Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à Gênes/13

Voyage à Gênes



TREIZIÈME JOURNÉE.


Au jour déjà, M. Paris est à ses fourneaux qui opère, costumé de basin et coiffé de coton blanc. Sept ou huit marmitons, basinés de même, travaillent sous ses ordres. D’autre part, des parfums d’une finesse et d’une originalité inouïes s’échappent de l’officine et s’en viennent prendre au nez chacun de nous. Qu’y a-t-il ?… Qu’est-ce ?… Alors M. Paris tire à part M. Töpffer, et s’approchant de son oreille : « Vous ne savez pas, lui dit-il, que j’ai passé la nuit à travailler pour vous ? — Bon ! — Par malheur, il fait du vent aujourd’hui, sans quoi je serais tenté de faire partir mon dîner par mer. — Partir ? — Oh, mais vous le retrouverez là-bas, chez M. H***. — Si j’étais vous, monsieur Paris, je ne confierais rien à la mer : les vents sont perfides !… Et si le dîner allait partir pour Alger ? — Oui, mais, d’un autre côté, je redoute pour mes gelées les cahots de la voiture, car à qui se fier ? Ces cochers sont des brutaux qui n’ont aucune idée de l’art !… Très-probablement, reprend M. Paris, je me déciderai à accompagner moi-même mon dîner. » Et il retourne à ses fourneaux. Encore une fois, M. Paris est artiste, grand artiste ; car est-ce un esprit de métier, de profession, qui se manifesterait par de si nobles sollicitudes ? Non certes, la cuisine ainsi comprise est un art, un des beaux arts, un des très-beaux.

Pendant que ces choses se passent, quelques-uns dorment encore. M. Töpffer, avec tout ce qui est debout, part pour une navigation matinale. Il s’agit, cette fois, de sortir du port pour aller jouir à une distance convenable de la vue de Gênes la superbe, en sorte que l’amiral dirige droit sur l’Afrique. Mais à peine les esquifs ont-ils franchi l’ouverture qui sépare les deux môles, qu’ils trouvent là une sorte de vague fort brutale et des balancements bien propres à leur ôter jusqu’à l’envie de goûter aux gelées de M. Paris. On laisse alors l’Afrique là où elle est, et, en toute hâte, la flotte regagne le rivage. Mais les dormeurs viennent d’y arriver, qui réclament aussi leur navigation matinale. M. R*** consent à prendre en leur faveur les fonctions d’amiral, mais à la condition, dit-il, que sa manœuvre, quelque poltronne qu’elle puisse paraître, ne recevra que des éloges. « Je ne vous montrerai l’Afrique que de très-loin, ajoute-t-il ; et parce que mon nom ressemble beaucoup trop à celui de Ruyter, je prie que l’on n’en abuse point pour m’engager dans d’audacieux errements. »

Pendant cette navigation, M. Töpffer s’occupe de louer des fiacres, et le voilà aux prises avec vingt drôles qui lui font des prix fabuleux. Ce que voyant, messire Renard laisse faire, laisse dire, puis apparaissant tout à coup en libérateur : « Ces cochers, dit-il tout haut à M. Töpffer, sont des voleurs, et, si je ne vous sauve, signor, vous allez être dévalisé. » Puis s’adressant aux hommes : « Arrière, canailles ! et que pas un de vous n’inquiète ce gentilhomme ! C’est moi qui traiterai. Vous aurez chacun vingt-cinq sous par heure, dont cinq pour moi… Si le signor veut bien le permettre, » ajoute-t-il en s’inclinant profondément. Le moyen de refuser cette prime à l’effronterie spirituelle, à l’escroquerie tout à la fois franche, originale et respectueuse ! M. Töpffer sanctionne donc le traité, et il se félicite d’avoir eu pour cicerone à Gênes, au lieu d’un assommant archéologue, un gredin fini, chez qui chaque geste empressé, chaque regard de saint homme, chaque civilité profondément respectueuse, recouvre de la façon la plus amusante et parfois la plus comique l’intention parfaitement déterminée de filouter en toutes rencontres et de voler des quatre mains.

Quand les navigateurs sont de retour, nous montons dans les fiacres, qui nous emportent vers la villa de M. H***. En chemin l’on visite la grotte : c’est une caverne artificielle qui faisait autrefois la merveille d’un beau palais, mais où aujourd’hui l’on débite vins et liqueurs. Sic transit gloria mundi. De la grotte nous passons au palais Doria, dont les jardins sont admirables à voir. Pins, orangers, chênes verts y marient leurs branchages et recouvrent d’ombre la croupe d’un coteau d’où le regard plane sur la vaste mer. Seulement à chaque instant on y change de concierge, et ce sont à chacun de nouveaux déboursés. Ah ! messire Renard, quelles bonnes affaires vous auriez faites ici ! Le drôle le sait bien, mais au lieu de marquer du regret ou de l’humeur, il redouble d’amabilité et de complaisance, se bornant à donner de sages avis et d’économiques conseils.

La villa de M. H***, anciennement le palais Durazzo, est à quelque distance du palais Doria, et pareillement située. Il s’y trouve une magnifique collection des chefs-d’œuvre de la gravure, qui sont disposés dans de vastes galeries sur lesquelles s’ouvrent des salles remplies elles-mêmes de statuettes, de médailles, de curiosités de toute espèce. Bientôt arrivent les familles de L*** R***, et une table splendidement servie réunit toute la société. Les gelées n’ont pas souffert ! Les salmis sont intacts ! Tout est frais, paré, odorant, exquis ; chaque bouchée révèle le génie d’un grand homme. Seulement on sert tels mets entièrement nouveaux pour nous, soit par la qualité, soit par l’apprêt, et qui exigeraient pour être mangés selon le rite, quelques notions préalables. Mais, que bien, que mal, ces notions s’acquièrent en regardant faire…

......Faute de savoir cela,
Rarement un festin demeure.

Cependant l’ombre s’étend, la soirée commence, et du portique où nous sommes à table l’on voit au travers d’immenses croisées la mer lointaine embrasée de feux, sillonnée de navires. Quelles impressions pour qui ne les a pas ressenties encore, et que l’on comprend bien vite pourquoi l’Italien dédaigne nos climats nuageux, pourquoi à tant d’autres biens que nous avons il peut préférer encore celui de fainéanter sous son beau ciel ! Messire Renard sort de l’office tout ventru de bonne chère, et nous-mêmes nous trouvons que les fiacres qui nous rapportent à Gênes sont devenus furieusement étroits.