Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage autour du Mont Blanc/02

Voyage autour du mont Blanc



DEUXIÈME JOURNÉE.


Partis de bonne heure ce matin, voici qu’en approchant de Bex l’on aperçoit que Shall manque à l’appel. Vite, d’Estraing et Sorbières se dévouent pour courir à sa recherche. Ils trouvent Shall fort bien portant qui, réveillé en même temps que les autres, en a pris occasion de dormir deux heures de plus. On le tire de là, et il rejoint au grand trot.

À Bex, comme nous nous mettons à table, le sommelier vient prévenir Simond Michel qu’il ait à se rendre au Châto où M. G. son cousin l’attend à déjeuner. C’est partie remise ; vite Michel y porte son appétit. Puis, comme nous sortons de table, le même sommelier vient prévenir Simond Marc qu’on l’attend pareillement au Châto aussi. C’est partie à recommencer ; vite Marc d’y courir. Mais il perd un beau calembour qui a lieu en son absence : Martin, vous êtes abbé (à Bex). C’est que Martin, dans son paletot-sac imperméable, donne prodigieusement de l’air à un jeune séminariste qui fait en négligé une partie de boules.

Un brave cocher est là qui conte ses malheurs à qui veut les entendre. L’Anglais, de qui Burgess grugea hier au soir le dessert, s’est engagé à lui payer cinq francs pour le conduire d’Aigle à Martigny ; mais voici que, se prévalant de la lettre du contrat à tout bout de champ, ce particulier saute à bas du char, s’enfonce dans les fouillis, ou grimpe sur les rochers pour dessiner « tute les beauliful landscape » qui se présentent. Le cocher tire sa montre, supplie, se fâche, crie merci… Mais l’autre, sans détourner les yeux de sa landscape : « Je payé cinque francs à vos, quand vos avé pooté moi à Maatigny. » Au fond, cet Anglais-là pourrait bien être un Américain.

Et heureusement encore qu’il est de ceux qui dessinent à grands coups, et le beautiful plutôt encore que le pittoresque de détail. Le beautiful, ce sont des cimes pointues, des rocs angulaires, des noyers baobab, le tout traité fougueusement en façon de grands clairs mêlés de sombres noirceurs. Avec cela, tout croquis d’après nature fait par l’Anglais le plus malhabile ou le plus excentrique trahit toujours en quelque degré le sentiment du paysage et une naturelle aptitude à en exprimer avec énergie les traits saillants ou même délicats. Leur méthode, très-différente de la méthode plus timide des Français amateurs qui, en cherchant le contour, s’embrouillent dans les détails, c’est en général d’attaquer par les ombres et de cerner ainsi les formes principales jusqu’à ce qu’elles se trouvent saillir au moyen de l’effet, au lieu d’avoir été saisies au moyen du trait. De cette façon l’impression, sinon l’objet, se trouve être rendue avec un certain bonheur, et l’inhabileté du dessinateur est mieux dissimulée.

Bex et ses environs sont d’ailleurs une contrée faite tout exprès pour l’artiste. Partout de grands et beaux arbres groupés en bouquets, ou irrégulièrement alignés le long des sentiers montants ; ci et là des rochers caverneux, des eaux avec leur riche bordure d’arbustes : du côté du Valais, une gorge majestueusement sauvage ; du côté de Genève, des plages douces, le lac, un bas et vaporeux horizon. Ce qui manque à Bex, comme partout dans notre contrée romande, ce sont des constructions sinon ornées ou belles de lignes, comme sont les plus humbles maisons d’Italie, sinon d’un style uniforme mais caractéristique, comme sont les granges, les chalets et les châteaux dans les cantons allemands, du moins pittoresquement délabrées, comme sont les masures de la Savoie et du Chablais. Entre la villa proprette et la ferme soigneusement couverte et recrépie à mesure, à peine trouve-t-on quelques bâtiments abandonnés aux envahissements de la mousse, aux embrassements du lierre, aux injures du temps, cet habile faiseur de lézardes, de crevasses, d’éboulis ; ce rhabilleur de ruines, qui les colore de vétusté, qui les orne ou les languette, ici d’une svelte fleur, là de menus herbages ; cet artiste admirable qui empreint toutes les charpentes, toutes les murailles qu’on lui livre, de poétiques outrages, d’expressives vermoulures, de ces mille signes qui parlent à l’âme un mélancolique et savoureux langage de destruction et de renouvellement, de vieillesse écoulée et de reverdissante jeunesse, de vie éteinte et de vie qui surgit et qui recouvre ! Au-dessus de Bex pourtant, la tour de Duing présente tous ces signes ; et un propriétaire intelligent, justement M. G., le cousin des Simond, les y protège autant et plus contre le vandalisme de la truelle et du marteau que contre les atteintes du lierre, ou contre le lent assaut des châtaigniers, dont les fortes racines soulèvent les pans séculaires, tandis que le fruit tombé des hauts rameaux, en germant parmi les moellons, les écarte. Au bout d’une heure passée sous ces châtaigniers dans la compagnie de M. G., qui a voulu nous y guider lui-même, nous descendons le revers opposé du mont, en nous dirigeant sur Lavey. Chemin faisant, Shall jette nonchalamment des pierres dans des directions quelconques, lorsqu’un faucheur se réveille tout exprès pour lui vociférer une apostrophe tonnante. Shall, occupé de nuages principalement, ne remarque, n’entend ni ne s’étonne, en sorte que toute la bordée porte bientôt sur M. Töpffer. « Si vous saviez votre métier, lui crie le faucheur, vous n’élèveriez pas des mosieux rien que pour les enseigner à jeter des cailloux dans les regains… Dites voir ! quand j’aurai éreinté ma faux à faucher les cailloux de votre petit mosieu, c’est-il vous qui me la referez bien tant ? » etc., etc. Il y a dans la vie des moments désagréables pour l’instituteur, en voici un, sans compter les autres.

Il faut que les eaux de Lavey aient d’éclatantes vertus, puisque, malgré l’ingrate nudité de l’endroit, elles attirent annuellement une nombreuse société de malingres. L’on dirait un terrain qu’a ravagé l’incendie et sur lequel on vient de rebâtir hâtivement, en commençant par l’auberge. Point d’ombrages, peu d’espace, et pour vue la vallée de Saint-Maurice, là justement où elle a commencé d’être pauvre et grillée. Les environs, dit-on, valent mieux que l’endroit même, et nous qui venons de quitter Bex et Duing nous en sommes tout convaincus, mais cela revient à dire que Lavey est un charmant séjour, à la condition que l’on se tienne ailleurs. Quoi qu’il en soit, la petite rue que forment les bâtiments des bains s’ouvre par une salle de bal, et se termine par une chapelle méthodiste, deux édifices qui ailleurs s’excluent ; mais c’est le propre des établissements de bains que de réunir les diaphanes et les obèses, les sanguins et les lymphatiques, les timorés boiteux et les viveurs ingambes.

Outre des agréables qui stationnent et des vicomtes qui fument, nous rencontrons à Lavey une personne de connaissance. C’est ce monsieur alsacien qui joue du flageolet, et avec lequel nous passâmes, il y a douze mois, une si agréable journée au Grimsel. Après échange d’amical ressouvenir, nous le laissons à sa cure, et, poursuivant notre chemin à l’ombre de menaçantes nuées, nous voici tout à l’heure à Pisse-Vache. Il faut que ce soit fête aujourd’hui dans le pays, car nous croisons des charretées de gaies villageoises et des endimanchés par douzaines. Le Valaisan endimanché est drôle à voir : chapeau tantôt rond, tantôt à cornes, tantôt galonné, toujours de l’autre monde, chemise rigide, souliers conformes et un beau parapluie rouge. Ainsi vêtu, il chemine, grave et cambré, tout calme de simplicité, et tout aise de bonhomie.

Halte à Pisse-Vache, où ce n’est pas un hôtel qui se bâtissait l’an dernier, comme nous l’avions cru et imprimé, mais bien une scierie, symbole spirituellement choisi de ce progrès qui assiège tout, jusqu’aux cascades. Las et altérés que nous sommes, nous ne laissons pas que de demander chopine à cette scierie, et d’emblée un brave scieur nous répond qu’il va nous servir sur la marge même du torrent, où, nonchalamment étendus et les cocos tout préparés, nous attendons avec impatience de pouvoir rougir de vin l’onde trop fraîche pour nos sueurs… Au bout d’une demi-heure, le brave scieur reparaît : « Le commissaire Nicolier ne voulions pas ! » s’écrie-t-il ; et pour justifier ce refus du commissaire Nicolier, il se met à expliquer toute la législation du Valais concernant le vendage des liqueurs et spiritueux. Ceci ne nous désaltère pas du tout, aussi nous repartons enroidis, clopinant, l’estomac creux et la bouche sèche, pour éprouver bientôt ces démoralisations qu’au reste on n’évite guère à quelque heure de la journée que l’on parcoure ces trois lieues de route plate, monotone et poudreuse qui séparent Saint-Maurice de Martigny. En preuve de ceci nous dirons que M. Töpffer, par exemple, qui a bien fait vingt fois ce chemin, en est à y reconnaître ses coins à s’étendre et ses retraites où gémir, aussi sûrement qu’une haridelle de patache reconnaît les tavernes de son cocher et ses halles à picotin. Une scierie donc manquait seule à cette route sciante, et l’y voilà.

Il est bien vrai aussi que la marche, lorsqu’un des jambes est obligée de traîner l’autre, est une sorte d’allure physiquement bien imparfaite et moralement très-morne pour qui se dispose à faire à pied le tour du mont Blanc et une visite au mont Rose. À moins pourtant, à moins que l’exercice, que la montagne surtout, que cet assouplissement délectable qui résulte de la diversité des pentes, des terrains, des sentiers, cette élasticité alpine que développent l’approche du glacier et la vue des rhododendrons, ne viennent rendre aux membres perclus la santé et la vigueur. That is the question, et M. Töpffer y songe assez sombrement, sans pouvoir la résoudre encore. En attendant, une scierie, mieux encore que tout autre spectacle, s’assortit à ses pensers.

Nous arrivons de jour à Martigny, où chaque amateur, après avoir disposé de sa canne, s’achète une pique. Canne ? pique ? that is encore the question. Selon nous, pour le petit particulier de quinze ans, la canne est préférable ; pour le particulier de quarante ans, la pique vaut mieux. Histoire de jarret, au surplus. Quand la rotule est jeune et que le touriste en est encore à préférer les descentes aux montées parce qu’il trouve son compte à s’y lancer à la course, la pique n’est qu’un embarras. Quand, au contraire, la rotule est arrivée à l’âge de discrétion, et que le touriste en est à ne plus lancer sa personne à l’aventure, la pique alors est souveraine. Elle tâtonne, elle assure, elle retient, le tout sans que le buste ait seulement à se pencher en avant, ni le bras à changer de hauteur : le poignet, en serrant, en desserrant, fait toute la manœuvre, et c’est alors comme trois jarrets au lieu de deux. En outre, dans les passages un peu croustilleux, la pique est de très-bon secours, si elle est bonne toutefois, chose rare. En effet, toute pique qui n’est pas faite d’un jeune arbre coupé tout exprès, mais au contraire d’une pièce prise dans le bois d’un gros tronc, n’est qu’un étai trompeur qui se brisera juste au moment où vous aurez compté sur lui, comme font les amis pris au hasard sur le gros tas, ou encore comme fait le meilleur des escabeaux, si d’ailleurs il a le pied grêle ou la jambe mal emboîtée.

Martigny est un point central où s’entre-croisent les routes du col de Balme, du Saint-Bernard et du Simplon ; aussi est-il rare qu’on y passe quelques heures sans découvrir quelque nouvelle espèce de touriste. Pendant qu’assis sous le porche ou flânant sur le seuil de l’auberge nous attendons l’heure du souper, voici venir à la file le touriste trapu, le touriste chevelu, le touriste dévalisé, d’autres encore. Le touriste trapu est simplement une large carrure qui voyage portée sur deux jambes fortes : il faut y regarder de bien près pour apercevoir, fichée dans cette carrure comme un petit bouchon sur une grosse amphore, une imperceptible casquette avec deux yeux dessous. Le touriste chevelu est, ainsi que le nom l’indique, une crinière démesurée qui marche sur deux jambes grêles. Le dévalisé est un grand particulier qui, pour être plus au frais, a tout mis dans son sac, veste et culotte ; aussi, n’était sa charge, on le dirait échappé tel quel d’entre les mains des brigands. Tandis que les deux premiers, fiers de leur monstruosité phénoménale, s’attendent au regard et semblent un dromadaire de ménagerie qui, lâché dans la campagne, laisse le gamin s’approcher et le bourgeois regarder pour rien, le dévalisé, au contraire, humble de sueur et boiteux de fatigue, donne de l’air à ces rossés de collège qui rentrent au logis décolletés et mi-vêtus.

Au surplus, ce chevelu, ce trapu, ces barbus d’hier, tant d’autres qui, rien que par plus de crin ou de stature, se font un mérite personnel et une position dans le monde, ne seraient-ils point tous ensemble une variété de sots qui n’appartient qu’à notre temps ? Sans doute, alliés à ceux d’esprit ou de caractère, les avantages naturels de jeunesse, de traits, de stature, sont aussi précieux qu’attrayants, et nous sommes fort de l’avis du poëte :

Pulchrior et veniens, pulchro in corpore virtus.

Mais ces mêmes avantages, devenus factices, phénoménaux à force d’art, de savon ou de gymnastique ; devenus galons de vanité, épaulettes d’orgueil, insignes de distinction à force d’être mis en montre ; devenus la gloire du particulier et le tout de l’homme… rien, non, rien, ce nous semble, n’est mieux fait pour provoquer un secret et nauséabond dégoût, rien pour vous faire trouver dans un bœuf des prés, dans un âne des champs, un animal plus spirituel et plus aimable, un semblable si l’on veut, pas plus bête, mais bien moins sot que ceux-là. Ah ! fi des époussoirs habillés ! et quand donc viendra le temps où, devant le ridicule que l’opinion épargne encore à ces crinières modèles pour le déverser bien souvent sur des travers douteux ou même honorables, elles n’oseront plus se faire voir qu’à leur vraie place, dans la montre des coiffeurs artistes, entre une enseigne Piver et un flacon Macassar ! Quand viendra le temps où, tout au moins, de ces nullités velues, de ces austères de parade, de ces pattus muets qui singent l’âme forte et le génie incompris, nous remonterons jusqu’au simple fat de qui la vanité frivole et sans hypocrisie ne se passe d’ailleurs ni d’esprit, ni de grâce, ni de gaieté, parce qu’encore est-il qu’il vise à séduire tout autant qu’à paraître ! Pour nous, entre le papillon et le bouc, et en fait d’agrément, notre choix n’est pas douteux. Et puis voici la cloche du souper, adieu la morale et adieu les dégoûts !

Ohé ! souper modèle aussi ! souper monstre ! truites et grives, bécasses et chevreuil, bœuf et chamois, toutes les sauces de l’alphabet, et, comme pour relever ces somptuosités par les saveurs du contraste, de jolis plats épars où, verts et croquants comme si on les cueillait à la tige, de tout petits haricots amorcent le palais blasé, tendent de doux pièges à l’appétit pas encore défaillant, mais dégrossi et plus disposé à distinguer et à choisir… Par malheur tout ceci se consomme précipitamment, au bruit crépitant de sommeliers par douzaines et au vacarme infernal d’une machine perfectionnée. C’est une caisse en bois, un buffet tout entier, qui, à chaque service, à chaque plat, à chaque impatience soudaine d’un quelconque des douze sommeliers hâtifs, descend à grand orchestre dans l’étage inférieur, pour remonter sur l’aile asthmatique d’une vis essoufflée que fait tourner une manivelle rauque. Tant de mécanique angoisse et de soubresauts coup sur coup finissent par donner, à la lueur des flambeaux surtout, une impression de danse macabre, en sorte que quand tout est fini l’on est bien soulagé.

Le Valais est, comme on sait, en pleine régénération, et Martigny est le centre lumineux d’où rayonnent sur le pays les bienfaits d’une civilisation radicale. Aussi pensons-nous qu’il faut voir dans cette machine assourdissante, tout comme dans la scierie de Pisse-Vache, un produit et un symbole tout ensemble de ce progrès qui envahit cette contrée, et qui a visité la nôtre. Progrès essoufflé, rauque et macabre ; progrès à vous faire regretter amèrement les temps où l’on soupait sans vacarme, modestement servi par deux filles attentives, mais enfin progrès, et, sous ce rapport, chose désirable au premier chef, témoin Ernest, qui, ce soir, a pu souper tout éveillé, malgré un irrésistible besoin de dormir.

Comme nous devons repasser à Martigny dans huit jours, d’ordre supérieur, l’on décharge ici les sacs de tout ce qui n’est pas indispensable pour l’expédition du tour du mont Blanc, et, cette opération faite, chacun va se coucher.