Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à Gênes/05

Voyage à Gênes



CINQUIÈME JOURNÉE.


Il y a des journées calmes, molles, torpides ; il y en a de bruyantes, de laborieuses, d’accidentées ; sans cela le proverbe aurait tort qui dit : Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Pendant que, debout et habillés depuis longtemps, nous n’attendons plus que nos chaussures, l’on vient à découvrir que noire crétinisé d’hier, satisfait de cirer, cire toujours le même soulier. On s’agite alors, on s’impatiente ; finalement l’armée quitte les casernes, et accourant au pillage de ses propres bottines, il s’ensuit des quiproquo sans nombre et des courses sans fin. D’autre part, l’eau vient à manquer dans les chambres, le linge aussi : autres cris, nouveau tumulte ; et le crétinisé qui casse la cruche, et l’hôtesse qui court aux souliers, et le déjeuner qui va au feu, et l’hôte qui tâche de l’y rattraper, et le chien qui aboie… Pendant ce temps M. Töpffer, qui vient d’entreprendre de se faire la barbe à l’eau froide, à chaque coup de faux cabriole, tempête et pousse des cris affreux qui viennent se perdre incompris dans le grand océan du vacarme universel. Vers huit heures pourtant le calme renaît, et nous nous hâtons de déjeuner. Bien différent d’un dîner réchauffé, qui, selon le poëte, ne valut jamais rien, un déjeuner rattrapé vaut un franc, sans moins, et il est saupoudré de cendres, odorant de fumée.

Au delà de Modane, on passe devant le fort de Bramant. Comme tous les forts, celui-ci est sinistre de meurtrières, d’embrasures, de murailles sans fin, de sentinelles qui grillent tristement sur l’angle d’un bastion ; mais le site au milieu duquel il se déploie en constructions échelonnées est d’une grande beauté, d’un majestueux caractère. Ce sont des rochers tourmentés, déchirés, isolés les uns des autres, ici, par des fossés creusés de main d’homme ; là, par des abîmes naturels, et lorsque accidentellement le ciel s’harmonise en sévérité avec ces aspects de destruction et de stérile nudité, l’on croirait avoir sous les yeux le modèle de quelqu’une de ces compositions où Martins cherche à traduire les plus sombres tableaux de l’Apocalypse. D’ailleurs, et nous l’avons déjà indiqué, la Maurienne est une vallée peu pittoresque, pauvre de végétation comme de culture, et dont les montagnes, sans avoir encore aucun caractère italien ou méridional, ont déjà perdu celui qui est propre aux Alpes de Suisse ou de Savoie. Voir Termignon, où nous arrivons tout à l’heure : c’est le plus pelé, le plus chérif, le plus rachitique de tous les endroits qui prétendent à avoir l’air d’un paysage.

Vers onze heures, nous atteignons Lans-le-Bourg ; c’est le dernier village qu’on rencontre de ce côté-ci du mont Cenis. Comme tous les villages pareillement situés, c’est un ramassis d’auberges, de remises, d’écuries ; une population de cochers, de rouliers et de mendiants. Ceux-ci sont hideux, rongés d’ulcères, brûlés d’eau-de-vie, fondant tous à la fois, comme des oiseaux de proie, sur chaque voyageur qui se montre, et ne le lâchant qu’au départ. Parmi eux, on nous fait remarquer une femme, jeune d’âge, décrépite d’ivrognerie, qui offre bien le plus triste spectacle que l’on puisse voir.

Avant d’ascender une montagne, il faut toujours prendre des forces, c’est une des théories de M. R*** ; aussi nous faisons-nous un devoir de commander ici un bon repas. Par malheur, toutes les mouches de la création se sont donné rendez-vous dans notre salle à manger, et il est impossible d’ouvrir la bouche sans en avaler un essaim tout entier. Nous nous levons alors, nous ouvrons les croisées, et du mouchoir, de la serviette, nous donnons la chasse à ces myriades. Va bien, mais retournés à nos places, c’est pour y trouver la table couverte de morts et de blessés ; le lait, le vin, le bouillon, noirs de mouches qui naviguent… À cette vue, l’appétit s’en va, et nous quittons Lans-le-Bourg repus, sans avoir mangé. Au départ, l’hôte, l’hôtesse, le garçon, le palefrenier, nous recommandent tous d’aller coucher à l’auberge de la Grande-Croix : « Vous y serez bien, disent-ils, et chez une pauvre veuve qui a dix enfants et des matelas pour vous tous. »

Les voitures chargées de mirmidons et d’éclopés suivent le zigzag de la grande route. Le gros de la troupe se dirige droit sur le col par la Ramasse. La Ramasse, c’est un sentier qui serpente le long d’une rampe très-rapide ; en été les piétons peuvent seuls le suivre ; mais en hiver, ou du moins quand la rampe est encore chargée de neige, l’on peut d’en haut s’y lancer en traîneau, et au bout de quelques instants l’on arrive à Lans-le-Bourg le nez gelé, et des frimas dans les poches.

Ceux qui suivent la Ramasse atteignent le sommet longtemps avant les voitures, et continuant de spéculer, tout à coup ils découvrent devant eux, au sortir de l’ombre, le lac, l’Hospice, tout le col qui étincelle des feux empourprés du couchant. Point de neige, plus de poussière, un air vif et léger ; la marche est devenue une jouissance, et M. R*** lui-même convient qu’il est des cas où, renversant les termes de sa formule du souverain bien, il exprimerait par le dénominateur que la journée se divise en lieues de marche, et par le numérateur qu’on marche toutes ces lieues avec le plus grand plaisir.

À cette frontière du Piémont, nous trouvons les carabiniers royaux, qui nous prient d’exhiber. Ces messieurs se montrent très-polis, et, comme à l’ordinaire, nous n’avons qu’à nous louer de leurs procédés. Toutefois, le moment où l’on se sépare d’eux est toujours agréable, soit à cause des scrupules qui peuvent toujours leur survenir, soit à cause de cette belle carabine qui est au service de tous leurs scrupules. Au surplus, s’ils se montrent polis avec M. Töpffer, ce n’est, après tout, de leur part, qu’un rendu, puisque, du plus loin qu’il les voit, M. Töpffer ne manque jamais de leur faire des avances de physionomie et des avant-propos de civilité.

C’est que si M. R*** a sur les haltes des théories personnelles, M. Töpffer a sur les autorités constituées des principes, personnels aussi, auxquels il s’efforce d’assortir sa conduite et ses manières. Dans les pays où la loi et l’autorité sont deux choses distinctes, M. Töpffer se contente d’être en règle, puis, mettant son chapeau un peu de côté, en façon de dignité de l’homme, si une autorité vient à passer, il salue ou ne salue pas, selon qu’elle a l’air rogue ou bon enfant. Mais dans les pays où la loi et l’autorité sont si peu distinctes, que la loi n’y est au fait que l’autorité en personne, M. Töpffer s’y prend tout autrement. Droits de l’homme, dignité de l’homme, il laisse tout cela à la frontière ; puis, renversant un peu son chapeau sur l’arrière de l’occiput, à la façon des ingénus, si un carabinier royal vient à se montrer, il salue doux, il approche empressé et se livre reconnaissant. Que si au contraire c’est un curé qui le toise, il s’empreint de dévote vénération, et fait bien voir à son air qu’il est plein de bon vouloir pour l’Église. Que si c’est un conscrit qui le fixe, il fait le tour de cet Achille comme pour admirer la propreté du fourniment et la belle taille de ce cagneux. En un mot, purgeant son esprit par la terreur, selon le précepte d’Aristote, il courtise ces malotrus, et là où il aimerait le plus, toutes choses égales d’ailleurs, à rosser son homme ou à l’envoyer à tous les diables, là surtout, toutes choses n’étant pas du tout égales d’ailleurs, il lui témoigne soumission respectueuse, et il lui marque de toutes les façons la bonne envie qu’il a de lui être parfaitement agréable.

Et c’est bien pourquoi, lorsqu’au retour d’une tournée en Italie M. Töpffer franchit de nouveau les Alpes, ce n’est jamais sans éprouver un vif sentiment d’aise et de bonheur qu’en touchant à la terre de Suisse il dépose le lourd fardeau d’hypocrisie, et recouvre, avec la liberté d’allure, la liberté plus précieuse encore d’être droit, franc, ouvert avec des autorités qui ne sont plus dès lors que les agents désintéressés d’une loi souveraine… Bon gendarme de Gondo, sorte de pâtre en uniforme qui suffis, à toi tout seul, pour garder la frontière du Simplon, rien que ton accoutrement bonhomme, rien que ta figure honnête, au sortir des repaires d’où je sors, tout sinistres de défiance, tout souillés de police, tout formidables d’arbitraire, m’est douce, rassurante à voir, et e’est avec un fier amour de ma belle patrie que je salue en toi, si humble, mais si loyal, si peu formidable, mais si heureusement dispensé de l’être, le digne représentant de la neutre liberté des Cantons ! Arrière, mercenaires serviles, suppôts équivoques, commissaires ombrageux ! Arrière, repaires ténébreux, antres étouffés ! Ici tout est air et lumière ; ici tout homme qui n’est pas un malfaiteur, exempt de crainte et débarrassé d’entraves, marche affranchi et le front haut au travers de vingt-deux nations !

Au soleil couché le froid nous fait presser le pas, et nous arrivons vers huit heures à l’auberge de la Grande-Croix. Des dix enfants annoncés, pas un seul ; pas même l’hôtesse, mais à la place deux servantes qui en nous voyant perdent la tête et courent se cacher ! Qu’à cela ne tienne ! On entre, on fait un inventaire des ressources, on décide qu’il y a lieu à poursuivre, et madame T*** prend la direction des affaires. Dès lors l’activité est grande, le brouhaha universel, et pendant que chacun court, revient, s’entr’aide, Pillet monte la garde sur le seuil, armé d’un fort manche à balai !

Nous sommes transis de froid. Aussi la première opération, c’est d’allumer un grand feu. Mais voici qu’à la lueur du foyer l’on découvre qui ?… les deux servantes, blotties tout à côté de l’âtre, derrière un grand bahut à farine. Effarées d’abord, la présence d’une dame au milieu des brigands les rassure, sans trop de peine elles reprennent courage, puis, se mettant à notre service, elles s’en vont de ce pas au poulailler chercher querelle à un vieux coq qui, couché depuis une heure, comme font les gens rangés, est bien loin de s’attendre à cette lugubre apparition. Le pauvre animal passe des bras du sommeil dans les bras de la mort, et les deux filles s’occupent de le plumer. Sur ces entrefaites, le voyageur David prend mal, chancelle, et tombe à la renverse. « Qu’est-ce, qu’est-ce, mon cher David ?… — Cela va, répond-il, déjà beaucoup mieux, mais je voudrais avoir une cuvette à ma disposition. — Une cuvette ! une cuvette ! » crie-t-on ; et des saladiers arrivent à la file, au milieu desquels David se fait le plus joli petit établissement du monde.

La seconde opération, bien moins aisée, c’est de mettre la table. Des détachements sont envoyés à cet effet dans toutes les directions, et au moyen d’une chaîne, comme dans les incendies, assiettes de tout âge et de tout sexe, couteaux de toute forme, verres, gobelets, carafons, parviennent des extrémités au centre où madame T*** arrange, pendant que M. de Saint-G*** rince, sous la protection de l’arque-balaisier Pillet. Il manque des chandelles : on trouve deux bouts de cierge parmi de la camomille sauvage. Il manque des fourchettes : Oudi les découvre dans la boîte à seringue. En attendant, tout un chaînon dégringole dans un escalier de bois. David éternue dans sa cuvette, et le coq, le malheureux coq, se brûle une épaule, parce qu’en l’absence du grand saucier, Scheller, que les éclats de rire ont attiré sur le théâtre des événements, sa broche a cessé de tourner…

La table est donc mise, et tout paraît en bon chemin, lorsque accourent les deux filles qui viennent annoncer en grand émoi que la clef de la cave est égarée ! Qu’on la cherche ! s’écrie M. Töpffer ; et tout aussitôt état-major, mirmidons, David évanoui, filles et garçons se dispersent, se croisent, se heurtent : ce n’est plus qu’un tourbillon universel, qu’un trotte-menu général, et au milieu une pendule sinistre qui, sur un timbre lugubre, sonne l’heure et la resonne tranquillement, comme si de rien n’était. À la fin la clef est retrouvée, le vin est tiré, le coq arrive, et le repas commence.

Il y a coq et coq ; celui-ci, ankylosé de tous ses membres, défie tous les efforts qui sont tentés pour le désarticuler, en sorte que, ne pouvant en venir à bout, M. R***, tout trempé de sueur, le livre à la circulation, en prétendant ironiquement que c’est à chacun d’en tirer pied ou aile. Malheureusement c’est justement là qu’est la difficulté, aussi l’horizon commence-t-il à s’assombrir, lorsque entrent une soupe qui a cuit chez le voisin, un gigot retrouvé dans le buffet, et quatre saladiers de pommes de terre !… À cette vue… à la vue des saladiers… le soupçon plane, la défiance s’éveille, puis le fou rire vient, et l’appétit a le dessus.

La dernière opération c’est de faire nos lits. L’on commence par couper les cierges par le milieu afin d’en doubler le nombre ; puis on se répand dans les chambres pour y disposer en grabats tout ce qui s’y rencontre. L’usage de la maison, c’est de tenir les fenêtres dans les armoires, pour ne pas exposer les vitres. On va donc quérir les fenêtres, puis les chevilles pour les ajuster sur leurs gonds, et l’assemblage se fait pendant que les amateurs admirent les ouvrages d’art qui sont appendus aux murailles, notamment le portrait de la Reine de Hongrie et la vue du jardin du gouverneur de Pondichéry, qui fait plaisir à cause de l’à-propos. Bientôt tout se résume en un sommeil général.