Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à Gênes/07

Voyage à Gênes



SEPTIÈME JOURNÉE.


Dans la contrée où nous sommes entrés hier, l’on commence à ignorer absolument ce que peut bien être un déjeuner au café ; et il y a de quoi frémir, en vérité, à voir l’impéritie qui préside aux préparatifs de celui que nous avons commandé : on dirait des garçons de pharmacie, qui, d’après une ordonnance incomprise, composent un breuvage inconnu. Les ustensiles sont étranges, les procédés fabuleux, le sucre tout enfariné et le café tout en eau claire, sans compter l’hôte, qui, d’humeur, et à cause des impôts, brise des tasses et distribue des taloches. Nous partons pour Turin bien mal lestés.

On n’entre pas dans une capitale comme on entre dans une bicoque ; aussi M. Töpffer divise ce matin sa troupe en trois corps, qui reçoivent chacun des instructions différentes.

C’est d’abord un char diplomatique qui prendra les devants sous la direction de M. de Saint-G***. À la façon des députés en diète, M. de Saint-G*** est chargé d’une masse de pleins pouvoirs dont chacun est restreint par trois instruendum ou détruit par six referendum. C’est égal ; arrivé à l’hôtel Féder, M. de Saint-G*** y descendra sans dételer, ensuite il entamera des négociations, et, le cas échéant, après en avoir conféré avec madame T***, il signera un traité. Le traité conclu, M. de Saint-G*** fera dételer, prendra possession, et expédiera une estafette.

C’est ensuite la voiture : le cocher devra tenir ses chevaux constamment fouettés, afin de soutenir l’allure, et lui-même aussi, afin de se tenir assez éveillé pour voir venir l’estafette. Puis, quand il aura reçu les ordres des députés, il se dirigera en conséquence.

Enfin c’est le gros des piétons. À ceux-ci il n’est enjoint rien d’autre que de marcher droit devant eux jusqu’à Rivoli, d’où ils feront de même jusqu’à Turin. Pleins d’ardeur, ils se mettent à l’œuvre aussitôt. Mais la chaleur est torride, et tout à l’heure ils auraient besoin de quelqu’un qui les tînt constamment fouettés pour soutenir l’allure et combattre la démoralisation.

M. R*** se cherche partout un bel arbre, mais n’en trouvant point, il propose à M. Töpffer d’entrer dans une guinguette, dont l’enseigne engageante promet toute sorte de limonades et rafraîchissements. Entrés, ils n’y trouvent à boire qu’un petit vin clairet. M. R*** s’en verse une rasade ; et il n’a que le temps d’arrêter du signe M. Töpffer, qui en va faire autant. « Ma, questo, dit-il en s’adressant au garçon, questo, mon ami, c’est de l’aceto, acetissimo ! — È buono vino. — Aceto, que je vous dico ! — Vino ! — Aceto ! — Vino ! — Aceto ! et allez vous promener, farcissimo que vous êtes ! »

Plus loin, ces messieurs accostent un passant : « Camarade, où est le plateau de Rivoli ? — C’est ici, mes bons messieurs. Voici ousque s’est livrée la bataille, ousque les Autrichiens furent enfoncés, ousque Masséna… » et tous les ousques possibles. Nous apprenons plus tard que ce brave homme nous montrait à gauche le plateau qui se trouve être à droite. Mais c’est ainsi, dit-on, qu’on écrit l’histoire.

Enfin nous apercevons les dômes de la capitale. Avant d’entrer nous mettons nos gants, nous dépoudrons nos chaussures, puis, après avoir exhibé à la porte, nous passons outre. Un estafier conduit la longue bande le long des longs trottoirs d’une rue interminable ; et gens de se retourner, et courtauds d’accourir sur le seuil de leurs comptoirs, et chacun de conjecturer ce que peuvent bien être ces peuples nouveaux qui descendent des Alpes coiffés de paille et vêtus de toile. Un moment après, frais, parés, lustrés, méconnaissables, nous repasserons le long de ces mêmes trottoirs, et l’histoire alors, pour tous ces oisifs de rue ou de boutique, ce sera de savoir si nous sommes bien ceux qu’on a vus passer tout à l’heure ; en sorte que nous assisterons sans y prendre part à une discussion très-animée sur l’identité de nos personnes.

Avant tout, pourtant, nous descendons la belle rue du Pô, qui est le miracle symétrique de cette capitale au cordeau. Vive le cordeau ! et vive la symétrie ! Sans eux Turin serait, comme Milan, comme Venise, un assemblage de constructions variées, dont chacune a son air, sa physionomie ; dont l’ensemble sans régularité est rempli cependant de pittoresque harmonie, de savant et gracieux accord, en telle sorte qu’à mesure qu’on y pénètre, l’on a le récréatif spectacle de profils nouveaux, de corniches, de moulures, de styles autres, de colonnes et de façades diverses d’âge et de caractère, et qu’au lieu d’embrasser d’un coup d’œil une rue à perte de vue qui est l’exact fac-simile de toutes les autres, l’on ne voit à la fois qu’un espace restreint, qu’un bout de place ou qu’un devant d’édifice, qui ne vous apprend quoi que ce soit de la figure qu’auront les autres. Cependant la rue tourne, fléchit, se rompt ou se divise, et comme partout l’architecte a décoré les contours, balancé les lignes, assorti les ornements, ménagé les transitions, partout aussi, à la place des mornes produits de la symétrie et du cordeau, l’on a les produits vivants et animés du goût, de la fantaisie et de l’invention.

Néanmoins, vivent la symétrie et le cordeau ! Ils constituent, en architecture civile, une sorte de beau facile à saisir, plus facile encore à raconter et que préfèrent à ce titre une infinité de commis voyageurs, presque tous les porteurs d’eau, un grand nombre d’étrangers de marque, et en général les administrations et municipalités, en tant qu’elles sont sous l’immédiate influence de quelque principe essentiellement un et niveleur, comme serait le principe purement monarchique, par exemple, ou le principe purement démocratique, par exemple aussi. Le pays où de nos jours on bâtit le plus au cordeau, c’est l’Amérique du Nord, et cela doit être, en vérité ; car là où les institutions sont toutes au cordeau, l’architecture doit l’être aussi ; là où tout est matérialisé, l’art doit être matérialisé aussi ; et la symétrie, le cordeau, deux procédés partout ailleurs accessoires en architecture et subordonnés aux conceptions artistiques de la pensée, doivent y primer par-dessus la pensée et la conception artistique, ou plutôt en tenir lieu.

Mais, hâtons-nous de le dire, Turin, malgré une régularité de plan et une uniformité de construction qui lui ôtent l’agrément de la diversité et le charme de la vie, est une ville riche en beaux bâtiments et en édifices d’un goût admirable. D’ailleurs, posé sur la rive d’un fleuve, au sein d’une riche campagne où ondulent des coteaux, et d’où l’on voit l’auguste amphithéâtre des Alpes ; bien mieux qu’aucune autre grande cité, il se passe des ornements intérieurs d’une architecture pittoresquement variée. C’est un magnifique séjour, un digne vestibule de Gênes ; et s’il n’est pas aussi somptueux que cette dernière ville, c’est qu’il n’appartient pas aux monarques eux-mêmes d’accomplir à eux seuls ce qu’ont pu accomplir tous ensemble des centaines d’armateurs et de marchands riches eux-mêmes comme des monarques, fastueux comme des princes, émules comme des primats, et libres comme des républicains.

Quoi qu’il en soit, arrivés à l’extrémité de la place du Pô, nous passons le fleuve pour aller visiter le bel édifice qui s’élève majestueusement sur l’autre rive et qui complète la belle ordonnance de ce superbe forum. Un portefaix qui a épié nos mouvements se met aussitôt à notre service : pour tout costume, ce brave homme porte un bout de culotte et chemise, plus une veste sur l’épaule ; mais, naturellement orateur, il se drape, il prend des poses, il pérore à fil, et il proclame à la face du monde entier qu’il est, qu’il sera, qu’il veut être le guide fidèle des très-nobles seigneurs !… Subjugués par tant d’éloquence, nous nous laissons faire, et toujours drapé, toujours oratoire, le portefaix nous fait descendre, remonter, redescendre encore le gigantesque escalier de l’édifice. Tout ce que nous pouvons comprendre du motif de ces évolutions, c’est que, comme à la Grande-Croix, la clef des caveaux s’est égarée… Mais ici, sous les rayons d’un soleil ardent, sur des dalles brûlantes, le moulinet n’a plus le même charme. À la fin, la clef est retrouvée, nous visitons caveaux, chœur, galeries, après quoi l’orateur reçoit vingt sous pour sa peine sans nous rien payer pour la nôtre.

Les cicerone, mais surtout les cicerone en titre, sont le fléau du voyageur, la vermine des édifices et musées toujours prête à sauter sur sa proie et à gâter de piqûre ou de démangeaison les plus précieux moments. On ne les évite pas plus que l’on ne peut éviter son ombre en plein soleil. On ne s’en débarrasse pas plus aisément qu’on n’écarte les mouches d’un pot à miel ou d’une tartine au sucre.

La patrie du cicerone, c’est l’Italie. Le peuple y naît cicerone, le gueux y est antiquaire, la grande place y fourmille d’archéologues borgnes, boiteux ou manchots. Que si, l’air touriste, voyageur, ou seulement transalpin, vous paraissez au coin de cette grande place, c’est fait de vous ! tous ces archéologues vous ont vu, tous vous ont flairé, tous veulent avoir l’honneur… Prenez-en vite un, ou bien vous en aurez douze.

Que si, au contraire, pour échapper à ces obsessions vous évitez la grande place et prenez par le boulevard extérieur, peine perdue ! Le premier chétif, le dernier va-nu-pieds qui vous a vu vacant encore, se constitue votre homme, et avant que vous ayez eu le temps d’y regarder, il vous a déjà fait voir l’histoire romaine sur une borne et Raphaël dans une enseigne. Laissez-le faire, et qu’au moins cet officieux, presque toujours drôle à observer, non pas comme cicerone, mais comme figure populaire, vous tienne lieu d’un cicerone en titre, qui n’est drôle ni d’une façon ni d’une autre.

Nous dînons à l’hôtel Féder en compagnie d’une centaine de convives de toute sorte : des discrets et des bavards, des quant à eux et des tout à tous, des gourmés et des bonhommes, sans nous compter nous-mêmes, qui apportons à cette grande table notre tribut de mouvement et de diversité. Du reste, le cordeau de la table ne nous offusque guère, et la somptueuse symétrie des mets nous va à merveille, à la condition d’y porter le ravage et la destruction. Pour dessert, nous nous rendons en corps au théâtre, où l’on joue Zampa très-médiocrement. Vient ensuite le ballet, qui est cette fois sans Grecs ni Turcs. Il s’agit tout simplement d’une charmante petite dame indignement abandonnée dans une charmante petite grotte où elle élève un charmant enfant sur une jolie feuille de palmier. Cependant la forêt est remplie de brigands sauvages et de bêtes féroces, en sorte que ces êtres intéressants courraient deux affreux dangers par minute sans l’intelligente et paternelle vigilance du singe le plus moral, le plus dévoué, le plus magnanime qui fut jamais. Ce singe tue les serpents, écarte les crocodiles, déjoue les brigands, et finalement remet aux mains d’un mari, jadis coupable, aujourd’hui pénitent, son épouse plus pure que jamais, et à qui l’air de la forêt a donné une carnation et un embonpoint ravissants. Au milieu de tant de joie, l’on danse, quoi de plus naturel ? et les pas de deux, les entrechats, les pirouettes expriment énergiquement que la joie est revenue dans le ménage. Autour de nous aussi l’on est très-content, car les amateurs italiens suivent toujours avec un intérêt sérieux les péripéties d’un ballet. Ni l’invraisemblance de la donnée, ni la pauvreté de l’intrigue, ni l’absence de paroles, ne peuvent prévaloir sur eux au point de les soustraire à cet empire qu’exercent sur leurs imaginations l’emphase mimique, le jeu cadencé et l’expression musicale mis au service d’un libretto d’ailleurs pitoyable. Cela vient sans doute de ce qu’ils sont plus naturellement, plus bonnement artistes que nous. Là où nous raisonnons, ils sentent ; là où nous résistons, ils se livrent.