Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage autour du Mont Blanc/06

Voyage autour du mont Blanc



SIXIÈME JOURNÉE.


Jean Payod dès trois heures du matin fait la tournée des grabats et réveille ceux qui dorment. « Il faut partir, » dit-il. Le temps cependant est loin d’être au beau : de lourdes nuées pèsent sur le flanc des montagnes, et l’aube humide et froide présage une terne aurore. Mais guides et gens s’accordent à dire que le ciel s’éclaircira plus tard, et qu’en tout cas nous avons le temps de passer le Bonhomme sans crainte et sans hâte. Lorsque guides et gens sont d’accord, le mieux c’est d’aller son train. Nous nous mettons donc en route après avoir pris congé de M. D…, qui nous quitte ici pour redescendre à Genève.

À cette heure, par ce temps, et à jeun presque, que c’est morne, hélas ! de s’acheminer contre des gorges vides et des pentes nues ! C’est alors qu’on se replie sur soi-même, et que l’on s’interroge sur la qualité du plaisir que l’on s’est choisi. Mais ce plaisir, l’on n’est plus libre de le planter là, il faut aller, il faut poursuivre, et c’est en quoi consiste l’heureux, le souverain de la chose. Un peu de marche, tout s’éclaircit ; un peu de soleil, tout s’illumine ; un coup de tonnerre, tout tressaille ; au bout d’une heure, tout est redevenu, quels que soient les caprices du ciel, ou bien quiétude, ou bien réjouissance, ou bien encore aubaine d’alarme, d’aventure, dans tous les cas, impression, mouvement et vie. Toutefois une cascade qui grouille par là ne nous produit, pour l’heure, aucune allégresse. On nous montre le mont Jovet, le Plan des Dames, l’endroit où ont péri les deux Anglais ; tout cela encore nous laisse sombres et engourdis, lorsque tout à coup Jean Payod : Un chamois ! En effet, un chamois qui s’était approché d’un troupeau de chèvres vient de nous apercevoir, et, reparti bien vite, il traverse en cet instant une rampe de neige toute voisine de nous. Adieu alors les torpeurs ; on accourt, on s’arrête, et voici tous les yeux braqués sur l’agile animal, qui, la tête haute, le poitrail en avant, les jambes reployées, fuit par bonds précipités et disparaît tout à l’heure derrière une roche avancée.

Ce spectacle est fort rare, et c’est sans doute ce qui en fait le merveilleux. Depuis que nous voyageons dans les Alpes, c’est la seule fois qu’il nous soit arrivé, sinon de rencontrer, du moins de discerner nettement un chamois libre. À la vérité, les guides, qui, par la connaissance qu’ils ont des mœurs et des habitudes de ces animaux, savent d’avance sur quelle place il faut diriger son regard pour être presque sûr d’en voir, signalent assez souvent ou bien un chamois isolé qui regagne les hauteurs, ou bien, le matin surtout, des chamois en troupe qui, couchés à l’ombre des premiers escarpements de glaces, demeurent là jusqu’à ce que le soleil, en les y atteignant, les ait contraints de déloger ; mais il faut, pour voir ces choses-là, des yeux de guide, quand déjà, pour le guide lui-même, ce sont moins encore les individus qu’il discerne, qu’une rangée de points noirs qui lui paraissent à certains signes devoir être des chamois plutôt que des débris de rochers. Du reste, ils ne s’y trompent guère, et si, comme nous le fîmes une fois en montant du côté de Grindelwald, la petite Scheidegg, l’on veut bien attendre jusqu’à ce que le soleil soit venu frapper la place où sont les points noirs, en les voyant disparaître tout à l’heure, et cette place se nettoyer entièrement, l’on a la preuve que chaque point était bien un chamois se dorlotant sur la glace nue.

Voici encore une histoire de chamois. Dans cette expédition du col d’Anterne dont nous avons parlé plus haut, et au plus fort de notre alarme, deux chamois qui ne s’attendaient pas sans doute à être inquiétés ce jour-là par des survenants prirent la fuite à notre apparition. Préoccupés que nous étions du soin d’échapper à la tourmente, nous ne les vîmes pas même, mais Felisaz, notre guide, les vit parfaitement, et, armé qu’il était de sa carabine, il jeta sur la neige le petit touriste qu’il portait sur son épaule pour se lancer à leur poursuite, lorsque, presque aussitôt, l’idée du danger que nous allions courir s’il nous quittait un seul instant se présentant à son esprit, il remit le touriste sur son épaule et continua de nous guider. Ceci est un beau trait dans la vie de Felisaz, car il était chasseur de profession, et, pour cette sorte d’hommes, le comble de l’héroïsme, le sublime du sacrifice, c’est de s’être laissé ainsi braver par deux étourdis de chamois, sans les avoir poursuivis jusqu’au plus haut des hauteurs, guettés trois jours et abattus l’un ou l’autre.

Nous avons en vue le Bonhomme : c’est cette aspérité rocheuse qui, dans le dessin que nous donnons en tête de cette journée, rompt la ligne de la dernière montagne que l’on voit à gauche. Selon les guides, madame Bonhomme est comprise dans cette aspérité ; ils l’y distinguent parfaitement. Au bas de cette montagne, dans le creux, on a atteint le sommet du premier col, qui est séparé du second par la traversée. Cette traversée, le plus dangereux endroit du passage dans les mauvais temps, est un sentier en corniche qui coupe obliquement des pentes plutôt sauvages que bien terribles à voir. Avant de s’y engager, l’on admire en se retournant une vue d’un grand caractère. C’est, dans un encadrement de rochers, les contre-forts du mont Blanc, dont les majestueuses arêtes se découpent de profil les unes sur les autres, et tandis qu’en face le Buet élève dans les cieux son dôme argenté, tout près, le lac Jovet coupe du tranquille niveau de son eau profonde les lignes tourmentées d’une montagne sourcilleuse. Il faut que le contraste soit par lui-même une belle chose, car l’on ne saurait s’imaginer combien paraît agréable et frappante en même temps la paix de cette surface azurée, au milieu des déchirements sans nombre qui l’entourent de toutes parts.

À mesure qu’on chemine la nudité des aspects va croissant ; bientôt l’on ne distingue plus dans tout l’horizon ni une forêt, ni un arbre, mais seulement des chaos de sommités chenues dont les bases sont masquées par les croupes les plus prochaines de la montagne que l’on parcourt. Deux aigles qui planent à notre gauche semblent être les rois solitaires de ces palais déserts, et c’est un attachant spectacle que de les voir tournoyer avec une majestueuse lenteur autour de leur aire inaccessible. Pourquoi l’aigle, au lieu d’être l’emblème de l’impériale majesté, n’est-il pas celui de la liberté inattaquable, de l’indépendance au-dessus des clameurs et au-dessus des atteintes, et quel rapport a donc cet oiseau, qui plane affranchi dans les déserts du ciel, avec cet être tout garrotté de soins, d’inquiétudes, de dignités ou d’étiquette qu’on appelle empereur ?

Nous arrivons au sommet du col supérieur. Ici deux routes se présentent. L’une, plus facile mais plus longue, conduit au col de la Seigne par le Chapiu, et, si nous la prenons, nous allons commencer à redescendre. L’autre, plus courte et moins sûre, passe par le col des Fours ; c’est une sommité à demi recouverte de glaces, qui touche directement aux épaulements du mont Blanc, et tous nous sommes désireux de la choisir. Par malheur le ciel, déjà couvert de nues dès ce matin, s’est assombri de plus en plus, et les glaces justement ont une physionomie de mate pâleur qui n’est qu’à moitié engageante. On délibère. Jean Payod affirme que nous avons le temps d’escalader le col sans encombre, à la condition de décharger le mulet pour cheminer plus vite. Chacun donc reprend son sac, Jean Payod tire sa bête, et nous voici tout à l’heure rampant le long d’affreux rochers, sous le dais sévère d’une nuée qui n’est qu’à quelques toises au-dessus de nos têtes. À mi-chemin les flaques de neige, et au sommet un plateau de glace irrégulièrement découpé. Ce spectacle a sa beauté, mais il est saisissant de tristesse et d’abandon, et, en vérité, l’on est bien aise d’être vingt-cinq pour en jouir, plutôt que d’avoir à le contempler tout seul assis au frais sur un bloc de névé. Du reste, tout est voilé du côté du mont Blanc, et nous n’avons en vue que les sommités qui, comme celles où nous sommes, se trouvent dans ce moment encore au-dessous du dais de nuées. M. Töpffer avait compté faire déballer les vivres sur le col, et ce n’est pas l’appétit qui fait défaut ; mais ce dais lui fait ombrage ; d’accord avec Jean Payod, il donne bien vite le signal du départ.

La descente sur ce revers est d’une rapidité si grande que, sans la nature du sol, qui est un terreau ardoisé et ramolli par la souterraine filtration des eaux, elle paraîtrait à la fois longue et difficile ; mais comme un replat ne manque pas de s’y former à chaque pas sous le poids de votre personne, vous pouvez vous y lancer à grandissimes bonds sans crainte ni de chute, ni de heurt, ni d’entorse, et c’est un plaisir du ciel. Il est si rare de faire quatre lieues à l’heure ! si rare de s’imaginer, soi père de famille, qu’on vole comme un simple étourneau ! Mais, de bonds en bonds, voici que nous arrivons à un couloir de très-malsaine apparence, et Jean Payod de crier halte de toutes ses forces. L’on fait halte et l’on coupe sur la gauche : autre système. De ce côté-là, de gros quartiers de rochers détachés des hauteurs bondissent à qui mieux mieux : c’est très-beau, mais malsain tout autant. Alors M. Töpffer braque sa lunette sur l’endroit d’où ces rocs paraissent se détacher, et l’on y découvre un chasseur de marmottes qui n’a voulu que se faire apercevoir, tout en nous procurant l’amusement du spectacle. Cet homme noir, barbu, sauvage, babillé d’une culotte et d’un bout de ficelle, forme y compris les deux aigles, les trois seuls particuliers que nous ayons rencontrés depuis Nant-Bourant. Pendant qu’il continue son jeu, nous retrouvons le sentier, et déjà les plus lestes, parvenus aux pâturages, y courent éparpillés, tandis que les plus philosophes se sont arrêtés devant un rocher à fleur de terre sur lequel est grossièrement gravé en lettres onciales le nom d’Alisi Penay.

Alisi Penay, votre souvenir passera à la postérité ; et, plus heureux que ces pharaons dont le cartouche, tracé en caractères hiéroglyphiques sur le jaspe de la chaîne libyque, défie l’inutile sagacité des plus doctes Champollions, votre nom, aussi clair que l’alphabet, impérissable comme lui, traversera les siècles et voguera sur les âges ! Mais encore, qui est Alisi Penay ? Nous n’en savons, on n’en sait absolument rien. Quelque maçon peut-être, qui, s’en retournant au pays, aura employé les loisirs d’une halte et la pointe de son ciseau à se sculpter une durable immortalité, ainsi que les écoliers, de la pointe de leur couteau, se gravent sur les pupitres de classe ou sur les bancs des promenades une notoriété éphémère…

Ce qu’il y a de certain, c’est que, du plus au moins, tout homme ressent ce mystérieux instinct qui a guidé le ciseau d’Alisi Penay, celui de s’inscrire en quelque endroit, celui d’attacher quelque part la marque de son passage sur la terre ; et, à notre avis, ce n’est pas tant là une des mille formes de la vanité humaine, comme c’est le naturel essor d’une des secrètes aspirations de l’âme, de sa soif de vie et de durée, de son horreur de l’oubli et du néant. Aussi sommes-nous disposés à voir dans le voyageur qui charbonne son nom sur les parois d’une grotte écartée, non pas tant un sot, non pas même un vaniteux qui se propose la risible satisfaction d’une célébrité de muraille, mais bien plutôt la créature mortelle qui leurre comme elle peut sa légitime avidité de vivre, d’être présente sur la terre, d’y être l’objet d’un signe, d’un regard, alors même qu’elle sera absente, on alors même qu’elle ne sera plus. Ou bien pourquoi verrait-on ceux que la raison, que le bon goût, que la vanité elle-même, celle de ne s’associer pas aux pratiques de la foule, ne détourne pas d’imiter Alisi Penay, se choisir souvent, pour y inscrire et leur nom et la date de leur passage, les endroits les plus retirés, les retraites les plus inaccessibles, les plus secrets asiles, contents s’ils peuvent abriter leur marque contre la jalouse atteinte des ricaneurs, contents s’ils peuvent se figurer, dans le silence de leur cœur, qu’un jour, dans un temps aussi éloigné qu’incertain, un discret visiteur amené par le hasard découvrira la marque, s’arrêtera auprès, et, la voyant si humble et si cachée, par compassion, par retour sur lui-même, en respectera l’empreinte ? Oui, il y a là quelque chose de sérieux et de naturel tout ensemble, et s’il est vrai que beaucoup inscrivent leur nom par imitation, par sottise, un plus grand nombre encore l’inscrivent d’instinct, de mélancolie, si l’on veut, et comme pressés de conjurer d’avance par cette trace qui, toute fugitive qu’elle soit, a néanmoins la chance de leur survivre, l’entière destruction de leur mémoire, de dérober à l’inexorable voracité de la mort ce signe oublié de leur frêle et passagère existence !

Que si toutefois l’on veut absolument voir là une sotte vanité, alors, Alisi Penay, la vôtre est aussi légitime, plus excusable peut-être que ne l’est celle de ces monarques qui font inscrire sur les monuments, sur les arcs de triomphe, sur l’airain et sur le marbre leurs noms et leurs vertus, leurs bienfaits et leurs victoires ! Car n’êtes-vous pas homme aussi, et, s’il est permis à ces fastueux de s’inscrire au fronton de tous les édifices d’un grand royaume, qui pourrait vous blâmer d’avoir, à ce même effet, disposé d’une pierre du chemin ? ou encore, si comme le prétend un vulgaire dicton :

Il n’y a que la canaille
Qui mette son nom sur les murailles,


Sésostris, Aménophis, Adrien, Sévère, d’autres encore depuis le commencement du monde jusqu’à nos jours, ne vous ont-ils pas donné l’exemple de l’y mettre, et voudrait-on que vous fussiez plus fier ou moins humble que ces conquérants des nations, que ces maîtres du monde ? Mais non, Alisi Penay, il n’y a pas rien que la canaille qui aime à crayonner son chiffre sur les rochers des montagnes, sur la robe de Memnon, au pied des Pyramides, à la voûte des catacombes, il y a encore les simples, les poètes, tous ceux aussi chez lesquels cet universel instinct qui pousse à laisser quelque signe de soi prévaut sur la fashionable réserve qu’impose le dicton.

Et il est si vrai, Alisi Penay, qu’il en va ainsi ; et il est si vrai que c’est bien là une sorte d’universel instinct que l’éducation, que les manières, que les convenances, et surtout cette vanité elle-même avec laquelle on le confond communément, répriment sans jamais le détruire, que ceux-là seuls y donnent essor sur qui ces contraintes sont sans empire, et qui réfléchissent trop peu pour s’élever jusqu’à la vanité d’être modestes : car où donc se voient inscrits aux murailles chiffres et noms propres en foule ?

Dans les écoles, dans les casernes, dans les petites hôtelleries, dans les villages, sous le porche de l’église ou de la maison commune ; dans les campagnes, sur le plâtre des chapelles écartées… Et pourquoi, Alisi Penay ? c’est que le peuple seul, et parmi les familles d’une classe plus élevée, les enfants seuls, c’est-à-dire ceux que rend semblables entre eux, malgré la différence des conditions, une même franchise d’âme, une même naïveté de cœur, une même absence de vanité, seuls aussi se livrent avec bonhomie à ce désir de laisser sur leur passage quelque trace d’eux-mêmes, ne fût-ce que l’énigme de leur nom et de leur prénom réduits à deux muettes majuscules. Chose curieuse, Alisi Penay, et qui prouve en notre faveur, à Herculanum, à Pompeï, sur les murailles d’écoles et sur les murailles de corps de garde, on trouve griffonnés des noms de soldats, des noms d’écoliers, et point dans les villas, point dans les cours intérieures, des noms de fashionables du temps.

Pour nous, si, réservé comme tant d’autres, si, comme tant d’autres, crainte d’encourir la sentence du dicton, il ne nous est pas arrivé de charbonner notre nom sur le plâtre ou de le graver sur les tables des hôtelleries, c’est sans dédain du moins comme sans blâme ; c’est avec amusement aussi, que tant de fois nous avons considéré et lu des kyrielles d’Alisi Penay inscrits tantôt sur les murailles d’habitation, tantôt dans les grottes et dans les passages de rare ou de difficile accès. En contemplant ces kyrielles, il nous semblait, en vérité, que nous fussions en compagnie de bonnes gens, et non pas en compagnie de barbus, de chevelus, de pekoe ou de gourmés ; au milieu d’hommes sains de cœur et vivants de naturel, et non pas au milieu de froids automates mis en mouvement par les cent mille ficelles du paraître au milieu de nos semblables, et non pas au milieu d’espèces non moins déplaisantes que nouvelles ou inconnues. Et quel chapitre, pensions-nous, il y aurait à faire sur la physionomie graphique de ces noms tracés, les uns avec une gravité drôle, les autres avec un gauche apprêt, les uns décelant le loisir ou la hâte, le repentir ou la fanfaronnade, les autres solennels comme un maître d’école, vulgaires comme un parafe de courtaud, ou empâtés comme un bonjour de crétin. Ce chapitre, il manque à l’ouvrage de Lavater, et c’est grand dommage.

À notre tour nous atteignons aux pâturages en nous dirigeant droit sur le chalet des Mottets, dont la grise toiture brille comme un point clair sur les sombres herbages du verdoyant abîme. Par malheur, un torrent nous séparait de ce chalet, et il se trouve à la fin que, plus nous avons tendu en ligne directe sur notre gîte, plus nous nous sommes éloignés, en ligne directe aussi, du seul pont par lequel on peut y arriver. De là l’impérieuse nécessité de faire un à droite qui nous approche d’un maître taureau. Léonidas le touristicule, qui a ouï dire que les taureaux craignent l’écarlate, profite de l’occasion pour agiter sous le regard de l’animal sa bourse vide qui se trouve être justement de cette couleur, et l’expérience est sur le point de réussir à merveille, quand un cri avertit M. Töpffer : apostrophe soudaine, confiscation immédiate. Maître taureau, qui voit que la provocation n’était pas sérieuse, veut bien se remettre à paître, et tout est dit : nous jouons des jambes.

Plus loin, c’est une bergère qui part pour les hauteurs en tirant après elle son mulet chargé. Les mulets ont leurs idées encore plus peut-être que les bergères. Celui-ci entend nous considérer à son aise, et ni résistance ni coups ne sauraient l’en détourner le moins du monde. Le voilà donc qui fait trois pas, dix pas pour la bonne règle, après quoi il s’arrête, la bergère s’arrête, et il braque sur nous yeux et oreilles. Ce manège dure longtemps, en sorte que l’on jurerait que c’est lui qui mène sa meneuse, non pas à volonté seulement, mais à simple caprice. Rien n’est beau d’ailleurs, alpestrement parlant, comme ces fortes bêtes, si noires, si lustrées, si veloutées, et chez lesquelles il y a assez de grâce et d’élégance pour que leurs caprices mêmes ressemblent encore plus à une coquetterie qui rehausse qu’à une obstination qui déplaît. Avec cela, ils lâchent des ruades à faire frémir rien que d’y penser.

Nous arrivons aux Mottets. Les vivres sont déjà déballés, et il ne s’agit plus que de se chercher une salle à manger dans le pâturage. C’est très-difficile, parce que le sol y est partout émaillé, non pas de fleurs, mais de cette chose dont se frottent les bramines. Enfin voici, derrière une étable qui nous abrite contre le vent, un tas de pierres non embraminées : l’une sert de nappe, les autres servent de sièges ; une organisation s’improvise, et le repas commence, plein, solennel, mélodieux d’appétit baryton, coupé de brefs points d’orgue entre le gigot qui finit et le jambon qui commence : on garde l’épaule. Tout le monde est d’avis de garder l’épaule. L’épaule est donc remballée, et c’est comme si l’on remballait pour une autre fois tout le plaisir que nous venons de prendre.

Cependant il fait horriblement froid, et ce grand glacier tout proche transit rien qu’à le voir : nous entrons dans le chalet. Mais que faire dans un chalet à moins que… Ô heureuse idée ! Ô miracles de la prévoyance ! Il se trouve que plusieurs ont apporté de Genève des flacons d’essence de négus, et le chalet peut nous fournir justement et seulement les trois autres ingrédients nécessaires : le vin, le sucre et le feu. « Mademoiselle, dit aussitôt Canta à la femme de l’hôte, n’y a-t-il pas d’objection à faire bouillir du vin ? — En voilà une, lui répond la femme en lui présentant une marmite. » Ganta bien étonné, et Murray pas du tout, qui prend la marmite, vide le vin, demande le sucre, et préside avec une rare intelligence à ces charmants apprêts. Pendant ce temps, la caravane, retirée dans une chambre basse, essaie de s’y faire du feu avec des feuilles vertes et des gaules mouillées ; elle n’obtient que des fumées atroces, au milieu desquelles Poletti s’assied sur quelque chose qui se met à crier de toutes ses forces : c’est un moutard. La femme accourt, on berce à toutes volées ; le négus entre, cocos, verres, écuelles, pots, vases de toute sorte, sont mis en réquisition, et chacun, au milieu de ce pittoresque vacarme, ne laisse pas que de s’abreuver à longs traits d’un négus doux, parfumé, bouillant, incomparable. Quant au moutard, il ne dit plus rien, mais d’autres éclatent, à droite, à gauche, dans les paniers et sur les armoires ; car la maison en est pleine, et c’est l’industrie de ces gens que de les y élever à la douzaine. Voici comment ils s’y prennent : c’est fort simple ; ils pendent le moutard à un pis de chèvre ; quand il est plein comme une outre, ils le fourrent dans un panier, et s’en vont aux champs.

Ainsi lestés et réchauffés, nous commençons à gravir le col de la Seigne. Le sentier est facile, si l’on consent à en suivre tous les zigzags ; mais la rampe, d’ailleurs gazonnée, est roide, si l’on prétend l’escalader en ligne directe. M. Töpffer, qui vient de s’y engager, s’en repent déjà amèrement. En effet, errant à la façon d’une âme en peine, il ne parvient à fuir le vertige d’un côté que pour le retrouver de l’autre, jusqu’à ce qu’enfin il ait atteint un petit replat profondément fangeux ; d’où il ne retire son pied droit qu’à la condition d’y enfoncer son pied gauche. Situation critique assurément. On jure bien de ne pas s’y remettre, mais en attendant l’on ne sait pas comment s’en sortir. On rit bien de l’embarras, mais en attendant on a des sueurs d’effroi. Redescendre, affreux ; monter, impossible. De désespoir, M. Töpffer se décide à ramper des pieds et des mains le long du ruisseau encaissé qui alimente le marécage, et il rejoint ainsi le sentier sans mal ni douleur, mais non pas sans être bien convaincu qu’il est des cas où l’on ne se choisit pas sa façon d’aller. Tout ce replat, tout ce ruisseau, toute cette Seigne est profondément embraminée.

Mais ce n’est pas tout. Au moment où il sort de son couloir, M. Töpffer trouve devant lui Jean Payod, qui l’a attendu tout exprès pour lui dire confidentiellement qu’il y a dans ce pâturage un troupeau de quatre-vingts taureaux… À telles enseignes, continue Jean Payod, que l’autre jour, comme je passais avec un Anglais, les plus méchants s’en sont effarouchés, et ils nous ont couru droit dessus… — Et comment donc vous en êtes-vous tirés ? — Un précipice n’était pas loin, on s’y est caché. — Merci ! je sors d’en prendre. En attendant, M. Töpffer rappelle, il rallie, il donne l’ordre que, tout en surveillant le pâturage, on ne perde pas de vue le précipice, et lui-même il chemine fort inquiet. Tout à coup non pas des taureaux, mais une nuée qui nous enveloppe et des grêlons qui nous criblent. Aux grêlons près, c’est cette nuée d’Homère, qui ne manque pas d’arriver à point nommé pour dérober Pâris aux coups d’Achille, ou Mars lui-même aux fureurs de Diomède, fils de Tydée. Ainsi nous franchissons le pâturage et le col tout entier sans voir, sans être vus, et bientôt, sortis de dessous le nuage, nous voyons apparaître en face de nous l’Allée blanche dans toute sa longueur.

C’est ici une vue dont la beauté est célèbre. Nous n’en sachons pas qui présente avec plus d’imposante grandeur un plus hardi mélange de sauvage et de doux, d’auguste et de gracieux. À gauche, et escarpée de la base au faîte, l’on a la chaîne du mont Blanc : dômes, aiguilles, tours gigantesques, colossale architecture qui frappe autant par ses admirables proportions, par l’équilibre de ses épaulements, par la régularité harmonieuse de ses arêtes, dont les profils fuient les uns parallèlement aux autres, qu’elle plaît, qu’elle étonne aussi par ses glaces, les unes arrondies en coupoles, les autres dentelées en aiguilles et formant le long des rampes comme les festons argentés d’une élégante broderie. À droite, les cimes plus basses et les pentes plus inclinées sont verdoyantes et douces. En face, le lac Combal, des plages de gravier, des morraines ici doucement penchées, là horizontalement planes, et au delà des pentes sans nombre qui se rejoignent au fond de l’Allée en arceaux indéfiniment plus doux, plus azurés, plus suaves, jusqu’à ce qu’enfin ils se perdent, noyés dans les vaporeuses clartés des cieux. Quel spectacle ! À la vérité, dans ce moment, les sommités les plus intéressantes, et celle du mont Blanc en particulier, sont voilées ; mais en revanche, et grâce à ce dais de transparentes nuées, tout, jusqu’aux rochers les plus sévères, paraît frais, diaphane, aérien, et quelques rayons égarés qui tombent ci et là sur la tendre verdure d’une prairie lointaine impriment à cette scène, d’ailleurs si auguste, comme le trait de la joie ou comme la délicatesse du sourire.

Aujourd’hui que tant de descriptions ont d’avance défraîchi ces impressions, elles ne sauraient agir avec toute leur puissance sur le touriste qui visite ces contrées. Mais que l’on juge, rien que par cet imparfait tableau que nous venons d’esquisser, de ce que durent ressentir les premiers qui, venus de Genève dans un temps où l’on ne connaissait encore des Alpes que leur lointaine apparence, se trouvèrent soudainement en face d’un spectacle si prochain, si inconnu, si extraordinaire, si sublime ! Émus de plaisir et de ravissement, ils tentèrent d’en donner l’idée, sans se flatter d’en pouvoir rendre la magnificence, et de là les tirades enthousiastes de Bourrit ; de là aussi ces éloquentes pages de De Saussure, où il tâche d’atteindre à la grandeur par la simplicité, au calme et à la majesté par le déroulement harmonieux et paisible de sa période sans pompe descriptive et sans ornement d’apparat. Mais Bourrit fit plus ; sans être artiste de profession ni même amateur exercé, il s’essaya à dessiner et à colorier quelques-uns des sites les plus extraordinaires des hautes Alpes. Ces essais sont intéressants et sous un rapport curieux. On y découvre l’enthousiasme, l’émerveillement, si l’on nous permet de dire ainsi, beaucoup plus que l’habileté de l’auteur ; et, comme il doit arriver, comme il arrive toujours aux premiers qui ressentent, à ceux qui sont relativement plus neufs, plus jeunes, plus poëtes par conséquent en face d’un spectacle quelconque, les couleurs sont, dans ces dessins coloriés de Bourrit, l’hyperbole en quelque sorte de la réalité. L’on voit parfaitement que, surpris et charmé par la vivacité des teintes, principalement dans ce qu’elles présentent d’inaccoutumé ou d’étrange, et laissant de côté ou ne voyant pas même ce qu’elles présentent d’analogue avec celles dont il a l’habitude, il cherche seulement à atteindre, à force de verts brillants, de violets froids, de gris perlés, de blancs métalliques, à la splendeur des prairies, au sourd des abîmes, au mât de rochers, à l’éclat nacré des glaces. Premiers et gauches mais naïfs essais de ce grand poëme qui est encore à faire.

Nous descendons la Seigne à la course, mais sans échapper pour cela à la pluie, qui nous atteint près du lac Combal. Ce lac que nous avons vu une autre fois si calme et si riant, il est à cette heure ridé, frissonnant, vrai miroir d’intempérie et d’orage. Après en avoir côtoyé la rive droite, on le traverse à son embouchure, et de là jusqu’à Entraves, tout près de Cormayeur, l’on marche à la base ou sur le flanc d’une immense morraine. Comme on sait, chacun des glaciers qui descendent de là-haut pousse devant lui de vastes amas de rocs et de boucs : c’est là ce que les géologues appellent des morraines. Par des causes qui tiennent ici à la configuration de la montagne et à la direction des couloirs dans lesquels se meuvent les glaciers, ces amas parallèles les uns aux autres barrent d’abord obliquement la vallée, jusqu’à ce que, faute de place, ils s’y unissent enfin en un seul rameau, qui, grâce à sa masse, d’un côté résiste, mais non pas sans outrages et sans déchirures, à l’assaut du glacier, de l’autre donne asile aux arbustes, aux herbes, aux chèvres, qui en aiment la rampe bossuée et les replats échelonnés. Et comme au-dessous de la couche de terre où croissent ces arbustes et ces herbes ce ne sont plus que blocs irrégulièrement entassés qui se touchent seulement par leurs angles, laissant entre eux des galeries et des cavernes, les marmottes y abondent, qui s’en font leurs appartements. Tout en marchant, nous entendons les sifflements de ces animaux, et plusieurs à notre approche regagnent prestement leurs trous.

Au crépuscule, nous nous trouvons en face du glacier de la Brenva ; c’est le plus colossal, le plus étalé de tous ceux qui descendent dans cette vallée. L’on dirait une immense tenture brodée d’argent, parsemée d’émeraudes, d’opales, d’aigues-marines, qui, suspendue aux plus hautes aiguilles du mont Blanc, tombe perpendiculairement sur l’Allée blanche et en balaie le fond de ses somptueux replis. Tant de grandeur, au crépuscule surtout, alors que la voix sonore des eaux semble grossir à mesure que l’ombre s’étend, alors qu’au milieu d’opaques noirceurs ces glaces seules apparaissent comme de pâles fantômes, ne laisse pas que d’effaroucher un peu l’imagination, et madame Töpffer en est à déclarer qu’elle aime autant regarder ailleurs qu’à la tenture.

Rincés et transis, nous arrivons enfin à l’auberge de Cormayeur. Elle est excellente, cette auberge. Seulement la campagne, c’est-à-dire la saison des bains, étant close, l’hôte n’y est plus, le barbier non plus, le boucher non plus, ni personne, excepté les quatre murs, l’hôtesse, du feu, un bon souper et trois touristes pekoe. Nous nous accommodons d’autant mieux de tout cela, que nous nous accommoderons de bien moins encore. Car nous voici dans cette situation délectable où un gîte seulement, où un siège auprès du foyer sont trouvaille de bonheur ; et quant aux vivres, cette portion intégrante de toute félicité complète, si tant est qu’ils vinssent à nous manquer, n’avons-nous pas remballé l’épaule ?