Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à Gênes/25



VINGT-CINQUIÈME JOURNÉE


Mais ce n’est pas pour longtemps. Dès avant l’aube, une basse-taille rauque, caverneuse, funéraire, se met à pousser un quiqueriqui profondément apocalyptique… Ohé ! un s’éveille, puis deux, puis trois, puis de chambrée à chambrée on s’appelle, on s’avertit, et à chaque retour harmonique de ce chant phénoménal, ce sont de grands éclats de rire. « Ce coq-là ? nous dit l’hôte, il a fait la retraite de Russie, et voilà pourquoi. Son père avait le timbre encore plus bas. » Pour le coup, nous regrettons tous de ne l’avoir pas connu.

Vers six heures, nous déjeunons à Gap. L’endroit est riant, le pays est vert et boisé. Gap a été la paroisse de Réguis, ce digne curé dont les prônes, imprimés depuis sa mort, figurent aujourd’hui parmi les plus beaux modèles d’éloquence religieuse. Moins pompeux que Bossuet, Réguis en a la robuste vigueur et l’ample abondance, et bien peu de prédicateurs, parmi les catholiques surtout, sont à la fois aussi évangéliques quant à la doctrine, aussi pressants et aussi pratiques quant à la morale. C’est pour cela apparemment que, réimprimés à Genève par les soins d’un pasteur de notre Église, ces prônes y sont devenus plus populaires parmi nous autres protestants qu’ils ne le sont parmi les catholiques de France et à Gap même, où il nous arrive d’en entretenir trois ou quatre personnes qui n’en ont jamais ouï parler.

Après Gap, une montée interminable, de trois heures au moins, puis une descente en proportion qui nous conduit dans un canton où l’on vient de tenir la foire. Les uns, encore à table sous la feuillée, jasent, chantent, rient ; les autres, avinés et chancelants, se remettent en route précédés ou suivis des bêtes qu’ils ont achetées. Tout à coup les moutons de s’enfuir de ci, les chevaux de se cabrer de là : c’est un pourceau malcontent d’avoir été vendu qui crie, pousse, culbute, se débat, et finalement rebrousse au grand galop vers le boiton paternel en tirant son acheteur après lui. Tout à l’heure on les perd de vue, et plus de nouvelles.

Au delà de ce canton, la nuit nous atteint ; et Cor, où nous voulions arriver ce soir, étant encore bien éloigné, nous allons frapper à la porte d’une belle maison qui s’élève isolée sur la lisière d’un bois. « Point de place, messieurs, nous dit l’hôtesse, je n’occupe que le bas de la maison, et tous mes lits sont retenus. — Eh bien, donnez-nous de la paille. — Je ne saurais où la mettre, mes bons messieurs ; ainsi hâtez-vous de poursuivre votre chemin, vous trouverez un gîte à deux lieues d’ici. » Là-dessus, l’hôtesse ferme sa porte, et déjà nous nous disposons à suivre son conseil, lorsqu’un monsieur qui était à prendre le frais à deux pas de la maison s’approchant de M. Töpffer : « Ces jeunes gens, lui dit-il, sont fatigués. Veuillez, monsieur, monter avec moi. » M. Töpffer se laisse alors conduire jusque dans l’appartement supérieur, qui est grand, confortable et meublé avec luxe. « Vos messieurs, reprend l’inconnu, couchent à deux, n’est-ce pas ? Voici ma chambre. En voici une autre. Je vous ouvrirai mon salon. Veuillez me faire le plaisir de vous contenter de ce logement que je mets à votre disposition. » M. Töpffer se confond en remercîments. « Je vous en prie, monsieur, brisez là-dessus. J’ai voyagé ; mon offre est toute naturelle. » Il s’éloigne alors, et nous ne le revoyons plus.

N’est-ce pas la peine, lecteur, de faire cent lieues, d’éprouver bien des fatigues et bien des privations, rien que pour courir la chance de rencontrer l’aubaine d’une hospitalité si noble, si simple, si dégagée à la fois et d’embarrassantes instances, et de vaniteux empressement ? Ah oui sans doute, car si, d’une part, c’est à ces rencontres que le cœur goûte un pur et entier contentement, d’autre part, c’est en reconnaissant qu’elles ne sont point rares qu’il apprend à aimer les hommes et à croire aux bonnes qualités de notre espèce, deux sentiments excellents qui sont en tout temps un germe de bienveillance et une source salubre de consolation, de douceur et d’équité. Pour nous, tant que nous nous sommes borné à interroger les philosophes sur ce qu’il en est de notre espèce, nous n’avons su qu’osciller misérablement entre deux doctrines également funestes, celle de Rousseau et, osons le dire, celle de Pascal ; celle que l’homme est naturellement tout bon, et celle que l’homme est naturellement tout mauvais ; en telle sorte que sur un point qui est pourtant si essentiel, si décisif pour la conduite de la vie, et auquel se rattachent intimement la plupart des principes de morale personnelle, nous ne savions que passer à l’égard de nos semblables d’une niaise estime à un stérile et desséchant mépris. Mais une fois affranchi de ce joug qu’impose le génie aux esprits encore peu formés, et quand les circonstances nous ont eu mis annuellement en contact avec des hommes de toute sorte, de tout pays et de toute condition, l’estime, tout en se tempérant, s’est fortifiée, et le mépris, remplacé le plus souvent par la compassion, a disparu sans retour. Ah ! le beau gain pour le bon sens, pour le cœur, pour l’âme tout entière, et combien dès lors nous avons jugé avec plus de rectitude, aimé avec plus de confiance, compris aussi avec plus de clarté que le bon, puisqu’il est accessible aux autres, est accessible à nous-même, et que c’est à le poursuivre dans soi comme à l’honorer dans autrui que doit s’employer la vie !

Et pourtant j’aime, je vénère cette amertume religieuse de Pascal ; aujourd’hui que je ne m’en fais plus comme autrefois une triste doctrine, j’y recours constamment pour nourrir mon âme d’humilité, pour connaître, guidé par ce maître, jusqu’où va la faiblesse de ma nature, pour m’abreuver à cette sublime mélancolie dont il soulève et remue le flot avec tant de puissance ! À lui le don d’attacher d’abord pour ébranler après, pour secouer, pour déraciner même ; et c’est bien pourquoi, aux intelligences trop faibles, ou encore aux âmes à la fois sombres et passionnées, la lecture de Pascal peut devenir dangereuse bien plutôt qu’utile, ou seulement indifférente.

Pour Rousseau, bien rarement aujourd’hui j’y ai recours. Je trouve trop de faux dans sa doctrine et trop d’emphase dans son éloquence ; sa façon d’envisager l’homme, plus encore que celle de Pascal, me mécontente et me répugne comme n’ayant que la factice autorité d’une thèse improvisée, que la fragilité d’un sophisme d’opposition ou de circonstance. Mais pourrais-je oublier jamais que c’est ce sincère et vigoureux champion du spiritualisme qui a été pour moi, à l’âge des ébranlements de croyance et des témérités d’esprit, le bouclier sauveur contre lequel frappaient sans me toucher les flèches empoisonnées de Voltaire, de Diderot, de toute cette phalange brillante et valeureuse de matérialistes déterminés ! Oh ! non sans doute, car c’est là un éclatant bienfait dont l’influence se projette sur la vie entière, et jusqu’à son dernier jour l’on doit être reconnaissant envers l’écrivain qui fut assez fort pour maintenir en vous le principe de toute moralité élevée, de tout noble perfectionnement, de tout consolant espoir ; celui-là seul sur lequel, temporairement disparues, les croyances chrétiennes ne tardent pas à revenir s’implanter et refleurir à toujours !

Mais, il y a plus, un autre avantage dont nous avons été redevable à Rousseau, et non pas certes à Pascal, c’est celui d’avoir entrevu de bonne heure que si le mépris de l’espèce humaine, toujours lié au mépris de soi-même, est une doctrine avilissante et corruptrice que corrigent bien imparfaitement, même chez Pascal, la ferveur de son humilité et le rigorisme outré mais respectable de ses croyances ; d’autre part, croire à la vertu, y avoir une foi ingénue, généreuse, est un acheminement à y tendre et le plus puissant encouragement à la pratiquer. Aussi, bien avant que le commerce des hommes nous eût enseigné à voir en eux des créatures parfaitement susceptibles d’aimer et de vouloir le bien, parfaitement capables de le chercher et de l’accomplir, déjà ce trait d’Alexandre et du médecin Philippe, si éloquemment commenté par Jean-Jacques, nous avait révélé ce qu’il y a de grand dans la foi au bien, ce qu’il y a de corrupteur et de décourageant dans la défiante suspicion de tous les motifs et dans la négation intime de la vertu. Au surplus, tout en payant ici notre tribut de gratitude à ce philosophe, nous sommes loin de penser que la lecture de ses écrits soit salutaire au grand nombre des esprits jeunes encore et peu formés. Pour ceux qui sont sains et bien préparés, elle les gâterait infailliblement ; pour ceux, au contraire, qui prématurément introduits dans le cercle brillant des encyclopédistes, y ont déjà succombé sous la séduction de leurs paroles ou chancelé sous l’atteinte de leurs sophismes, elle les relève, elle les fortifie, et en les passionnant elle les sauve.

Demain seulement, à la Mûre, nous apprendrons que le monsieur qui nous a offert ce soir une généreuse hospitalité se nomme Champoléon ; qu’après avoir commencé par se faire ouvrier tanneur à Lyon, il s’éleva par sa conduite et par son travail à une condition meilleure, et que, possesseur aujourd’hui d’une belle fortune, il est revenu se fixer avec sa famille dans le pays de ses pères.