Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à la Grande Chartreuse/8

Voyage à la Grande Chartreuse



HUITIÈME JOURNÉE.


À Grenoble, toutes les estampes de l’auberge étaient troupières, grenadières, vieille garde ; ici, toutes ont tourné au sombre, au revenant, au vampire ; c’est à n’en pas dormir, d’autant plus que de tout petits vampires en nature y hantent les lits et y vivent sur le voyageur. Levés de bonne heure, nous courons sur Saint-Pierre d’Albigny, lieu fixé pour le déjeuner

Saint-Pierre d’Albigny est un hameau paisible, à demi caché derrière le feuillage des frênes et des noyers. À peine l’hôtesse nous a vus, qu’elle reconnaît en nous d’anciennes pratiques, bien que nous n’ayons jamais encore passé dans cet endroit ; et puis, comme c’est à ce titre qu’elle prétend nous régaler de son mieux, nous n’avons garde de la tirer de son erreur. C’est du reste une forte femme, à grande coiffe, à grande poitrine, à grand pourtour, mais la voix claire et gazouillante ne répond point malheureusement à l’ampleur de ces proportions. Sans perdre de temps, elle nous installe dans une immense chambre, vraie salle à manger de Savoie, où se heurtent les choses d’auberge et les choses de culture, de récolte ou de basse-cour. À l’angle, des sacs d’avoine ; devant la cheminée, des graines éparses sur des planches ; plus loin, une lessive qui sèche ; partout des poules, puis une immense table sur laquelle arrivent à la file et en quantité œufs, café clair, laitage, gros pain, miel blanc : le tout pas tant propre, mais offert gracieusement et servi avec une diligence affectueuse et désintéressée.

La chaleur, aujourd’hui, rappelle les jours grillés d’Aix et de Hautecombe ; c’est à fondre sur place, et nos blouses sont aussi trempées par la sueur qu’elles pourraient l’être par la pluie. Aussi la démoralisation se met parmi nous, et, de proche en proche, gagne jusqu’à l’avant-garde, qui s’attarde, s’arrête, et finalement se décompose en traînards, qui bordent les fossés et jonchent les chemins. Ces moments eux-mêmes ont leur douceur : une goutte d’eau, un bout d’ombre, deviennent des agréments sans prix ; et puis, si, solitaire et harassé, l’on peut en pareil cas trouver les instants bien longs, en compagnie nombreuse, l’entretien les abrège et le rire les égaie. Pour l’heure, c’est Henri qui charme nos ennuis. Demeuré à l’arrière, il tâche de rejoindre, mais de quel air ! Brouillé avec son havre-sac, en colère contre son soulier, importuné de son ombre et laissant choir son bâton, qu’il plante là plutôt que d’avoir à se baisser pour le relever. À la fin, il rejoint et tombe sur le premier tertre qui se présente ; il s’y endort d’un grand somme, juste au moment où, la voiture étant venue à passer, un s’attelle, puis deux, puis tous, et Garo seul reste endormi sous son chêne.

Au coucher du soleil, nous arrivons à l’Hôpital, où nous allons loger chez le petit Gamache de l’endroit, M. Genis, et vers neuf heures, comme nous sommes à table, arrive Garo ! Grands éclats de rire. Laissez faire, dit-il, à ce jeu-ci, je vous aurai bientôt rattrapés. Et bien vite il se met à l’œuvre.

Ce matin, nous nous séparons en deux corps d’armée : les coqueluches, qui poursuivront par la plaine, et nous autres, qui allons franchir le col de Samiers. La jonction s’opérera à Faverge.

À peine sommes-nous en route qu’une pauvre hirondelle vient tomber morte à nos pieds. Triste présage. On la relève, et durant qu’on l’examine, il s’échappe de dessous ses ailes deux grosses mouches, qui probablement lui ont donné la mort. Ceci nous fait ressouvenir d’une aventure de lézard, moins tragique, mais plus curieuse, dont nous avons oublié de parler en son lieu.

C’était au sortir de Seyssel. À quelques pas de nous, un lézard se montra sur la route, mais un lézard étrange par l’extraordinaire grosseur de sa tête et par la façon dont il errait sans direction et comme au hasard. En nous approchant, nous eûmes bientôt reconnu que le pauvre animal s’était hasardé à percer une coque de noix, qu’en forçant l’ouverture, il y avait passé la tête, et que la coque lui était demeurée comme un incommode bonnet… Du reste, ce bonnet tenait si bien, que ce ne fut pas sans quelque peine et sans causer quelque souffrance au patient que nous parvînmes à l’en débarrasser. Un cas rare, je l’espère, dans les annales des lézards.

Hélas ! les chaleurs d’hier étaient fraîcheurs en comparaison des canicules qui nous attendent sur les rocs de Chevron ! Ce sont des pierres pelées, sans un brin d’herbe, sans un bout de grotte, et qui répercutent par toutes leurs facettes jusqu’aux moindres rayons d’un soleil furieux. De là le regard plonge sur la vallée verdoyante où courent les flots de l’Isère ; mais quoi ! ce spectacle, au lieu de nous réjouir, ne fait que renouveler pour nous le supplice de Tantale. Beaux ombrages, pourquoi nous êtes-vous ravis ? Fraîches eaux, pourquoi fuyez-vous ?

Pendant que, haletants et trempés de sueur, nous gravissons la brûlante chaussée, un naturel se présente : « D’où donc venez-vous ? lui disons-nous. — D’en dessus. — Où allez-vous ? — Je vas au tabac… Mais, dites, vous autres, passez-vous rien par Vezouille ? — Vezouille ? Tout de même. — Eh bien, dites voir en passant le bonsoir à mon petit, qui ramone par là depuis tantôt deux ans sans nouvelles. — Mais où est-il, votre Vezouille ? — Attendez voir, c’est dans ce pays où l’on dit comme ça : Monsieur le marquis, voulez-vous des caudes ? C’est là. Vous voulez assez trouver ! — On tâchera. — S’il vous plaît ; ça me ferait tant de contentement, car depuis deux ans qu’il ramone là sans nouvelles ! »

Vers le sommet du col, nous trouvons un peu d’air, et à quelque distance, sur l’autre revers, dans une solitude plutôt déserte qu’ombreuse, le couvent de Samiers. C’est un grand bâtiment délabré que l’on s’occupe de restaurer, mais qui n’offre pas ces pittoresques accessoires, ces avantages de situation et de vue qu’on vient ordinairement chercher à coup sûr dans les retraites que se sont choisies les moines. Ce que nous y trouvons d’admirable pour le quart d’heure, c’est une grande salle voûtée, obscure, fraîche, où l’on nous sert quelques vivres et d’excellent vin.

Sur ce revers, la descente est agréable, mais nous avons laissé nos forces sur les rocs de Chevron, et plusieurs font mine de vouloir planter là leur havre-sac, afin de pouvoir porter au moins leur personne jusqu’à Faverge, lorsque paraît à l’autre bout du chemin une sorte de crétin triomphateur, qui s’avance canne en main et poing sur le côté. « Combien te faut-il, lui dit M. Töpffer, pour porter cinq de nos sacs jusqu’à Faverge ? — Vingt sous, et je serai content. — Prends-les. » Aussitôt le pauvre diable ajuste la charge sur son dos, et comme si ce n’était rien du tout, il cabriole d’allégresse et nous précède en chantant à tue-tête.

« Où demeurez-vous, bonhomme ? lui demande M. Töpffer. — Partout où je travaille. — Où sont vos parents ? — Morts ; je les ai pas connus. — Que gagnez-vous ? — Quatre sous, cinq sous, quand l’ouvrage va. — Et pourtant content ? — Que voulez-vous, il faut prendre patience pour gagner le ciel. »

Cet homme s’appelle Bouquot. Un moment après : « Je voudrais, reprend-il, pouvoir aller en France. — Et pourquoi ? — Pour y gagner de quoi m’habiller ; et puis, dans ce pays-ci, je souffre. Les enfants y sont mauvais. Quand je passe dans les villages, ils me raillent, ils me jettent des ordures, des pierres, j’en ai eu ce trou-ci au crâne… Et puis, quoi ! il faut prendre patience pour gagner le ciel. » Attristé par ces souvenirs, Bouquet se tait quelques instants, et puis l’idée qu’il fait aujourd’hui une journée de vingt sous l’a bientôt remis en état de fête ; et ce qui rend son affaire plus comique, c’est la longanimité avec laquelle, tout en chantant, tout en cabriolant, il rajuste et reboutonne un reste de culotte qui tend à chaque instant à se détacher de sa personne.

Cet homme est comme beaucoup d’autres demi-crétins que nous avons pu observer dans nos vallées de Suisse ou de Savoie. Le crétinisme, c’est-à-dire la lenteur, la lourdise, l’impuissance d’agir et d’exécuter, réside encore plus dans les organes que dans les facultés, dans une incapacité physique plus encore qu’intellectuelle. Bouquet, capable seulement de porter, à peine intelligible, tant son langage est informe et sa prononciation embarrassée, n’en est pas moins une créature sensée et raisonnable ; ses idées, extrêmement bornées, sont toutes justes, et un sens moral et religieux très-développé leur imprime un caractère intéressant d’élévation. Qui donc ne serait touché de voir ce pauvre homme, si disgracié, si misérable, moqué des enfants, tourmenté des vauriens, et qui n’a ni famille, ni logis, tirer courage, tirer consolation, contentement de cette seule et pieuse idée qu’il faut prendre patience pour gagner le ciel ! Combien de philosophes qui n’en sont pas là ! Combien de gens d’esprit qui voudraient y être !

Aussi, le soir de ce jour, il sera donné à Bouquet un franc pour le prix convenu, et puis, pour bonne main, cinq francs. À la vue de l’écu, Bouquet perd la voix de surprise, de bonheur. Mais après qu’il nous a quittés, sa joie éclate, et on l’entend dans les bois qui regagne en chantant les hauteurs de Samiers.

Nous allons coucher chez madame Mollart, qui a cinq mentons et trois brassées de pourtour.

Un dernier jour de voyage n’est jamais que l’histoire d’arriver au logis par le plus court chemin. Aujourd’hui donc nous louons des voitures, et, à la façon de tant d’autres touristes, nous avançons sans bouger et nous traversons sans voir. Aussi, au bout d’une longue journée de prison roulante, nous serions aises d’arriver, n’étaient le latin, le grec, l’algèbre, la rhétorique et consorts, qui nous accueillent à bras ouverts pour nous introduire bien vite en classe.