Nouveaux Voyages en zigzag/Notice


NOTICE SUR TÖPFFER,
CONSIDÉRÉ COMME PAYSAGISTE[1].


C’est l’heure des vacances, c’est le moment de faire son tour de Suisse, sa visite aux Alpes ; pour ceux qui sont libres comme pour ceux qui sont retenus, il n’est pas de moyen plus agréable ou d’éclairer sa route si l’on part, ou de se figurer le voyage si l’on reste, que de prendre les livres de Töpffer. Cet écrivain si regrettable, enlevé en 1846 à l’âge de quarante-sept ans, au moment où la renommée venait de le couronner et où une sympathie universelle le récompensait de son long effort, avait laissé d’autres récits d’excursions encore que ceux que M. Dubochet a publiés magnifiquement en 1844. Ce sont ces nouveaux voyages qu’on publie aujourd’hui, et pour lesquels les mêmes artistes ou d’autres également distingués ont prêté le concours de leur crayon ou de leur burin. Le présent volume, digne du précédent, contient trois excursions pédestres, l’une ancienne, de 1833, à la Grande-Chartreuse, l’autre à Gênes et à la Corniche ; mais surtout on y voit la dernière grande excursion que Töpffer a conduite au cœur de la Suisse, la plus importante, celle du moins où, comme en prévision de sa fin prochaine, il a rassemblé le plus de souvenirs, de résultats d’observation ou d’expérience, son voyage de 1842 autour du mont Blanc et au Grimsel. Maintenant qu’on a sous les yeux l’ensemble des vues, des écrits et des croquis de Töpffer, c’est le cas de bien expliquer la nature de son talent comme peintre des Alpes, et de bien fixer le genre de son invention, le caractère à la fois naïf et réfléchi de son originalité. Je tâcherai de le faire ici, non pas en zigzag, mais avec suite et méthode, de manière à montrer à tous en quoi consistent l’innovation et l’espèce de découverte réelle du charmant artiste genevois.

Töpffer était né peintre, paysagiste, et son père l’était ; mais forcé par les circonstances et surtout par le mauvais état de sa vue de se détourner de l’expression directe que réclamait son talent et où le conviait l’exemple paternel, il n’y revint que moyennant détour, à travers la littérature et plume en main : cette plume lui servit à deux fins, à écrire des pages vives, et à tracer, dans les intervalles, des dessins pleins d’expression et de physionomie.

Le paysage, considéré comme genre à part et comme objet distinct de l’art, n’est pas chose très-ancienne. M. de Humboldt, dans un des volumes du Cosmos, a traité du sentiment de la nature physique et du genre descriptif, en les suivant aux diverses époques et dans les différentes races ; il a aussi traité de la peinture du paysage dans ses rapports avec l’étude de la nature. Il établit que, dans l’antiquité classique proprement dite, « les dispositions d’esprit particulières aux Grecs et aux Romains ne permettaient pas que la peinture de paysage fût pour l’art un objet distinct, non plus que la poésie descriptive : toutes deux ne furent traitées que comme des accessoires. » Le sentiment du charme particulier qui s’attache à la reproduction des scènes de la nature par le pinceau est une jouissance toute moderne. À la renaissance de la peinture au quinzième siècle, les paysages, comme fond, étaient traités avec beaucoup de soin dans quelques tableaux historiques ; mais ils ne devinrent des sujets même de tableaux qu’au dix-septième siècle : ce fut la conquête des Lorrain, des Poussin, des Ruysdaal, des Karl du Jardin et de ces admirables Flamands que Töpffer saluait les premiers paysagistes du monde. Ils découvrirent ce que les anciens n’avaient qu’à peine soupçonné par le pinceau ; ils réalisèrent aux yeux ce charme que les grands poëtes, Homère, Théocrite ou Virgile, avaient su mettre aux choses simples. Töpffer est un disciple des Flamands. Et ne venez pas lui dire que ces merveilleux peintres des choses naturelles ne font que copier minutieusement la nature. Pour Töpffer, il y a une vie cachée dans tout paysage, un sens, quelque chose qui parle à l’homme ; c’est ce sentiment qu’il s’agit d’extraire, de faire saillir, de rendre par une expression naïve et fidèle qui n’est pas une pure copie. Le paysage, selon Töpffer, n’est pas une traduction, mais un poëme. Un paysagiste est « non pas un copiste, mais un interprète ; non pas un habile diseur qui décrit de point en point et qui raconte tout au long, mais un véritable poëte qui sent, qui concentre, qui résume et qui chante. » Et ce n’est qu’ainsi qu’on s’explique aussitôt et pleinement, dit-il, pourquoi « l’on voit si souvent le paysagiste, qui est donc au fond un chercheur de choses à exprimer bien plus qu’il n’est un chercheur de choses à copier, dépasser tantôt une roche magnifique, tantôt un majestueux bouquet de chênes sains, touffus, splendides, pour aller se planter devant un bout de sentier que bordent quelques arbustes étriqués ; devant une trace d’ornières qui vont se perdre dans les fanges d’un marécage ; devant une flaque d’eau noire où s’inclinent les gaulis d’un saule tronqué, percé, vermoulu… C’est que ces vermoulures, ces fanges, ces roseaux, ce sentier, qui, envisagés comme objets à regarder, sont ou laids ou dépourvus de beauté, envisagés au contraire comme signes de pensées, comme emblème des choses de la nature ou de l’homme, comme expression d’un sens plus étendu et plus élevé qu’eux-mêmes, ont réellement ou peuvent avoir en effet tout l’avantage sur des chênes qui ne seraient que beaux, que touffus, que splendides. » Et revenant aux peintres flamands, il s’attache à montrer que leur faire n’est pas, comme on l’a dit, toute réalité, mais bien plutôt tout expression, que ce faire est « plus fin, plus accentué, plus figuré, plus poétique qu’aucun autre, et si éloigné d’être servilement imitatif de la nature, que c’est par lui au contraire que nous apprenons à voir, à sentir, à goûter dans une nature d’ailleurs souvent ingrate ce même charme que respirent les églogues de Théocrite et de Virgile ». Il en donne chemin faisant un exemple. Au moment où ces réflexions lui viennent (car c’est en voyage qu’elles lui viennent, sur la route de Viège dans le Valais, alors qu’il se dirige vers la vallée de Zermatt), il rencontre une bergère :

« … Plus loin c’est une bergère qui tricote en suivant sa vache le long des touffes d’herbe dont la route est bordée. Le soleil frappe sur son visage basané, et ses cils fauves ombragent un regard à la fois sauvage et timide. Potter, où êtes-vous ? car c’est ici ce que vous aimez ; et, en effet, dans une pareille figure ainsi peignée, ainsi accoutrée, ainsi indolente et occupée, pauvre et insouciante, respire dans tout son charme la poésie des champs. Mais cette poésie, il faut un maître pour l’extraire de là, belle, vivante et vraie tout à la fois ; sans quoi vous aurez ou bien une Estelle à lisérés, qui ne rappelle que romances et fadeurs, ou bien une vilaine créature, qui ne remue que d’ignobles souvenirs. »

Au dix-septième siècle donc, il y eut la grande et originale école de paysagistes qui rendirent tour à tour la beauté italienne dans ses splendeurs et son élégante majesté, et la nature rustique du Nord dans ses tranquilles verdures, ses rangées d’arbres le long d’un canal, ses chaumines à l’entrée d’un bois, en un mot dans la variété de ses grâces paisibles, agrestes et touchantes. Mais, en Suisse, il y avait des paysages et point de peintres. Il fallut attendre jusqu’au siècle suivant, et ce fut un littérateur, Jean-Jacques Rousseau, qui donna le signal. Töpffer a très-bien marqué que le paysage de la Suisse ou des Alpes se divise naturellement en trois zones distinctes et dont la conquête ne pouvait se faire en un jour. Il y a la zone la plus basse, très-variée pourtant, très-accidentée ; elle comprend les jardins du bas, les collines, les abords cultivés des gorges et le tapis des premières pentes ; elle finit où finissent les noyers. C’est le paysage savoyard ou celui du canton de Vaud, celui que Jean-Jacques exploitait pédestrement dans sa jeunesse et qu’il a rendu avec tant de fraîcheur. Une seule fois, lui ou du moins son Saint-Preux, il s’est aventuré dans la zone supérieure, dans les montagnes du Valais ; on peut voir dans la première partie de la Nouvelle Héloïse la vingt-troisième lettre à Julie : « Tantôt d’immenses rochers pendaient en ruines au-dessus de ma tête ; tantôt de hautes et bruyantes cascades m’inondaient de leur épais brouillard ; tantôt un torrent éternel ouvrait à mes côtés un abîme, etc. » Cette peinture est bien, mais elle n’est qu’une première vue un peu générale, un peu confuse, et sans particularité bien distincte. Jean-Jacques ne connaît bien sa Suisse qu’à mi-côte, par ses lacs, ses maisonnettes riantes et ses vergers : avec lui on en revient toujours aux Charmettes. Il n’a jamais dépeint avec détail ni pénétré même ce qu’on appelle la seconde région ou région moyenne.

Cette seconde région, qui est propre à la Suisse, est plus sobre, plus austère, plus difficile ; elle est souvent dénudée ; la végétation variée de la région inférieure y expire ; mais les sapins, les mélèzes, à son milieu, envahissent les pentes, revêtent les ravins, bordent les torrents ; la chaumière n’y est plus riante et richement assise comme dans le bas, elle y est conquise sur la sécheresse des terrains et la roideur des pentes : ce n’est plus le charme agreste, c’est le règne sauvage qui a sa beauté. Cette seconde région, qui, ai-je dit, est la moyenne, mène à l’autre, à la supérieure et sublime, qui est la région des pics, des glaciers, des resplendissants déserts, et où la rigueur du climat « ne laisse vivre que des rhododendrons, quelques plantes fortes, des gazons robustes, » au bord et dans les interstices des neiges éternelles.

Ces hautes régions furent en quelque sorte la découverte et la conquête de l’illustre physicien Saussure. Passionné de bonne heure pour les montagnes vers lesquelles l’attirait un attrait puissant, il commença en 1760 ses courses vers les glaciers de Chamouni, alors peu fréquentés, et depuis, chaque année, il renouvela ses voyages des Alpes, jusqu’à ce qu’en août 1887, il parvînt à s’élever à la cime du mont Blanc, qui avait été, pour la première fois, gravie par deux habitants de Chamouni l’année précédente. Dans les descriptions et comptes rendus tout scientifiques qu’il a donnés de ses voyages, Saussure a été peintre par endroits : en présence du spectacle extraordinaire et inouï qu’il avait sous les yeux, « il tâche d’atteindre à la grandeur par la simplicité, au calme et à la majesté par le déroulement harmonieux et paisible de sa période sans pompe descriptive et sans ornement d’apparat. »

Ainsi Saussure découvrait l’Alpe et en annonçait sobrement la poésie vers le même temps où Bernardin de Saint-Pierre versait les trésors tout nouveaux de la nature tropicale et des mornes de l’Île de France, et un peu avant que Chateaubriand eût trouvé la savane américaine.

Mais l’Alpe a été rude à conquérir tout entière ; les montagnes ne se laissent pas brusquer en un jour ; les René et les Childe-Harold les traversent, les déprécient ou les admirent, et croient les connaître : elles ne se livrent qu’à ceux qui sont forts, patients et humbles tout ensemble. Il faut ici du pâtre jusque dans le peintre. Il a fallu monter lentement, pied à pied, s’y reprendre à bien des fois avant de ravir les richesses dans leurs replis[2].

Quant à la peinture proprement dite et par le pinceau, ce ne fut que sur la fin du dix-huitième siècle que de La Rive et, après lui, Töpffer le père, commencèrent à rendre le paysage suisse, savoyard, de la zone inférieure dans sa grâce et sa poésie familière ; « les masures de Savoie avec leur toiture délabrée et leur portail caduc ; les places de village où jouent les canards autour des flaques ; les fontaines de hameau où une fille hâlée mène les vaches boire ; les bouts de pré où paît solitaire, sous la garde d’un enfant en guenilles, un taureau redoutable ; » puis les marchés, les foires, les hôtelleries, les attelages poudreux avec le chien noir qui court devant, les rencontres de curés, de noces, de marchands forains, les manants de l’endroit avinés et rieurs, « amusants de rusticité. » Les choses en étaient là lorsque Töpffer commença ses voyages pédestres en 1823. Vers le même temps, un peintre de Neuchâtel, Meuron, osait, le premier, tenter de rendre sur la toile « la saisissante âpreté d’une sommité alpine au moment où, baignée de rosée et se dégageant à peine des crues fraîcheurs de la nuit, elle reçoit les premiers rayons de l’aurore. » Mais les Calame, les Diday et autres qui marchent sur leurs traces n’étaient point encore venus. Les classiques d’alors s’attachaient à prouver, par toutes sortes de raisons techniques et de considérations d’atelier, que ces régions supérieures des Alpes étaient essentiellement impropres à être reproduites sur la toile et à devenir matière de tableaux. Impossible, c’était le mot consacré.

Ici va se bien comprendre l’originalité de Töpffer et son coin de découverte pittoresque. Il se met à voyager à pied avec ses élèves comme sous-maître d’abord dans un pensionnat, en attendant qu’il ait sa maison à lui et sa joyeuse bande. Il a quelque apprentissage à faire, il le fait vite, et saisit dès les premiers jours la poésie de ce genre de voyages, poésie de fatigue, de courage, de curiosité et d’allégresse. Il aspire presque aussitôt à la communiquer et à la bien traduire, en la racontant gaiement à l’usage d’abord de ses seuls jeunes compagnons, et en croquant pour eux et pour lui, d’une plume rapide, les principaux accidents de la marche, la physionomie des lieux et des gens. Cependant peu à peu il s’enhardira, et lui qui, au fond de son cœur, peut se dire : Je suis peintre aussi ! ne pouvant l’être par les couleurs, il ouvrira la voie aux autres, il indiquera les chemins ; il dira comme un guide les sentiers escarpés qui mènent au point de vue réputé désespéré et inaccessible ; il esquissera ce que d’autres peindront, et, à chaque pas de plus que fera la peinture sincère à la conquête de ces rudes Alpes, il applaudira au triomphe.

Ses courts et brusques dessins, ses récits sont une suite de jolis tableaux flamands, relevés tout aussitôt d’une saveur alpestre, de quelque chose de fruste (pour employer un de ses mots favoris) et d’un caractère sauvage : en même temps, il n’oublie jamais le côté humain, familier, vivant, qui doit animer le paysage et qui lui ôte tout air de descriptif. Là même où il s’élève jusqu’à cette troisième et haute région où tout semble écraser l’homme, et où la vie sous toutes ses formes se retire, Töpffer trouve encore un sens correspondant au cœur en ces effrayantes sublimités. Après avoir décrit en une page d’une large et précise magnificence la physionomie générale du Cervin, par opposition à l’effet de Chamouni, il en vient à s’interroger sur les sources de son émotion :

« D’où vient donc, se demande-t-il en présence de cette effroyable pyramide du Cervin, d’où vient l’intérêt, le charme puissant avec lequel ceci se contemple ? Ce n’est là pourtant ni le pittoresque, ni la demeure possible de l’homme, ni même une merveille de gigantesque pour l’œil qui a vu les astres ou pour l’esprit qui conçoit l’univers ! La nouveauté sans doute, pour des citadins surtout ; l’aspect si rapproché de la mort, de la solitude, de l’éternel silence ; notre existence si frêle, si passagère, mais vivante et douée de pensée, de volonté et d’affection, mise en quelque sorte en contact avec la brute existence et la muette grandeur de ces êtres sans vie, voilà, ce semble, les vagues pensées qui attachent et qui secouent l’âme à la vue de cette scène et d’autres pareilles. Plus bas, en effet, la reproduction, le changement, le renouvellement nous entourent ; le sol actif et fécond se recouvre éternellement de parure ou de fruits, et Dieu semble approcher de nous sa main pour que nous y puisions le vivre de l’été et les provisions de l’hiver ; mais ici, où cette main semble s’être retirée, c’est au plus profond du cœur que l’on ressent de neuves impressions d’abandon et de terreur, que l’on entrevoit comme à nu l’incomparable faiblesse de l’homme, sa prochaine et éternelle destruction, si, pour un instant seulement, la divine bonté cessait de l’entourer de soins tendres et de secours infinis. Poésie sourde, mais puissante, et qui, par cela même qu’elle dirige la pensée vers les grands mystères de la création, captive l’âme et l’élève. Aussi, tandis que l’habituel spectacle des bienfaits de la Divinité tend à nous distraire d’elle, le spectacle passager des stérilités immenses, des mornes déserts, des régions sans vie, sans secours, sans bienfaits, nous ramène à elle par un vif sentiment de gratitude, en telle sorte que plus d’un homme qui oubliait Dieu dans la plaine s’est ressouvenu de lui aux montagnes. »

Töpffer se rappelle en ces moments et rassemble dans son impression grandiose le sentiment de l’antique Sinaï, les ressouvenirs des prophètes, tout ce qu’il y a de plus présent et de plus parlant à l’homme dans la tradition, et c’est ainsi qu’il anime encore ces apparitions gigantesques de l’éblouissante et froide nature, tandis que ceux qui, comme Sénancour, autre grand paysagiste aussi, n’y voient que le couronnement et le témoignage subsistant des forces aveugles, n’en retirent jusque dans leur admiration rien que de morne, de consternant et de désolé.

Le charme des voyages de Töpffer, c’est qu’il ne reste jamais longtemps sur ces hauteurs, et l’on jouit avec lui de tous les accidents du chemin. Un des endroits de son récit qui m’a laissé le plus frais souvenir, c’est son excursion aux Mayens, près de Sion. Les Mayens, on appelle ainsi sur la montagne les lieux où vont dès le mois de mai les nobles valaisans, les patriciens du pays aujourd’hui dépossédés de leur influence. Ces dignes gens ont là-haut des solitudes et de douces cabanes, ce qu’on appelle le Mayen de la famille ; ils se hâtent d’y monter dès qu’avril a fondu les neiges, et ils ne redescendent plus à Sion qu’à l’approche de l’hiver. Töpffer nous montre, chez ces familles fidèles au culte du passé, la vie paisible, régulière, patriarcale, l’oubli du siècle qui serait amer à trop regarder, et qui n’émancipe les uns qu’en froissant les autres. « Les Mayens sont à notre avis, dit-il, un Élysée dont la douceur enchante plutôt qu’une merveille à visiter » ; et c’est pour cela qu’il donne envie d’y monter et d’y vivre au moins une saison. Les hôtes qu’il y visite, en échange de ses croquis lui font voir les leurs : « Ce sont, remarque-t-il, des aquarelles faites d’après les sites uniformément aimables de ce paisible séjour. Le vert y domine, cru, brillant, étalé, mais les fraîcheurs de l’endroit s’y reconnaissent aussi, et aussi ces menus détails, ces neuves finesses qui échappent souvent au rapide regard de l’artiste exercé pour se laisser retracer par l’amateur inhabile, réduit qu’il en est à se faire scrupuleux par gaucherie et copiste par inexpérience. »

Personne ne fait mieux comprendre que Töpffer comment, sans avoir rien des procédés convenus et artificiels, on parvient à épeler, à bégayer, puis à parler, chacun selon sa mesure et avec son accent, la langue du pittoresque. Il faut s’y mettre avant tout, et, pour peu qu’on ait de sentiment naturel en face des objets, se suivre, y obéir, travailler à y donner jour. À force de croquis manqués, on arrivera à en produire un passable, puis un parlant, et, à la fin, l’on se sera fait sa petite manière à soi de ne s’y prendre pas trop mal, et cela en ne poursuivant que la nature et sans imiter personne. Il a, à ce sujet, de ravissantes pages sur ce thème : Qu’est-ce que croquer ? par opposition à dessiner. Il en a d’autres comparables à celles-là sur cet autre motif : Qu’est-ce que flâner ? qui est, selon lui, tout l’opposé de ne rien faire.

Pour le style, de même. La langue de Töpffer est à lui, et il le sait. Il n’y a pas visé d’abord, et elle lui est venue comme cela. La Suisse, dans ses creux de vallées et ses plis de terrain, a gardé trace et souche de bien des langues. Il y a là des dialectes d’emprunt et des patois indigènes. Le français, qui est très-indigène en quelques parties, est resté âpre et n’a jamais eu sa greffe définitive. Genève pourtant y a donné son poli et son pli. Mais traversée en bien des sens et formée d’une population mi-partie française, italienne et germanique, Genève aurait fort à faire pour garder une langue pure. Töpffer n’a jamais cherché qu’à l’avoir naturelle : « Je ne suis qu’un Scythe, s’écrie-t-il comme Anacharsis, et l’harmonie des vers d’Homère me ravit et m’enchante ! Je ne suis, moi, qu’un Genevois, et l’harmonie, la noblesse, la propriété ornée, la riche simplicité des grands maîtres de la langue, pour autant que je sais l’apprécier, me transporte de respect, d’admiration et de plaisir. De bonne heure j’ai voulu écrire, et j’ai écrit, mais sans me faire illusion sur ma médiocrité et mon impuissance, uniquement pour ce charme de composer, d’exprimer, de chercher aux sentiments, aux pensers, aux rêves de choses ou de personnes, de façon de les dire à mon gré, de leur trouver une figure selon mon cœur. » Tout en admirant nos grands écrivains, il ne les imite donc pas le moins du monde : placé hors du cercle régulier, et pour ainsi dire national, de leur influence, il ne trouve pas qu’il y ait révolte à ne pas les suivre, même dans les formes générales qu’ils ont établies et qui font loi en France ; il n’est pas né leur sujet. Il écrit d’emblée à sa guise, comme il croque le paysage. Sans y mettre tant d’artificiel il procède comme Courier, ou plutôt c’est un Montaigne né près du Léman, et qui cherche à racheter sa rudesse et certains sons rauques par du mordant et du vif. Aussi, à défaut du coulant d’un Voltaire, de l’harmonie d’un Bernardin ou d’un Fénelon, et s’il n’a presque jamais ce qui chante, il a ce qui accentue et ce qui saisit. Toute sa théorie du style est agréablement exposée et mise en action dans la rencontre qu’il fait du bonhomme Tobie Morel à la descente du grand Saint-Bernard. Tobie Morel, tout en frappant de son bâton et de ses souliers ferrés les dalles de la chaussée, rencontre Töpffer et sa troupe d’écoliers, et en homme communicatif, au premier mot échangé, il se met à raconter son histoire ; il le fait en des termes pleins de force et de naïveté ; d’où Töpffer en revient à son axiome favori : Tous les paysans ont du style. Malherbe avait dit : « J’apprends tout mon français à la place Maubert. » Lui, Töpffer, il veut qu’à deux siècles de distance cette parole bien comprise signifie : « Je rapprends et je retrempe mon français chez les gens simples, restés fidèles aux vieilles mœurs, comme il en est encore dans la Suisse romande, en Valais, en Savoie, en dessus de Romont, à Liddes, à Saint-Branchier, au bourg Saint-Pierre. C’est là qu’en accostant, dit-il, le paysan qui descend de la chaussée, ou en s’asseyant le soir au foyer des chaumières, on a le charme encore d’entendre le français de souche, le français vieilli, mais nerveux, souple, libre et parlé avec une antique et franche netteté par des hommes aussi simples de mœurs que sains de cœur et sensés d’esprit ; … — en telle sorte que la parole n’est plus guère que du sens, mais franc, natif, et comme transparent d’ingénuité. » À d’autres endroits de ses écrits, et tout en reconnaissant avec vérité les défauts habituels au caractère du paysan, il est revenu encore sur la part de solide bon sens qu’il trouve en plus grande mesure chez eux que dans les autres classes : « Ceci se marque bien dans leur langage, ajoute-t-il, qui est clair, discret, et d’une constante propriété. Aussi trouvé-je toujours du plaisir à m’entretenir avec eux des choses qui sont à leur portée. »

De cette observation attentive du langage campagnard et paysanesque, combinée avec beaucoup de lecture, de littérature tant ancienne que moderne, tant française que grecque[3], est résulté chez Töpffer ce style composite et individuel que nous goûtons sans nous en dissimuler les imperfections et les aspérités, mais qui plaît par cela même qu’il est naturel en lui et plein de saveur. C’est ainsi qu’on écrit dans les littératures qui n’ont point de capitale, de quartier général classique ni d’Académie ; c’est ainsi qu’un Allemand, qu’un Américain ou même un Anglais use à son gré de sa langue. En France, au contraire, où il y a une Académie française et où surtout la nation est de sa nature assez académique, où le Suard, au moment où on le croît fini, recommence ; où il n’est pas d’homme comme il faut, dans son cercle, qui ne parle aussitôt de goût ; où il n’est pas de grisette qui, rendant son volume de roman au cabinet de lecture, ne dise pour premier mot : C’est bien écrit, on doit trouver qu’un tel style est une très grande-nouveauté, et le succès qu’il a obtenu un événement : il a fallu bien des circonstances pour y préparer. Nous supplions seulement qu’on ne l’imite pas, et qu’on n’aille pas faire un genre littéraire, une école, de ce qui, chez le libre amateur génevois, a été précisément l’absence d’école et une inspiration forte et combinée.

Töpffer, qui se sépare de nous gens du centre, qui est en indépendance et en réaction contre la littérature française de la capitale, et qui la juge, nous semble parfois bien sévère et même injuste. Ce n’est pas le moment de discuter quelques-uns des noms qu’il met en cause : il apprécie les talents célèbres et en vogue, moins encore en eux-mêmes, ce semble, que d’après leurs disciples et leurs influences ; il a de ces condamnations décisives, anticipées, qu’entre contemporains et artistes qui courent plus ou moins la même carrière il faut laisser au temps seul le soin de tirer entièrement. S’il vivait, il n’aurait sans doute qu’à se relire, nous n’aurions pas même à le lui faire comprendre. Et n’est-ce pas lui qui a dit quelque part : « Les auteurs vivants jugent mal les auteurs vivants ? »

Les sentiments élevés, ceux que naturellement la pensée de sa mort réveille, nous reviennent à son sujet. Il a raconté dans le présent volume sa visite en deux asiles consacrés par la religion, à la Grande-Chartreuse en 1833, à l’hospice du Saint-Bernard en 1842. Il nous semble qu’il manque quelque chose à sa visite de la Grande-Chartreuse ; il est novice encore, son monastère est trop effacé ; il nous peint la haute vallée plutôt que le but même ; il n’a pas l’hymne du chartreux, l’allégresse du cloître, le crayon de Lesueur et de saint Bruno. La sympathie, sans lui faire défaut, y est mêlée de quelques tons qui crient. Mais à l’hospice du Saint-Bernard, c’est différent : l’hospitalité cordiale l’a gagné, et aussi l’aspect de l’humble foule agenouillée le jour de la fête du couvent l’a pris au cœur. Le peintre en lui et le chrétien se sont rencontrés : « Ô le pittoresque spectacle ! s’écrie-t-il à la vue de l’évêque de Sion officiant en personne et de sept cents fidèles environ accourus d’Aoste, du Valais, de Fribourg, priant debout, agenouillés ou assis par rangées sur les degrés et refluant jusque dans l’étage supérieur. Des vieillards, des petits garçons, des jeunes filles, des mères et leurs nourrissons ; toutes les poses de la dévotion naïve, du recueillement craintif, de l’humilité respectueuse ; toutes les attitudes de la fatigue qui s’endort, de l’attention qui se lasse, et aussi de cette oisiveté de l’âme pour laquelle le culte catholique ne se montre jamais sévère, à la condition que les doigts roulent les grains d’un chapelet et que la langue murmure des prières. » Et ne croyez pas que ce dernier mot soit une épigramme ; car tout aussitôt, dans une page très belle et pleine d’onction, tout en réservant son principe de foi, il va rendre hommage à ce trait d’ingénue et d’absolue soumission qui est obtenue plus facilement par la religion catholique et qui procède du dogme établi de l’autorité même ; il y reconnaît un vrai signe de l’esprit religieux sincère : « Et en effet, dit-il, être chrétien, être vrai disciple de Jésus-Christ, c’est bien moins, à l’en croire lui-même, admettre ou de ne pas admettre telle doctrine théologique, entendre dans tel ou tel sens un dogme ou un passage, que ce n’est assujettir son âme tout entière, ignorante ou docte, intelligente et simple, à la parole d’en haut, pas toujours comprise, mais toujours révérée. » Sous cette impression d’une douce piété communicative, il appellera donc plus d’une fois les dignes religieux du grand Saint-Bernard ses frères, ses coreligionnaires très-certainement, en dépit de quiconque pourrait y trouver à redire. Tout humble qui prie lui paraît son coreligionnaire plus sûrement que tout raisonneur et tout petit docteur qui discute. Il a beau être de Genève, il se retrouve encore du diocèse et de la paroisse de saint François de Sales par un côté. Près de mourir, Töpffer reviendra sur cette idée d’assujettissement, d’acquiescement intime et volontaire qui était le trait essentiel de sa foi : « Qui dispute, doute ; qui acquiesce, croit… Je crois et je me confie, deux choses qui peuvent être des sentiments vagues, sans cesser d’être des sentiments forts et indestructibles. »

Dès le temps où il visitait la Grande-Chartreuse, Töpffer, voyant ce renoncement absolu qui imprime le respect et une sorte de terreur, s’était posé dans toute sa précision le problème qui est fait pour troubler une âme préoccupée des destinées futures : le chartreux, le trappiste, en effet, le disciple de saint Bruno ou de Rancé vit chaque jour en vue de sa tombe, tandis que d’autres, la plupart, ne vivent jamais qu’en vue de la vie et comme s’ils ne devaient jamais mourir : « Destinée étrange que celle de l’homme ! se demandait le voyageur jeune encore et plein de jours ; la vie lui est donnée, et il est un insensé s’il s’y attache, puisqu’elle va lui être retirée. La mort lui est imposée irrévocablement, et il est un insensé encore s’il y sacrifie la vie, puisqu’elle est un bienfait de Dieu ! … Que faire donc ? et comment concilier cette contradiction fatale, comment caresser tout ensemble et la vie et la mort ? Hélas ! c’est là l’équilibre où il n’est donné à aucun homme d’atteindre ! » Et, dans le doute, entre les deux, « entre ceux-là qui disposent toutes choses comme s’ils devaient toujours rester dans ce monde, et ceux qui, comme les chartreux, disposent toutes choses comme s’ils l’avaient déjà quitté, » c’est encore la folie du chartreux qui lui paraît la moindre. Douze ans après, au lit de mort lui-même, et durant sa dernière maladie, Töpffer revenait sur cette méditation, sur cette énigme de la destinée, dont il avait désormais une pleine conscience, et il la dénouait, selon sa mesure, en homme de famille, en époux et en père, pieux, résigné et saignant : « Renoncer au monde, si l’on prend le précepte à la lettre, disait-il, c’est fausser sa destinée en dépravant sa nature. Renoncer au monde, si l’on prend le précepte dans son esprit, c’est faire en toutes choses une part à la vie et une part à la mort, et cela jusqu’au dernier soupir. » — Dans la première partie de son explication, Töpffer n’a pas assez senti, je le crains, tout le mystère de la vie cachée, de la vie des antiques ermites et des Pères du désert ; mais il est impossible de mieux faire la part de l’homme de la société et du père de famille mourant.

Je n’ai pas craint de laisser arriver ces pensées graves et funèbres jusque dans la lecture de ses derniers voyages, si remplis de soleil, de joie, d’accidents de toute sorte, si animés d’une sociabilité charmante, et tout parsemés de figures ou de perspectives. Après s’en être pénétré et en s’engageant sur les pas de l’excellent initiateur dans ces expéditions de fatigue et de plaisir, plus d’un visiteur des hautes cimes, au tournant d’un roc, au reflet d’un glacier, à l’humble vue d’une clôture, se surprendra à dire comme pour un compagnon absent et pour un ami qui nous a devancés : « Töpffer, où êtes-vous ? »


SAINTE-BEUVE.



  1. Cette notice, qui a été insérée dans le Moniteur du 16 août 1853 à l’occasion des Nouveaux Voyages en zigzag, fera partie du tome VIIIe des Causeries du Lundi publiées par les frères Garnier.
  2. Byron au reste, dans son séjour en Suisse (1816) a senti et pratiqué les Alpes bien autrement que Châteaubriand, qui ne les avait vues qu’en passant (1803), et qui semble les avoir traitées, et le mont Blanc lui-même, du haut de sa grandeur.
  3. Ce n’est pas sans dessein que j’indique la littérature grecque, car Töpffer était helléniste ; il a même donné un édition des Harangues de Démosthène, et il se souvient évidemment du grec dans cette phrase de ses Voyages en zigzag, par exemple : « C’est là mieux qu’ailleurs (dans une excursion en commun du maître avec ses élèves) qu’il dépend de lui, s’il veut bien profiter amicalement des événements, des impressions, des spectacles, et des vicissitudes, de fonder de saines notions dans les esprits, de fortifier dans les cœurs les sentiments aimables et bons, tout comme d’y combattre, d’y ruiner à l’improviste, et sur le rasoir de l’occasion, tel penchant disgracieux ou mauvais. »