Avertissement
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POLITIQUE
DE CETTE SCIENCE.
CHAPITRE PREMIER.
Double but de la science du gouvernement.
La science du gouvernement se propose, ou doit se proposer pour but le bonheur des hommes réunis en société. Elle cherche les moyens de leur assurer la plus haute félicité qui soit compatible avec leur nature ; elle cherche en même temps ceux de faire participer le plus grand nombre possible d’individus à cette félicité. Dans aucune des sciences politiques on ne doit perdre de vue ce double but des efforts du législateur : il doit soigner tout ensemble le degré de bonheur que l’homme peut atteindre par l’organisation sociale et la participation équitable de tous à ce bonheur. Il n’a point accompli sa tâche si, pour assurer des jouissances égales à tous, il rend impossible le développement complet de quelques individus distingués, s’il ne permet à aucun de s’élever au-dessus de ses semblables, s’il n’en présente aucun comme modèle à l’espèce humaine, et comme guide dans les découvertes qui tourneront à l’avantage de tous. Il ne l’a pas accomplie davantage si, n’ayant pour but que la formation de ces êtres privilégiés, il en élève un petit nombre au-dessus de leurs concitoyens, au prix des souffrances et de la dégradation de tous les autres. La nation où personne ne souffre, mais où personne ne jouit d’assez de loisir ou d’assez d’aisance pour sentir vivement et pour penser profondément, n’est qu’à demi civilisée, lors même qu’elle présenterait à ses classes inférieures une assez grande chance de bonheur. La nation où la grande masse de la population est exposée à de constantes privations, à des inquiétudes cruelles sur son existence, à tout ce qui peut courber sa volonté, dépraver sa morale, et flétrir son caractère, est asservie, dût-elle compter dans ses hautes classes des hommes parvenus au plus haut degré de félicité humaine, des hommes dont toutes les facultés soient développées, dont tous les droits soient garantis, dont toutes les jouissances soient assurées.
Lorsque le législateur, au contraire, ne perd pas plus de vue le développement de quelques-uns que le bonheur de tous, lorsqu’il réussit à organiser une société dans laquelle les individus peuvent arriver à la plus haute distinction d’esprit et d’âme, comme aux jouissances les plus délicates, mais dans laquelle en même temps tout ce qui porte le caractère humain est assuré de trouver protection, instruction, développement moral et aisance physique, il a accompli sa tâche ; et sans doute c’est la plus belle que l’homme puisse se proposer sur la terre. C’est en suivant ce noble but que la science de la législation est la théorie la plus sublime de la bienfaisance. Elle soigne les hommes et comme nation, et comme individus ; elle protége ceux que l’imperfection de toutes nos institutions met hors d’état de se protéger eux-mêmes, et l’inégalité qu’elle maintient cesse d’être une injustice, car dans ceux qu’elle favorise elle prépare à toute l’espèce de nouveaux bienfaiteurs.
Mais rien n’est plus commun dans toutes les sciences politiques que de perdre de vue l’une ou l’autre face de ce double but. Les uns, amans passionnés de l’égalité, se révoltent contre toute espèce de distinction : pour évaluer la prospérité d’une nation, ils comparent toujours l’ensemble de sa richesse, de ses droits et de ses lumières avec la quote part de chacun ; et la distance qu’ils trouvent entre le puissant et le faible, l’opulent et le pauvre, l’oisif et le manouvrier, le lettré et l’ignorant, leur fait conclure que les privations des derniers sont des vices monstrueux dans l’ordre politique. Les autres, considérant toujours abstraitement le but des efforts des hommes, lorsqu’ils trouvent une garantie pour des droits divers, et des moyens de résistance, comme dans les républiques de l’antiquité, appellent cet ordre liberté, lors même qu’il est fondé sur l’esclavage des basses classes. Lorsqu’ils trouvent un esprit ingénieux, des réflexions profondes, une philosophie inquisitive, une littérature brillante, parmi les hommes distingués d’une nation, comme en France avant la révolution, ils voient dans cet ordre social un haut degré de civilisation, lors même que les quatre cinquièmes de la nation ne savent pas lire, et que toutes les provinces sont plongées dans une ignorance profonde. Lorsqu’ils trouvent une immense accumulation de richesses, une agriculture perfectionnée, un commerce prospérant, des manufactures qui multiplient sans cesse tous les produits de l’industrie humaine, et un gouvernement qui dispose de trésors presque inépuisables, comme en Angleterre, ils appellent opulente la nation qui possède toutes ces choses, sans s’arrêter à examiner si tous ceux qui travaillent de leurs bras, tous ceux qui créent cette richesse ne sont pas réduits au plus étroit nécessaire, si le dixième d’entre eux ne recourt pas chaque année à la charité publique, et si les trois cinquièmes des individus de la nation qu’ils appellent riche, ne sont pas exposés à plus de privations qu’une égale proportion d’individus dans la nation qu’ils appellent pauvre.
L’association des hommes en corps politique n’a pu avoir lieu autrefois, et ne peut se maintenir encore aujourd’hui qu’en raison de l’avantage commun qu’ils en retirent. Aucun droit n’a pu s’établir entre eux s’il n’est fondé sur cette confiance qu’ils se sont réciproquement accordée, comme tendant tous au même but. L’ordre subsiste, parce que l’immense majorité de ceux qui appartiennent au corps politique, voit dans l’ordre sa sécurité ; et le gouvernement n’existe que pour procurer, au nom de tous, cet avantage commun que tous en attendent. Ainsi les biens divers, inégalement répartis dans la société, sont garantis par elle lorsque de leur inégalité même résulte l’avantage de tous. Les moyens de faire parvenir quelques individus à la plus haute distinction possible, les moyens de tourner cette distinction individuelle au plus grand avantage de tous, les moyens de préserver tous les citoyens également de la souffrance, et d’empêcher qu’aucun ne soit froissé par le jeu des passions ou la poursuite des intérêts de ses coassociés, tous ces objets divers font également partie de la science du gouvernement ; car tous sont également essentiels au développement du bonheur national.