Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage autour du Mont Blanc/08

Voyage autour du mont Blanc



HUITIÈME JOURNÉE.


Le chalet où nous nous efforçons de dormir est situé au milieu d’une cité d’étables et de bercails, en sorte que, durant tout le cours de la nuit, selon qu’une vache bouge ou qu’une brebis remue, une, deux clochettes se font entendre constamment, de ci, de là, fort loin, tout près. Mais, vers l’aube, le carillon devient général, et au concert des clochettes se mêle celui des bêlements, des mugissements de tout timbre, de tout calibre. Qu’il est neuf pour des citadins d’être réveillés par ces clameurs des bestiaux impatients de paître, et, pour le montagnard exilé dans nos villes, combien l’absence de cette musique du matin doit lui sembler ingrate, cruelle !

Du reste nous apprenons que c’est aujourd’hui la fête des brebis, c’est-à-dire que, dans peu d’heures, de toutes les sommités voisines vont arriver d’immenses troupeaux qui envahiront le pâturage ; puis, dans un espace laissé libre, chaque brebis, venant se placer à la file d’une autre brebis, recevra une poignée de sel. Après ce régal, l’armée rompra les rangs, et chaque troupeau, son pâtre en tête, regagnera les hauteurs.

Celle distribution a lieu une fois par quinzaine régulièrement, et, chose aussi curieuse qu’intéressante, les brebis connaissent si bien ce jour de leur fête, que, dès l’aurore de ce jour-là, non-seulement elles sautent, elles bondissent, et donnent mille marques de joie et de gaieté, mais, hâtives et diligentes, au lieu de se faire presser par le berger ou par les chiens, elles les précèdent aux chalets, accourant à l’envi, s’agglomérant, se poussant dans leur ardeur, au point que plusieurs sont jetées hors du sentier, et que les agnelets, séparés de leurs mères, suivent éperdus ou s’arrêtent incertains et plaintifs. Certes, en fait de fête, aucune ne nous paraîtrait plus attrayante à voir que celle-là. Mais nous avons à passer aujourd’hui le col de Fenêtre, plus élevé encore que celui des Fours, et la prudence nous commande de mettre à profit, pour franchir celle sommité, les heures de sérénité que nous présage une aube sans nuages.

Le gendarme et la vieille ont préparé durant les veilles de la nuit une soupe primitive, composée de lait, de quartiers de pommes de terre, et, comme pour les brebis, d’une poignée de sel. Ce brouet blanc forme notre déjeuner, que nous prenons debout autour de l’âtre, pendant que la vieille aidée du gendarme et le gendarme secouru par la vieille s’efforcent de dresser le compte de notre dépense. À la fin, toute leur arithmétique mise en commun n’y pouvant suffire, la vieille vient à M. Töpffer et lui dit : « Faites vous-même, mon bon monsieur, je me fie à vous. » M. Töpffer alors place des écus à la suite les uns des autres jusqu’à ce que le gendarme et la vieille, plus scrupuleux encore qu’avides, aient dit : « Assez, va bien. » Par cette méthode intuitive le compte est bientôt réglé à la satisfaction des parties. Il ne reste plus qu’à prendre congé de nos hôtes, congé du forgeron, qui retourne à Cormayeur, congé de ce fenil, de cet âtre, de cette chaumière enfumée où nous venons de passer de si charmantes heures. Déjà l’aurore a succédé à l’aube, et, tandis que le vallon est encore enveloppé dans les fraîcheurs d’une ombre limpide, les aiguilles de la grande chaîne reflètent les rougeurs du lever.

Voici la configuration du col de Fenêtre. À partir des chalets Ferret l’on coupe obliquement des rampes de gazon, en suivant un sentier que le passage habituel des chevaux de l’hospice entretient dans de bonnes conditions de pente et de largeur ; puis viennent les zigzags par lesquels on atteint rapidement aux anfractuosités du col. Ici la scène change soudainement. Plus de pâturages, mais des plateaux sauvages et désolés, des roches déchirées, bientôt des glaces d’avalanche lassées dans les couloirs et salies de blocs et de débris. Du sommet, le regard plonge tout à coup sur le revers italien du mont Saint-Bernard. À gauche, et à une heure environ au-dessous de soi, la gorge du Couvent ; à droite, tout au fond, les premières pelouses de Saint-Remy ; partout, à l’horizon, un amphithéâtre d’imposantes sommités. Non-seulement ce passage est riche en beautés alpestres, mais il offre plus qu’aucun autre ce double avantage d’être extrêmement élevé et parfaitement facile.

Pendant que nous gravissons les zigzags, on signale sur la lisière des dernières hauteurs, et se détachant sur le ciel, sept ou huit personnes qui se sont arrêtées pour nous considérer. Nous les saluons de nos hurras. Au lieu d’y répondre, ces personnes se contentent de se remettre en marche, et nous les croisons une demi-heure après. Ce sont sept touristes barbus, et de là leur silence auguste, car, en tout lieu et même sur les dernières hauteurs, le touriste barbu n’est qu’un époussoir qui pose, et pas du tout un mortel qui sympathise. L’affaire pour lui, même sur les dernières hauteurs, ce n’est point de contempler la contrée, mais que la contrée le contemple ; point d’admirer la belle nature, mais que la belle nature ait eu l’avantage de le posséder quelques instants ; et quand une troupe d’imberbes, avant même d’avoir pu apprécier la beauté de sa moustache et le touffu de son collier, lui lance des hurras d’expansive cordialité, il prend cela pour les inconvenances d’une familiarité qui se méprend, pour les cris discordants d’une multitude qui ne voit pas encore que c’est à un olympien qu’elle s’adresse. Ces sept olympiens donc nous coudoient sans seulement paraître nous apercevoir. Plus loin nous croisons un touriste nono : c’est ce même don Quichotte que nous vîmes à Argentière. Quoique nono, il nous sourit, et, accompagné de deux Dulcinées, il poursuit sa route dans cette sierra, plus sauvage sans contredit que l’autre. Enfin vient un gros papa français et sa fille. Ce bon monsieur, occupé qu’il est à jurer contre les cailloux qui inquiètent ses gras de jambes, s’interrompt tout exprès pour nous faire un amical salut. Charmés de sa bonne grâce, nous lui apprenons en retour que tout à l’heure, sorti de cette Arabie Pétrée, il n’aura plus qu’à suivre les faciles contours d’un sentier parfaitement frayé.

Dans les contrées sauvages on rencontre des spectacles dont le contraste fait vivement ressortir la riante grâce ou la paisible aménité. Ainsi, au détour d’une roche, et au moment même où l’on vient d’être frappé par l’aspect saisissant de ce col stérile et pierreux, le regard tombe sur une suite de petits lacs chaudement encaissés entre des escarpements sans rudesse ; l’un d’eux baigne une plage basse, dont le sable ridé reluit au soleil. Que cette onde tranquille, que cette paix réjouie paraissent ici comme une fortunée et hospitalière rencontre !… Et puis tout à coup cette scène change ; revoici le morne, et à la joie de l’âme a succédé le frisson du cœur : c’est une nue qui passe. Autre contraste encore non moins subit, non moins vif. Sur ces sommités, en effet, bien autrement que dans nos plaines, la physionomie des sites varie avec chaque vicissitude du vent, de la nue, du firmament, et en même temps que les changeantes apparences du ciel s’y reflètent comme dans un miroir fidèle, le voyageur, à cause de son isolement sans doute, à cause aussi de la sévérité inaccoutumée des spectacles, s’y trouve puissamment impressionné par toutes les nuances de ces variations. Nous donnons le croquis de l’un de ces lacs. Du reste, sur le point d’y arriver, et lorsque près de s’engager dans les anfractuosités du col on jette un regard en arrière de soi, l’on jouit alors, au delà et par-dessus le col du Ferret, d’une vue splendide. C’est le mont Blanc, le Géant, le Jorasse, toute une armée d’éclatants satellites qui, des hauteurs de l’espace, semblent à la fois dominer la terre et braver les cieux

Cet aspect est particulier, peu commun. Rien n’est plus différent, en effet, quant à l’impression qu’on en reçoit, que cette vue de la haute chaîne observée du col de Balme, par exemple, ou de toute autre sommité d’où le regard peut en suivre le majestueux profil, des glaces jusqu’aux forêts, du faîte jusqu’aux champs parsemés d’habitations, et cette même vue observée par-dessus des entassements de cimes prochaines qui en masquent les flancs boisés et la base verdoyante. C’est alors le monde merveilleux isolé du monde ordinaire, et l’on dirait, flottante dans les plages de l’air, une cité de dômes étincelants, de minarets empourprés, ou encore un de ces déserts tels que l’imagination seule peut se les créer, où au sein de l’éternelle stérilité, et comme sous la malédiction du Très-Haut, de somptueuses ruines ici se dressent en pans colossaux, en frustes colonnades, là reposent en obélisques couchés et en chapiteaux gisants. Et pour le regard lui-même, seul voyageur qui visite ces inabordables merveilles, il lui faut, pour y atteindre, parcourir ces cimes prochaines, raser ces vagues de pierre qui ne portent que des débris de foudre ; il lui faut escalader des arêtes hérissées de dents et de pics, des parois d’une roide nudité, en sorte que la riche désolation des approches annonce, présage, rehausse la sublime splendeur des augustes décombres.

Mais c’est assez nous arrêter sur ce col. Au plus haut point du passage, Jean Payod décharge la mule et nous fait reprendre nos sacs. En vérité, c’est tout plaisir, tant on se sent fort et agile dans ces contrées éthérées, tant aussi l’on aime à soulager le bon animal ; car cette mule, depuis cinq jours, elle fait notre besogne, depuis cinq jours elle marche incessamment chargée le long de sentiers difficiles, et, ce qui est bien plus cruel, au travers d’herbages gras où elle voit paître ses compagnes sans qu’il lui soit permis « d’en tondre la largeur de sa langue… » Ah ! il manque quelque chose aux mules, aux juments, aux bœufs, aux ânes, à tous ces serviteurs de montagne ou de métairie, c’est de pouvoir comprendre ces vraies amitiés qu’ils font naître, ces chaudes reconnaissances qu’ils inspirent !

Du col de Fenêtre jusqu’à la gorge du grand Saint-Bernard, nous ne faisons qu’une course ; tout à l’heure voici le lac, et sur la rive opposée les bâtiments, du monde, les chiens, le seuil. À peine entrés, nous nous trouvons perdus au milieu d’une foule silencieuse qui encombre les vastes corridors de l’hospice, et les sons de l’orgue viennent frapper notre oreille. C’est la fête du couvent. Arrivé d’hier, l’évêque de Sion officie en personne, et environ sept cents fidèles accourus d’Aoste, du Valais, de Fribourg, prient debout, écoutent agenouillés, ou, assis par rangées sur les escaliers, refluent jusque dans l’étage supérieur. Ô le pittoresque spectacle ! Des vieillards, des petits garçons, des jeunes filles, des mères et leur nourrisson, toutes les poses de la dévotion naïve, du recueillement craintif, de l’humilité respectueuse ; toutes les attitudes de la fatigue qui s’endort, de l’attention qui se lasse, et aussi de cette oisiveté de l’âme pour laquelle le culte catholique ne se montre jamais sévère, à la condition que les doigts roulent les grains d’un chapelet, et que la langue murmure des prières.

Nous ne sommes pas catholique, assurément, mais nous sommes plus ou moins de toutes les religions sincères, et c’est au milieu de catholiques que nous avons éprouvé souvent, aussi bien ou mieux qu’au milieu de nos propres coreligionnaires, ce sentiment de chrétienne sympathie que fait naître le spectacle d’une humilité véritable. C’est que le catholicisme a ceci de bien, qu’en vertu même de son principe d’infaillibilité pontificale et traditionnelle, il ploie et subjugue pleinement les âmes, en sorte qu’il donne à ses adeptes sincères ce trait d’ingénue soumission qui manque trop souvent aux adeptes, sincères aussi, mais émancipés, mais raisonneurs, mais militants du protestantisme. Ceci soit dit non pas en faveur d’un principe dont autant que qui que ce soit nous repoussons le joug, mais bien au profit d’un autre principe que, nous autres protestants, nous sommes trop enclins à méconnaître ; c’est qu’une chrétienne religion n’existe réellement pas en dehors de l’assujettissement intime et volontaire de l’âme, et que c’est n’être ni assujetti ni humble que de soumettre les larges et lumineuses vérités de l’Évangile à la continuelle appréciation de notre savoir et de notre raison ; que de vouloir incessamment en formuler les mystères chacun, homme ou secte, à notre manière ; que de nous diviser orgueilleusement à ce sujet, au lieu de nous agenouiller avec simplicité d’esprit et de cœur devant le livre qui est l’autorité et la règle de notre foi commune. Et, en effet, être chrétien, être vrai disciple de Jésus-Christ, c’est bien moins, à l’en croire lui-même, admettre ou ne pas admettre telle doctrine théologique, entendre dans tel ou tel sens un dogme ou un passage, que ce n’est assujettir son âme tout entière, ignorante ou docte, intelligente ou simple, à la parole d’en haut, pas toujours comprise, mais toujours révérée ; pas toujours formulée en savante doctrine, mais toujours prise pour conseillère et pour guide dans le secret du cœur et dans la pratique de la vie. Voilà pourquoi, en tous lieux, en tout temps, et comme par l’effet d’un invincible penchant, nous avons toujours été plus porté à reconnaître notre coreligionnaire véritable dans l’humble, même alors que sa croyance se trouvait être en quelque point erronée ou superstitieuse à nos yeux, plutôt que dans le raisonneur, dans le juge et arbitre, dans le tout petit docteur suprême qui a soumis chaque point de doctrine ou de dogme à l’approbation de son savoir, même alors que sa croyance se trouvait être d’ailleurs conforme à la nôtre.

Ce n’est donc qu’après avoir en quelque sorte assisté à l’office que nous gagnons le réfectoire, où nous attend un de ces dîners comme on n’en fait qu’au couvent du grand Saint-Bernard, c’est-à-dire savoureux dans leur simplicité, et sans rapport aucun avec les somptuosités souvent frelatées des tables d’hôte. Ce sont des potages succulents et bourgeois tout ensemble, de grosses viandes cuites dans leur jus, des pommes de terre exquises de qualité et d’apprêt, un plat de fruits cuits, et, pour dessert, des noisettes et du fromage. Qu’on se figure donc une troupe d’affamés venant à s’abattre sur des mets de cette sorte ! Sans compter que linge, verres, ustensiles, tout est net, propre, engageant, comme serait dans un jour de fête la table d’un riche fermier, sans compter le bon Père qui est là pour veiller sur votre bien-être, tout en vous entretenant de choses intéressantes avec cette simplicité hospitalière et amicale qui vaut à elle seule toutes les civilités du monde. Il y a vingt-cinq ans que nous fréquentons l’hospice du grand Saint-Bernard : eh bien, ces choses de bon accueil prodiguées sans acception de personnes n’y ont pas plus varié que n’a varié le roc sur lequel cet hospice est assis. Aussi, et l’on oublie quelquefois de le remarquer, malgré le changement fréquent du personnel, et quand même la règle de leur ordre n’est ni rigide ni ascétique, il n’y a pas de religieux au monde qui jouissent d’une plus universelle et d’une plus légitime considération. Braves et dignes gens, vrais et excellents chrétiens, mes coreligionnaires très-certainement, en dépit de quiconque pourrait y trouver à redire !

Un jeune homme dîne avec nous. C’est un commis voyageur. Voudra-t-on nous en croire, quand nous aurons ajouté que ce jeune homme est modeste, sensé, point bavard, ne sentant ni le brûlot, ni le vaudeville, ni la romance, ni le calembour, et qu’il porte aux objets du couvent, nouveaux pour lui, un intérêt intelligent et sérieux ? Bien sûr que non. Il en est pourtant ainsi. Bien plus, à Simond Michel, qui, à propos de grec, regrette le temps et la peine qu’il a employés à ne pas savoir trop bien cette langue, ce jeune homme, ce commis en toilerie, répond que, pour lui, il se loue de l’avoir étudié, et que tous les jours il a l’occasion d’observer qu’indépendamment des autres avantages très-réels qui sont le bénéfice naturel de toute espèce d’instruction, les choses de sa profession lui sont facilitées par l’indirect développement d’intelligence qu’il doit aux exercices dont sa condition antérieure d’étudiant lui a assuré le privilège… M. Töpffer appuie, et Simond ne conteste plus ; mais il continue de penser en lui-même qu’avec tout cela le grec n’est pas au nombre des exercices intellectuels qu’il chérit avec tendresse. Durant cet entretien, nous voyons par les croisées les gens de la messe qui, au sortir de l’église, vont se cherchant, dans les anfractuosités des rochers, des recoins abrités contre le vent et exposés au soleil. Là, les uns jasent, les autres sommeillent, quelques-uns caressent les chiens, d’autres regardent faire. Peintres, où êtes-vous ?

Jean Payod nous a parlé des Chenalettes. C’est une cime, en face à peu prés du seuil du couvent, d’où l’on jouit, sur la grande chaîne, d’une vue analogue à celle que nous avons admirée ce matin, mais beaucoup plus étendue. Aussitôt après dîner nous nous acheminons pour faire cette expédition. Ah ! mais c’est rude ! et au lieu de sentier, une série de petits couloirs roides comme des murailles, par lesquels on s’élève de replat en replat. Gare la pretantaine ! À la fin, voici un premier plateau, avec des blocs pour s’y asseoir et de la neige rouge pour s’en faire des granités.

De ce plateau l’on voit la cime : les gens du couvent y ont élevé une pyramide. Mais on voit aussi l’escarpement par lequel il faut y parvenir, et, à ce spectacle, M. Töpffer renonce d’emblée à toute espèce de Chenalette quelconque, tant pour lui que pour tout son monde. À la fin pourtant, persuadé par Jean Payod, et supplié par cinq de ses compagnons les plus agiles et les plus aguerris, il se laisse aller à autoriser l’expédition, mais seulement pour ceux-ci, et en se réservant, pour plus de sûreté, d’en faire lui-même partie. On part. Ce sont d’abord des éboulis de grandes roches feuilletées qui basculent sous les pas, ou qui, une fois votre personne dessus, se mettent à descendre le plus vite qu’elles peuvent. Ce sont ensuite des rampes nues qui plongent droit dans la neige rouge, puis un premier grand coquin de couloir atroce… Dès ici la flageole, et au diable les Chenalettes ! Alors M. Töpffer ne se réserve plus du tout de faire partie de l’expédition ; mais voyant ses cinq compagnons parfaitement en train et Jean Payod sans inquiétude, il les laisse poursuivre, pour s’occuper sans délai de regagner le plateau, en évitant toutefois d’y arriver trop vite par la voie des roches feuilletées. Sur le plateau tout va bien. L’on dresse la lunette, et pendant que chacun à son tour suit avec anxiété les progrès de l’expédition, arrive, seul et honteux, un Anglais. À peine cet Anglais a-t-il eu le temps de comprendre ce dont il s’agit, que, pan ! le voilà qui s’achemine boiteux et seul pour la Chenalette. M. Töpffer, qui en vient, n’en revient pas !

Après qu’on les a perdus de vue durant une demi-heure, nos gens reparaissent : six petites quilles qui défilent sur le rebord d’un précipice. Pendant qu’ils s’entr’aident pour descendre avec précaution ce qu’ils ont gravi avec ardeur, l’Anglais seul et boiteux reparaît aussi. Tout tranquillement il zigzague, il glisse, il saute, il rampe, tant et tant qu’il arrive en bas sans mal ni douleur par sa route à lui, et au même instant que les autres, qui sont bien étonnés de le revoir en vie. En effet, arrivé sur la Chenalette, ce singulier homme y a fait devant eux des imprudences à remplir d’effroi Jean Payod lui-même. Voici : de cette cime étroite qui se dresse au-dessus d’un précipice épouvantable, il s’est hasardé à passer d’une enjambée sur une arête toute voisine et un peu inférieure ; puis de là, posant un pied sur des rocailles en saillie, se cramponnant des mains à des fissures à portée, il s’est agréablement penché sur l’abîme… Alors Jean Payod et ses compagnons se sont fâchés tout rouge, puis, n’y pouvant rien, ils ont pris le parti d’abandonner à sa destinée cet équilibriste déterminé. Tous ensemble nous redescendons au couvent.

Par un beau temps, le plateau où est situé le couvent paraît plus riant encore que sauvage, surtout à l’heure du soir, quand le soleil couchant dore de ses paisibles feux ces mêmes roches qui, dans les jours nuageux, attristent le regard par la froide crudité de leur teinte verdâtre. Pendant le temps qu’a duré notre expédition, la plupart des pèlerins ont repris le chemin de leurs vallées, en sorte que, au mouvement d’il y a quelques heures, a succédé ce calme qui se marie si bien aux douces impressions d’une belle soirée : aussi mettons-nous à profit les instants pour aller visiter, à l’autre extrémité du lac, la place où s’élevait naguère un temple de Jupiter. Le sol en cet endroit seulement est tout parsemé de briques, et les Pères, au moyen de quelques fouilles qu’ils y ont pratiquées, en ont extrait cette quantité assez considérable d’ex-voto, de statuettes, de médailles qui, réunis au couvent, y forment un intéressant petit musée. Et comme nous sommes à nous entretenir de ce temple disparu, de ces débris, de ces briques, voici Albaret qui déterre une broche en bronze, voici Hoffman qui ramasse une monnaie romaine… À l’œuvre alors, et chacun de fouiller. Nous y brisons nos piques, mais nous ne trouvons plus rien.

Au retour de cette promenade, nous sommes bien étonnés de rencontrer dans ces parages le touriste baigneur. Oui ! deux Anglais qui viennent d’arriver de Saint-Remy, tout trempés de sueur, en voyant le lac, s’y sont vite plongés comme deux canards polaires qu’ils sont. Dans ce moment, hâves de froid et grinçants de frisson, mais satisfaits, ils achèvent de se rhabiller, pour ensuite gagner l’hospice, où à peine entrés l’un d’eux tombe à la renverse, roide comme une barre et froid comme un glaçon. Vite les Pères l’entourent, on le relève, on le porte dans un lit, on le réchauffe et il s’en tire, mais à grand’peine, mais parce qu’il a trouvé à temps les soins les plus empressés et les mieux entendus. Que ce canard-là eût fait son plongeon dans un lac solitaire, à deux ou trois lieues de tout chalet, à six ou huit lieues de toute maison à lit, à thé, à ustensiles, et, surpris loin de tout secours par cette mortelle atteinte, il serait parti pour l’autre monde. En vérité, l’on y va pour moins que cela. Les Pères nous ont conté que, de loin en loin et en plein été, ils trouvent mort auprès de quelque source voisine un vieillard misérable, quelque mendiant crétin. Ces malheureux, déjà épuisés par la maladie ou affaiblis par la mauvaise nourriture, montent péniblement, atteignent à cette fontaine d’eau glacée, y boivent sans retenue, s’asseyent auprès et ne se relèvent plus.

Cet incident, en retardant l’heure du souper, ne nous rend que plus féroces à l’endroit du potage et des grosses viandes. On tord, on croque, on accélère, et d’autant plus que voici des arrivants qui, non moins affamés que nous, attendent pour pouvoir se mettre à table que nous en soyons sortis. Tout à l’heure on leur cède la place, et le gros de l’armée s’en va dormir ; mais M. et madame Töpffer, moins sujets à ces appesantissements de paupière qui exigent une prompte et immédiate retraite, demeurent dans la salle. N’est-il pas bien vrai que chaque âge a ses plaisirs, et que ceux de l’âge mûr valent parfois ceux de l’âge tendre ? Dormir est délicieux sans doute ; mais, la journée finie, veiller en s’entretenant, prolonger la soirée au coin du feu, et ceci à l’hospice du grand Saint-Bernard, à l’heure où de moments en moments arrivent des caravanes de touristes, n’est-ce pas préférable encore ? Point de sommeil ne vaut une veille agréable, récréative et remplie.

D’ailleurs voici en quantité de nouvelles espèces. Ici, au coin de la table, le pekoe célibataire, frais, blondin, rebondi et cinquante ans. Plus continental que l’autre, il procède avec moins de solennité aux apprêts de l’infusion, sans pour cela y apporter moins de minutieuse habileté. Le pekoe célibataire voyage uniquement pour faire digestion, pour fumer en paix, pour se trouver encore plus célibataire qu’à Londres, où sa sœur lui est une chaîne et sa parenté un joug. Mais après qu’il n’a pas parlé de tout le jour, et pourvu que cela ne l’engage ni à dire quatre mots de plus, ni à recommencer plus tard, ni à écouter personne, il ne demande pas mieux, le soir, que d’adresser différentes communications au premier qui se présente, étudiant ou ambassadeur, pédagogue ou commis toilier. Après quoi il prend son chapeau, et on ne le revoit pas.

Plus loin, c’est une société de touristes muets. Ils respirent, ils boivent, ils mangent, mais comme on fait aux funérailles d’un cousin au huitième degré : sans être affligés, sans être gais, sans être solennels non plus. Le seul d’entre eux qui prenne la parole est évidemment un Allemand, car sa conversation roule exclusivement sur les siquesaques (les zigzags) du Stelvio, comparés aux siquesaques du Simplon, et aux siquesaques du Saint-Gothard. Au surplus, on rencontre souvent de ces gens qui, sans être Allemands, d’une belle dame n’ont remarqué que sa dentelle, d’une magnifique cathédrale que ses gouttières.

Plus loin le touriste pie. Le touriste pie porte une redingote en basin blanc parsemé de taches qui se trouvent être noires à l’endroit du dos où, en marche, le cuir du havre-sac opère ses frottements ; vertes ou simplement embraminées à l’endroit du dos qui sert, en halte, à s’asseoir pour admirer la belle nature. Le touriste pie est fier de ce pelage : c’est l’annonce de ses sueurs, l’enseigne de sa crânerie, l’emblème de son ton légèrement estaminet et aux trois quarts pipe d’écume. Avec cela, serviable, rieur, tout à tous et qui, s’il parait un peu commun, ne se montre du moins ni fier, ni hautain, ni nono, ni olympien, quand même il a une barbe de Jupiter et une crinière de Neptune.

Plus loin, mais attendons… ; en ce moment arrivent quelques voyageurs qui demandent secours pour un Anglais demeuré en chemin. Cet Anglais, homme fort pourtant et jeune, a déclaré ne pouvoir faire un pas de plus, en sorte que, couché sur le bord de la chaussée, il attend ou qu’on l’y laisse, ou qu’on l’y relève, comme on voudra. Vite on lui envoie du monde, une mule, et bientôt il entre dans la salle, s’assied à table, et y dévore des quartiers de tout ce qui se présente. Quelquefois, en effet, même à la hauteur relativement médiocre du Saint-Bernard, et surtout si l’on y arrive à jeun, la rareté de l’air suffit pour opérer ces lassitudes qui, pour être factices, ne vous en couchent pas moins sur le carreau. Aussi, règle générale, quand on passe les cols très-élevés, et tout particulièrement ceux ou l’on peut redouter d’être surpris par l’orage ou par le froid, il est toujours bon, et dans certaines occasions indispensable pour pouvoir conjurer le danger, d’avoir l’estomac lesté ou du pain dans le bissac. Une goutte d’eau-de-vie pure, quand on a eu peur ou quand l’épuisement se fait sentir, fait merveille aussi.

Plus loin c’est une collection de touristes Sand. Ce touriste-Là est aussi incompréhensible qu’incompris : c’est un homme caprice, une sorte de type manqué qui ne se rapporte à rien qu’aux types également manqués, mais du moins brillants, qu’on rencontre dans les romans de cette Corinne qui porte un nom d’homme et qui fume des cigarettes. Le touriste Sand se croit des impressions, et il n’en a pas ; des sensibilités mystérieuses, et c’est tout simplement son habit qui est de couleur cannelle. Bêtement assis ou bêtement debout, il pose on ne sait ni pour qui ni pourquoi ; et avec cela blafard, étonné, blasé, plat, musqué, Lélia, fumeur, et Tremnor tout ensemble, tantôt un sourire niais illumine sa face de dernier chapitre d’un roman, tantôt une tristesse sans cause voile comme d’un crêpe intime les vapeurs de son regard. Ah le drôle d’animal ! le ridicule et digne produit d’une littérature au rebours de l’art, du bon sens et de la morale ! et quel agrément de penser à cette occasion que cette littérature-là, après avoir chatoyé au soleil de la romantique vie de juillet, passe rapidement comme les couleurs fausses, après avoir pauvrement déteint sur quelques esprits de travers ! Ce qui n’empêche pas le touriste Sand de porter les cheveux longs, soyeux, bombés aux approches du galbe ; puis, pour singer de plus près sa Corinne en frac, il unit à la moustache et au collier fourré, à tous les indices d’une virilité macassarde, les coquetteries d’une main blanche, d’un pied mignon et d’une taille carrément féminine.

Mais toute cette tablée disparaît à son tour, et voici venir un jeune officier anglais accompagné de sa mère et de ses deux sœurs… Lorsqu’on vient de songer à Sand et à ses types homme-femme créés tout exprès pour calomnier le mariage et la famille, pour ériger en vertu le dérèglement des passions, et pour traduire en honteuse servitude la sainte force des affections les plus naturelles et les plus pures, combien cette apparition fait un contraste aimable à ces cyniques et dégoûtants paradoxes ! Combien, dans cette dame qui entre, paraissent nobles, dignes, au-dessus de l’atteinte, et au-dessus des sophismes, les liens d’épouse et de mère ; combien, dans les deux jeunes miss qui sont à ses côtés, semble gracieux et attachant le pudique servage de la jeunesse timide et de la beauté craintive ! Ah ! femmes incomprises que l’on ne comprend que trop, femmes rebelles à tout ce qui fait le charme aussi bien que l’honneur de votre sexe, femmes sans retenue et sans règle, qui trouveriez votre compte à détourner de l’épouse soumise et de la jeune fille pure l’estime, la louange et l’universel respect, fumez vos cigarettes, endossez votre frac, chaussez vos bottes, allez vous mêler aux hommes sans autre protection que votre crânerie, sans autre morale que celle de vous donner à celui qui vous aura plu, mais contentez-vous de ces avantages, et que votre plume n’attaque pas en public ce que votre cœur lui-même, moins perverti que votre esprit, ne peut s’empêcher d’absoudre, d’aimer, de révérer en secret !

Le jeune officier, brillant de bonheur, de santé et d’appétit, se met à table, où il prodigue à sa mère des soins respectueux, à ses jeunes sœurs des attentions à la fois familières et courtoises. Mais l’une d’elles, de plus en plus pâlissante, après s’être contrainte de parler, de sourire, pour dérober aux regards le malaise qu’elle éprouve, est déjà près de défaillir… ; à la fin sa tête s’incline, ses beaux yeux se ferment, et elle demeure froide et immobile. Aidées de madame T… ses deux compagnes l’emportent dans une chambre voisine, où bientôt elle a repris ses sens ; et c’est ainsi que nous nous trouvons pour quelques instants associés à l’émotion, au trouble, puis à l’expansive joie de ces personnes, dont la vue déjà avait provoqué notre considération et notre sympathie. Après quelques causeries, on se sépare amicalement, et chacun gagne sa cellule.