonald expose avec beaucoup de clarté, en l’appuyant d’argumens toujours spécieux, souvent probans. Elle soulève trois objections principales, qu’il nous faut examiner :

La première, c’est que les jeux du hasard ont tellement favorisé les calculs prêtés aux conspirateurs, qu’on a peine à admettre une si persistante complicité des événemens. Confier à un serviteur dont la destinée est incertaine, en un temps d’orage comme cette année 1793 où Mme Macdonald place l’achèvement de la copie du manuscrit « tripatouillé, » un texte recopié qu’on veut à tout prix transmettre à la postérité, et négliger en même temps de détruire l’original, c’est-à-dire la seule preuve de la falsification qui pourrait plus tard en compromettre les effets, voilà une double inconséquence qui forme un piquant contraste avec les précautions de Jean-Jacques pour assurer l’avenir à ses apologies. Mme Macdonald nous dira que Grimm, guetté par la guillotine, n’eut pas le loisir de brûler le manuscrit révélateur ; mais puisqu’il eut celui de le faire copier ?… Alléguera-t-on, d’autre part, qu’il n’avait guère le choix des moyens ? C’est justement là qu’est le miracle : pour que son calcul aboutît, il a fallu que Lecourt de Villières traversât sain et sauf la tempête, qu’il mourût au moment opportun, que le manuscrit fût vendu par ses héritiers à l’heure la plus propice au succès de ses ténébreux desseins, et qu’il fût précisément acquis par un homme que ses opinions et ses passions, assez violentes pour lui enlever le sens critique, poussèrent à en tirer parti dans le sens désiré par Grimm ! Une telle chance tient du prodige, et ferait croire que Grimm avait vendu son âme au diable. Mais tout arrive : si l’on doit signaler la singularité d’une telle série de rencontres favorables, on n’en saurait tirer aucun argument contre une théorie qu’appuient de solides présomptions, et presque des preuves.

La seconde objection est d’un autre ordre : le fait étant acquis, — grâce à Mme Macdonald, — que Mme d’Épinay a corrigé le premier texte des Mémoires dans un sens préjudiciable à Rousseau, selon les conseils de Grimm et de Diderot, la véritable question est de savoir si ces corrections ont été ou non faites de bonne foi. Qu’on me permette de m’expliquer par un exemple abstrait, en oubliant un instant de quels personnages authentiques il s’agit. Mme A… écrit des Mémoires, dans la forme d’un roman à clé. Elle y met en scène, sous des noms supposés, ses amis B…, C… et D… Quelque temps après avoir achevé sa rédaction, elle se brouille avec B… et le juge indigne de l’amitié qu’elle lui avait vouée. De son côté, B… se fâche avec C… et D… lesquels, à tort ou à raison, s’accordent à le juger avec une égale sévérité. Mme A…, C… et D… apprennent un jour que B… prépare un ouvrage où il raconte leurs démêlés, les confesse en se confessant, se défend en les attaquant. Ils s’inquiètent, tiennent conseil, relisent les fragmens des Mémoires qui concernent B…, s’étonnent d’avoir tracé de lui un portrait si flatté, décident qu’ils vont retoucher ce portrait, pour le rendre plus conforme à la nouvelle image qu’ils se font du modèle. Qu’y aurait-il de plus légitime, si même le second « état » devenait moins ressemblant que le premier ? Par malheur pour la réputation de Grimm, de Diderot et de Mme d’Épinay, leur action n’a pas eu ce caractère de loyale défensive : ils ne se sont pas bornés à retoucher leur peinture en pleine sincérité, ils ont inventé certains faits et en ont dénaturé d’autres, Mme Macdonald le montre avec beaucoup de force[2]. La seule excuse qui leur reste, c’est que la forme des Mémoires, celle du roman, ne les obligeait pas à la véracité. On l’acceptera pour ce qu’elle vaut : pourquoi auraient-ils pris la peine de remanier leur ouvrage, non certes par scrupule d’artistes conteurs, cela se voit, mais pour s’y magnifier aux dépens de leur ancien ami, s’ils n’avaient pensé que les lecteurs de l’avenir leur prêteraient quelque créance ? Je n’insiste pas sur les lettres de Mme d’Épinay [de Montbrillant] à Rousseau [René], transcrites dans les Mémoires avec de graves altérations : elles ont pourtant trompé presque toute la critique, qui s’est obstinée à préférer leur texte inexact au texte irréprochable des Confessions, et cela, comme Mme Macdonald n’a pas manqué de le relever, même après la publication des originaux par Streckeisen-Moultou[3] : en sorte que, parce qu’il plut à Mme d’Épinay de truquer ces documens, Rousseau passa longtemps, et passe encore auprès de gens mal informés, pour s’en être servi avec une liberté coupable ! Mme Macdonald, qui est juste, mais sévère, qualifie ces tripatouillages de « falsifications ; » M. Eugène Ritter[4]les attribue avec plus de charité au fait que Mme d’Epinay, n’ayant pas gardé les brouillons de ses lettres, les refit « tellement quellement. » L’aimable femme ayant traité avec le même sans-gêne une lettre de Rousseau au docteur Tronchin, l’explication devient plus difficile à soutenir. M. Ritter n’y renonce pourtant pas encore :


Le lecteur, dit-il, après avoir confronté les deux textes, ne comprendra pas comment Mme d’Épinay a pu dire : « Voici, mot pour mot, l’article que j’ai copié. »

Je m’explique la difficulté en supposant qu’elle avait, dans le temps, après la visite de Tronchin, refait de mémoire la lettre qu’il lui avait lue. En revoyant son papier douze ans après, elle crut qu’elle l’avait copié sur l’original ; et elle mit alors en tête une phrase qui nous étonne à bon droit.


C’est que M. Eugène Ritter n’est pas seulement un admirable érudit : il est un sage, d’esprit bienveillant, qui se plaît à couvrir d’un voile d’humaine et chevaleresque indulgence les défaillances dont les vieux papiers lui livrent les secrets. Espérons qu’il a raison, mais ne lisons plus les lettres de Jean-Jacques dans les Mémoires de Mme d’Epinay !

Ayant établi son opinion sur la découverte faite par elle dans ces manuscrits, Mme Macdonald a cru tenir la clé de l’intrigue qu’elle voulait démasquer : elle a donc consacré les premiers chapitres de son livre à l’examen de ce vaste « faux ; » puis elle est remontée à la lettre de Diderot adressée censément à L[andois], le 30 juin 1756, et que Grimm publie dans sa Correspondance littéraire en l’y qualifiant de « petit chef-d’œuvre, » et sur laquelle nous reviendrons ; après quoi, elle a suivi le développement du « complot » jusqu’à la savante série des articles perfides publiés dans la Correspondance littéraire de 1762 à 1767, et jusqu’à la querelle avec Hume. Elle a donc interverti l’ordre chronologique des faits, puisqu’elle a commencé par la fin. Or, la chronologie est le fil conducteur qui seul permet de circuler dans le labyrinthe des hypothèses historiques. En le gardant dans sa main, Mme Macdonald eût évité d’exagérer la portée, — considérable, à vrai dire, — de sa trouvaille, et peut-être serré d’un peu plus près cette vérité que l’histoire n’atteint jamais, mais dont elle doit chercher à s’approcher toujours davantage. Les trois « conspirateurs » en sembleraient moins noirs, [5] moins traîtres de mélodrame, sans que la justification de Rousseau fût pour cela moins complète. Il est évident, en effet, que quand Diderot écrivit sa lettre à L[andois], le « complot » n’existait pas encore ; et il me parait probable que ce « complot » n’a jamais eu la réalité concrète, calculée et prolongée que lui prête Mme Macdonald, ou, en tout cas, qu’il ne l’eut que beaucoup plus tard. Un « complot » suppose une entente consciente, réfléchie, de plusieurs personnes, pour des fins déterminées. Or, si une telle entente exista jamais entre les trois complices, ce ne fut sûrement qu’au moment de la révision des Mémoires. Jusque-là, rien ne prouve absolument que Mme d’Epinay ait fait le jeu de Grimm et de Diderot, ni même que ceux-ci aient poursuivi un plan concerté : tous trois furent entraînés par les conséquences de leurs premières fautes, par leurs mauvais sentimens, par le danger commun, par les événemens. Nous allons le voir en rappelant la succession de leurs méfaits dans l’ordre des dates, cadre obligé pour l’examen d’incidens qui se sont produits dans la catégorie du temps.


II

Avant d’entrer dans le détail de l’intrigue, nous tâcherons de marquer les relations singulièrement complexes de ses protagonistes.

Pour ce qui est de leur carrière, — si l’on ose employer un terme si peu approprié à l’activité littéraire de Rousseau, — : voici ce qu’il faut retenir. Ayant introduit Rousseau dans les lettres, Diderot se considérait comme son patron, entendait exercer sur lui une espèce d’autorité, prétendait même avoir inspiré ses premiers « Discours. » Rousseau, qui subit longtemps cet ascendant tyrannique, avait de son côté chaperonné Grimm : avec plus d’enthousiasme sincère, et surtout plus de discrétion. Mais tandis qu’il gardait une vive reconnaissance à Diderot, comme on en peut juger par la phrase même de la préface de la Lettre à d’Alembert qui consacre leur rupture[6], Grimm n’en avait aucune pour lui. Grimm et Diderot, d’ailleurs, s’entendirent bientôt mieux ensemble qu’avec Jean-Jacques, qu’ils observaient avec une condescendance étonnée. Sans méconnaître son talent, ils admiraient le leur davantage ; ils le trouvaient puéril dans ses manières d’être, singulier dans ses allures, et l’écrasaient de leurs avis. L’un étant médiocre et l’autre grossier, ils ne comprenaient rien à ses scrupules ni à ses délicatesses. Ses aspirations à la pureté paraissaient au cynisme de Diderot une hypocrite affectation ; son indépendance offusquait la phénoménale platitude que Grimm étalait dans ses lettres aux grands de la terre. De quel œil ces deux hommes pouvaient-ils le voir s’élever au-dessus de tous les écrivains de son temps, eux compris, jusqu’à balancer bientôt la gloire rayonnante de Voltaire ? Il faut ignorer les sentimens que développent les jeux de la concurrence, surtout dans les états où l’amour-propre est au premier plan, pour méconnaître que, dans ces foudroyans triomphes, il y avait déjà les élémens de beaucoup de froissemens et de malentendus[7].

D’autres facteurs compliquaient encore cette situation.

Rousseau, comme on sait, avait été introduit auprès de Mme d’Epinay par Francueil, son ancien amant ; et il lui avait présenté Grimm, qui recueillit la succession de Francueil. Même après avoir agréé les hommages du nouveau venu, Mme d’Epinay aurait désiré conserver avec l’autre des relations amicales. Grimm ne le supporta pas : il était jaloux, personnel, despote ; il éloigna Francueil, et l’on conçoit qu’il voulût de même éloigner Jean-Jacques. Comment, en effet, aurait-il vu sans ombrage l’amitié de sa maîtresse pour un homme qui la connaissait si bien, et leur intimité dans l’isolement de la campagne, surtout quand cet homme était un maître en éloquence enflammée, en sentimens extrêmes, en passion toujours prête à éclater ? Là-dessus, Rousseau devint amoureux de Mme d’Houdetot. Celle-ci n’était pas seulement la belle-sœur de Mme d’Epinay : elle en était l’amie intime, une de ces amies qu’on subit plus qu’on ne les aime, à laquelle on adresse, sans les formuler, toutes sortes de petits reproches aigres et tendres, dont les bonheurs vous réjouissent avec un rien de jalousie, dont on est toujours tenté d’exagérer les moindres faiblesses ; de plus, elle était la maîtresse de Saint-Lambert, leur ami commun, et s’avisait de l’aimer avec autant de tendresse que de constance. Est-ce tout ? Pas encore. Il y avait le faux ménage où Jean-Jacques s’efforçait, avec une si touchante impuissance, de mettre un peu de dignité : la mère Levasseur, toujours en intrigue pour garder barre sur lui, et Thérèse, jalouse de Mme d’Houdetot, et même de Mme d’Épinay. Voilà, n’est-il pas vrai, bien du combustible ! Songez encore aux caractères accentués de tous ces gens. Représentez-vous Grimm âpre, calculateur, froid, sec, égoïste ; Diderot ardent, impulsif, emballé ; Jean-Jacques tourmenté de mille inquiétudes, valétudinaire et vraiment malade, neurasthénique, passionné, bientôt méfiant. Songez à l’intervention continuelle, dans leurs affaires, d’élémens étrangers, aux commérages apportés du dehors, aux frémissemens continuels de susceptibilité qu’irrite le sentiment de la notoriété, la certitude que tous les « potins » deviendront de l’histoire, aux malentendus que provoquent les lenteurs des correspondances, Saint-Lambert étant alors à l’armée : vous comprendrez qu’il devait nécessairement surgir entre eux un monde de difficultés. Rousseau seul était assez romanesque et assez sincère pour vouloir avant tout manœuvrer loyalement à travers tant d’écueils. Seul, il devait apporter dans sa conduite avec ses amis toutes sortes de scrupules. C’est peut-être parce qu’il en eut trop que ses intentions furent méconnues, et si facilement travesties.

De bonne heure, nous voyons surgir un incident où se révèle cette puissance de malentendu. Mme Macdonald le raconte[8], avant d’aborder « le premier acte de la conspiration ourdie entre Grimm et Diderot, » et comme si l’incident constituait une sorte de prologue à la tragédie. Il s’agit de la nouvelle édition des Poèmes sur la Loi naturelle et sur le Désastre de Lisbonne, que Voltaire avait prié Thiériot de distribuer à d’Alembert, Diderot et Rousseau, en ajoutant :


Ils m’entendront assez ; ils verront que je n’ai pu m’exprimer autrement. et ils seront édifiés de quelques restes ; ils ne dénonceront point ces sermons[9].


Rousseau se trouvait alors à l’Ermitage : la brochure lui fut envoyée sans le message restrictif qui devait l’accompagner. Flatté de l’attention que lui marquait ainsi le « patriarche, » il y voulut répondre de son mieux ; et il écrivit la magnifique lettre du 18 avril 1756, que Tronchin fut chargé de porter à Ferney.


Dans ces conditions, dit Mme Macdonald en achevant le récit de cet épisode, Voltaire put croire, et crut sans doute qu’il avait à se plaindre de l’éloquente lettre écrite par Rousseau pour défendre l’optimisme attaqué dans les poèmes. Rousseau, de son côté, ignorant le message de Voltaire, fut froissé du fait que cette lettre demeurait sans réponse : et les premiers germes de l’irritation furent ainsi semés entre les deux grands maîtres qui n’auraient jamais dû se quereller.


Les détails ne sont pas tout à fait exacts : en réalité, Voltaire répondit par un billet qui n’est pas sans ironie[10], et où cependant le bon Jean-Jacques, encore confiant, ne vit que des complimens[11]. A vrai dire, Voltaire ne put regarder cette lettre comme une « dénonciation ; » mais, peut-être pour d’autres raisons, et sans doute parce qu’il en sentit l’éclatante supériorité, aurait-il préféré qu’elle n’eût pas été écrite. Or, il est possible que Rousseau se fût abstenu de l’écrire, s’il avait eu connaissance du message de Voltaire. On peut donc estimer qu’en négligeant de le lui communiquer, ses amis contribuèrent à lui aliéner son grand rival. Mais pour croire que cette négligence fut calculée, il faudrait admettre que Diderot et Grimm en mesurèrent les effets, mirent Thiériot dans leur jeu, prévirent que Rousseau répondrait, qu’il le ferait par un chef-d’œuvre, que même ce chef-d’œuvre serait publié plus tard, sans l’autorisation de l’auteur ni du destinataire. C’eût été de la divination ! En réalité, si cet incident a de l’importance et si nous l’avons signalé, c’est parce qu’il nous offre le type ou le schéma d’autres incidens qui devaient se multiplier dans la suite.

Mais, s’il s’en produisit plusieurs qui peuvent être pareillement attribués à la négligence ou au hasard, il y en eut aussi où la malveillance et la perfidie éclatent dans la crue lumière dont Mme Macdonald a réussi à les éclairer. En voici un frappant exemple.

On peut lire, dans la Correspondance littéraire de juillet 1756[12], une lettre de Diderot, datée du 29 juin et adressée à M. Grimm, qui se félicite de l’offrir à ses abonnés, et l’introduit par le galimatias que voici :


La liberté est un mot vide de sens, comme vous allez voir dans la lettre de M. Diderot. L’arbitraire produirait le chaos, et le chaos est aussi un mot vide de sens ; car rien ne peut exister sans une certaine loi constante, quelle qu’elle soit ; et cette loi ne finit pas sitôt que ce qui existait par elle périt avec elle, et disparaît de la chaîne des êtres.


Cette lettre reproche au destinataire, à qui Diderot envoie des secours, et qui en demande toujours davantage, des soupçons injurieux, un caractère hargneux, toutes sortes de mauvais procédés. «… Depuis trois ou quatre ans que je ne reçois que des injures en réponse de mon attachement pour vous, ne le suis-je pas [patient] ? Et ne faut-il pas que je me mette à tous momens à votre place pour les oublier, ou n’y voir que les effets naturels d’un tempérament aigri par les disgrâces et devenu féroce ? » Certaines expressions font supposer que ces injustes plaintes de L… ont fait grand bruit : «… N’est-il pas vrai que si tous ceux qui sont plus malheureux que vous faisaient autant de vacarme, on ne tiendrait pas dans ce monde ? ce serait un sabbat infernal. » Dans la Correspondance générale de Diderot, le destinataire de cette lettre est donné pour Landois[13], et l’on ne voit pas comment les jérémiades de cet obscur auteur auraient causé tant de tapage. Mais Mme Macdonald l’a retrouvée, transcrite dans un des cahiers du manuscrit original des Mémoires de Mme d’Épinay[14]. Et là, elle est censée adressée à « un nommé Verret, homme sans aveu, tombé du ciel, mourant de faim, » qui « fut un jour rencontré dans un café par Garnier [Diderot], » sauvé et nourri par lui, et qui, après s’être réfugié « dans une petite ville de province, » accabla son sauveur de reproches injustes et finit par s’attirer, en réponse, la lettre en question. Ce fragment, — le seul où il soit question du nommé Verret, — disparut des Mémoires. Mme Macdonald en conclut qu’en réalité, la lettre de Diderot était véritablement adressée à Rousseau, destinée à le noircir auprès des « souverains étrangers, princes, hommes d’État et leaders de la société qui patronnaient le journal secret. » Cette conclusion, sans être certaine, paraît extrêmement probable, surtout quand on rapproche de la lettre à L[andois] un fragment du Fils naturel où Rousseau crut se reconnaître[15], et la fameuse lettre de Diderot à Grimm que M. Tourneux date d’octobre ou de novembre 1757[16], et qui est un réquisitoire à la fois fougueux, haineux et larmoyant contre l’ami commun, où l’on relève des traits dont l’exagération et l’invraisemblance sautent aux yeux :


Que je ne voie plus cet homme-là, il me ferait croire aux diables de l’enfer. Si je suis jamais forcé de retourner chez lui, je suis sûr que je frémirai tout le long du chemin ; j’avais la fièvre en revenant. Je suis fâché de ne pas lui avoir laissé voir l’horreur qu’il m’inspirait, et je ne me réconcilie avec moi qu’en pensant que vous, avec toute votre fermeté, vous ne l’auriez pas pu à ma place : je ne sais pas s’il ne m’aurait pas tué. On entendait ses cris jusqu’au bout du jardin.


Cette fois, aucun doute n’est possible, et l’on ne saurait interpréter de deux manières cet inconcevable document. Ecrite, comme le remarque Mme Macdonald, « dix mois avant la publication de la Lettre à d’Alembert, et cinq mois avant que Rousseau soupçonnât qu’il avait en Diderot un ennemi masqué plus qu’un ami sans jugement » (unjudicious), une pareille lettre suffit à mettre en garde contre tout ce que fit et tout ce que dit son auteur par rapport à Jean-Jacques.

Cependant, la Correspondance littéraire, exception faite pour la lettre à L[andois], s’abstint assez longtemps de toute attaque personnelle contre Rousseau. Elle juge sévèrement la Lettre à d’Alembert, sans y relever le trait si mérité qui frappait Diderot en pleine poitrine[17]. Dans un autre article, en signalant les pamphlets qui commencent à pulluler autour du morceau déjà fameux, elle en signale un, particulièrement injurieux, en ces termes : « il a couru en manuscrit une prétendue lettre d’Arlequin, qui m’a paru infâme, en ce qu’elle attaque moins les principes que la personne et les mœurs du citoyen de Genève[18]. » Grimm n’accuse encore Rousseau que d’être « un sophiste. » Après la Nouvelle Héloïse, le « sophiste » devient atrabilaire : « En quittant son genre, on ne dépose pas son naturel : aussi trouvez-vous dans la Nouvelle Héloïse l’amour du paradoxe avec le fiel et le chagrin dont son auteur est obsédé… Aucun des personnages de ce roman n’a de l’observation. Ils ont tous ce ton de chagrin et de dénigrement que la misanthropie a rendu habituel à M. Rousseau[19]. » C’est seulement après l’Emile que les lettres de Grimm deviennent franchement calomnieuses. On dirait qu’il s’inquiète de voir grandir la célébrité de Jean-Jacques et veut mettre en garde ses illustres abonnés, qui pourraient le prendre en faveur. Le 15 juin 1762[20], il esquisse de l’auteur à la mode une biographie sommaire, toute pleine de petites inexactitudes et d’insinuations qui tendent à le rendre odieux ou ridicule :


Il avait quitté tous ses anciens amis, entre lesquels je partageais son intimité avec le philosophe Diderot ; et il nous avait remplacés par des gens de premier rang… J.-J. Rousseau a passé sa vie à décrier les grands ; ensuite il a dit qu’il n’avait trouvé de vertus et d’amitiés que parmi eux… M. Rousseau revint à Paris [après Venise], indigent, inconnu, ignorant ses talens et ses ressources, cherchant, dans un délaissement effrayant, de quoi ne pas mourir de faim… Sa vie privée et domestique ne serait pas moins curieuse ; mais elle est écrite dans la mémoire de deux ou trois amis, lesquels se sont respectés en ne l’écrivant nulle part.


Dès lors, la campagne se poursuit avec une violence froide et calculée, qu’aucun malheur ne désarme. Je ne crois pas que personne, avant Mme Macdonald[21], ait eu l’idée d’extraire, de la Correspondance littéraire, les fragmens qui se rapportent à Jean-Jacques et de les rapprocher des événemens douloureux qui, de 1762 à 1767, remplirent cette pauvre existence ballottée et poursuivie : ils montrent avec une terrible évidence quelle haine savante traquait le proscrit. Rousseau, chassé d’Yverdon par le gouvernement bernois, se réfugie à Motiers, dans les États de Frédéric II. Aussitôt la Correspondance écrit : « Le voilà donc sous la protection d’un prince qu’il faisait profession de haïr parce qu’il le voyait l’objet de l’admiration publique[22]. » On apprend qu’il s’est rapproché de la foi de son enfance : la Correspondance insinue à l’instant que, par conséquences des « sophismes » soutenus par lui dans la Lettre à l’archevêque, il « dit expressément que les premiers protestans de France furent légitimement persécutés, et que l’oppression qu’ils essuyèrent ne cessa d’être juste que lorsque, par des conventions solennelles, leur culte fut reçu par l’Etat[23]. » Paoli et Buttafoco lui font demander une Constitution pour la Corse : la Correspondance s’empresse de leur suggérer de s’adresser à d’autres[24]. Sa patrie se divise à son sujet : c’est lui seul qui est coupable, lui qui a voulu l’émeute, lui dont la funeste éloquence arme « le citoyen contre le citoyen[25]. » Inutile d’ajouter que la querelle avec Hume sera racontée avec la plus insigne perfidie[26] ; et à ce propos, le rédacteur de la Correspondance a le cynisme d’écrire : « Depuis l’instant de ma rupture, je ne me suis jamais permis de parler mal de sa personne ; j’ai cru qu’on devait ce respect et cette pudeur à toute liaison rompue ! » Naturellement, la Correspondance étant secrète, Jean-Jacques, comme Mme Macdonald l’a montré, ignorait ces rapports, n’y pouvait répondre, voyait ses plus chères relations d’amitié troublées par eux sans savoir d’où partaient ces flèches empoisonnées. Jamais le grand principe de la calomnie ne fut appliqué avec plus de persévérance et d’adresse.

Toutefois, quelque odieuses que soient ces manœuvres, il paraît impossible de leur reconnaître encore le caractère d’un « complot » dont Grimm et Diderot tiendraient les fils, où seraient affiliés d’Alembert, Tronchin, Hume, Walpole, etc. Le plus probable, c’est qu’elles restaient des actes individuels. Mais, peu à peu, les rancunes de Grimm et de Diderot, au lieu de s’assoupir, s’irritaient. Inconsciemment ou de dessein prémédité, — admettons que ce fut inconsciemment, — ils accablaient Rousseau chaque fois qu’ils parlaient de lui, avec une cruauté croissante, une mauvaise foi de plus en plus audacieuse ; et comme le mal engendre le mal, leur méchanceté devenait toujours plus noire en s’exerçant. Quant à Jean-Jacques, avec sa frémissante et ombrageuse sensibilité, son imagination maladive, l’hyperesthésie de tous ses nerfs, il leur faisait la partie belle. Les autres en profitaient, en abusaient. Rien qu’en dénaturant un peu les faits, ils arrivaient à leurs fins : peut-être parvenaient-ils à croire eux-mêmes à leurs demi-mensonges et à leurs broderies. La vérité ne se déforme-t-elle pas en quelque sorte d’elle-même dans les relations compliquées entre plusieurs personnes, par les rapports par à peu près de propos tenus sans témoins, ou devant des témoins qui les comprennent avec des nuances différentes, ou par des interprétations trop libres de paroles authentiques ? C’est vraiment une triste histoire, et l’on s’afflige un peu de la voir entrer dans l’histoire. Il s’en produit souvent de pareilles, à tous les degrés de l’échelle sociale : dans la vie ignorée des hommes qui passent sans laisser de traces, que d’amitiés se rompent de cette pénible manière ! Ceux que nous avons sous les yeux, peut-être, agissaient sous la pression des circonstances qu’ils ménageaient en les subissant, même, si l’on veut, en s’excitant et s’aidant l’un l’autre, sans que le terme de « complot » pût encore convenir à leurs menées.

Mais il faut le reconnaître, ce terme s’applique sans exagération au « tripatouillage » des Mémoires. Jusqu’alors, Grimm, Diderot, Mme d’Epinay, je le répète, avaient agi chacun pour son compte, ou à peu près ; et même, il y avait eu dans leur sévérité pour l’ancien ami une part de bonne foi. On peut admettre qu’ils le croyaient avec sincérité coupable envers eux et envers les hommes. Maintenant, la bonne foi disparaît des conseils où ils se concertent. C’est en commun qu’ils préparent l’encre dont ils vont noircir le malheureux « René, » qu’ils arrangent les faits au mieux de leur cause en consultant leurs anciens papiers, qu’ils s’efforcent d’être habiles, de mettre de leur côté toutes les vraisemblances. Mme Macdonald a eu la patience de reconstruire leur travail, à travers les cahiers des Archives, de la Bibliothèque de l’Arsenal et de celle de la rue de Sévigné ; les exemples qu’elle a recueillis ne laissent place à aucun doute. En voici quelques-uns[27] :

Au bas d’une des pages éparses du manuscrit de l’Arsenal, on lit :


Reprendre René dès le commencement. Il faut me le mettre dans leurs promenades ou conversations de défendre quelques thèses bizarres. Il faut qu’on s’aperçoive qu’il a de la délicatesse, beaucoup de goût pour les femmes… galamment brusque certain temps sans le voir. Mme de Montbrillant demande raison, — il répond en faisant le portrait de tous… beaucoup d’honnêteté et point de mœurs, — demande ce qu’il pense d’elle, répond ce qu’on dit, et ce qu’il en pense[28].


Et Mme Macdonald trouve dans le cent-trente-neuvième cahier du manuscrit les effets précis de cette note confuse :


Je ne sais trop si je lui ferai tort de dire qu’il est plus flatté du plaisir de soutenir des thèses bizarres que peiné des alarmes que peuvent jeter ses sophismes dans le cœur de ceux qui l’écoutent,


effets qui, d’après sa référence, ont subsisté dans le texte imprimé[29].

Dans un autre cahier du même manuscrit, on trouve cette recommandation :


Dites que Garnier [Diderot] payait l’entretien des Élois [Levasseur] ce qui fait qu’il n’avait plus de quoi aller voir René[30].


Voilà Rousseau convaincu d’avoir été nourri par Thérèse et sa mère !…

Enfin, toujours dans les cahiers de l’Arsenal :


La femme de Garnier, qui n’est qu’une bonne femme, mais qui a une pénétration peu commune, voyant son mari désolé le lendemain lui en demande la raison et l’ayant appris lui dit : « Vous ne connaissez pas cet homme-là, il est dévoré d’envie : il fera un jour quelque grand forfait plutôt que de se laisser ignorer. Tiens, je ne jurerais pas qu’il ne prît le parti des Jésuites. » La femme de Garnier a senti juste, mais ce n’est pas cela que René fera ; c’est contre les philosophes qu’il prendra parti et finira par écrire contre ses amis, tournez cela à la façon de Wolf[31].



On voit aisément que l’anecdote, trouvée après coup, tend à rendre suspectes la sincérité, toute l’œuvre et la pensée même de Jean-Jacques, d’accord avec la Correspondance littéraire où Grimm ne manque aucune occasion de le montrer sous les traits d’un « sophiste » sans conscience, mille fois plus soucieux de produire de l’effet que de chercher la vérité[32].

Que d’autres inventions ingénieuses, un peu comiques parfois quand il s’agit de flatter la vanité de Grimm, lequel avait toutes les vanités ! Telle est l’histoire du fameux duel où il défend l’honneur de Mme d’Épinay, et dont Mme Macdonald démontre avec beaucoup de finesse qu’il ne fut jamais, selon toute vraisemblance, qu’une agréable fiction, destinée à relever d’un point d’héroïsme le rôle un peu plat du personnage[33] ; ou telle est cette recommandation délicieuse : « Donnez le titre de chevalier à Voix [Grimm][34]. » — Par malheur, ’ l’imagination des complices n’est pas toujours aussi innocente, et devient volontiers perfide ou odieuse. C’est ainsi qu’en passant, on insinuera que les Elois avaient tiré René de la misère, et « tout sacrifié pour lui[35] ; » ou que, dans une lettre de René, on lui fera dire : « Il m’est essentiel d’avoir du loisir et de la tranquillité pour achever cet hiver un grand ouvrage ; il s’agit peut-être de 2 000 écus de profit[36]… » Notez que ces perfidies seront adroitement supprimées par Brunet, qui aurait craint, en les maintenant, et parce qu’il les jugeait lui-même par trop incroyables, — c’est du moins le sentiment que lui prête Mme Macdonald, — de porter préjudice à la crédibilité du texte. On en pourrait allonger la liste. Les exemples ci-dessus suffiront à montrer l’importance de la découverte de Mme Macdonald, et la part de réalité du complot que Rousseau avait toujours pressenti, qui n’exista peut-être pas authentiquement de son vivant, mais qui, je crois, se réalisa après sa mort. Du reste, on la mesurera mieux encore en constatant tout ce qu’un critique aussi renseigné et équitable que M. Brédif a tiré des Mémoires de Mme d’Épinay, et la créance qu’il leur a conservée[37] ; et l’on abandonnera définitivement cette source empoisonnée, pour tous les faits qui ne peuvent être établis par d’autres témoignages.


III

On comprend que Mme Macdonald, dans la joie de sa découverte, ait été tentée de l’amplifier et d’en tirer des conclusions extrêmes ; d’autant plus qu’elle n’est point impartiale, comme elle l’a reconnu, comme on le voit bien, comme il faut le rappeler. Cela n’a pas manqué d’arriver. Ayant prouvé que Rousseau eut le beau rôle dans ses relations avec Diderot, Grimm et Mme d’Epinay, elle a voulu pousser son avantage et montrer qu’à l’encontre de l’opinion presque universelle, il était demeuré sain d’esprit à travers toutes ses souffrances. Son raisonnement est une façon de syllogisme, simple et spécieux[38]. Les partisans de la folie s’appuient sur le fait que Rousseau, à la suite de ses différends avec ses amis, de la condamnation de ses ouvrages et de son séjour en Angleterre, s’imagina constamment qu’il était victime d’un complot, dont Grimm et Diderot étaient les artisans ; or il est établi que ce complot a existé ; donc, Rousseau ne se figurait rien qui ne fût conforme à la réalité, et, par conséquent, n’était pas atteint de la manie des persécutions.

Cela serait très juste si la question pouvait se ramener à des élémens aussi rudimentaires ou simplifiés. Mais ce n’est pas le cas. Rousseau fut calomnié méthodiquement par Grimm et Diderot, c’est entendu ; après ses lectures des Confessions, ces calomnies systématiques furent reprises et coordonnées de telle sorte par ses deux ennemis, avec le concours de Mme d’Epinay, qu’on peut admettre, — tres faciunt collegium, — que les calomniateurs deviennent des conspirateurs, nous l’avons reconnu. Mais, ces deux points admis, il y a tout le reste. Et c’est précisément le reste qui peut fixer notre conviction.

L’état mental de Rousseau a été abondamment étudié par des spécialistes. Plusieurs ont proclamé l’admiration qu’ils gardaient pour ce « sujet » de choix, tout en observant dans ses actes et dans ses écrits la marche de la terrible maladie. C’est le cas d’un des plus éminens d’entre eux, dont le témoignage nous suffira, le docteur Möbius[39]. Sans rien connaître encore des recherches de Mme Macdonald, il avait très bien compris, d’après les documens les plus répandus, que la conduite de Grimm et de Diderot envers Rousseau avait pu justifier ses pires soupçons, troubler profondément son âme longtemps confiante. Mais il n’en avait pas moins diagnostiqué, à la seule lecture des Confessions, un état maladif. Il en trouve le premier éclat positif, ou la première preuve, dans la grande lettre à Hume du 10 juillet 1766[40]. Non qu’il fût tenté de donner raison à Hume : au contraire, il constate que Rousseau eut mille bons motifs de se plaindre de lui ; mais il constate en même temps que Rousseau se figura que Hume, d’accord avec ses ennemis, l’avait délibérément attiré en Angleterre pour le déshonorer, et que c’était passer la mesure et tomber dans le délire de la persécution :


Rousseau, conclut-il, ne savait pas tout, mais il en savait assez pour pouvoir avec raison reprocher à Hume son manque de tact et rompre le lien de leur amitié. Aussi n’est-ce pas dans sa condamnation de Hume que se trouve l’élément maladif (das Krankhaft), mais en ceci, qu’il fit descendre d’un plan profondément médité, avec les actions de Hume, presque tout ce qui lui arriva en Angleterre, et qu’en enchaînant les faits isolés (das Einzelne) avec la plus grande perspicacité, il reconnut partout l’intention réfléchie de lui nuire (p. 168).


Bien des incidens connus, sur lesquels il serait oiseux d’insister ici, montrent à quel point l’interprétation du docteur Möbius approche de la vérité, et de quelle manière Jean-Jacques se laissait emporter, par des observations vraies, dans le règne du délire. Les témoignages de ses plus intimes amis viennent aussi corroborer l’impression douloureuse et certaine que dégagent tant de passages des Confessions, des Rêveries, de la Correspondance, et surtout les Dialogues. Il est à peine nécessaire d’en invoquer aucun, tant ils sont connus. Je rappellerai pourtant celui de Corancez, parce que Mme Macdonald le cite parmi les amis les plus fidèles et les mieux renseignés de Jean-Jacques[41]. Dans les lettres que ce brave homme écrivit au Journal de Paris[42]pour répondre à l’ouvrage de Dusaulx[43], on relève des traits comme ceux-ci :

Lorsqu’il étoit en proie aux agitations d’une certaine qualité d’humeur qui circuloit avec son sang, il étoit alors si différent de lui-même, qu’il inspiroit, non pas la colère, non pas la haine, mais la pitié ; c’est du moins ce sentiment que j’ai longtemps éprouvé. Mon attachement pour lui n’en étoit que plus étroit, et mon respect étoit tel, que de peur de lui ôter de la considération, je taisois à mes amis les plus intimes les observations que me mettoient à portée de faire la fréquence de mes visites et la confiance qu’il sembloit m’avoir accordée (p. 6)… Il m’a réalisé l’existence possible de Don Quichotte avec lequel je lui trouve une grande conformité. Chez tous deux se trouve une corde sensible. Cette corde, en vibration, amène chez l’un les idées de chevalerie errante, et toutes les extravagances qu’elle traîne après elle : chez l’autre, cette corde résonnoit ennuis, conspirations, coalition générale, vaste plan pour le perdre, etc. ; chez tous deux, cette corde, en repos, laisse à leur esprit toute sa liberté (p. 36)… Depuis longtemps je m’appercevois d’un changement frappant dans son physique ; je le voyois souvent dans un état de convulsion qui rendoit son visage méconnoissable, et surtout l’expression de sa figure réellement effrayante. Dans cet état, ses regards sembloient embrasser la totalité de l’espace, et ses yeux paroissoient voir tout à la fois ; mais dans le fait, ils ne voyoient rien. Il se retournoit sur sa chaise et passoit le bras par-dessus le dossier. Ce bras, ainsi suspendu, avoit un mouvement accéléré comme celui du balancier d’une pendule ; et je fis cette remarque plus de quatre ans avant sa mort ; de façon que j’ai eu tout le temps de l’observer. Lorsque je lui voyois prendre cette posture à mon arrivée, j’avois le cœur ulcéré, et je m’attendois aux propos les plus extravagans ; jamais je n’ai été trompé dans mon attente (p. 40-41).


Mais, ce « délire de la persécution, » dont il est impossible de méconnaître les douloureux symptômes dans l’esprit de Rousseau, doit-il rendre suspecte son œuvre et l’ensemble de sa vie ? A l’extrême opposé de Mme Macdonald, M. Jules Lemaître paraît l’admettre. En parlant de l’Émile, du Contrat social, de la Nouvelle Héloïse, il insiste volontiers sur les traits qui lui semblent les plus singuliers, excentriques ou morbides ; et, les groupant dans une page extrêmement ingénieuse et brillante de ses « conclusions, » il essaye de montrer qu’un même principe maladif gouverna les plus diverses manifestations de cette vie tourmentée et de ce tumultueux génie :


… L’on se demande : — Comment peut-il être fou, et écrire en même temps des choses si parfaites, si émouvantes et si belles ? Je réponds : — C’est peut-être qu’au fond il l’a toujours été, — par intermittences, mais toujours de la même manière et à toutes les époques de sa vie.

En quoi consiste, en effet, la folie avérée de ses années déclinantes ? — Il est sensible, tendre, crédule. Il se jette à la tête d’un homme à qui il prête toutes les vertus et dont il croit être adoré. Puis il s’aperçoit que son nouvel ami est inférieur à l’image qu’il s’en formait, et aussi que cet ami aime moins qu’il n’est aimé. Douloureusement déçu, il se croit trahi ; et de cette prétendue trahison de quelques personnes, il conclut à une trahison universelle, à un vaste complot organisé contre lui. Déformation des choses par la sensibilité et généralisation hâtive, tel est le cas de Rousseau, flagrant surtout dans ses Dialogues.

Mais ne déforme-t-il pas la réalité de la même manière dans ses autres écrits ?

Croire la nature bonne parce qu’il se sent bon en suivant la nature, c’est-à-dire en faisant tout ce qui lui plaît ; croire la société mauvaise parce qu’il a souffert de la société, et conclure de tout cela que c’est la société qui a corrompu la nature ; — ou bien, parce qu’il aime la vertu surtout dans ses gestes exceptionnels, et parce qu’il n’a pas les sens jaloux et qu’il n’a guère connu, de la passion, qu’une certaine langueur à la fois brûlante et inactive, croire qu’un mari, une femme, son ancien amant et une tendre amie de cet amant pourront vivre tranquillement ensemble sans avoir entre eux rien de caché, trois de ces personnages n’ayant d’ailleurs d’autre occupation que d’adorer, ménager et soigner l’amant, qui est Rousseau lui-même sous le nom de Saint-Preux ; — ou bien parce qu’il se ressouvient vivement de la cordialité de quelque fête municipale dans sa petite république, et parce qu’un jour il a pleuré de tendresse de se sentir en communion civique avec ses chers Genevois retrouvés, croire que c’est assurer le bonheur et la liberté de l’homme que de le livrer tout entier à l’État ; — ou bien, dans sa vie même, parce qu’il aime la vertu, se croire vertueux, et, parce qu’il est sensible, se croire le meilleur des hommes, et le croire au point où il le croit ; — ou bien enfin, comme dans les Dialogues, croire que l’univers le persécute parce qu’il a rencontré quelques amis infidèles ; tout cela, n’est-ce pas, en somme, la même opération de l’esprit, le même triomphe exorbitant de l’imagination et de la sensibilité sur la raison ? Et si Rousseau peut être qualifié de dément dans le dernier des cas que j’ai énumérés, qui osera dire que, sauf le degré, il ne l’était pas aussi dans les autres ? Il l’était… oh ! mon Dieu, comme le seraient beaucoup d’hommes à nos yeux, si nous les connaissions, s’ils écrivaient des livres et si, parmi leur déraison, ils avaient quelque génie (pp. 341-42).


Le dernier trait remet les choses au point : s’il ne s’agit plus que d’une sorte de « folie commune, » on n’en peut alors discuter que la nuance ou le degré. Remarquons pourtant que les réformateurs sociaux, les utopistes, les éducateurs, les pédagogues, depuis Platon jusqu’à Karl Marx et au-delà, ont tous conçu des idées que certains de leurs lecteurs trouvent folles, qui le sont peut-être quelquefois, dont quelques-unes deviennent fécondes en se modifiant, mais dont beaucoup avortent misérablement. Et ils ne sont pas fous pour cela : car, s’il suffisait, pour être fou, d’être absurde eu ces difficiles matières, il faudrait conduire aux Petites-Maisons nombre de « sages législateurs » de nos pays civilisés, puisqu’il y en a bien peu qui n’aient à maintes reprises, dans leurs discours, leurs manifestes ou simplement leurs interruptions, dans les parlemens, ou dans les commissions, ou devant leurs électeurs, franchi hardiment la limite. La singularité des opinions ne saurait passer pour un symptôme de folie, et si Rousseau n’avait écrit que les grands ouvrages où il expose les siennes, il faudrait renoncer à poser la question : d’autant plus qu’ils ont tous été composés dans un temps où sa conduite ne trahissait pas le moindre désordre cérébral. Le docteur Möbius a excellemment marqué les caractères et les limites de la maladie, dans un morceau si décisif, qu’il me faut le citer presque entier :


On pensera ce qu’on voudra de la monomanie : dans des cas comme celui de Rousseau, on ne pourra jamais parler que d’une limitation de la responsabilité dans des directions déterminées. Ce point admis, il sera très difficile de juger les actions ou manifestations isolées des hommes dont l’esprit est troublé n’importe comment, parce que, dans la correspondance souvent cachée des états d’âme, il n’est pas toujours possible de décider si l’action ou la manifestation discutable se trouvait en rapports avec la perturbation intellectuelle… Si quelqu’un souffre du délire des persécutions, une lumière fausse tombera nécessairement sur tous les rapports de sa personne morale avec le monde extérieur, et chacune de ses manifestations, dans ce sens, deviendra suspecte. C’est le cas pour la folie de Rousseau, atténuée ou peut-être retenue dans de certaines limites par la force naturelle de son génie… Quand un malade du délire de la persécution n’est jamais infidèle à la vérité même envers ceux qu’il reconnaît pour ses ennemis, fait au contraire ressortir avec énergie leurs bons côtés, quand, par délicatesse, il tait des choses qu’il pourrait alléguer pour sa défense, quand il se juge soi-même avec sévérité et se montre doux pour les autres, on trouvera digne des plus grands éloges un sens si droit, que la maladie même n’a pu atteindre. On admirera doublement l’homme qui, malgré l’obscurcissement de son esprit, a conservé une amabilité d’enfant et est demeuré incapable de haine (p. 179-80).


Voilà qui nous transporte à une distance presque égale de l’optimisme de Mme Macdonald et du pessimisme de M. Lemaître, lesquels jouent respectivement ici les rôles traditionnels du médecin Tant-Mieux et du médecin Tant-Pis. Le point de vue du docteur Möbius s’impose entre les opinions extrêmes de ces deux « laïques, » qui tranchent la question d’après leurs impressions plutôt qu’en bonne connaissance de cause. Je n’ai pas une foi aveugle aux diagnostics posthumes des médecins, qui ont déjà tant de peine à lire dans les corps des vivans. J’en ai moins encore à ceux des aliénistes, car de toutes les branches de la médecine, celle où ils s’exercent est une des plus incertaines. Je ne puis cependant m’empêcher de croire le docteur Möbius assez près de la vérité : tout ce que nous lisons, tout ce que nous savons de Rousseau nous montre que, si sa manie de persécution fut incontestable, elle ne gêna jamais sa pensée dans son essor, pas plus qu’elle ne diminua son prestigieux talent d’écrivain. Les Dialogues, on l’a souvent dit, sont de tous ses ouvrages celui où cette manie se manifeste le plus péniblement ; et pourtant, que de pages admirables on y rencontre !


IV

De même qu’elle a voulu écarter de Rousseau l’accusation de folie, Mme Macdonald a essayé de le décharger du plus lourd reproche qui pèse sur sa mémoire, l’abandon des enfans : dure entreprise, où elle a mis beaucoup d’ingéniosité au service de sa passion[44]. J’ai touché, dans deux de mes ouvrages[45], à cette question, qui pour moi n’en est pas une ; il me faut cependant mentionner ici les argumens qu’on a invoqués pour douter de l’évidence.

Mm8 Macdonald est partie d’un certain nombre d’observations incontestablement justes. Elle a remarqué qu’on ne trouve, dans les correspondances contemporaines, aucun vestige de cette histoire, dont les personnes qui la connurent ne parlèrent qu’après coup[46] ; que Diderot ne l’allégua à la charge de son ancien ami, ni dans ces « Tablettes » où il lui reproche des « scélératesses » beaucoup moins graves, ni dans les deux fragmens de l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron où il piétine si furieusement son cadavre ; qu’on n’a pu découvrir dans les archives des Enfans-Trouvés aucune trace d’un dépôt d’enfant effectué par la Gouin (la sage-femme « prudente et sûre » qui fut chargée de ce soin) ; que, ces archives étant bien tenues, La Roche, l’homme de confiance que la maréchale de Luxembourg, en 1761, chargea d’y faire des recherches à la prière de Rousseau, n’aurait pas manqué de retrouver au moins le premier enfant, — puisqu’un chiffre de reconnaissance avait été attaché à ses langes, puisque Rousseau en avait le double, et puisqu’on était fort soigneux des moindres marques qui pouvaient aider un jour à identifier les petits abandonnés ; que, d’autre part, les cinq enfans sont nés dans un délai bien court ; que la fécondité de Thérèse cessa brusquement, dès qu’elle se trouva à l’Ermitage, sous les yeux sagaces de Mme d’Épinay ; que Grimm et Diderot avaient de fréquens colloques avec la mère Levasseur, et lui faisaient une pension de trois cents livres sans qu’on ait jamais su pourquoi ; — et que tout cela est bien singulier.

Que tout cela soit singulier, je le veux bien : encore qu’on ait vu quelquefois cinq enfans naître dans le délai de six ou sept ans, que la fécondité d’une femme puisse aussi bien s’arrêter après ses cinquièmes couches qu’après les premières ou les dixièmes, et que ce soit à l’année 1756 que Rousseau mentionne les inquiétans conciliabules de sa pseudo-belle-mère avec ses faux amis, tandis que le premier enfant naquit, d’après les Confessions, dans l’hiver de 1746-47[47]. Mais quand on a reconnu ces singularités, aucun fait précis, rien, absolument rien ne permet d’en tirer une conséquence quelconque, sinon celle-ci, qu’il y a dans le monde beaucoup de choses que nous ne comprenons pas. Cependant Mme Macdonald s’enfonce hardiment dans le grand trou noir ouvert derrière ces « évidences, » et suppose que Thérèse n’a jamais été enceinte, mais que, sur les conseils de sa mère et d’accord avec Grimm, elle simula cinq fois la grossesse et l’abandon, afin de maintenir plus sûrement Jean-Jacques dans leur dépendance !

Il m’en coûte un peu de contrister un critique qui a apporté tant d’élémens nouveaux et précieux à l’étude de Rousseau ; mais je suis obligé de dire que cette hypothèse, qui ne repose que sur des données négatives, ne supporte pas un instant l’examen. Il suffit de la placer sous la lumière du simple bon sens pour la voir chanceler. Pendant la période où naquirent les enfans, Thérèse et Jean-Jacques, il est vrai, n’habitaient d’abord pas ensemble ; mais il était presque continuellement chez elle. De plus, à partir de 1749, ils mirent « tout en commun, » comme il est dit dans les Confessions (L. VIII), ne firent plus « qu’un ménage » qui s’installa dans « un petit appartement à l’hôtel du Languedoc, rue de Grenelle-Saint-Honoré, chez de très bonnes gens. » Ils ne s’y trouvaient certainement pas à l’aise, avec peu de meubles et peu d’espace : comment donc croire que, dans des conditions de gêne peu favorables à sa supercherie présumée, Thérèse réussit, cinq fois de suite, à soutenir un rôle qu’il eût été si facile de percer à jour ? Comment admettre que Jean-Jacques ne s’aperçut jamais qu’elle n’avait aucun symptôme réel de grossesse ? Son insondable bêtise compromettrait alors ses livres bien plus que la folie dont Mme Macdonald a voulu le défendre : car enfin, si le génie a quelques relations avec la folie, il n’en a aucune avec l’imbécillité, et il serait établi que l’auteur de tant d’ouvrages immortels, qui tendent à réformer la société, ne possédait même pas la pauvre petite part de clairvoyance dévolue aux plus simples d’entre nous. Sans compter que le calcul de la mère Levasseur et de Grimm dépasserait tout ce que pourrait concevoir l’imagination la plus mélodramatique en scélératesse autant qu’en complication, en péril et en inutilité : puisque les deux complices savaient à quel point Rousseau dépendait déjà de sa « gouvernante, » et n’était pas homme à manquer à sa promesse de ne jamais la quitter. Mais l’hypothèse achève de s’écrouler, si on la rapproche simplement du récit des Confessions (L. VII et VIII) : il ressort, en effet, de ce récit, que l’idée de porter les nouveau-nés aux Enfans-Trouvés ne fut point suggérée à Rousseau par la mère Levasseur, ni par Grimm, ni par Thérèse, mais par le ton des conversations qu’il entendait tous les jours à la table de Mme La Selle, où il prenait ses repas dans la compagnie d’hommes peu scrupuleux sur les mœurs :


Je me dis : Puisque c’est l’usage du pays, quand on y vit on peut le suivre. Voilà l’expédient que je cherchois. Je m’y déterminai gaillardement sans le moindre scrupule ; et le seul que j’eus à vaincre fut celui de Thérèse, à qui j’eus toutes les peines du monde de faire accepter cet unique moyen de sauver son honneur. Sa mère, qui de plus craignoit un nouvel embarras de marmaille, étant venue à mon secours, elle se laissa vaincre.


Ainsi, la mère Levasseur n’entre en scène qu’une fois la décision prise par Rousseau, pour achever de persuader sa fille ; et celle-ci ne se résigne qu’avec peine au douloureux expédient. Mme Macdonald soutient, il est vrai, que Jean-Jacques prête par chevalerie et pour l’honorer ces scrupules à la « gouvernante. » Mais sur quoi s’appuie-t-elle ? Sur quel mot, sur quel indice, sur quel signe ? Elle « suppose ! » Que signifie une telle « supposition, » absolument gratuite, en regard de l’affirmation catégorique, de Rousseau ? Plus loin, d’ailleurs, le récit des Confessions devient encore plus décisif : il nous apprend que les couches de Thérèse furent tenues secrètes ; que cependant, on en parla aux amis les plus intimes, Grimm, Diderot, Mme d’Épinay ; et que même, une fois, Thérèse s’étant trouvée plus mal, Rousseau fut obligé de s’ouvrir au médecin Thierry, qui la soigna. Il aurait donc fallu qu’il fût aussi du complot, ce médecin-là !

Par souci d’équité, par sympathie lentement acquise pour l’homme dont il disséquait l’œuvre, M. Lemaître a eu la même hésitation qu’avait Mme Macdonald par enthousiasme. Comme elle, il a cherché une hypothèse qui décharge Rousseau du témoignage porté par lui contre lui-même ; et son subtil esprit, qui n’est jamais à court, a trouvé celle-ci, que je lui laisse exposer :


Affligé des infirmités que vous savez, à cause de cela timide avec les femmes, les adorant toutes et ne concluant jamais ; sans autre liaison que celle de Thérèse ; abstinent dans un monde aux mœurs extrêmement relâchées ; devinant ce que sa conduite et le siège même de sa maladie pouvait suggérer à la malignité des gens, le lisant peut-être dans les yeux de ses amis, et surtout de ses amies, — ne se pourrait-il pas qu’une de ses pires terreurs, et la plus obsédante, eût été de passer pour impuissant ? — De là, cette réplique qu’on peut appeler triomphante : la fable des cinq enfans, et parce qu’il n’aurait pas pu les montrer et que, d’autre part, l’horreur d’un tel aveu en impliquait la véracité, l’histoire du quintuple recours aux Enfans-Trouvés. Peut-être Rousseau, imaginatif et « simulateur » comme il était, a-t-il mieux aimé paraître abominable que d’être soupçonné d’une des disgrâces les plus mortifiantes pour l’orgueil masculin. (p. 59).


Mais M. Lemaître est le premier à confesser que son « hypothèse est fragile, » et qu’elle ne tient guère devant le ton si pénétré, si douloureux, des aveux répétés de Rousseau.

Cependant, Mme Macdonald avait découvert, dans les Archives des Enfans-Trouvés, de curieuses pièces que M. Lemaître est allé examiner après elle, et moi après lui. Mme Macdonald en repousse avec précipitation le témoignage[48] ; M, Lemaître conserve des doutes[49]. Je dois dire que, malgré la coïncidence des dates, des noms propres, et malgré celle de deux prénoms avec les prénoms de la mère Levasseur, ces pièces ne me semblent pas pouvoir se rapporter à l’enfant présumé de Rousseau. On s’en rendra compte en les examinant :

D’abord, dans le registre des dépôts, à la date du 21 novembre 1746, on peut lire ces lignes que M. Lemaître a transcrites :


Joseph Catherine Rousseau, donné à Anne Chevalier, femme André Petitpas, à Guitry (Andelys), 1er mois 6 francs, payés 22 décembre 46 ; 21 janvier 1747, 5 francs, 2e [mois] jusqu’au 14 janvier 1747, jour du décès, un mois 23 jours.


Dans les dossiers de la même année, Mm6 Macdonald a trouvé, remplie, une formule imprimée que voici (les mots soulignés sont ceux écrits à la main) :


De l’ordonnance de Nous Charles Daniel de la Fosse, avocat en parlement, conseiller du Roy, commissaire enquêteur et examinateur au Châtelet de Paris, préposé pour la police au quartier de la Cité, a été levé un enfant masle nouvellement né, trouvé à la salle des accouchées de l’Hôtel-Dieu, lequel nous avons à l’instant envoyé à la couche des Enfans Trouvés, pour y être nourri et allaité de la manière accoutumée. Fait et délivré en notre hôtel, ce 21 novembre mil sept cent quarante-six, onze heures du matin.


Enfin, à ce procès-verbal est annexé un petit papier manuscrit, où l’on peut lire :


Marie-Françoise Rouseaux [le nom est barré et remplacé par Rousseau] un garçon le 19 novembre 1746.

Joseph Catherine a été baptisé ce 20 novembre 1746, Daguerre prêtre.


Les deux phrases ne sont pas de la même écriture.

Si l’on examine ces trois pièces en rapprochant les dates, on voit aussitôt que les nom et prénoms inscrits sur le papier manuscrit, qui fut annexé au procès-verbal habituel et apporté aux Enfans-Trouvés en même temps que le nouveau-né, ne peuvent être que ceux de la mère : pour les appliquer à Thérèse, il faudrait donc admettre que la Gouin prit au hasard ces deux prénoms qui étaient ceux de la mère Levasseur, ou que celle-ci les unit au nom défiguré de Jean-Jacques ; et cela est un peu compliqué. La mention de la formule imprimée : « trouvé à la salle des accouchées de l’Hôtel-Dieu, » figure sur tous les procès-verbaux de cette époque : c’était une fiction habituelle, et l’on n’en peut rien inférer. Donc, après comme avant la découverte de ce petit disparu, il reste acquis qu’aucune trace certaine du dépôt du premier-né de Rousseau ne subsiste dans ces archives. Ce résultat négatif ne modifie en rien mon opinion : la preuve de l’existence et de l’abandon des enfans, ce sont les aveux de Rousseau. Elle suffit : ces aveux, si évidemment sincères, convaincront quiconque ne tient pas absolument à n’être pas convaincu.


V

Si Mme Macdonald, sans prétendre d’ailleurs donner à son hypothèse un caractère de certitude qu’elle ne saurait avoir, a mis tant d’ardeur à résoudre à sa manière l’affaire des enfans, c’est qu’elle y attache une importance décisive. Un peu imprudemment pour sa thèse, elle déclare que « toute la question de la sincérité de Jean-Jacques dépend du véritable éclaircissement de ce mystérieux chapitre de sa vie (I, 140). » Ce n’est pas toutefois la question de fait qui la préoccupe à ce point : elle admet que Rousseau a pu abandonner ses enfans sans manquer entièrement à sa mission de réformateur moral, pourvu qu’il n’y ait mis aucune cruauté envers eux ni envers Thérèse, non plus qu’aucune hypocrisie. Et là-dessus, elle raisonne à merveille, encore que le texte des Confessions, comme nous l’avons vu, ne permette pas d’établir que Thérèse fut facilement consentante. Mais, s’il est difficile de discuter les faits, il est impossible de discuter les sentimens, et des problèmes ainsi posés deviennent insolubles. Les hommes ne sont jamais ni tout à fait bons ni tout à fait mauvais : ils sont un mélange des deux élémens. Le triomphe momentané de l’un ou de l’autre dans leurs âmes ne saurait égarer une critique consciente de leur complexité. Je tiens pour indiscutable, qu’à cinq reprises, Rousseau fit porter ses enfans aux Enfans-Trouvés. Je ne songe pas à l’excuser de cet oubli du premier des devoirs. Je croirais même indigne de lui d’invoquer en sa faveur les excuses que fourniraient les mœurs d’une époque où, comme Mme Macdonald n’a pas manqué de le rappeler, beaucoup en faisaient autant, sans qu’une telle conduite soulevât l’universelle et sincère réprobation qu’elle provoquerait aujourd’hui. Je dirai seulement qu’à l’inverse de tant d’autres, il reconnut son erreur ou sa faute ou son crime, et qu’il puisa dans le sentiment profond qu’il en eut, comme dans celui qu’il conserva toujours de toutes ses défaillances, la force régénératrice qui le transforma. Peut-être Mme Macdonald n’aurait-elle pas fait « dépendre » de ce « mystère » toute l’interprétation du caractère de Rousseau si, là encore, elle avait mieux tenu compte de la chronologie : car les hommes ne se forment, — mœurs, idées, opinions, croyances, — que dans la durée, par états successifs ; et l’on ne peut les juger, ou, ce qui importe davantage, les connaître et les comprendre, qu’en possédant la « courbe » complète de leur vie, de manière à savoir non seulement ce qu’ils ont été, mais aussi, mais surtout ce qu’ils sont devenus.

Or, dans cet étonnant exemplaire d’humanité que fut Rousseau, chacune des deux natures, la bonne et la mauvaise, existait comme si son génie les eût sublimées et poussées à leur extrême puissance. Pendant toute la première partie de sa vie, jusqu’à sa fameuse réforme morale, et même longtemps après qu’il l’eut entreprise, le mauvais élément l’emporta, favorisé d’ailleurs par les circonstances les plus exceptionnelles qu’on puisse concevoir. Mais il advint que ses erreurs, ses fautes, et surtout le sentiment profondément humain et généreux qu’il eut toujours de leurs conséquences, l’éclairèrent sur des vérités qu’il avait longtemps ignorées ou méconnues. Et cela est infiniment douloureux : car, s’il y a plusieurs moyens de faire son éducation, la plus amère est sans doute d’apprendre la valeur du bien par la pratique et l’expérience du mal. Comme il l’a dit maintes fois[50], il avait l’amour du bien comme celui de la vérité : et il faisait le mal comme il mentait : « En m’épluchant de plus près, raconte-t-il dans cette Quatrième Promenade où il analyse avec tant d’acuité l’idée de mensonge, je fus bien surpris du nombre de choses de mon invention que je me rappellois avoir dites comme vraies dans le même tems où, fier en moi-même de mon amour pour la vérité, je lui sacrifiois ma sûreté, mes intérêts, ma personne, avec une impartialité dont je ne connois nul autre exemple parmi les hommes. » Contradiction dont on ne pourrait sourire qu’en oubliant les saints, les héros, les martyrs qui, avant leur conversion, l’ont eux-mêmes subie et déplorée[51] ! « Voici ce qui me distingue des autres hommes que je connois, écrivait-il aussi à Mme d’Houdetot[52] : c’est qu’au milieu de mes fautes je me les suis toujours reprochées ; c’est qu’elles ne m’ont jamais fait mépriser mon devoir, ni fouler aux pieds la vertu ; c’est qu’enfin j’ai combattu et vaincu pour elle, dans les momens où tous les autres l’oublient. » Et il ne dit rien là qui ne soit sincère, rien qui ne soit exact, rien dont l’aboutissement de sa pensée et de sa vie ne soit le témoignage. On a beau jeu à dresser le bilan de ses défaillances : il est plus équitable de reconnaître qu’à travers tant d’humilians avatars, tant de lamentables épreuves, il n’a jamais cessé de s’ennoblir. L’erreur de Mme Macdonald est de vouloir absolument qu’il fût, dès l’origine, l’homme qu’il est devenu à la fin ; comme celle de M. Lemaître, — si j’ose dire, — est de chercher, épars dans tout son être, le principe de sa folie : alors qu’il paraît impossible de voir en cette folie autre chose et plus qu’un accident tardif, qui n’a pas plus atteint sa raison générale qu’une maladie quelconque, contractée entre quarante et cinquante ans, n’atteint notre santé antérieure. Peut-être faut-il ajouter que la façon progressive dont il accomplit sa « réforme, » les cuisans souvenirs qu’il gardait de toutes ses fautes, les soins qu’il mit à peser ses moindres actions, le poussèrent à des scrupules qui devinrent morbides avec le développement de sa « paranoïa, » et finirent souvent par mettre les apparences contre lui. Si l’on examine, par exemple, ses rapports avec quelques-uns de ses amis les plus chers, comme la marquise de Verdelin ou Georges Keith[53], on comprend qu’ils aient pu le croire coupable envers eux, et se soient écartés de son chemin. Mais on distingue aussi que ce furent ses raffinemens de délicatesse qui leur donnèrent cette fausse idée ; et l’on ne saurait relire les lettres déchirantes qu’il leur adressa sans y reconnaître, avec une poignante émotion, la soif éperdument sincère d’affection, de tendresse, de confiance qui lui dévora l’âme et ne fut jamais complètement étanchée.

M. Jules Lemaître, je le rappelle, s’était mis à l’œuvre avec toutes sortes de préventions contre Jean-Jacques, et même en le croyant « méchant. » En les perdant en chemin presque toutes, il a reconnu avec une grande loyauté et montré avec beaucoup de force cette lente et graduelle ascension, ou, pour lui emprunter une de ses expressions les plus heureuses, cette « purification. » En sorte qu’au terme de son étude, sans se relâcher de sa sévérité pour les œuvres et leurs conséquences, il a pu rendre pleine justice au dernier état moral de Jean-Jacques ; et il l’a, si l’on peut dire, reproduit sous nos yeux, en quelques traits décisifs qui ne s’effaceront pas :


Il était dans un état d’âme proprement mystique. Il se voyait comme le saint homme Job sur son fumier, délaissé de tous, et n’ayant de recours qu’en Dieu. Mais, parmi ses souffrances, son incroyable optimisme, — fils du rêve, — ne faisait même pas à Dieu les objections de Job. Il semble qu’à ce moment-là, les vertus dont il avait le germe se fussent parachevées en lui et que les autres lui fussent venues : douceur, charité, résignation, simplicité, désintéressement, goût de la sainte pauvreté ; toutes, dis-je, sauf l’humilité. Mais, du moins, sa soumission à Dieu et son détachement du monde étaient complets (p. 325-26).


Songez que cet homme avait touché au sommet de la gloire : rien de plus facile pour lui que de s’assurer une vieillesse illustre, avec de l’argent, des pensions, une cour de flatteurs. Il dédaigne tous ces avantages pour un humble travail manuel, dans la gêne de son pauvre logis : et à coup sûr, s’il y a souvent eu de pénibles dissonances entre ses intentions et ses actes, entre ses paroles et sa manière de vivre, il est ici en parfaite harmonie avec lui-même. Ce grand passionné dont « la plume brûlait le papier, » selon le mot de Voltaire à qui personne ne fit jamais le même compliment, a fini par élever jusqu’à lui la pauvre femme qu’il avait associée à sa destinée, et qui, lui disparu, retombera à son véritable niveau : comme ces artistes qui plaquent sur une matière vulgaire des dessins d’or ou d’argent, il orne au jour le jour de la splendeur de ses rêves cette affection qui paraît médiocre à tous les yeux, mais qui fut belle dans son cœur, du moins à ce moment. Tant d’amis l’ont trahi, que, sa funeste manie aidant, il se méfie de ceux qui l’approchent, de ceux qu’il connaît. Pourtant, cette méfiance n’altère point sa bienveillance, laisse intact en lui cet infini besoin de tendresse et de bonté dont il a fait sa plus belle vertu. Si pauvre qu’il soit, il aide les plus pauvres. Il videra sa chétive bourse pour offrir des « oublies » à de petites promeneuses, en recommandant « à l’oublieur d’user de son adresse ordinaire… en faisant tomber autant de bons lots qu’il pourroit, » — car il a toujours le goût romanesque d’arranger le hasard, — pendant que Thérèse insinue gentiment « à celles qui avoient de bons lots d’en faire part à leurs camarades[54]. » Il compose de jolie musique sur les vers de Deleyre ou de Mme de Corancez, sans les trouver détestables, tant l’indulgence habite en lui. Il donne l’hospitalité à un ménage d’hirondelles, en se gênant pour les accueillir. Jamais il ne dit de mal de qui que ce soit : « Souvent en me parlant de personnes, rapporte Corancez, il lui arrivoit de les classer dans le nombre de ses ennemis ;… mais dans ce cas-là même, jamais, du moins devant moi, il ne s’est permis de s’expliquer sur leur compte, soit en leur imputant des faits particuliers, soit en se permettant, à leur égard, des qualifications injurieuses[55]. » Le travail le distrait, la bonté l’ennoblit, les accès de la funeste manie semblent même s’espacer davantage. Rousseau ne cherche plus à défendre sa réputation : il s’est élevé au-dessus de tous les bruits que font les hommes. Un grand apaisement s’est fait dans son âme si longtemps agitée. Il n’entend pas gronder au loin les orages qui s’amassent autour de son œuvre, ceux que son nom soulèvera. Il sent que son cœur est pur, cela lui suffit pour attendre la mort…

A quoi servirait-il de vivre, si ce n’était pour s’améliorer sans cesse ? Et à quoi servirait une « purification » si complète de soi-même, si les descendans, quand elle leur appartient, ne savaient la reconnaître, la louer ? si elle n’offrait son exemple et son réconfort à ceux qui s’efforcent vers le mieux, parfois à travers bien des chutes, des erreurs, des défaillances ? Que les adversaires n’aient pas désarmé au lendemain de la mort, que les anciens amis aient continué d’accumuler les calomnies pour se défendre eux-mêmes devant le siècle et devant la postérité, la violence des luttes humaines, l’âpreté des intérêts et des glorioles suffit à l’expliquer. Mais voilà bientôt cent cinquante ans que Rousseau est descendu dans la tombe. Si même beaucoup, en remuant sa cendre, éprouvent comme M. Lemaître « une horreur sacrée… devant la fatale grandeur de son action sur les hommes, » n’est-il pas temps enfin de parler de lui avec sérénité, de reconnaître l’immense effort dont cette vie fut remplie, au travers d’une succession inaccoutumée de poignantes émotions, et la majesté finale qu’elle prend pour avoir oscillé entre tant d’extrêmes et renfermé, de ses commencemens à son terme, tant de souffrances, de misères, de désirs, tant de rêves et tant de pensées, tant de mal et tant de bien ?


EDOUARD ROD.

  1. Du caractère intellectuel et moral de J.-J. Rousseau, par L. Brédif (in-8° Hachette, 1906). — On trouvera également des aperçus intéressans dans le Romantisme français, par M. P. Lasserre (in-8° Mercure de France, 1907), dans l’Impérialisme démocratique, par E. Seillière (in-8°, Plon, 1907), et dans Jean-Jacques Rousseau et le Droit des gens, par G. Lassudrie-Duchêne (in-8°, Jouve, 1906). — Je ne signale ici que des livres récens. A signaler aussi les deux premiers et fort intéressans volumes des Annales dont la Société J.-J. Rousseau, récemment fondée à Genève, a entrepris la publication.
  2. Voyez entre autres l’histoire de la prétendue lettre à Saint-Lambert, II, p. 1-26.
  3. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis, 2 vol. in-8, Paris, 1865, t. I, p. 335-53.
  4. J.-J. Rousseau et Madame d’Houdetot, extrait du t. II des Annales de la Société J.-J. Rousseau, Genève, 1906, p. 9-13.
  5. Éd. Tourneux, III, 249-57.
  6. «… J’avois un Aristarque sévère et judicieux, je ne l’ai plus, je n’en veux plus ; mais je le regretterai sans cesse, et il manquera bien plus encore à mon cœur qu’à mes écrits. »
  7. Cf. Macdonald, II, p. 1-40, passim.
  8. II, p. 6-7.
  9. 4 juin 1756, éd. Garnier, t. XXXIX, n° 3180.
  10. Le 12 septembre, N° 3233 de l’édition Garnier.
  11. Voyez sa lettre à Tronchin, 25 janvier 1757, dont un passage est publié dans Sayous, le Dix-huitième siècle à l’étranger, I, p. 258-59. Cf. H. Tronchin, Théodore Tronchin, Paris, 1906, p. 246-59.
  12. Éd. Tourneux, III, p. 24945.
  13. Éd. Tourneux, XIX, p. 432-38.
  14. II, p. 7-14 et appendices, note F.
  15. Macdonald, II, 42 sq.
  16. XIX, 446 sq.
  17. 1er déc. 1758, IV, p. 52-55.
  18. 1er fév. 1759, IV, p. 75-78.
  19. 3 fév. 1761, IV, p. 342-46.
  20. V, p. 92-106.
  21. II, 95-182, et Index.
  22. 1er août 1762, V, p. 139.
  23. 15 mai 1763. V, p. 290-93.
  24. 1er nov. 1763, VI, p. 113-14.
  25. 15 janv. 1765, VI, p. 176-82.
  26. 15 oct. 1766, VII, p. 139-46.
  27. T. I, p. 84-140 ; appendices, note DD ; — avec fac-similés.
  28. Je copie ces notes telles que Mme Macdonald les a données ; mais certains mots pourraient se lire autrement ; par exemple, d’après le fac-similé, je lirais : « Dans le cas (,) promenade ou conversation (,) de deffendre », etc.
  29. Éd. Brunet, III, p. 30 ; Macdonald, I, p. 94.
  30. Appendices DD, I, p. 388.
  31. Appendices DD, I, p. 389.
  32. T. IV, p. 52-55, 342-46, etc.
  33. App. DD, 1, p. 385-86, et t. II, p. 65-76.
  34. App. DD, I, p. 386.
  35. App. DD, I, p. 398.
  36. Ibid., p. 401.
  37. Voyez entre autres, p. 347-15. — M. Brédif suppose que la cause première de la rupture de Diderot avec Rousseau, fut le « flagrant délit » où Rousseau aurait été pris par son ami, « d’avoir essayé de donner à Mme d’Houdetot des scrupules de conscience, avec l’espoir secret de supplanter Saint-Lambert. » Et nous savons maintenant ce qu’il faut penser de cette prétendue hypocrisie, et de la lettre où Diderot raconte mélodramatiquement la terrible impression qu’il en eut.
  38. II, p. 238.
  39. J.-J. Rousseau, t. II, des Ausgewühlte Werke, 8°, Leipzig, 1903. La première édition est de 1889. Cf. l’article de Brunetière, dans la 4e série des Études critiques sur l’Histoire de la littérature française, p. 325-55 ; puis, entre autres, la Folie de J.-J. Rousseau, par le Dr Châtelain, in-18, Neuchâtel, 1890 ; et l’Histoire médicale de J.-J. Rousseau, par Sibiril, Bordeaux 1900.
  40. Hachette, DCCLXXXV.
  41. I, 14.
  42. De J.-J. Rousseau, extrait du Journal de Paris des n° 251, 256, 258, 259, 260 et 261 de l’an VI. Je renvoie au tirage à part, publié sans autre indication.
  43. De mes rapports avec J.-J. Rousseau, in-12, Paris, l’an VI, 1798.
  44. 1, 140-184 ; Revue du 1er oct. 1898, et Studies in the France of Voltaire and Rousseau, p. 109-162.
  45. Dans l’Affaire J.-J. Rousseau et dans les appendices de ma pièce le Réformateur.
  46. La plus ancienne mention que j’en connaisse se trouve dans une lettre du Dr Tronchin à J. Vernet, du 18 mai 1763, publiée dans G. Maugras, Voltaire et J.-J. Rousseau, p. 273.
  47. Sur la date de cette naissance, voyez E. Ritter, dans la Revue d’histoire littéraire de la France, 1900, p. 314.
  48. I, 417-18, p. 61, sq.
  49. P. 61, sq,
  50. Voyez mon Affaire J.-J. Rousseau, p. 74, sq.
  51. Je tiens à citer ici ces dernières lignes du livre de M. Brédif, qui a poursuivi et souvent résolu ces contradictions avec beaucoup de clairvoyance, et qui termine sa patiente étude dans un grand esprit d’équité, en ces termes :
    « Névrosé, sensitif, d’une complexion unique jusqu’ici, âme nettement cassée en deux par l’idée et l’acte, l’Achille et le Thersite ; esprit assujetti au mécanisme d’un cerveau étrange ; organe également éclatant d’erreur et de vérité ; dans ses œuvres étonnantes dignes d’admiration, dans sa vie orageuse et parfois amorale digne de compassion, Rousseau, justiciable de la psychologie pathologique, autant que de la critique littéraire, a plus d’un titre à l’indulgence dont il donnait l’exemple à l’égard des écrivains. Entraînant par l’éloquence, profond par la sensibilité, il a remué mieux que nul autre plusieurs bonnes fibres de l’âme humaine. La poésie de ses rêveries nous ravit avec lui aux sphères célestes ; moraliste et politique, il puise sa plus grande énergie communicative dans la revendication des droits de la nature. La cognée de l’auteur d’Emile a ébranlé des superstitions, abattu des préjugés ; ses aspirations profanes et religieuses peuvent se ramener à une seule, la justice : au nom de la justice, Rousseau réclame de Dieu la vie future et des hommes l’égalité. Puisqu’il n’a pas la bonne fortune de compter parmi les rares élus devant qui tous s’inclinent, sacrifions la sympathie ou l’antipathie à l’équité. Juge de son être moral, il se frappe la poitrine la tête haute ; en s’accusant, il se glorifie. Soyons pour lui plus modestes : respectons-le. Sans défiance contre ses passions, il fut courageux vis-à-vis des hommes dans la pensée de leur être utile, et il a chèrement payé l’auréole de génie qui le protège. »
  52. 25 mars, 17-58, Cor. éd. Hachette, CLXXXI.
  53. Macdonald, II, 228-34.
  54. IXe Promenade.
  55. Loc. cit., 27-28.