Nouveaux Essais sur l’entendement humain/III/II

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§ 1. Philalèthe. Maintenant, les mots étant employés par les hommes pour être signes de leurs idées, on peut demander d’abord comment ces mots y ont été déterminés ; et l’on convient que c’est non par aucune connexion naturelle qu’il y ait entre certains sons articulés et certaines idées (car en ce cas il n’y aurait qu’une langue parmi les hommes), mais par une institution arbitraire en vertu de laquelle un tel mot a été volontairement le signe d’une telle idée.

Théophile. Je sais qu’on a coutume de dire dans les écoles et partout ailleurs que les significations des mots sont arbitraires (ex instituto) et il est vrai qu’elles ne sont point déterminées par une nécessité naturelle, mais elles ne laissent pas de l’être par des raisons tantôt naturelles, où le hasard a quelque part, tantôt morales, où il y entre du choix. Il y a peut-être quelques langues artificielles qui sont toutes de choix et entièrement arbitraires, comme l’on croit que l’a été celle de la Chine, ou comme le sont celles de Georgius Dalgarnus’4` et de feu M. Wilkins "Z, évêque de Chester. Mais celles qu’on sait avoir été forgées des langues déjà connues sont de choix mêlé avec ce qu’il y a de la nature et du hasard dans les langues qu’elles supposent. Il en est ainsi de celles que les voleurs ont forgées pour n’être entendus que de ceux de leur bande, ce que les Allemands appellent Rothwelsch, les Italiens lingua zerga, les Français le narquois"’, mais qu’ils forment ordinairement sur les langues ordinaires qui leur sont connues, soit en changeant la signification reçue des mots par des métaphores, soit en faisant des nouveaux mots par une composition ou dérivation à leur mode. Il se forme aussi des langues par le commerce des différents peuples, soit en mêlant indifféremment des langues voisines, soit, comme il arrive le plus souvent, en prenant l’une pour base, qu’on estropie et qu’on altère, qu’on mêle et qu’on corrompt en négligeant et changeant ce qu’elle observe, et même en y entrant d’autres mots. La lingua franca, qui sert dans le commerce de la Méditerranée, est faite de l’italienne, et on n’y a point d’égard aux règles de la grammaire. Un dominicain arménien, à qui je parlai à Paris, s’était fait ou peut-être avait appris de ses semblables une espèce de lingua franca, faite du latin, que je trouvai assez intelligible, quoiqu’il n’y eût ni cas ni temps ni autres flexions, et il la parlait avec facilité, y étant accoutumé. Le père Labbé 144, jésuite français, fort savant, connu par bien d’autres ouvrages, a fait une langue dont le latin est la base, qui est plus aisée et a moins de sujétion que notre latin, mais qui est plus régulière que la lingua franca. Il en a fait un livre exprès. Pour ce qui est des langues qui se trouvent faites depuis longtemps, il n’y en a guère qui ne soit extrêmement altérée aujourd’hui. Cela est manifeste en les comparant avec les anciens livres et monuments qui en restent. Le vieux français approchait davantage du provençal et de l’italien, et on voit le théotisque `45 avec le français ou romain plutôt (appelé autrefois lingua romana rustica) tels qu’ils étaient au neuvième siècle après Jésus-Christ dans les formules des serments des fils de l’empereur Louis le Débonnaire, que Nithard leur parent nous a conservés `46. On ne trouve guère ailleurs de si vieux français, italien ou espagnol. Mais pour du théotisque ou allemand ancien, il y a l’évangile d’Otfrid, moine de Weissenbourg de ce même temps, que Flacius a publié, et que M. Schilter voulait donner de nouveau ’a'. Et les Saxons passés dans la Grande-Bretagne nous ont laissé des livres encore plus anciens. On a quelque version ou paraphrase du commencement de la Genèse et de quelques autres parties de l’Histoire Sainte, faite par un Caedmon, dont Beda fait déjà mention 141. Mais le plus ancien livre, non seulement des langues germaniques, mais de toutes les langues de l’Europe, excepté la grecque et la latine, est celui de l’Evangile des Goths du PontEuxin, connu sous le nom de Codex Argenteus149, écrit en caractères tout particuliers, qui s’est trouvé dans l’ancien monastère des bénédictins de Werden en Westphalie, et a été transporté en Suède, où on le conserve comme de raison avec autant de soin que l’original des Pandectes à Florence, quoique cette version ait été faite pour lesGoths orientaux et dans un dialecte bien éloigné du germanique scandinavien : mais c’est parce qu’on croit avec quelque probabilité que les Goths du Pont-Euxin sont venus originairement de Scandinavie, ou du moins de la mer Baltique. Or la langue ou le dialecte de ces anciens Goths est très différent du germanique moderne, quoiqu’il y ait le même fonds de langue. L’ancien gaulois en était encore plus différent, à en juger par la langue la plus approchante de la vraie gauloise, qui est celle du pays de Galles, de Cornouaille, et le bas breton ; mais le hibernois’S° en diffère encore davantage et nous fait voir les traces d’un langage britannique, gaulois et germanique encore plus antique. Cependant ces langues viennent toutes d’une source et peuvent être prises pour des altérations d’une même langue, qu’on pourrait appeler la celtique. Aussi les anciens appelaient-ils Celtes tant les Germains que les Gaulois. Et en remontant davantage pour y comprendre les origines tant du celtique et du latin que du grec, qui ont beaucoup de racines communes avec les langues germaniques ou celtiques, on peut conjecturer que cela vient de l’origine commune de tous ces peuples descendus des S c y t h e s, venus de la mer Noire, qui ont passé le Danube et la Vistule, dont une partie pourrait être allée en Grèce, et l’autre aura rempli la Germanie et les Gaules ; ce qui est une suite de l’hypothèse qui fait venir les Européens d’Asie. Le sarmatique (supposé que c’est l’esclavon) a sa moitié pour le moins d’une origine ou germanique ou commune avec le germanique. Il en paraît quelque chose de semblable même dans le langage finnois, qui est celui des plus anciens Scandinaviens, avant que les peuples germaniques, c’est-à-dire les Danois, Suédois et Norvégiens, y ont occupé ce qui est le meilleur et le plus voisin de la mer ; et le langage des Finnoniens ou du Nord-Ouest de notre continent, qui est encore celui des Lapons, s’étend depuis l’océan Germanique ou Norvégien plutôt jusque vers la mer Caspienne (quoique interrompu par les peuples esclavons qui se sont fourrés entre deux) et a du rapport au hongrois, venu des pays qui sont maintenant en partie sous les Moscovites. Mais la langue tartaresque, qui a rempli le Nord-Est de l’Asie, avec ses variations, paraît avoir été celle des Huns et Cumans, comme elle l’est des Usbecs ou Turcs, des Calmucs, et des Mugalles. Or toutes ces langues de la Scythie ont beaucoup de racines communes entre elles et avec les nôtres, et il se trouve que même l’arabique (sous laquelle l’hébraïque, l’ancienne punique, la chaldéenne, la syriaque et l’éthiopique des Abyssins doivent être comprises) en a d’un si grand nombre et d’une convenance si manifeste avec les nôtres qu’on ne le saurait attribuer au seul hasard, ni même au seul commerce, mais plutôt aux migrations des peuples. De sorte qu’il n’y a rien en cela qui combatte et qui ne favorise plutôt le sentiment de l’origine commune de toutes les nations, et d’une langue radicale et primitive. Si l’hébraïque ou l’arabesque y approche le plus, elle doit être au moins bien altérée, et il semble que le teuton a plus gardé du naturel, et (pour parler le langage de Jacques Bôhm 1z) de l’adamique : car si nous avions la langue primitive dans sa pureté, ou assez conservée pour être reconnaissable, il faudrait qu’il y parût les raisons des connexions soit physiques, soit d’une institution arbitraire, sage et digne du premier auteur. Mais supposé que nos langues soient dérivatives, quant au fond elles ont néanmoins quelque chose de primitif en elles-mêmes, qui leur est survenu par rapport à des mots radicaux nouveaux, formés depuis chez elles par hasard, mais sur des raisons physiques. Ceux qui signifient les sons des animaux ou en sont venus en donnent des exemples. Tel est par exemple le latin coaxare, attribué aux grenouilles, qui a du rapport au couaquen ou quaken en allemand. Or il semble que le bruit de ces animaux est la racine primordiale d’autres mots de la langue germanique. Car comme ces animaux font bien du bruit, on l’attribue aujourd’hui aux diseurs de rien et babillards, qu’on appelle quakeler en diminutif ; mais apparemment ce même mot quaken était autrefois pris en bonne part et signifiait toute sorte de sons qu’on fait avec la bouche et sans en excepter la parole même. Et comme ces sons ou bruits des animaux sont un témoignage de la vie, et qu’on connaît par là avant que de voir qu’il y a quelque chose de vivant, de là est venu que quek en vieux allemand signifiait vie ou vivant, comme on le peut remarquer dans les plus anciens livres, et il y en a aussi des vestiges dans la langue moderne, car Queksilber est vif-argent, et erquicken est conforter, et comme revivifier ou recréer après quelque défaillance ou quelque grand travail. On appelle aussi Quüken en bas allemand certaines mauvaises herbes, vives pour ainsi dire et courantes, comme on parle en allemand, qui s’étendent et se propagent aisément dans les champs au préjudice des grains ; et dans l’anglais quickly veut dire promptement, et d’une manière vive. Ainsi on peut juger qu’à l’égard de ces mots la langue germanique peut passer pour primitive, les anciens n’ayant point besoin d’emprunter d’ailleurs un son, qui est l’imitation de celui des grenouilles. Et il y en a beaucoup d’autres où il en paraît autant. Car il semble que par un instinct naturel les anciens Germains, Celtes et autres peuples apparentés avec eux ont employé la lettre R pour signifier un mouvement violent et un bruit tel que celui de cette lettre. Cela paraît dans 15éw, fluo, rinnen, rüren (fluere), ruhr (fluxion), le Rhin, Rhône, Ruhr (Rhenus, Rhodanus, Eridanus, Rura), rauben (rapere, ravir), Radt (rota), radere (raser), rauschen (mot difficile à[raduire en français : il signifie un bruit tel que celui des feuilles ou arbres que le vent ou un animal passant y excite, ou qu’on fait avec une robe traînante), reckken (étendre avec violence), d’où vient que reichen est atteindre, que der Rick signifie un long bâton ou perche servant à suspendre quelque chose, dans cette espèce de platrütsch ou bas saxon qui est près de Brunswick ; que rige, reihe, régula, regere, se rapporte à une longueur ou course droite, et que reck a signifié une chose ou personne fort étendue et longue, et particulièrement un géant et puis un homme puissant et riche, comme il paraît dans le reich des Allemands et dans le riche ou ricco des demi-Latins. En espagnol ricos hombres signifiaient les nobles ou principaux ; ce qui fait comprendre en même temps comment lesmétaphores, les synecdoques et les métonymies ont fait passer les mots d’une signification à l’autre, sans qu’on en puisse toujours suivre la piste. On remarque aussi ce bruit et mouvement violent dans riss (rupture), avec quoi le latin rumpo, le grec le français arracher, l’italien straccio ont de la connexion. Or comme la lettre R signifie naturellement un mouvement violent, la lettre L en désigne un plus doux. Aussi voyons-nous que les enfants et autres à qui le R est trop dur et trop difficile à prononcer y mettent la lettre L à la place, comme disant par exemple mon lévélend pèle. Ce mouvement doux paraît dans leben (vivre), laben (conforter, faire vivre), lind, lenis, lentus (lent), lieben (aimer), lauffen (glisser promptement, comme l’eau qui coule), labi (glisser, labitur uncta vadis abies 153), legen (mettre doucement), d’où vient liegen, coucher, lage ou laye (un lit, comme un lit de pierres, lay-stein, pierre à couches, ardoise), lego, ich lese je ramasse ce qu’on a mis, (c’est le contraire du mettre), laub (feuille), chose aisée à remuer, où se rapportent aussi lap, lid, lenken), luo, 7,vw (solvo), leien (en bas saxon), se dissoudre, se fondre comme la neige, d’où la Leine, rivière d’Hanovre, a son nom, qui venant des pays montagneux grossit fort par les neiges fondues. Sans parler d’une infinité d’autres semblables appellations, qui prouvent qu’il y a quelque chose de naturel dans l’origine des mots, qui marque un rapport entre les choses et les sons et mouvements des organes de la voix ; et c’est encore pour cela que la lettre L, jointe à d’autres noms, en fait le diminutif chez les Latins, les demi-Latins et les Allemands supérieurs. Cependant il ne faut point prétendre que cette raison se puisse remarquer partout, car le lion, le lynx, le loup ne sont rien moins que doux. Mais on se peut être attaché à un autre accident, qui est la vitesse (lauf) qui les fait craindre ou qui oblige à la course ; comme si celui qui voit venir un tel animal criait aux autres : Lauf (fuyez), outre que par plusieurs accidents et changements la plupart des mots sont extrêmement altérés et éloignés de leur prononciation et de leur signification originale.

Philalèthe. Encore un exemple le ferait mieux entendre.

Théophile. En voici un assez manifeste et qui comprend plusieurs autres. Le mot d’ceil et son parentage y peut servir. Pour le faire voir, je commencerai d’un peu haut. A (première lettre) suivie d’une petite aspiration fait Ah et comme c’est une émission de l’air, qui fait un son assez clair au commencement et puis évanouissant, ce son signifie naturellement un petit souffle (spiritum lenem), lorsque a et h ne sont guère forts. C’est de quoi âcu, aer, aura, haugh, halare, haleine, &iµos, athem, odem (allemand) ont eu leur origine. Mais comme l’eau est un fluide aussi, et fait du bruit, il en est venu (ce semble) qu’Ah, rendu plus grossier par le redoublement, c’est-àdire aha ou ahha, a été pris pour l’eau. Les Teutons et autres Celtes, pour mieux marquer le mouvement, y ont préposé leur W à l’un et à Pautre ; c’est pourquoi wehen, wind, vent, marquent le mouvement de l’air, et waten, vadum, water le mouvement de l’eau ou dans l’eau. Mais pour revenir à Aha, il paraît être (comme j’ai dit) une manière de racine, qui signifie l’eau. Les Islandais, qui gardent quelque chose de l’ancien teutonisme scandinavien, en ont diminué l’aspiration en disant au ; d’autres qui disent Aken (entendant Aix, Aquas grani) Pont augmentée, comme font aussi les Latins dans leur aqua, et les Allemands en certains endroits qui disent ach dans les compositions pour marquer l’eau, comme lorsque Schwarzach signifie eau noire, Biberach, eau des castors. Et au lieu de Wiser ou Weser on disait Wiseraha dans les vieux titres, et Wisurach chez les anciens habitants, dont les Latins ont fait Visurgis, comme d’Iler, Ilerach, ils ont fait Ilargus. D’aqua, aigues, auue, les Français ont enfin fait eau, qu’ils prononcent oo, où il ne reste plus rien de l’origine. Auwe, Auge chez les Germains est aujourd’hui un lieu que l’eau inonde souvent, propre aux pâturages, locus irriguas, pascuus ; mais plus particulièrement il signifie une île comme dans le nom du monastère de Reichenau (Augia dives) et bien d’autres. Et cela doit avoir eu lieu chez beaucoup de peuples teutoniques et celtiques, car de là est venu que tout ce qui est comme isolé dans une espèce de plaine a été nommé Auge ou Ooge, oculus. C’est ainsi qu’on appelle des taches d’huile sur de l’eau chez les Allemands ; et chez les Espagnols ojo est un trou. Mais Auge, ooge, oculus, occhio, etc., a été appliqué plus particulièrement à l’mil comme par excellence, qui fait ce trou isolé éclatant dans le visage : et sans doute le français œil en vient aussi, mais l’origine n’en est point reconnaissable du tout, à moins qu’on n’aille par l’enchaînement que je viens de donner ; et il paraît que l’Sµµa et à4ns des Grecs vient de la même source. Oe ou Oeland est une île chez les Septentrionaux, et il y en a quelque trace dans l’hébreu, où Ai est une île. M. Bochart154 a cru que les Phéniciens en avaient tiré le nom qu’il croit qu’ils avaient donné à la mer Égée, pleine d’îles. Augere, augmentation, vient encore d’aune ou auge, c’est-à-dire de l’effusion des eaux ; comme aussi ooken, auken en vieux saxon, était augmenter, et l’augustus en parlant de l’empereur était traduit par ooker. La rivière de Brunswick, qui vient des montagnes du Hartz, et par conséquent est fort sujette à des accroissements subits, s’appelle Ocker, et Ouacra autrefois. Et je dis en passant que les noms des rivières, étant ordinairement venus de la plus grande antiquité connue, marquent le mieux le vieux langage et les anciens habitants, c’est pourquoi ils mériteraient une recherche particulière. Et les langues en général étant les plus anciens monuments des peuples, avant l’écriture et les arts, en marquent le mieux l’origine des cognations et migrations. C’est pourquoi les étymologies bien entendues seraient curieuses et de conséquence, mais il faut joindre des langues de plusieurs peuples, et ne point faire trop de sauts d’une nation à une autre fort éloignée sans en avoir de bonnes vérifications, où il sert surtout d’avoir les peuples entre eux pour garants. Et en général l’on ne doit donner quelque créance aux étymologies que lorsqu’il y a quantité d’indices concourants : autrement c’est goropiser.

Philalèthe. Goropiser ? Que veut dire cela ?

Théophile. C’est que les étymologies étranges et souventridicules de Goropius Becanus155, savant médecin du xvt` siècle, ont passé en proverbe, bien qu’autrement il n’ait pas eu trop de tort de prétendre que la langue germanique, qu’il appelle cimbrique, a autant et plus de marques de quelque chose de primitif que l’hébraïque même. Je me souviens que feu M. Claubergius’sb philosophe excellent, a donné un petit essai sur les origines de la langue germanique, qui fait regretter la perte de ce qu’il avait promis sur ce sujet. J’y ai donné moi-même quelques pensées, outre que j’avais porté feu M. Gerardus Meierus157, théologien de Brême, à y travailler, comme il a fait, mais la mort l’a interrompu. J’espère pourtant que le public en profitera encore un jour, aussi bien que des travaux semblables de M. Schilter, jurisconsulte célèbre à Strasbourg, mais qui vient de mourir aussi"’. Il est sûr au moins que la langue et les antiquités teutoniques entrent dans la plupart des recherches des origines, coutumes et antiquités européennes. Et je souhaiterais que de savants hommes en fissent autant dans les langues wallienne, biscayenne, slavonique, finnoise, turque, persane, arménienne, géorgienne et autres, pour en mieux découvrir l’harmonie, qui servirait particulièrement, comme je viens de dire, à éclaircir l’origine des nations.

§ 2. Philalèthe. Ce dessein est de conséquence, mais à présent il est temps de quitter le matériel des mots, et de revenir au formel, c’est-à-dire à la signification qui est commune aux différentes langues. Or vous m’accorderez premièrement, Monsieur, que lorsqu’un homme parle à un autre, c’est de ses propres idées qu’il veut donner des signes, les mots ne pouvant être appliqués par lui à des choses qu’il ne connaît point. Et jusqu’à ce qu’un homme ait des idées de son propre fonds, il ne saurait supposer qu’elles sont conformes aux qualités des choses ou aux conceptions d’un autre.

Théophile. Il est vrai pourtant qu’on prétend de désigner bien souvent plutôt ce que d’autres pensent que ce qu’on pense de son chef, comme il n’arrive que trop aux laïques dont la foi est implicite. Cependant j’accorde qu’on entend toujours quelque chose de général, quelque sourde et vide d’intelligence que soit la pensée ; et on prend garde au moins de ranger les mots selon la coutume des autres, se contentant de croire qu’on pourrait en apprendre le sens au besoin. Ainsi on n’est quelquefois que le truchement des pensées, ou le porteur de la parole d’autrui, tout comme serait une lettre ; et même on l’est plus souvent qu’on ne pense.

§ 3. Philalèthe. Vous avez raison d’ajouter qu’on entend toujours quelque chose de général, quelque idiot qu’on soit. Un enfant, n’ayant remarqué dans ce qu’il entend nommer or qu’une brillante couleur jaune, donne le nom d’or à cette même couleur, qu’il voit dans la queue d’un paon ; d’autres ajouteront la grande pesanteur, la fusibilité, la malléabilité.

Théophile. Je l’avoue ; mais souvent l’idée qu’on a de l’objet dont on parle est encore plus générale que celle de cet enfant, et je ne doute point qu’un aveugle [né] ne puisse parler pertinemment des couleurs et faire une harangue à la louange de la lumière, qu’il ne connaît pas, parce qu’il en a appris les effets et les ~ irconstances.

§ 4. Philalèthe. Ce que vous remarquez est très vrai. Il arrive souvent que les hommes appliquent davantage leurs pensées aux mots qu’aux choses, et parce qu’on a appris la plupart de ces mots avant que de connaître les idées qu’ils signifient, il y a non seulement des enfants, mais des hommes faits qui parlent souvent comme des perroquets. § 5. Cependant les hommes prétendent de ordinairement marquer leurs propres pensées et de plus ils attribuent aux mots un secret rapport aux idées d’autrui et aux choses mêmes. Car si les sons étaient attachés à une autre idée par celui avec qui nous nous entretenons, ce serait parler deux langues ; il est vrai qu’on ne s’arrête pas trop à examiner quelles sont les idées des autres, et l’on suppose que notre idée est celle que le commun et les habiles gens du pays attachent au même mot. § 6. Ce qui a lieu particulièrement à l’égard des idées simples et des modes, mais quant aux substances on y croit plus particulièrement que les mots signifient aussi la réalité des choses.

Théophile. Les substances et les modes sont également représentés par les idées ; et les choses, aussi bien que les idées, dans l’un et l’autre cas sont marquées par les mots ; ainsi je n’y vois guère de différence, sinon que les idées des choses substantielles et des qualités sensibles sont plus fixes. Au reste il arrive quelquefois que nos idées et pensées sont la matière de nos discours et font la chose même qu’on veut signifier, et les notions réflexives entrent plus qu’on ne croit dans celles des choses. On parle même quelquefois des mots matériellement, sans que dans cet endroit-là précisément on puisse substituer à la place du mot la signification, ou le rapport aux idées ou aux choses ; ce qui arrive non seulement lorsqu’on parle en grammairien, mais encore quand on parle en dictionnariste, en donnant l’explication du nom.