Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à la Grande Chartreuse/6

Voyage à la Grande Chartreuse



SIXIÈME JOURNÉE


Grenoble est célèbre surtout par les gants qu’on y fabrique. Ils sont bien coupés, bien cousus, bien chers : c’est le cas de s’approvisionner en passant, et M. Töpffer, qui s’est levé de grand matin à cet effet, n’y manque pas. Mais voici que, de retour à l’hôtel, il y trouve son monde repu, le déjeuner parti, la nappe levée… Avant qu’il ait eu le temps de s’indigner, on lui explique que, la table étant louée pour huit heures à une autre société, l’hôte a pris sur lui de hâter le réveil et de précipiter le déjeuner. À la bonne heure. M. Töpffer loue alors le bout de l’angle d’une petite table, où il déjeune solitaire et dépaysé.

Outre ses gants, ses avocats et sa garnison, Grenoble jouit d’un musée que nous allons visiter. La salle des tableaux est riche en grands maîtres apocryphes et en croutons authentiques. Quant à la bibliothèque, elle possède des ouvrages précieux, entre autres beaucoup de manuscrits ornés de vignettes, qui ont appartenu à la bibliothèque des Chartreux. On nous laisse feuilleter librement ces parchemins : c’est fort agréable, fort rare aussi ; et comme la chose nous étonne, arrive le directeur du musée, homme d’âge, à perruque blonde, au langage propret, qui s’en étonne autant que nous. Eh bien ! oui, messieurs, il en va ainsi : nous montrons tout, tout, absolument tout, et je suis moi-même surpris, effrayé, d’un libéralisme aussi prodigieux, aussi exceptionnel… Sur ce, le bonhomme, sans trop faire attention à nous, continue de se promener dans les salles en se disant à lui-même : Une complaisance surprenante, en vérité ! une générosité sans bornes comme sans exemple ! un médicisme, oui, un médicisme qui passe toute idée !…

Aujourd’hui à dîner il y a deux tables ; celle que nous n’occupons pas est envahie tout à l’heure par une société composée d’Anglais parfaitement taciturnes et de Français éminemment babillards. Mais, parmi ces derniers, celui qui fait le plus de bruit est une sorte de ci-devant jeune homme, qui converse comme l’on converse quand on a ce qu’on appelle de la lecture et qu’on se propose en sus d’avoir des saillies. « Mais que diable ! dit-il agréablement à une dame à propos de quelque contrariété survenue dans le voyage, mais que diable alliez-vous faire, madame, dans cette galère ? » Et il rit pour lui et pour tout le monde. Abrantès ! pensons-nous et disons-nous tout bas.

Abrantès, c’est, comme tapâtes, un mot de récente formation. C’est l’abréviation de qui a lu les Mémoires de la duchesse d’Abrantès, et ceci pour qui est à jour de mémoires, billevesées, fariboles à la mode, qui est farci de citations indigestes, de trivialités courantes, de bêtises usuelles ; esprit de café, de diligence, de table d’hôte surtout, esprit vulgaire et pourtant vaniteux, esprit à fleur de fête, avec des lunettes de myope, du linge commun, des boutons d’or et un œillet à la boutonnière. Et, pour le dire en passant, jamais la France, l’Europe, le monde n’a été aussi Abrantès qu’il l’est aujourd’hui. C’est l’effet des mémoires, des feuilletons, des gazettes et revues de toute espèce, qui ont tellement épaissi l’esprit et aplati l’instruction, que chacun peut se procurer un morceau de l’un ou une feuille de l’autre à aussi vil prix qu’il peut se procurer du jus de réglisse ou des allumettes phosphoriques.

Sur ce, il faut aller dormir. Les brigadiers, ce soir, nous laissent tranquilles, mais non pas un excellent monsieur, qui, dans la chambre voisine, se mouche avec obstination, avec fureur. S’étant aperçu qu’il est écouté, il se mouche moins, mais il murmure d’autant plus, et deux ou trois fois il est sur le point de nous apostropher directement. Enfin, n’y pouvant plus tenir : « Ces rires, de quelque part qu’ils viennent, sont de la dernière indécence ! » s’écrie-t-il avec la plus comique indignation.