Nouveaux Principes d’économie politique/Livre I/Chapitre 3




Administration de la richesse nationale, avant que sa théorie fût devenue l’objet d’une science



Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4



CHAPITRE III.

Administration de la richesse nationale, avant que sa théorie fût devenue l’objet d’une science.


Depuis que les hommes ont formé des corps sociaux, ils ont dû s’occuper des intérêts communs que leur donnait leur richesse. Une partie de la fortune publique fut destinée, dès l’origine des sociétés, à pourvoir aux besoins publics. La perception et l’administration de ce revenu national, qui n’appartient plus à chacun, mais à tous, devint une partie essentielle de la science des hommes d’état. C’est celle que nous nommons la finance.

Les fortunes privées, d’autre part, compliquèrent les intérêts de chaque citoyen ; elles furent exposées aux attaques de la cupidité et de la fraude ; elles doivent être défendues par l’autorité publique, d’après le contrat fondamental des sociétés, qui avait réuni les forces individuelles pour protéger chacun avec la puissance de tous. Les droits sur la propriété, les partages de celle-ci, les moyens de la transmettre, devinrent une des branches les plus importantes de la jurisprudence civile ; et l’application de la justice à la distribution de la fortune nationale fut une des fonctions les plus essentielles du législateur.

Le besoin avait stimulé l’industrie, et celle-ci avait créé divers genres de richesse à l’aide d’une expérience routinière. À mesure que les hommes acquirent plus de lumières, ils réfléchirent davantage sur les opérations par lesquelles ils pourvoyaient à leurs besoins ; ils les réduisirent en corps de science, et ils éclairèrent leur théorie par des observations sur les lois générales de la nature. L’agriculture avait fourni aux premiers besoins de l’homme long-temps avant de devenir une science ; mais, dans le temps où elle prodiguait ses trésors aux habitans de la Grèce et de l’Italie, des hommes ingénieux avaient réduit en corps de doctrine les moyens de multiplier cette partie de la richesse nationale ; les métiers, les manufactures étaient nés dans l’intérieur des familles ; mais bientôt les hommes industrieux empruntèrent aux naturalistes, aux physiciens, aux mathématiciens, la connaissance des propriétés des corps divers, et des moyens d’imiter ceux que produit la nature ; celle des forces mortes que l’homme peut diriger, celle enfin des calculs de la dynamique ; et l’industrie des villes eut sa science comme celle des champs. Le commerce, qui comparait les besoins et les richesses des peuples divers, et qui rendait les dernières profitables à tous par des échanges, eut aussi la sienne ; elle était fondée sur des connaissances variées, et elle supposait tout ensemble l’étude des choses, celle des nombres, celle des hommes et celle des lois.

Mais tandis que chaque partie de la richesse publique avait une théorie, cette richesse elle-même n’en avait aucune. Les anciens avaient considéré la richesse publique comme un fait dont ils ne s’étaient jamais souciés de rechercher la nature ou les causes. Ils l’avaient entièrement abandonnée aux efforts individuels de ceux qui s'occupaient à la créer ; et, lorsque le législateur était appelé de quelque manière à les limiter, il croyait encore n’avoir affaire qu’à des intérêts individuels, et il ne fixait jamais son attention sur l’intérêt pécuniaire de la généralité. Les sciences, qui avaient pour objet chacune des branches de la richesse nationale, ne se rapportaient point à un tronc commun ; elles n’étaient point autant de corollaires d’une science générale ; elles étaient traitées isolément, et comme si elles avaient eu en elles-mêmes leurs propres principes. Ainsi, dans l'établissement des impôts, le financier ne considéra que la résistance plus ou moins grande qu’il trouvait dans le contribuable, l’égalité de la répartition, la certitude du recouvrement, tandis qu’il n’examinait jamais quelle influence chaque nature de taxe aurait sur l’accroissement ou la diminution de la fortune publique. Le jurisconsulte s’occupa avec soin de toutes les garanties à donner à la propriété, de tous les moyens de la perpétuer dans les familles, de tous les droits dormans qu’il cherchait à réserver dans leur entier ou à faire revivre ; mais il ne songea jamais, en inventant ces hypothèques, ces substitutions, ces distinctions ingénieuses entre le domaine réel et utile, à s’enquérir s’il contribuait ainsi à augmenter ou à diminuer la valeur de la propriété nationale, et s’il convenait à l’accroissement des richesses que l’intérêt de celui qui les fait valoir fût partagé ou suspendu. L’agronome ne considéra jamais que sous le rapport de l’intérêt du maître, et non sous celui de l’intérêt public, la cruelle question de la culture par esclaves ; et la législation rurale, industrielle, commerciale, ne fut jamais fondée sur la recherche de ce qui devait procurer le plus grand développement de la richesse publique. Dans la vaste collection des lois romaines, où l’on trouve tour à tour tant de justesse d’esprit et tant de philosophie subtile, et où les motifs de la législation nous sont exposés avec autant de soin que ses règles, on ne rencontre pas une sanction qui soit fondée sur un principe d’économie politique, et ce défaut s’est maintenu jusqu’à ce jour dans nos lois. Quant aux philosophes de l’antiquité, ils s’occupaient d’enseigner à leurs disciples que les richesses sont inutiles au bonheur, plutôt que d’indiquer aux gouvernemens les lois par lesquelles ils en favorisent, celles par lesquelles ils en arrêtent l’accroissement[1].

Cependant l’esprit spéculatif des Grecs s’était proposé d’atteindre toutes les sciences humaines. Il nous reste un petit nombre d’écrits de leurs philosophes relatifs aux études économiques ; il est juste de leur donner un moment d’attention, ne fût-ce que pour juger à quel point les principes de la création de la richesse ont pu être ignorés par des peuples qui arrivèrent cependant presque au plus haut terme connu du développement social, et qui rassemblèrent, pour une population nombreuse, tout ce qui peut rendre la vie douce, tout ce qui peut développer les organes de l’homme, comme tout ce qui peut former son esprit.

Xénophon, dans ses Économiques, après avoir défini l’économie, l’art d’améliorer sa maison, et déclaré qu’il entendait par maison toutes nos possessions, tout ce que nous tournons à notre usage[2], considère cette économie sous le point de vue du philosophe, plutôt que du législateur. Il insiste sur l’importance de l’ordre et dans la distribution des choses, et dans celle des ouvrages ; il s’occupe de la formation du caractère de la femme, qui doit présider à cet ordre domestique ; il la suit dans la conduite des esclaves, et, tout en rappelant que l’éducation de ceux-ci les rapprochait des animaux plus que des hommes, il recommande de les diriger par la douceur, l’émulation, les récompenses. Il compare ensuite les deux carrières qui peuvent mener à la fortune, celle des arts mécaniques et celle de l’agriculture ; il justifie le mépris, alors universel, pour les premiers, en raison de ce qu’ils débilitent le corps, qu’ils altèrent la santé, qu’ils abrutissent l’âme, et qu’ils énervent le courage, tandis qu’il fait une peinture charmante de l’agriculture, source de bonheur pour les familles qui s’en occupent, et qu’il montre son intime alliance avec la force de corps, le courage, l’hospitalité, la générosité, et toutes les vertus. Cet ouvrage respire un amour du beau, de l’honnête, une douce philanthropie, une piété sincère et tendre, qui en rendent la lecture très-attrayante ; mais ce n’est point là l’économie politique que nous cherchons.

Aristote, dans le premier livre de son Traité de la République, a consacré quatre ou cinq chapitres (VIII à XIII) à la science qui nous occupe, il lui donne même un nom plus propre à la désigner que celui que nous avons adopté : (Chrématistique, χρηματιστική). La Science des Richesses. Sa définition des richesses, l’abondance des choses ouvrées domestiques et publiques, est fort juste[3]. L’exposition de l’invention du numéraire ne l'est pas moins. Son esprit, riche en définitions et en distinctions, classe avec assez de précision les diverses manières d’acquérir, par l’agriculture, par les arts mécaniques et par l’intérêt des capitaux. De même que tous les anciens, il donne hautement la préférence à l’agriculture ; puis il rejette toute sa Chrémastistique de la politique proprement dite : c'est la matière, dit-il, sur laquelle les lois s’exercent, et non leur objet.

D’après cette décision, on s’attendrait à trouver des choses plus précises dans ses deux livres sur les Économiques. Mais le texte grec de la plus grande partie de ceux-ci a péri, et l’ouvrage ne repose plus que sur la foi douteuse d’une traduction latine de Léonard Arétin. Le premier livre est consacré aux personnes qui composent la famille, le second aux choses. Ce dernier commence par une division de l’administration économique des rois, des satrapes, des villes et des particuliers, qui semble promettre des observations curieuses sur la richesse publique ; cependant il ne se compose que d’une énumération bizarre de tous les expédiens employés par des tyrans, des gouverneurs ou des villes libres, pour lever de l’argent dans les momens de détresse. Il n’y aurait pas probablement d’invention moderne de la maltôte dont on ne trouvât quelque exemple dans ce livre ; mais, ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’Aristote, ou l’auteur pseudonyme, les rapporte sans ordre, bonnes et mauvaises, et jusqu’aux plus violentes et aux plus extravagantes, sans les blâmer ou en indiquer le danger.

Enfin Platon, dans le second livre de la République, voulant exposer l’origine de la cité ou de la société humaine, développe son système économique avec une clarté et une précision que ne surpasserait point un disciple d’Adam Smith. L’intérêt réciproque, selon lui, rapproche les hommes les uns des autres, et les force à réunir leurs efforts : Platon montre comment ce principe seul doit amener la division des métiers, comment chacun fit mieux la chose qu’il fit seul, et comment tous produisirent ainsi davantage. Le commerce est pour lui le résultat des progrès des manufactures et de l’agriculture ; et le premier encouragement qu’il demande pour ce commerce, c’est la liberté. Il distingue d’avec ce commerce actif et entreprenant, la routine sédentaire du boutiquier, qui se borne à débiter les biens que le marchand rassemble. Du progrès seul de la société il fait résulter l’opulence de quelques-uns de ses membres, qui se livrent à l’oisiveté, aux plaisirs ou à l’étude, justement parce que les autres travaillent. L’inégalité des biens, l’altération de la santé, celle de la justice, et les besoins croissans des cités rivales, lui font conclure enfin qu’il doit exister une population gardienne, maintenue aux dépens du reste du peuple, et par une participation à son travail.

Ce n’est pas sans quelque étonnement qu’on voit le philosophe qui, dans sa république, établira la communauté des biens et celle des femmes, tout au moins pour sa population gardienne, analyser avec tant de justesse l’origine des intérêts pécuniaires et la formation de la société. Les anciens se laissaient quelquefois égarer par la vivacité de leur imagination, et ils étaient trop enclins à substituer l’essai de théories toutes spéculatives, aux leçons d’une expérience qui leur manquait. Mais du moins ils ne perdaient jamais de vue que la richesse n’avait de prix qu’autant qu’elle contribuait au bonheur national ; et justement parce qu’ils ne la considéraient jamais abstraitement, leur point de vue était quelquefois plus juste que le nôtre.

Les Romains nous ont laissé quelques livres sur l’économie rurale, mais aucun sur la science qui nous occupe.

Au reste, l’intérêt personnel n’attend pas que les philosophes lui aient tracé une théorie de la richesse avant de la recherche ; et les ruines de l’antique civilisation des Grecs et des Romains, que nous voyons encore subsister, nous attestent que l'opulence des nations peut arriver presque au plus haut terme, sans que la science qui enseigne à hâter ses développemens ait été cultivée.

  1. Socrate, in Xenoph OEconom, tom VI, p.441 TOME I.
  2. Xénophon, édit. du Gail, in4. tom. VI, p.486.
  3. Edit. Paris, fol, tom 11, pag 304, de Republica.