Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage autour du Mont Blanc/14

Voyage autour du mont Blanc



QUATORZIÈME JOURNÉE.


Que nous avons bien fait d’attendre à Viége, en allemand Wisp ! Aujourd’hui pas un nuage ne flotte dans toute l’étendue du firmament, et au fond de cette gorge, hier obscure et fermée, des cimes, ici encore enveloppées d’ombre, plus haut frangées des scintillantes clartés du lever. Comme à Sion, nous laissons nos sacs à l’auberge et nous partons de bonne heure, allégés de tout ce qui ne nous est pas strictement nécessaire pour une expédition de trois jours.

Derrière Viége, le pays est immédiatement solitaire, boisé, pittoresque tout autrement qu’il ne l’est dans la vallée du Rhône à l’endroit où on vient de la quitter, et sûrement bien des artistes qui ne font que traverser Viége ne se doutent pas que ce hameau leur masque des ombrages tout prochains, des eaux, des rochers, des sites qu’ils s’en vont peut-être chercher bien loin, alors qu’ils les trouveraient là tout prés d’eux. À la vérité, nous cheminons dans cette gorge avant que le soleil y ait pénétré, et il est possible que cette ombre du matin, au sein de laquelle se tempère l’éclat et s’effacent les crudités, ait contribué à séduire notre jugement ; sans compter que là où l’on jouit, là où l’on est heureux, dispos, en train de fête, les objets paraissent facilement admirables et la belle nature plus belle encore.

Mais à une heure de Viége, et du milieu d’un pont que l’on passe là, nous découvrons tout à coup un de ces spectacles qui certainement raviraient d’admiration jusqu’à un hypocondre lui-même, si ce n’était que, pour les malheureux qui sont travaillés d’une noire tristesse, plus le spectacle est riant, portant à la sérénité ou à la joie, plus il leur paraît amer et insupportable. C’est, au point d’embranchement des deux vallées de Saas et de Zermatt, et comme au plus profond d’un sombre entonnoir, un mamelon verdissant d’herbages, ceint de noyers, couronné d’une blanche église, sur lequel le soleil levant lance au travers d’une étroite fissure ses premiers feux. Autour, tout est nuit et horreur ; mais dans cet humble Élysée tout éclate, tout scintille, tout est vif, pur et souriant à la fois. Vite M. Töpffer se met à l’œuvre ; mais c’est sottise, car il n’appartient pas aux plombagines réunies du monde entier, et de Viége aussi, de reproduire cette poésie toute d’effet, de couleur, de paix matinale, et qui ne se laisse aucunement saisir par des traits et des hachures. À vous, poëtes, de croquer, de peindre ces choses ; de les peindre, entendons-nous bien, c’est-à-dire d’en retracer le charme dans quelques vers frais, naturels, riches d’images simples et de couleurs vraies, et non pas de les décrire. Décrire, pour le poète, c’est ramper ; peindre, c’est, d’un essor facile, s’envoler dans les airs, pour de là voir d’un regard et exprimer d’un accent.

Jocelyn est l’œuvre d’un grand poëte, mais qui, ou las ou pressé d’arriver, au lieu de s’élever vers la nue, rase le sol, et y touche parfois du bout de son aile. La description y abonde, belle sans doute, semée de traits charmants et d’éclatantes raretés, mais trop détaillée déjà, trop plastique, comme disent les doctes, pour qu’elle puisse attacher beaucoup, pour qu’elle n’ait pas ce défaut de charmer les sens toujours, là où il ne fallait que donner l’éveil à l’âme. Et toutefois, ici encore se reconnaît le cygne, et sa blancheur, et sa grâce… Mais quand c’est M. Victor Hugo qui décrit, ce n’est plus alors que l’antiquaire, que l’architecte, que le joaillier, que le brodeur, que le cicérone de l’Orient, de l’Océan, de Mirabeau, des cathédrales. Avec ce cicérone, c’est à pied que l’on chemine : l’on côtoie, l’on tourne les monuments ; l’on touche, l’on manie les objets ; et là où l’œil nu ne suffit pas, il vous prête sa loupe. Delille, aussi abusivement descriptif, est vraiment plus peintre.

Ce clocher qui scintille, c’est celui de Stalden, un tout petit hameau, à deux heures de Viége. On y gravit le long d’un chemin tortueux bordé de blocs alignés et qu’enserrent sous leurs longs rameaux des noyers pommelés. Vive le pittoresque ! mais c’est de déjeuner qu’il s’agit. Nous frappons à la première maisonnette ; un vicaire en sort, pâle, fluet, haut de six pieds, et qui nous accueille du plus bienveillant sourire. « Técheuner, dit-il, ya, ya ! » et il nous fait monter dans une chambre haute, chambre de bois, proprette, vernissée, avec madones alentour, bénitier à l’angle, et où pénètre, au travers d’un vitrage engageant de netteté, ce beau, ce doux soleil matinal, dont il y a une heure, parvenus aux abords du pont, nous admirions le réjouissant éclat. Cependant David coupe le sucre, et, tandis qu’arrivent des étables voisines les seaux remplis de lait écumant, une bonne fille s’essouffle à faire griller du pain, à faire bouillir du café, à monter, à descendre, jusqu’à ce qu’enfin tout est prêt, et la nappe, et le beurre, et le fromage, et les convives. Après que la première faim a été assouvie, et pour autant que le permet la différence des idiomes, l’entretien s’engage avec le vicaire, et, quelque incroyable que nous paraisse le fait, nous noyons comprendre qu’il nous invite à assister à une tragédie (Schauspiel) qui doit se jouer dans l’endroit.

Cette nouvelle nous transporte presque trop vite pour qu’elle ait le temps de nous surprendre. « C’est demain qu’on joue le Schauspiel, ajoute le vicaire ; mais après-demain, à dix heures du matin, on le rejoue. — Il faut y être ! il faut y être ! s’écrie tout d’une voix l’assemblée. — Il faut y être ! répète M. Töpffer, et voici comment nous allons faire : ce soir, nous poussons jusqu’à Zermatt. Demain matin nous montons le Raefeln ; puis, redescendus à mi-journée, nous quittons Zermatt pour venir coucher aussi près que possible de Stalden, où nous saurons bien arriver après-demain avant dix heures. Appuyé ! appuyé ! et en route ! » Dans ce moment rentre le vicaire, qui est allé dans la chambre voisine chercher une liasse d’imprimés. « La commune, messieurs, nous dit-il en haut allemand, sera heureuse de vous posséder, et certainement des places d’honneur vous seront réservées. » Tout en parlant ainsi, il distribue à chacun de nous un imprimé qui se trouve être un programme de la tragédie, et nous voilà agréant, acceptant, lisant, partant tout à la fois pour être de retour plus vite. Le tumulte est à son comble et la joie aussi.

Sortis de la cure de Stalden, qui est de ce côté-ci la première maison du village, nous apercevons sur notre droite et par-dessus le toit des maisons une sorte de charpente au-dessus de laquelle flotte un drapeau : c’est le théâtre ! D’un saut nous y sommes. Le curé est là qui, entouré de paysans, de scies, de cognées, ici fait abattre, là fait équarrir, tandis que, de sa personne, il orne le fond de la scène de jeunes sapins, et la devanture de rideaux amarante. Le tout est d’un aspect beaucoup plus attrayant qu’étrange, quand déjà le lieu même où se font ces préparatifs, la magnificence de la journée, le neuf, l’imprévu de ce spectacle nous disposent à le contempler avec une sorte d’enchantement. Que l’on se figure, en effet, au bas d’une prairie inclinée d’où le regard plane sur le fond de la vallée, ou bien va s’arrêter contre les belles montagnes de l’autre revers, un vaste tréteau élevé sur des troncs d’arbres équarris, ceint de feuillage, orné de draperies et surmonté de flottantes bannières ; en avant, des bancs frustes disposés en amphithéâtre sur un terrain montant ; derrière, et comme pour servir de loges, une chaîne de rochers moussus, ici percés de niches, là saillants en gradins, et dont le sommet couronné de grands arbres se perd dans la nuit des rameaux… C’est là que devant tout un peuple de montagnards va se jouer le Schauspiel. Mais n’anticipons pas sur les choses d’après-demain, et en annaliste scrupuleux, plaçons à son heure chaque aventure, à sa minute chaque événement.

Au delà de Stalden, la vallée se resserre en abrupt défilé, et le sentier qui coupe obliquement les rampes de la rive gauche du torrent, tantôt longe le précipice, tantôt se fraye un étroit et pittoresque passage entre les arêtes rocheuses qui descendent des sommités. Alors ardu et taillé en degrés inégaux, ou bien il est bordé de fraîches excavations tapissées d’herbages et de fleurs dont les tendres couleurs brillent d’un charmant éclat au sein de caverneuses noirceurs, ou bien de frêles bouleaux, dont le feuillage frémit au moindre souffle, inclinent au-dessus de lui leurs indolents rameaux et y entretiennent un transparent ombrage. Pour le paysage de détail, à la fois délicat et sauvage, c’est de quoi s’arrêter à chaque instant ; c’est encore, pour qui aurait la vue saine, et non pas une paire d’yeux maladifs que la lumière offusque et que le travail tue, de quoi former les plus doux projets de retour dans ces lieux, de commerce avec ces herbages, avec ces bouleaux, de longues et silencieuses journées consacrées tout entières à la récréative étude de tant de naturelles beautés éparses parmi ces rochers, ou prodiguées le long de ce sentier perdu.

Les bouleaux sont nombreux dans cette première partie de la vallée de Zermatt. Pour le paysagiste, c’est quelque chose déjà, car cet arbre est rare dans nos contrées autant qu’il est svelte, fin, rempli de grâce mélancolique. Mais en outre, et c’est ce qui peut excuser ce ton d’élégie que nous venons de prendre à propos d’un pauvre sentier, il est de fait qu’un chemin montant, oblique, ardu, forme une sorte de site rapproché tout particulièrement riche en profils variés d’accidents, divers de caractère, et surtout merveilleusement saisissable aux procédés du croqueur. Escarpements, degrés, dalles irrégulières, cailloux épars, touffes buissonneuses, contours ici roides, là onduleux, tout s’y rencontre de ce qui tente, de ce qui séduit, de ce qui pousse invinciblement l’amateur pas bien habile, mais du moins épris, à ouvrir son livret et à tailler son crayon. Pendant qu’il est à l’œuvre, un manant passe dont il anime sa scène ; puis, au moyen de quelques linéaments qui expriment les rampes éloignées, la fuite des forêts, une cime vaporeuse, le voilà qui tient son affaire. Cependant les moments ont coulé tout rapides d’attrait et d’amusement, et l’extrême simplicité d’un plaisir si vif, cette simplicité même qui aux yeux de plusieurs peut le faire sembler puéril, bien loin d’en diminuer pour lui le charme, le rehausse au contraire à ses yeux. Car combien y a-t-il de plaisirs qui se passent du paraître, qui se goûtent sans apprêt, qui se cueillent à tout bout de chemin, et n’est-il pas en tout temps de l’homme sensé d’accueillir, de priser la jouissance en raison même de ce qu’elle est à la fois innocente et pleine ?

À une heure de Stalden nous croisons une longue file de pèlerins. Comme la chaussée est étroite, ces gens s’arrêtent pour nous laisser passer, puis quelques questions s’échangent, et M. Töpffer finit par offrir à chacun, à chacune aussi, une prise de tabac. Jusqu’aux fillettes, pour ne pas bouder l’aubaine, acceptent leur ration et éternuent à l’envi, tandis que les vieillards, accoutumés à une poudre d’autre sorte, savourent l’arôme, font durer la prise, et d’un nez économe en aspirent les derniers grains soigneusement rassemblés sur la paume de leur poignet. Partis des hauteurs avant l’aube, ils se rendent à Stalden pour y assister au Schauspiel, et la chose, toute simple pourtant, nous paraît néanmoins d’une nouveauté charmante. Pour ceux d’entre nous qui ont lu Don Quichotte, il s’y rencontre je ne sais quoi de Gamache, et ils se flattent d’avoir attrapé dans la réalité elle-même quelqu’une de ces situations de fortuite aventure, de fête imprévue, qui font naître tant de poétiques désirs, tant de regrets de ce que le monde n’en offre plus de semblables, lorsqu’on lit le poëme de Cervantès. Une heure après avoir quitté ces gens, nous arrivons à Saint-Nicolas. C’est un petit hameau qui jouit d’un clocher grêle surmonté d’une lourde coupole : on dirait, dans le jardin des Hespérides, un fétu de pommier nain qui roidit sa tige crainte que sa pomme d’or ne l’écrase. À Saint-Nicolas, Mouton se régale d’un picotin, nous d’un verre de blauk, et après que nous y avons commandé pour le lendemain une soupe et des grabats, nous continuons notre route.

Au delà de Saint-Nicolas, la vallée, toujours solitaire, s’élargit et se couvre de beaux pâturages, où, ci et là, une vache attachée à un pieu tond du pré la longueur de sa corde. De chaque côté se dressent des parois de rochers couronnées de bois, et, par delà, au travers de chaque interstice que laissent entre elles les dernières sommités, l’on voit briller sur l’azur du firmament une chaîne continue de glaces éclatantes. À Randah, ces glaces descendent jusque dans le voisinage des pelouses, et du sein de la gorge où elles s’étalent majestueusement, arrive aux oreilles cette voix sonore des eaux, toujours continue, mais tantôt rapprochée et grossissante, tantôt lointaine ou affaiblie, selon que le vent dans ses caprices l’emporte vers les hauteurs ou la chasse sur le vallon. Du reste, pas une âme dans les villages ; tout est aux forêts ou au Schauspiel.

Après Randah, l’on entre dans les bois pour y marcher de taillis en clairière, jusqu’à ce que l’on gravisse un dernier escarpement qui barre l’entrée du plateau où sont assises les cabanes de Zermatt. Comme nous montons en conversant avec un bon vieux « tout chargé de ramée, » une dame parée de ses habits de fête ne fait qu’apparaître au sommet du chemin, pour rebrousser aussitôt. C’est l’hôtesse de Zermatt qui renonce, en nous voyant venir, à se rendre aux fêtes du Schauspiel, et qui court en toute hâte disposer sa maison, emprunter des gîtes et assembler des vivres. Lorsque nous avons atteint la place qu’elle vient de quitter, un magnifique spectacle se déroule à nos regards.

Chamonix est beau, et nous ne prétendons point contester à la vallée qui porte ce nom sa supériorité d’auguste magnificence et de colossale sublimité. Mais si ceci est moins somptueux, ceci est autre en même temps, et rien, à Chamonix même, pour ceux du moins qui se bornent à visiter le prieuré, ne frappe autant que cette effroyable pyramide du Cervin, qui ici s’élance, reine et isolée, de dessus les dômes argentés de la grande chaîne, pour aller défier la tempête jusqu’au plus haut des airs. Que si, détournant son regard de ce géant qui prend à lui toute l’impression première, on le porte ensuite sur le reste de la contrée, on y découvre une harmonie d’éclat, une symétrie balancée de formes, des atours de verdure et de fraîcheur qui bien rarement se rencontrent ailleurs au même degré. De la pelouse du vallon, les yeux remontent le long de chauves contre-forts jusqu’aux dômes glacés qui forment en face le col aplani de Sainte-Théodule ; et tandis qu’à droite le Cervin penche de toute sa hauteur sur l’abîme, à gauche le Breithorn et le mont Rose, hérissés de pics et tachetés d’arêtes, étalent aux rayons du couchant là leurs cônes arrondis, plus loin leurs rampes cintrées ou leurs prismes angulaires. Et comme pour ajouter à cette scène l’attrait d’une gracieuse magnificence, le glacier de Zermatt, plus flexible qu’un collier, après s’être précipité des hauteurs par une roide vallée, s’arrête, fléchit, se recourbe avec une molle souplesse, et s’en vient porter jusqu’aux premiers herbages le flot nacré de ses onduleux replis. Ce spectacle, plus simple que celui de Chamonix, mais d’un caractère plus fort peut-être, se grave d’emblée et pour toujours dans le souvenir.

À Zermatt, il n’en va pas comme à Évolena, et si les hommes du village, groupés ci et là le long de leurs clôtures ou sous le porche des cabanes, nous regardent silencieusement défiler, une troupe de garçons et de marmots prend la volée à notre approche et s’enfuit au plus haut des escaliers, des galeries, des fenils, pour de là nous contempler curieusement. Pourtant ces fuyards s’apprivoisent ensuite, et, groupés devant l’auberge, ils en encombrent le seuil pendant que nous en occupons la salle. La maison est bonne, les chambres, les meubles sont propres, et un livre qui est mis aussitôt à notre disposition pour que nous y inscrivions nos noms contient ceux des voyageurs qui nous ont précédés. M. Calame, à la date de 1840, ouvre la liste. Viennent ensuite des touristes beautiful, quelques artistes encore, des instituteurs avec leur monde, et les signatures plus connues de M. Agassiz et de ses compagnons. Outre son nom, l’un des instituteurs a inscrit en termes hautement corrects la sage nomenclature de ses impressions, et il loue le guide Tamatta, dans lequel il a trouvé, dit-il, une profonde connaissance des petits sentiers. Ce guide Tamatta nous est présenté. Il a l’air profond, en effet, mais il n’entend nous guider demain dimanche qu’après messe, et bien que nous insistions pour voir jusqu’où cet homme porte l’obstination d’un refus dont le motif est si louable, nous ne parvenons pas à le rendre incertain un seul instant. « La messe d’abord, dit-il dans son guttural idiome, guider après. » Comme on voit, outre qu’il est profond dans la connaissance des petits sentiers, le guide Tamatta est ferme dans la pratique de ses premiers devoirs.

La chère est abondante à Zermatt. Ce sont des pâtes d’abord, et puis des pâtes ensuite, après quoi viennent des pâtes encore, en sorte que si l’on y mange mal, on s’y empâte à merveille. D’ailleurs c’est de dormir qu’il s’agit. Trois paires coucheront à l’hôtel même ; les autres, conduites aux flambeaux par des guides qui ont une connaissance profonde des chemins embraminés du village, sont réparties dans différents gîtes, et tout à l’heure chacun sommeille, et les vents, et l’armée, et le Cervin.