Nouveaux Documens sur Marie Stuart



NOUVEAUX DOCUMENS
SUR
MARIE STUART.


I. — Papiers d’état (State-papers’office).
II. — Manuscrits tirés des bibliothèques de France, par Von Raumer.
III. — Histoire d’Écosse, par Patrick Fraser Tytler.
IV. — Documents relatifs à l’hisoire de Philippe ii, par Gonzalès (Apuntamientos, etc.).
V. — Lettres inédites de Marie Stuart, publiées par le prince Alexandre de Labanoff.

La vie de Marie Stuart est trop connue pour que nous pensions à la refaire. Il nous suffira de réunir les lumières nouvelles que le cours des âges et des recherches récentes ont répandues sur ce drame. Elles détruisent bien des chimères, elles déchirent bien des voiles. Elles ajoutent plus d’une faute et plus d’un crime aux crimes et aux fautes de l’humanité. Mais la vérité est un noble culte, et l’histoire est lente à se révéler.

À travers les anathèmes de Buchanan et les apologies de Brantôme, entraînée par les catholiques dans les nuées de l’apothéose, lacérée comme une Jézabel par les outrages des protestans, Marie Stuart n’est plus aujourd’hui un personnage de l’histoire, c’est un symbole. Le travail de deux siècles s’y est étudié et complu. Renversons et déchirons cette trame populaire ; cherchons ces faits qui disent le caractère, ces dates qui attestent les évènemens, ces lambeaux sanglans ou rouillés qui viennent trahir les passions. Osons porter la main sur les mensonges convenus. Ne craignons pas de prouver à la race humaine qu’elle se trompe souvent. De siècle en siècle, d’année en année, les systèmes s’élèvent et croulent ; les châteaux de nuages grandissent à l’horizon, colorés et radieux. On les accepte, puis on les répudie. Cependant les archives s’ouvrent, les documens réels, les vieilles correspondances paraissent au grand jour, les anciens mensonges fuient, et l’on voit les faits véritables se révéler lentement, un à un, couverts de poudre, à demi rongés par le temps.

Un grand seigneur russe, M. le prince de Labanoff, qui a consulté avec une infatigable patience toutes les bibliothèques d’Europe pour y découvrir des renseignemens inédits sur Marie Stuart ; l’historien allemand, Von Raumer, qui a publié, il y a deux années, les curieux résultats de ses fouilles dans les archives françaises ; un Espagnol, Gonzalès, qui a donné sur le règne de Philippe II les éclaircissemens les plus précieux et les plus nouveaux ; enfin un savant Écossais, M. Patrick Fraser Tytler, placé près des sources, et qui a puisé dans les archives de Londres et d’Édimbourg mille détails, ignorés jusqu’ici, relatifs à cette rivalité sanglante de deux femmes, fournissent, sur Marie Stuart et son époque des documens de trois espèces : — 1o ceux qui montrent Élisabeth instigatrice acharnée des guerres civiles qui déchirèrent l’Écosse ; — 2o ceux qui éclairent d’un rayon souvent funeste la vie privée de Marie Stuart, ses intentions et ses intrigues ; — 3o enfin, ceux qui rattachent intimement le règne, les trames et les efforts de Marie à la grande ligue catholique, dont les princes lorrains étaient les moteurs. Ces clartés nouvelles prouvent la culpabilité égale des deux reines ; l’une, Marie, légère, passionnée, violente ; l’autre, perfide et cruelle, jalouse et sanguinaire ; celle-ci, habile ; cette autre, imprudente ; toutes deux sans mœurs, sans foi, sans principes et sans scrupules.

Il est vrai que leurs fautes, et, disons-le, leurs crimes, étaient partagés ou conseillés par beaucoup d’autres. Elles étaient chefs de parti. Marie servait ses passions et l’ambition des Guises. Élisabeth avait derrière elle tout un peuple et l’Europe protestante. Avant de soumettre à l’analyse les découvertes plus ou moins importantes dont nous venons de parler, il est nécessaire de replacer sous son vrai point de vue la question politique de ce temps, aujourd’hui oubliée.

En 1547, la réforme, révolte de l’esprit septentrional contre le Midi, de l’indépendance teutonique contre la formule romaine catholique, avait pénétré en Allemagne, en Écosse, en Danemark, en Suède, en Suisse et en Angleterre. Les nations teutoniques se rattachaient avec ardeur à cette nouvelle prise d’armes contre Rome. C’était le rétablissement de la simplicité du culte, la proclamation de l’indépendance de l’esprit, la revendication de la liberté intellectuelle, l’insurrection évangélique contre l’autorité, la tradition et le pouvoir ; ainsi se satisfaisaient les passions septentrionales. La haine de Rome vivait au fond de ce mouvement, qui plaisait à des peuples rudes, originaux et parlant la langue d’Arminius, heureux de se déclarer une fois encore les ennemis de la langue romaine et des peuples romains. Depuis long-temps, et non sans jalousie, ils admiraient et blâmaient tout le Midi ; ils abhorraient les pompes demi-arabes de l’Espagne, les voluptés de l’Italie et les joyeusetés savantes de la France. Leur protestation contre Rome fermentait dans l’esprit teuton avant d’être dans l’organisation protestante. Mais quand Luther et Calvin eurent sanctionné cette haine en l’appuyant sur l’Évangile, la scission entre le Nord et le Midi fut complète et le déchirement rapide. Le Nord et le protestantisme choisirent pour domaine les vertus simples, le coin du feu, l’amour de la famille, la sévérité des mœurs, l’adoration intime, la prière personnelle, le culte de l’ame, et combattirent la magnificence extérieure du Midi, ses rites traditionnels, ses offrandes populaires et ses sacrifices publics. Schisme incurable. Dans cette marche extraordinaire du Nord contre le Midi, de l’examen contre la foi, de l’analyse contre la synthèse, du jugement contre l’autorité, de la personnalité contre la généralité, de la critique contre la tradition, — marche qui ne s’est pas encore ralentie, — l’Écosse joue, au XVIe siècle un rôle terrible. C’est alors la plus sauvage expression du Nord évangélique. Ce peuple s’avance sous l’étendard de Knox comme un montagnard féodal, à moitie nu et cependant paré, le glaive en main, brisant les symboles matériels et teignant de sang l’Évangile de paix. La pire corruption est celle qu’une civilisation étrangère communique aux nations barbares, corruption à la fois féroce comme la race inoculée et vile comme la race corruptrice. L’Écosse du XVIe siècle, sauvage par son propre fonds, recevait de seconde main les vices de l’Italie, que la France et l’Angleterre lui communiquaient. Elle empruntait à la civilisation du Midi ce qui pouvait lui convenir, ambition, perfidie, usage du poison, quand le fer ne suffisait pas ; duplicité, longues intrigues et habiles trames. Elle ne pouvait en imiter les vices élégans et voluptueux, qui exigent un plus long apprentissage des arts et une moins rude vie. C’était donc à l’élégance qu’elle réservait sa haine. Les voluptés étaient condamnées par ces mêmes gens qui versaient le sang humain comme on verse l’eau des fontaines, et qui prodiguaient le parjure avec le meurtre.

Tel était l’état moral de l’Écosse lorsque le catholicisme romain essaya de la reconquérir vers le milieu du XVIe siècle. L’entreprise était difficile ; elle contrariait l’esprit même de la race.

À la tête de la grande cohorte catholique, dont le centre était à Rome, on voyait ces princes lorrains, les Guises, si orgueilleux, et si braves. Encouragés et suivis par les populations de l’Espagne, de l’Italie et du midi de la France, par la bourgeoisie flamande et parisienne, leur redoutable avant-garde, et par la vaste armée des moines, ils s’appuyaient sur le sénat des cardinaux romains et sur leur collaborateur intéressé, Philippe II. À la tête du parti protestant, il n’y avait personne ; cette opinion ne souffre pas de maître unique. Faute d’un seul chef, elle en trouvait mille ; ses racines et ses rameaux étaient nombreux. La sève protestante circulait dans toutes les races germaines et pénétrait dans le nord de la France. Des guides et des représentans partiels dirigeaient les bataillons isolés du protestantisme, Calvin à Genève, Hutten et Zwingle en Suisse, Knox en Écosse. Les champions du Midi et du pape, les Guises, avaient pour eux l’avantage que donne l’autorité centralisée, régulière, sûre de l’obéissance et disposant de forces savamment disciplinées. En revanche, ils rencontraient de toutes parts, dans le nord de l’Europe, des groupes résistans et populaires, de petits centres bien organisés et chauffés par le fanatisme ; si l’isolement de ces groupes était une faiblesse, cette faiblesse était compensée par la profonde sympathie des races du Nord avec les opinions protestantes.

Knox, le Mirabeau de la réforme religieuse en Écosse, véritable révolutionnaire, plus farouche que Calvin, plus indomptable que Luther, d’une éloquence dure et écrasante, d’une persévérance que rien n’étonna jamais, se mit à lutter, pour le Nord et le calvinisme, contre le catholicisme et les Guises. Ce fut lui qui embarrassa la régence de Marie de Lorraine, mère de Marie Stuart, lui qui, aidé d’Élisabeth, fit tomber la tête de cette extraordinaire et malheureuse princesse. On n’a pas assez remarqué cet antagonisme ; on n’a vu, comme c’est l’usage des historiens, que les intérêts de chaque jour et les passions mobiles des acteurs ; on s’est arrêté, non sans étonnement, en face des énigmes que présente cette époque ; elles s’expliquent, si l’on place ces personnages dans leur ordre véritable : ici, les Guises, le pape, Philippe II, Marie de Lorraine et Marie Stuart ; là, cet ami de Calvin, Jean Knox, et derrière lui toute la bourgeoisie et tout le peuple ; plus loin les seigneurs, avides d’exploiter les évènemens et de jeter leur glaive dans la balance du succès ; enfin, Élisabeth d’Angleterre, redoutant les catholiques, détestant les Guises, se défiant des calvinistes et attisant la guerre civile d’un royaume qu’elle espérait ou ruiner ou prendre.

Mais Marie Stuart se détache vivement de tous ces groupes. Marie, c’est le Midi lui-même, armé de ses séductions les plus puissantes, et soutenant contre les résistances du Nord et ses sévérités cruelles le plus inutile et le plus dramatique de tous les combats. Elle apporte avec elle l’amour, la beauté, les arts, l’éloquence, l’émotion, la violence des instincts, la grace des manières, le don des larmes, l’imprévoyance des passions. Dans le choc effroyable de ces deux génies, l’un représenté par Knox, homme de glace, l’autre qui se résume en Marie Stuart, la fille de Lorraine ne recule pas ; elle ne cède ni un dogme, ni un penchant, ni une volupté, ni un crime. On le lui rend bien. Vous verrez dans la simple chronique suivante, dont les détails, minutieux et neufs, sont empruntés avec scrupule aux documens inédits que j’ai signalés, combien la tragédie de l’humanité l’emporte en intérêt et en crime sur Walter Scott, sur Homère, sur Shakspeare, qui ne sont créateurs qu’après Dieu.

En 1548, Knox, âgé de quarante-un ans, est réfugié avec les chefs de la révolte calviniste dans le château de Saint-André. Une flotte française et catholique vient canonner le château. Knox, à l’approche des ennemis, élève sa voix tonnante : « Vous avez été pillards et débauchés, licencieux et impies ; vous avez ravagé le pays, et commis des meurtres et des abominations exécrables. Je vous annonce le jugement prochain du Dieu juste, une captivité dure et des misères sans nombre. » Les soldats attablés continent à boire et rient de ses menaces, prétendant que Henri VIII les délivrera bientôt, et que leurs remparts suffiront pour les protéger. « Non, non, reprend le réformateur, vos péchés vous condamnent ; vos murailles vont tomber en poudre, et vos corps sous les fers[1]. » La prophétie ne fut pas longue à s’accomplir : il fallut se rendre ; la forteresse fut démantelée, et les prisonniers allèrent, avec Jean Knox lui-même, ramer sur les galères du roi de France.

À la même époque s’élevait, dans une petite île au milieu du lac sauvage de Menteith, une jeune enfant, héritière de la redoutable couronne d’Écosse ; c’était Marie Stuart. Sa mère, catholique, Marie de Lorraine, l’avait placée dans le monastère isolé d’Inchma-home, pour la soustraire aux dangers que la guerre civile et la révolte protestante semaient sur ce misérable pays[2]. « Estant aux mamelles tettant, sa mère l’alla cacher, dit Brantôme, de peur des Anglais, de terre en terre d’Écosse. » Pendant que le futur propagateur de l’hérésie calviniste ramait sur les galères de France, celle qui devait soutenir contre lui le combat du catholicisme et succomber cachait son berceau dans un vieux couvent, au milieu d’un lac. Elle avait cinq ans et demi. Pour affermir sur ce front d’enfant le diadème catholique, les Guises et sa mère la fiancent au dauphin de France, fils de Catherine de Médicis. Le 13 août 1548, quatre galères, commandées par Villegaignon, entrent dans le port de Brest, et débarquent sur le rivage quatre enfans, toutes du même âge, Marie Fleming, Marie Seton, Marie Livingston et Marie Stuart. On conduit à Saint-Germain en Laye les quatre Maries, dont l’une sera la femme de François II ; la France, devenue l’intime alliée du parti catholique en Écosse, envoie des troupes à la reine douairière, pour soutenir à la fois contre le calvinisme du Nord le trône, l’autorité française et le pape. Dès-lors commence à germer la violente haine de l’Écosse contre les Guises, qui essaient de la dompter. Pendant que Marie Stuart, à Saint-Germain, soumise à cette éducation italienne que la cour de France aimait avec passion, apprenait la musique, la danse[3], l’italien, le latin et l’art de versifier, Marie de Lorraine s’emparait de la régence, s’entourait de courtisans français et italiens, correspondait avec le pape et l’Espagne, et parvenait, à force d’adresse, de prudence et de pénétration, à calmer le mécontentement que cette invasion de la politique méridionale éveillait autour d’elle. Son extrême bon sens, la calme bienveillance de son esprit et la connaissance qu’elle avait acquise des mœurs écossaises, sauvaient le présent et garantissaient son trône ; fille de la maison de Guise, alliée à la maison de France, liguée avec le saint-siége et l’Espagne, elle déploya dans cette situation difficile une habileté rare. Knox s’était échappé des galères de France ; revenu en Angleterre en 1550, il avait prêté son secours au réformateur Cranmer, et, après un séjour de quelques mois chez son collaborateur Calvin, il avait regagné l’Écosse, qu’il retrouva, en 1555, plus ardente que jamais à l’œuvre de la réforme. Une émeute protestante fut l’un des premiers spectacles qui accueillirent son retour. « J’ai vu, dit-il dans ses Mémoires, l’idole de Dagon (le crucifix) brisée sur le pavé, et prêtres et moines qui fuyaient à toutes jambes, crosses à bas, mitres brisées surplis par terre, calottes en lambeaux. Moines gris d’ouvrir la bouche, moines noirs de gonfler leurs joues, sacristains pantelans de s’envoler comme corneilles. Et heureux qui le premier regagnait son domicile, car jamais panique semblable ne s’est vue parmi cette génération de l’Antechrist[4]. » Vous retrouvez ici l’ardeur du sarcasme révolutionnaire. Avertissement pour les Guises et pour leurs amis ; il ne fut pas écouté. Une femme d’un véritable génie et d’une clairvoyance égalée par son audace et par sa ruse, Élisabeth, protestante, mais plus ambitieuse que protestante, venait de monter sur le trône d’Angleterre et remplaçait la catholique Marie Tudor. La conspiration du Nord réformé gagnait du terrain, non-seulement dans le peuple (l’autorité du protestantisme n’y avait jamais été douteuse), mais dans les palais. L’armée catholique et les Guises ses chefs redoublèrent d’efforts.

L’éducation italienne de Marie s’achevait au Louvre et à Saint-Germain. « En l’asge de treize à quatorze ans, dit Brantôme, elle soutint publiquement, en pleine salle du Louvre, une raison (thèse) en latin, disant qu’il estoit bienséant aux femmes de savoir les lettres. Songez quelle rare chose et admirable ;… et se fit plus éloquente que si dans la France mesme eust pris sa naissance. Elle se réservoit deux heures du jour pour estudier et lire. » Marie n’était pas seulement savante ; elle était fille des Guises, dont Castelnau a dit, que « leurs desseins furent immenses, et qu’ils réussirent seulement à ébranler l’Europe en ruinant leur maison. » La première apparition de Marie Stuart dans l’histoire, le premier jet de son caractère, la trahissent tout entière : violence, instinct, impuissance à maîtriser l’émotion. Elle a pris, de l’aveu de son oncle, le titre et les armes d’Élisabeth, reine d’Angleterre. Knox et les calvinistes ont accru leur pouvoir. Élisabeth envoie en France son ambassadeur Throckmorton, pour engager Marie à ratifier le traité d’Édimbourg, qui détruisait les prétentions de Marie à la couronne d’Angleterre. Voici ce que lui répondit la reine de seize ans : « Mes sujets d’Écosse se conduisent mal. Ils me disent leur reine et ne me traitent pas comme telle. Je ne ratifierai pas ce traité, et j’apprendrai à mes Écossais leur devoir. » — Throckmorton, qui rapporte ces paroles dans une lettre à Élisabeth[5], dit que le courroux de Marie était extrême. — « Madame, reprit l’ambassadeur, il me peine de voir que vous ne voulez pas renoncer à porter ouvertement les armoiries de ma maîtresse, et certes elle ne peut que soupçonner grandement votre bon vouloir à son égard. — Mes oncles, reprit-elle, vous ont répondu à ce sujet. Je ne veux plus vous entendre. »

Élisabeth ne l’oublia pas. Cette curieuse conversation, que nous ne reproduisons pas toute entière, atteste une singulière ardeur de pouvoir et une fermeté passionnée chez cette femme de seize ans. François II mort, à peine a-t-elle rendu les premiers devoirs à ce mari adoré, elle retrouve son courage ; elle se voit reine, veuve, et l’un des instrumens nécessaires du parti auquel sa vie est consacrée. Il faut admirer, dans la correspondance manuscrite de Throckmorton, avec quelle énergie singulière et quelle activité infatigable, à peine veuve, elle disposa ses plans, donna ses audiences, multiplia ses correspondances et se livra, dès les premiers jours du deuil, à l’entreprise qu’elle se proposait : la restauration du pouvoir royal et du catholicisme en Écosse. On a voulu faire d’elle une femme poète ; c’était une reine. Ce qui nous reste de ses vers ne vaut pas mieux que les sonnets de sa perfide et redoutable rivale. — « Si mes sujets ne se tiennent pas tranquilles, disait Élisabeth dans un de ces mauvais poèmes, je saurai bien découronner leurs têtes, I’ll untop their heads ; » ce qui est un peu fort pour un sonnet. On ne trouve pas plus de poésie dans les vers que Marie Stuart a consacrés au souvenir de son premier mari François II ; l’expression en est dure et la pensée vulgaire

En mon triste et doux chant,
D’un ton fort lamentable,

Je jette un œil tranchant
De perte incomparable,
Et en soupirs cuisans
Passe mes meilleurs ans.

Ces rimes barbares ne peuvent se comparer aux charmans essais de Loyse Labé, la cordière lyonnaise ! Élisabeth et Marie vont droit à l’action, sans s’arrêter à la rêverie. La strophe suivante n’est pas d’une poésie plus élégante :

Fut-il untel malheur
De dure destinée,
Ny si triste douleur
De dame infortunée,
Qui mon cœur et mon œil
Vois en bière et cercueil ?

La prétention et l’effort contournent les neuf autres strophes. Une seule est passable, celle qui exprime nettement, non pas un sentiment, mais une sensation :

Si je suis en repos
Sommeillant sur ma couche,
J’oy qu’il me tient propos,
Je le sens qui me touche ;
En labeur, en recoy,
Toujours est près de moy.

Élisabeth et Marie Stuart ne sont point des ames poétiques. La poésie s’illumine et s’entoure de visions qui enivrent les maux terrestres ; elle s’endort dans le nonchaloir des affaires d’ici-bas, heureuse des fictions qui la bercent. La clé d’or qui lui ouvre, loin de ce globe et de ses intérêts orageux, un ciel d’illusions charmantes, suffit à sa richesse. Autres sont les poètes, autres les esprits actifs et ambitieux, que rien ne contente, si ce n’est le pouvoir, la domination et l’opulence. Il leur faut un but tangible et palpable. Ils vivent de mouvement positif et de passion réelle. Ils ne quittent point la terre ; ils s’y attachent, ils s’y enchaînent, et la satisfaction de leur égoïsme, sous forme de victoire ou de volupté, concentre leurs pensées. La vraie Marie Stuart, que nous verrons à l’œuvre, et non pas celle de la tradition, non cette victime faible et voluptueuse de la légende populaire, ni la victime sainte de Brantôme, ni la Messaline de Buchanan, — mais une autre Marie, celle des actes et des faits, le vrai sang des Guises, l’altière fille de Lorraine, l’élève de Catherine de Médicis, toute ardeur et toute énergie, esclave de son instinct, incapable de dominer sa passion, aveugle en face des obstacles, marchant au précipice, infatigable dans ses intrigues, invincible dans ses entêtemens, attrayante, éloquente, vaine, spontanée, intrigante, impérieuse, nouant de ses mains la trame qui doit la perdre, voyant l’abîme et s’y lançant ; — toujours entraînée et entraînante, toujours séduisante et séduite ; — c’est quelque chose d’aussi intéressant qu’un poète.

Si Marie se préparait à régner et à faire triompher le catholicisme méridional, ses sujets calvinistes, barons et bourgeois du Nord, lui préparaient de cruels embarras. « Ce roi, disait Knox dans un de ses sermons, ce roi qui vient de périr, était à la messe lorsque Dieu lui envoya un apostume qui frappa cette oreille même, sourde à la parole de Dieu. Il mourut au moment où il s’apprêtait à verser le sang innocent ; il mourut, et sa gloire périt, et l’orgueil de son cœur endurci s’évanouit en fumée. » C’est ainsi qu’on parlait en chaire du mari que la reine d’Écosse venait de perdre.

À qui se fiera-t-elle ? Elle manque non d’activité, mais de prudence. Ses premières démarches sont des fautes. Elle confie ses secrets à son frère bâtard Murray, homme politique dont la sagacité avait deviné que le protestantisme était désormais la vie nécessaire et commune de l’Écosse et de l’Angleterre. Murray la trahit et livre les desseins, les plans, les espérances de la reine catholique à la souveraine protestante. Cette circonstance remarquable a été pour la première fois révélée par la découverte de la correspondance de Murray[6]. Ainsi, avant de s’embarquer pour l’Écosse, Marie était d’une part trahie, d’une autre abhorrée, et elle excitait, par un déploiement d’orgueil aussi noble que dangereux, le courroux d’Élisabeth. Tout ce qui l’environnait, témoin de cette étourderie, redoutant la reine d’Angleterre, ne manquait pas de trahir Marie ; et nous voyons dès cette époque, dans les documens que je cite, son frère Murray et son ambassadeur d’Oselle[7], devenus ses confidens, sans qu’elle ait éprouvé ou connu leur discrétion, n’user de sa confiance que pour la perdre. Éloquente et courageuse, dés qu’elle se voyait ou trahie ou insultée, elle s’élançait par son étourderie au-devant de la perfidie, par sa hauteur au-devant de l’outrage. Elle avait à peine résolu de quitter la France pour l’Écosse, que déjà elle avait blessé Élisabeth, et si mal choisi ses agens intimes, que son ennemie possédait tous ses secrets.

Le courtisan Brantôme, modèle et type dans son espèce de l’historien homme de cour, parle beaucoup des tristes pressentimens qui agitèrent Marie avant son départ. « Elle appréhendoit comme la mort, dit-il, ce voyage d’Escosse, et désiroit cent fois demeurer en France simple douairière et se contenter de son domaine en Poitou pour son douaire, que d’aller demeurer en son pays sauvage. Mais messieurs ses oncles (les Guises), aucuns et non pas tous, l’en pressèrent, qui depuis s’en repentirent bien… J’en ay veu lors le roy Charles (Charles IX), son beau-frère, tellement amoureux, que s’il eust été en asge, résolument il l’eust épousée. Il estoit résolu, encore que ce fust sa belle-sœur, et disoit que telle jouyssance valoit mieux que celle de son royaume. » — Cependant Marie prend son parti et met à la voile. — « Comme elle vouloit sortir du port et que les rames commençoient à se laisser mouiller, elle y vit entrer une nef en pleine mer et tout à sa vue s’enfoncer devant elle et se périr et la pluspart des mariniers se noyer. Elle s’écria incontinent : Ha ! mon Dieu ! quel augure de voyage est ceci ? S’estant élevé un petit vent frais, on commença à faire voile, et la chiourme (les rameurs) à se reposer. Elle, sans songer à autre action, s’appuye les deux bras sur la pouppe de la galère du costé du timon et se mist à fondre en grosses larmes, jettant toujours ses beaux yeux sur le port, et répétant sans cesse : Adieu, France ! adieu, France ! Et lui dura cet exercice debout près de cinq heures, jusques il commença de faire nuit et qu’on luy demanda si elle ne se vouloist point oster de là et souper un peu. »

Bien accueillie, mais avec un appareil sauvage qui l’épouvante, elle blesse le peuple qu’elle vient gouverner par la mollesse de sa vie et la magnificence de ses atours. Elle devrait capter la bienveillance et acquérir l’estime du tribun réformateur, Knox. Mais non ; elle le fait venir, et, sûre de ses ressources d’argumentation, elle engage une controverse avec lui. Maladresse présomptueuse ; curieuse scène qui laisse entrevoir une perspective funèbre.

— Votre ouvrage contre le gouvernement des femmes (Regiment of women) est dangereux et violent. Il arme nos sujets contre nous qui sommes reine ; vous avez commis une faute et péché contre l’Évangile qui ordonne l’obéissance et la bienveillance. Soyez donc plus charitable dorénavant envers ceux qui ne pensent pas comme vous.

— Madame, répondit Knox, si frapper l’idolâtrie et soutenir la parole de Dieu, c’est encourager la rébellion, je suis coupable. Mais si, comme je le pense, la connaissance de Dieu et la pratique de l’Évangile conduisent les sujets à obéir au prince du fond du cœur, qui peut me blâmer ? Mon livre n’est que l’expression d’une opinion personnelle ; il ne tient pas précisément à la conscience, il ne renferme pas de principes impérieux ; et pour moi, tant que les mains de votre majesté seront pures du sang des saints, je vivrai tranquille sous votre loi. En fait de religion, l’homme n’est pas tenu d’obéir à la volonté du prince, mais à celle de son créateur. Si du temps des apôtres tous les hommes eussent été contraints de suivre la même religion, où serait le christianisme ?

— Les apôtres ne résistaient pas.

— Ne pas obéir, c’est résister.

— Ils ne résistaient pas par le glaive.

— C’est qu’ils n’en avaient pas le pouvoir.

Marie se lève tout à coup et s’écrie avec plus de force :

— Prétendez-vous donc que les sujets puissent résister aux rois ?

— Très assurément, si les princes franchissent leurs limites. Tout ce que la loi nous demande, c’est de vénérer le roi comme un père ; et si un père tombe en frénésie, on l’enferme. Quand le prince veut égorger les enfans de Dieu, on lui arrache l’épée, on lie ses mains, on le jette en prison jusqu’à ce que sa raison soit revenue. Ce n’est point désobéissance, c’est obéir à la parole de Dieu.

Marie était devant lui, silencieuse et terrifiée.

— Eh bien ! reprit-elle après un long silence, je le vois, mes sujets vous obéiront, non à moi ; ils feront ce que vous commanderez, non ce que j’aurai résolu. Moi, j’apprendrai à faire ce qu’ils m’auront ordonné, non pas à ordonner ce qu’ils doivent faire !

— À Dieu ne plaise ! Mon seul désir est que princes et serviteurs obéissent à Dieu. Sa parole dit que les rois sont les pères nourriciers et les reines les mères nourrices de son église.

— Sans doute ; mais votre église n’est pas celle dont je veux être mère et nourrice. Je défendrai l’église romaine, la vraie église de Dieu !

À ces imprudentes paroles, la foudre de Knox éclate.

— Votre volonté, madame, n’est pas la raison. La prostituée romaine est déchue, polluée et dégradée.

— Ma conscience me dit le contraire.

— Votre conscience n’est pas éclairée.

Knox la quitta, et cette scène shakspearienne, que lui-même a rapportée[8], se termina ainsi. « Je ne m’y trompe pas, dit-il aux protestans. Il n’y a rien à espérer de cette femme : elle est pleine de finesse et d’un esprit altier. » La séduction et la controverse n’ont pas réussi à Marie, caractère fervent et tragique, que la présence même de Knox ne fait pas plier. Il faut voir, dans les curieuses et inédites lettres de Randolf, agent d’Élisabeth, cette jeune reine, qui n’a pas vingt ans, aller mettre le siége devant le château d’Inverness, dont on refuse de lui ouvrir les portes. « Nous étions là, tout prêts à combattre. Ô les beaux coups qui se seraient donnés devant une si belle reine et toutes ses nobles dames ! Jamais je ne la vis plus gaie et plus alerte, nullement inquiète. Je ne croyais pas qu’elle eût cette vigueur (such stomach). — « Je ne regrette qu’une chose, disait-elle, c’est de ne pas être homme pour savoir ce que c’est que coucher au bivouac et monter la garde avec un bouclier de Glascow et une bonne épée, une lanterne et un manteau ! » Tout ce qui était aventure plaisait à Marie, toute son ame en était émue. À ses velléités guerrières, à ses courses dans le nord et dans les montagnes sauvages, à ses controverses imprudentes avec Knox, à ses conversations hautaines avec les envoyés d’Élisabeth, elle joignait, pour se consoler, la coquetterie et la culture des arts.

« Il la falloit voir (dit Brantôme) habillée à la sauvage, à la barbaresque mode des sauvages de ce pays : elle paroissoit, sous habit barbare et en corps mortel, une vraie déesse… Elle avoit cette perfection pour mieux embrâser le monde, la voix très douce et très bonne ; elle chantoit très bien, accordant sa voix avec le luth, qu’elle touchoit bien solidement, de ces beaux doigts bien façonnés qui ne devoient rien à ceux de l’Aurore. » Cette élégance, loin de plaire aux calvinistes, les révoltait profondément. « Quoi ! disait Knox, la Guisienne parodie la France ! Farces, prodigalités, banquets, sonnets, déguisemens ; à son entrée dans les villes, un petit Amour descendant des nuages, lui en présente les clés ; le paganisme méridional nous envahit. Pour suffire à ces abominations, les bourgeois sont rançonnés, le trésor des villes est mis au pillage. L’idolâtrie romaine et les vices de France vont réduire l’Écosse à la besace. Les étrangers que cette femme nous amène ne courent-ils pas la nuit dans la bonne ville d’Édimbourg, ivres et perdus de débauche ? » — On écoutait ces plaintes ; on racontait la triste histoire d’un gentilhomme français, Chastelard, qui s’était caché deux fois dans les rideaux de la reine, et qui, décapité pour ce crime, était mort comme un païen, sans Bible et sans crucifix, en répétant l’hymne de Ronsard :

Je te salue, heureuse et profitable mort,
Des extrêmes douleurs médecin et confort !

On parlait du capitaine Hepburn, Écossais qui s’était conduit envers la jeune femme avec une indécente liberté, et qui, menacé de mort, avait pris la fuite. On disait que le besoin d’être adorée, le plaisir d’être belle, une coquetterie mêlée de vanité, portaient la reine à encourager des admirations téméraires, et à oublier la dignité prudente, égide assurée de la pureté féminine. Ces reproches, que les calvinistes transformaient en accusations violentes, se trouvent consignés dans les lettres manuscrites et inédites de Murray à Cecil[9]. Cependant Knox continuait à diriger ses batteries évangéliques, mêlées de sarcasmes et d’injures, contre les mœurs de cette jeune cour, contre les Guises, l’Italie, la danse, la musique et la licence de la reine. Marie alors, suivant son habitude, l’envoyait chercher, argumentait avec lui, écoutait ses imprécations, lui répondait par des raisonnemens et de la colère, et ne parvenait qu’à l’irriter sans le convaincre. « Ne prêchez plus contre moi, lui disait-elle ; venez m’apprendre vous-même ce qui vous fâche. — Madame, j’ai attendu souvent dans votre antichambre, quand mon office me réclamait. Votre majesté m’excusera, si je la quitte pour les saints livres. » — Elle lui tourna le dos ; Knox souriait. « Il n’a pas peur, » murmuraient les gentilshommes. — « Messieurs, leur dit-il en se retournant, j’ai regardé souvent en face des hommes en colère ; pourquoi la figure d’une jolie femme m’effraierait-elle ? » Rien n’était plus impolitique que ces entrevues. À moins de céder à Knox, il fallait l’écraser : tout compromis avec lui était ridicule ou impossible. Chaque nouvel entretien enhardissait son orgueil et semblait annoncer une concession qu’il attendait et qu’on ne lui faisait pas. Quand il apprit qu’il était question de marier la reine et de la donner à un catholique, il vit la profondeur et la portée de l’atteinte car ce n’était pas seulement un controversiste, mais un chef politique. Sa fureur n’eut pas de bornes. Marie le fit encore venir ; et, exaspérée de son sang-froid, après avoir tenté la séduction, le raisonnement, la menace, les larmes, les sanglots, et s’être évanouie à ses yeux, elle le chassa. Traversant la salle voisine, dans laquelle se trouvaient plusieurs dames élégamment parées, il s’arrêta devant elles, comme Hamlet devant Ophélie : « Ah ! belles dames, belles dames, voilà une vie charmante, si seulement elle pouvait durer, et si nous allions au ciel avec du velours et des perles ! Mais cette grande coquine, la mort, est là, qui vous saisira bon gré mal gré ; et cette belle peau si tendre et si fraîche, les vers la mangeront ; et cette petite ame faible et tremblante, comment pourra-t-elle emporter avec elle perles et or, garnitures et dentelles, broderies et fermoirs ? Il allait continuer, lorsque le laird de Dun sortit de la chambre de la reine et le mit à la porte.

Ainsi l’esprit austère du Nord continuait sa révolte brutale contre les voluptés du Midi ; tout était enflammé autour de Marie. Maladroite imitatrice de sa belle-mère Catherine, elle essaie de gagner les protestans, et les courrouce ; elle affecte de contenir les catholiques, et les décourage ; elle continue son travail de séduction impossible, et, par ses manières françaises, bals, concerts, promenades, chants, poésies, achève de s’aliéner tous les partisans du fanatisme sauvage qui hurlait autour d’elle. Les choses en étaient là, lorsque le beau Darnley lui arriva d’Angleterre, Elle était veuve depuis trois ans ; elle fut émue à l’aspect de cet adolescent plein de grace, svelte, blond, sans barbe, au teint de jeune fille[10] et d’une beauté charmante, qu’Élisabeth avait appelé « yonder long lad, » le long garçon. Ce nouvel intérêt jeté dans la vie de Marie Stuart, l’amour, va dominer tout l’espace qui la sépare de sa prison.

Chez cette femme impétueuse, la passion ne fut ni lente à se déployer, ni paresseuse à se trahir ; les nouveaux documens sont très précis quant aux douces faiblesses de Marie. En dépit des sollicitations d’Élisabeth, et sans doute par une provocation féminine, elle promet au jeune favori catholique sa main et le trône. Avant la célébration, le beau Darnley est attaqué de la petite-vérole ; Marie Stuart, sa reine, qui est déjà sa fiancée, va passer la moitié des nuits près du chevet du malade. Randolf, le sardonique et pénétrant Randolf, dont les lettres éclairent si vivement le palais et le boudoir de Marie, s’étonne et sourit de cette vigilance et de ces soins plus que fraternels[11]. Knox en triomphe et fait observer aux bourgeois des déportemens et des témérités importés de l’Italie et de la France. Toujours soumise à l’impulsion du moment, esclave de la passion, prête à tout sacrifier à ce qui la charme, elle immole à sa tendresse naissante dignité de reine, délicatesse de femme, et jusqu’à l’avenir de celui qu’elle a choisi. On s’irrite autour d’elle de ce peu de respect pour les convenances ; et, pendant que la sévérité calviniste flétrit la jeune reine, Darnley enivré s’oublie. À peine convalescent, il insulte les calvinistes, se moque des Écossais, maltraite les bourgeois, et se croit tout permis, puisqu’il est aimé.

Il y avait alors à la cour de Marie un homme d’esprit dont j’ai parlé, d’une malice très redoutable et d’un style excellent, Randolf, dont les lettres, déposées au Musée britannique, nous montrent sous des couleurs si vives la passion éphémère de Marie pour ce fat et ce léger Darnley, que le lecteur en suit sans peine les plus légers détails et touche du doigt les inconséquences dont la jeune femme se rendait coupable aux yeux de son peuple. « Ce qui se dit ici contre la reine (ainsi s’exprime-t-il dans sa lettre du 5 mars 1564) passe toute idée. On menace, on est mécontent, et l’obstination de Marie s’accroît avec le courroux de ses sujets. Si les bons conseils sont méprisés, on aura recours à d’autres moyens plus violens. Ce ne sont pas une ou deux personnes du vulgaire qui parlent, c’est tout le monde. Ce mariage est tellement odieux à la nation, qu’elle se regarde comme déshonorée, la reine comme flétrie et le pays comme ruiné. Elle est tombée dans le dernier mépris[12]. Elle se défie de tous ses nobles qui la détestent. Les prédicateurs s’attendent à des sentences de mort, et le peuple, agité par ces craintes, se livre au pillage, au vol et au meurtre sans que justice soit jamais rendue… Oncques ne se virent tant d’orgueil, de vanité, d’ambitions, d’intrigues, de haines, de bravades, en compagnie d’une bourse si pauvre. »

Pendant que cette désaffection croissait, Marie, qui se sentait plus isolée chaque jour, se rejetait sur les envoyés des Guises, sur ses créatures, sur les catholiques de petit état avec lesquels elle s’entendait pour opposer une digue à la violence de la réforme. Ces personnes, par leur intimité, augmentaient encore le discrédit de la reine, discrédit qui date de loin, puisque l’ambassadeur d’Élisabeth, Randolf, le signale dès l’année 1565 sous des couleurs si fortes et si piquantes. Un valet de chambre, nommé Mingo, dont l’histoire n’a rien dit, mais dont Randolf cite le nom, et un Italien nommé Riccio, musicien, Piémontais, homme amusant, bon mime, devenu secrétaire de la reine, menaient ces intrigues : Darnley, faible tête ébranlée sous la couronne que la beauté d’une reine lui jetait, n’oubliait rien pour accroître l’aversion publique. Impertinent comme un parvenu, hautain envers les nobles, rudoyant les bourgeois, revêtu d’habits magnifiques, somptueux jusqu’au ridicule, il étalait un faste insultant et une présomption sotte ; plus de courtoisie, plus de convenance[13]. À l’entendre, un parti puissant se formait en Angleterre pour le soutenir ; les protestans allaient trembler ; il jouait le tyran avant de l’être. Un seul homme avait accès près de lui, ce même Riccio que l’on détestait comme Italien et comme catholique. Marie, imprudente et passionnée créature, ne voyait pas qu’une auréole de haine se formait autour d’elle. Le père de Darnley, Lennox, y contribuait aussi. « Milord Lennox (dit le révélateur anglais) n’a plus un seul schelling ; il vient d’emprunter cinq cents couronnes à lord Lethington ; il lui reste à peine de quoi nourrir ses chevaux. Si vous (Élisabeth) lui coupez les vivres, il sera demain réduit aux derniers expédiens. Sa suite et ses gens sont d’une arrogance qui excite le courroux public. Plusieurs vont à la messe et s’en font gloire. Personne ne leur rend plus visite, tant on est las de leurs façons d’agir. Je vous écris cela avec plus de peine et de chagrin que sous l’influence d’aucune passion… » Marie se perdait ; Randolf le voyait bien.

Tout s’opposait à cette union : Élisabeth, les seigneurs, les bourgeois, le protestantisme, Murray lui-même, frère naturel de Marie. À tant d’obstacles, elle opposait la violence de son désir. Un jour que Murray se trouvait avec elle dans la chambre de Darnley, elle prit son frère à part et glissant un papier dans sa main :

— Beau frère, lui dit-elle (ce dialogue se trouve tout entier chez Randolf), signez ceci[14].

Murray parcourut de l’œil le document auquel on le priait d’apposer sa signature. C’était un consentement au mariage projeté et une promesse d’y contribuer de tous ses efforts.

— Eh bien ! vous avez lu ? Signez, si vous voulez être sujet fidèle ; signez, sous peine d’encourir mon mécontentement !

— Madame, répondit Murray après un silence, voici une résolution bien hasardeuse et une demande aussi péremptoire qu’imprévue. Que diront d’une précipitation pareille les ambassadeurs et les princes étrangers ? Qu’en dira la reine Élisabeth, avec laquelle vous êtes en négociation à ce sujet, et dont vous attendez la réponse ? Consentir à vous voir épouser un homme qui ne sera jamais le défenseur de l’Évangile, la chose du monde la plus à désirer ici, un homme qui jusqu’à ce jour s’est montré l’ennemi, non le protecteur des protestans, c’est chose qui m’inspire une répugnance invincible.

— Vous me refusez donc ?

— Oui, madame.

Plaintes, colère, mots injurieux (sore words), menaces de Marie, remontrances, supplications, larmes, furent inutiles. Le sang-froid de Murray déconcerta Marie.

— Retirez-vous ! lui dit-elle, vous êtes un ingrat, et vous me paierez cette insulte !

Après avoir défié Murray, elle provoque Élisabeth par une lettre « pleine, dit Throckmorton, d’éloquence, de dépit, de fureur, de colère et d’amour. » Elle était maîtresse passée dans ces sortes de compositions. Elle lui dit qu’elle a bien voulu la consulter au moins pour la forme, mais qu’elle se décide enfin à marcher seule, à se choisir un époux et à être reine en effet. Hauteur, dignité, majesté, voiles d’une inutile violence. Marie appuie ses passions sur l’audace. Épouser Darnley, c’est menacer les protestans et Élisabeth. Darnley premier prince du sang anglais, Darnley catholique, rallie tous les catholiques autour de lui. Les protestans grondent et tremblent. Ces trois personnes, Marie de Guise, Riccio, Darnley, une femme passionnée, un vieux secrétaire italien, un enfant écervelé, restent en butte à toutes les haines. « David (Riccio) fait tout ici, dit Randolf. Il est l’unique ami de la reine et l’élu de son cœur. C’est leur conseiller et leur ministre. Ce que l’on dit est incroyable ; les bruits qui se répandent ne peuvent s’imaginer. Il s’amasse contre Darnley une animosité, un péril extrêmes. Son arrogance devient intolérable ; pour supporter ses paroles, il faudrait être esclave et fait pour les outrages. Il n’épargne pas les coups, sans doute afin de prouver d’avance sa virilité, et distribue les marques manuelles de sa colère à ceux qui veulent bien les recevoir. On dit qu’il entre dans des fureurs et des frénésies qui passent toute croyance. Je vous laisse à penser si les Écossais se félicitent de leur acquisition. Quand ils auront maugréé tout à l’aise, ils prieront sans doute Dieu de les délivrer, en lui envoyant une bonne fin le plus tôt possible. Quelle espérance et quel avenir ce gouvernement-ci nous promet-il ! »

Ce texte que Randolf, observateur désintéressé, exprimait avec aigreur, Knox le développait en chaire. Il montrait l’adultère, l’inceste, la danse, la musique, la messe, l’idolâtrie, Rome, Babylone, toutes les iniquités fondant à la fois sur l’Écosse. L’Écosse bourgeoise l’écoutait avec fureur. Il faut s’arrêter un moment en face de cet homme extraordinaire, dont la correspondance embrassait l’Europe, qui avait des émissaires dans tout le Nord révolté contre Rome ; plus fier que les barons écossais, plus populaire que les bourgeois, sans autre ambition que celle de mener à fin son œuvre ; sans pitié pour les femmes, sans condescendance pour les seigneurs ; pur de cupidité, de vanité, de bassesse, d’égoïsme, de duplicité ; mais une ame dure. Il conspire avec les seigneurs contre Marie, pour sa foi contre Rome, pour le Nord contre les Guises, Marie Stuart et Darnley. Cette figure s’élève au-dessus des gentilshommes avides et sanglans qui l’entourent ; elle les dépasse de toute la hauteur qui sépare le fanatisme de la vénalité. Un premier essai pour s’emparer de Marie et de Darnley fut déjoué. Murray dirigeait le complot ; Knox y trempait. La célérité des mouvemens de Marie et l’imprévu de ses démarches trompèrent ses ennemis. Elle dispersa les insurgés et détruisit les conciliabules des réformateurs. Enfin, le 29 juillet 1565, à six heures du matin, dans la fatale chapelle d’Holyrood, couverte de ces mêmes vêtemens de deuil qu’elle avait portés aux funérailles de François II, la jeune et brillante veuve donna sa main à ce jeune homme que l’aversion publique désignait au poignard. Après la cérémonie, à la prière instante de son mari, elle échangea son costume funèbre contre la parure de mariée. Elle avait vingt-trois ans, elle épousait un adolescent de dix-neuf ans.

Nous avons vu jusqu’où s’est avancée à travers les résistances et les violences du Nord et du calvinisme, Marie Stuart, armée des ressources de l’Italie et de la France, enflammée de passions et de volonté éperdues. « Ce n’est pas une femme, disent les Écossais, c’est quelque divinité païenne ; c’est Diane ou Vénus.[15]. » Ils ne comprennent pas tant de facultés et tant de fautes. Que d’imprudences ! Elle désire, elle veut, elle obtient, elle se perd. La nièce des Guises commence par prendre le titre et les armes de sa rivale, d’Élisabeth. Arrivée en Écosse, elle blesse le génie puritain d’un peuple moitié barbare et moitié féodal. Environnée de nobles ambitieux et sans scrupule, elle choisit pour premier appui un enfant faible, incertain, corrompu et méprisable. Fatiguée de lui, elle va s’attacher bientôt, avec la même ardeur, à un sauvage couvert de sang, haï de tous, et le représentant le plus féroce de cette terrible aristocratie. Lorsque ses fautes l’auront enfin accablée, elle se jettera dans les bras de sa mortelle ennemie, de cette même femme blessée par elle ; elle finira par offrir à l’adversaire acharné de l’Angleterre, à Philippe II, roi d’Espagne, catholique, le trône de son fils, du protestant Jacques II. Les documens que nous dépouillons offrent les preuves de ces irréparables et trop nombreuses erreurs. On aurait peine à imaginer ce que déploya d’énergie, d’activité, de ressources, de finesse, de persévérance et d’esprit, dans ses dangers, cette femme extraordinaire ; sa vie est une course à travers les abîmes. Pas une calamité qu’elle n’ait provoquée, pas un péril qui ne l’ait trouvée prête à tout. Robertson admire, dans la vie de Marie Stuart, un enchaînement de circonstances que le romancier le plus habile semble avoir inventées. Si l’honnête historien, dont les jours paisibles s’écoulaient doucement sur le terrain même où Darnley fut assassiné[16], avait eu moins de savoir et plus d’expérience des passions, il aurait reconnu que le meilleur roman n’est qu’un lambeau d’étude psychologique arraché à l’histoire humaine.

Mariée à Darnley, elle redouble d’activité, chasse Murray du royaume, n’écoute plus que Riccio, et s’abandonne à la ligue catholique. Le pape lui envoie 8,000 couronnes ; le vaisseau qui porte cette somme échoue, et le duc de Northumberland s’empare de la proie. Philippe II lui fait parvenir alors 20,000 autres couronnes par son ambassadeur, Guzman de Silva ; la dépêche du roi d’Espagne a été conservée ; elle indique assez clairement l’emploi que Guzman doit en faire « pour soutenir prudemment la reine et la religion catholique[17]. » Riccio devient tout puissant à la cour. Marie Stuart avait le don fatal d’éblouir les objets de sa prédilection ; les rayons de sa faveur tombaient sur eux comme une ivresse. Riccio, étranger détesté, commence à se vêtir en seigneur ; il a des chevaux, des pages et un train de gentilhomme. Le roi, ce bel adolescent au cerveau débile, reproche à la reine de lui témoigner peu de confiance quant aux affaires politiques. Sa vanité prend ombrage. Il voit d’un œil jaloux les bontés de sa femme pour le secrétaire milanais, pensionnaire de Rome, qui use de son influence et entraîne la reine dans tous les plans du duc d’Albe et de Catherine de Médicis. Le soin de ces vastes trames dont Riccio tenait le fil, et qui sont prouvées par les recherches de Von Raumer et de Gonzalès, rapproche de la reine Riccio à tous les momens du jour, et éloigne d’elle Darnley, étranger à ses desseins. Ambitieux autant que nul, il demande à Marie le partage du trône, qu’elle lui refuse vivement. Elle ne l’aimait plus. Elle était lasse de cette beauté sans intelligence, de cette jeunesse sans héroïsme, de cette grace sans poésie ; sa passion était déjà morte. Furieux de tomber de si haut, Darnley se venge par un abandon apparent ou affecté, se livre aux penchans grossiers, à l’ivresse, au jeu, à la débauche, traite la reine avec dureté et avec insolence, même en public et se jette dans les bras des ennemis de Marie. « La reine, dit Randolf se repent bien de son mariage ; elle déteste Darnley et tout ce qui lui appartient. » Alors on enflamme la jalousie de cet enfant borné ; il entre dans le complot des protestans pour tuer Riccio, qu’il regarde comme son rival heureux : calomnie que plusieurs historiens ont adoptée et que tout contredit.

L’argent et les intrigues d’Élisabeth étaient au fond de ce crime. Elle savait par Randolf ce qui se passait à Édimbourg et dirigeait de loin un complot dont le résultat devait être la déposition de Marie, la chute définitive du catholicisme, et le règne de Murray, protestant, sous le nom de l’impuissant Darnley. On consulte les ministres de l’Évangile, Knox et Craig, sur la légitimité du meurtre. Ils répondent que l’église de Dieu doit être sauvée, au prix du sang d’un idolâtre. Toutes les découvertes qui s’opèrent au sein de l’histoire, sont de ce genre ; des vertus de moins, et des crimes de plus. L’Écosse calviniste s’étonne encore aujourd’hui de savoir que son maître et son idole, Knox, a consenti à l’assassinat d’un pauvre musicien : fait trop avéré, sur la voie duquel les dogmes fatalistes de Knox auraient dû placer les écrivains, et qui est attesté par la liste nominale des approbateurs, complices et auteurs du meurtre, adressée à Élisabeth[18] par son ambassadeur et conservée dans les archives d’Angleterre.

Les circonstances de cet attentat, que Knox appelle dans ses Mémoires une tragédie merveilleuse, sont familières à tous les lecteurs ; déjà consignées dans une lettre de Marie Stuart, adressée à l’évêque de Glascow, elles s’éclairent bien mieux et s’arment d’une authenticité plus dramatique, si l’on compare entre eux les récits manuscrits et contemporains que nous allons analyser. À sept heures du soir, le 6 mars 1565, cent cinquante hommes, armés de torches, cernent le palais d’Holyrood et s’emparent des avenues. Darnley monte seul par un escalier secret qui communiquait de son appartement à celui de Marie, soulève la portière du cabinet où la reine soupait avec Riccio, Beaton, la comtesse d’Argyle et le commandateur d’Holyrood, s’assied auprès de sa femme, entoure la taille de Marie d’un de ses bras et lui adresse des mots de tendresse. Alors on voit entrer sous la portière un spectre pâle, hagard, livide, couvert d’une armure d’airain, les yeux creux, le teint plombé, se soutenant à peine. C’est Ruthven sortant de son lit de malade. Marie, grosse de sept mois, se lève effrayée à cet aspect, et crie : « Allez-vous-en ! — J’ai affaire à David, dit Ruthven qui tire son épée ! » Les torches brillent dans la chambre, les conjurés s’y précipitent, Riccio s’élance, s’attache à la reine, se traîne et se cache dans les longs replis de sa robe, et crie en italien et en français « Giustizia ! giustizia ! Sauvez ma vie, madame ! sauvez ma vie ! » Marie implore en vain les assassins ; la table et les lumières sont renversées ; Car de Faudonside appuie son pistolet sur la poitrine de la reine, et Riccio, traîné jusqu’au seuil de la chambre à coucher, frappé de cinquante-cinq coups de poignard et portant au milieu de la poitrine le poignard du roi, reconnaissable à ses ornemens et à sa ciselure, est laissé par terre dans une mare de sang. L’exécution faite, Ruthven, la main sanglante, rentre dans le cabinet, se jette épuisé sur un siége, s’approche de la table, prend une coupe, la remplit de vin, et vidant la coupe, dit à Marie : « Votre mari a tout fait ! — Ah ! cela est ainsi, répondit-elle, adieu donc larmes ! c’est à la vengeance qu’il faut songer[19] ! »

La narration vague de Robertson ne donne aucun de ces détails, et passe sous silence les derniers mots de Marie Stuart, si caractéristiques et si nécessaires. Au bruit et aux cris dont retentit le palais, les bourgeois s’arment, sonnent le tocsin, et se présentent au nombre de six cents hommes à la porte d’Holyrood. Le roi paraît et dit au prévôt : « Ce n’est rien, la reine et moi nous nous amusons. — Sous le bon plaisir de votre grace, nous voudrions voir la reine. — Et moi, ne suis-je pas le roi ? Retirez-vous avec votre troupe, je vous l’ordonne ! » Ils obéirent.

Cette jeune femme, sur le point d’accoucher, prisonnière des assassins, parmi lesquels est son mari, les trompe, les dompte, leur échappe, et ramène à elle Darnley. En huit jours, elle a repris son pouvoir. Montant à cheval, malgré son état de grossesse avancée, elle se réfugie à Dunbar, brave tout, nomme hardiment à la place de David son frère Joseph Riccio, donne naissance à ce misérable enfant, vrai fils de Darnley, pauvre d’esprit et riche de vices mesquins comme son père, qui s’appela Jacques Ier, et se retrouve reine des Écossais, car il faut remarquer que ce titre de reine d’Écosse n’appartenait point à Marie ; elle était queen of Scots (des habitans, non de la terre d’Écosse), et les lois du royaume établissaient entre ces deux désignations une distinction scrupuleuse. Élisabeth a perdu ses peines, et Darnley son crime. Les agens de la reine d’Angleterre, déçus dans leur espoir, écrivent et répandent que Riccio, rival heureux du roi, a été poignardé par lui : « Fece scrivere per suo secretario Cecille… che la causa di tutto, era perche il re aveva trovato Ricciolo a dormire con la regina… Che non fu mai vero[20]. » Mais une nouvelle tragédie couve lentement : c’est l’assassinat de l’assassin Darnley.

Trois mois après la scène de la salle à manger, Marie, malgré l’aveu de Ruthven, refusait encore de croire Darnley coupable ; elle ne pouvait penser qu’il eût formé le dessein d’assassiner son secrétaire sous ses yeux. Lui-même niait le fait : à toutes les enquêtes de Marie, cet enfant traître répondait qu’il était innocent, que Ruthven, Morton, Car, avaient seuls tramé le crime, et qu’il en avait repoussé même la pensée. Dénoncés par lui, ils s’irritent, livrent la preuve de sa complicité à Marie Stuart, et placent sous les yeux de la reine les actes de la ligue (bands) formée pour se débarrasser de l’Italien : la signature du roi attestait sa participation, non-seulement comme complice, mais comme promoteur. Elle eût pardonné à l’assassin, elle abhorra le lâche ; elle vit quel était cet époux, traître envers elle, traître envers tous, traître à son honneur, parjure, infâme. « Elle pleura amèrement, dit Melvil[21]. »

Au moment où les seigneurs qui avaient tué Riccio forment un second engagement, jurant sur l’Évangile de tuer Darnley, on voit entrer en scène un nouveau personnage, Bothwell, lieutenant des frontières, aussi féroce que Darnley était faible, homme à tout oser, ayant tous les vices, excepté l’hypocrisie. Des troubles avaient éclaté sur les limites toujours ensanglantées de l’Angleterre et de l’Écosse ; Marie charge Bothwell d’aller rétablir l’ordre. Il remplit sa mission avec sa bravoure ordinaire, et, dans une lutte corps à corps avec un chef sauvage, blesse son adversaire à la cuisse d’un coup de dague, est frappé à son tour d’un coup de claymore et tombe en perdant son sang. On l’enlève et on le porte dans son château de l’Ermitage, situé à six lieues de Jedburgh. La reine présidait les assises judiciaires dans cette dernière ville ; elle apprend le danger couru par son fidèle et brave serviteur, monte à cheval, se rend d’une traite à l’Ermitage, à travers des chemins impraticables, le 15 octobre ; elle soigne, console et encourage le blessé, puis elle revient à Jedburgh, où elle tombe malade elle-même. Buchanan, qui a diffamé cette imprudente et malheureuse femme, prête à sa visite un motif que détruisent les lettres originales de Scrope à Cecil et de sir Jon Forster au même. L’un et l’autre ne pensent pas qu’une liaison d’amour existât entre Marie et Bothwell ; ils n’imputent pas, comme Buchanan, la maladie subite qui fut sur le point de l’enlever aux excès d’une passion effrénée ; mais ils paraissent croire et tout semble prouver que ce fut alors, au milieu de son plus vif dégoût pour l’ignoble mari qu’elle avait appelé au trône, en face du guerrier presque mourant qui avait défendu les droits de son autorité, qu’elle s’enivra pour la première fois du poison qui acheva de la perdre. Rien de plus fréquent dans l’orageuse histoire dont le cœur des femmes renferme le secret, que ces révulsions excessives et ces passages violens d’un culte à l’adoration contraire, de l’admiration pour certaines qualités à l’enthousiasme pour les qualités et les vices opposés. Bothwell le brigand, le pirate, l’homme invincible, qui passait pour magicien, tant le peuple le redoutait, s’empara de cette ame émue et naguère trompée, qui n’avait plus que dédain pour les graces et la faiblesse de Darnley. Melvil affirme que le meurtre de ce dernier fut concerté par la reine et Bothwell à cette époque même. Scrope et Cecil, moins rigoureux, dépeignent vivement l’agitation, le trouble, le cœur brisé (Heartbreak), le regret d’avoir épousé Darnley et tous les mouvemens violens que l’on remarquait alors chez Marie. « Je voudrais être morte ! » criait-elle souvent. Et l’ambassadeur Du Croc, qui a entendu ces cris de douleur, ne les attribue pas à l’angoisse physique, mais aux peines de l’ame.

Elle se rétablit, retrouve son activité et s’unit intimement aux ennemis de Darnley, à Murray, Bothwell, Huntly, Argyle et Maitland, secrétaire d’état. Ce sont précisément les membres de la ligue formée contre son mari. Ils lui proposent, dans une consultation secrète, tenue à Craigmillar, le divorce et l’exil de Darnley. Elle répond par une vague proposition de se retirer elle-même en France. Alors le secrétaire d’état lui dit ces paroles remarquables : « Madame, nous sommes ici les principaux de votre noblesse et de votre royaume, qui trouverons assurément moyen de vous débarrasser de cet homme (to make your majesty quit of him) sans faire tort à votre fils. Certes, milord Murray, ici présent, n’est pas moins scrupuleux comme protestant que vous comme papiste, et je suis sûr pourtant qu’il regardera ce que nous ferons à travers ses doigts, et ne dira rien à l’encontre. »

À cette proposition enveloppée, mais facile à saisir, de se défaire de Darnley par le meurtre, elle répond en se récriant faiblement « qu’il valait mieux laisser les choses comme elles étaient, et prier Dieu dans sa bonté de porter remède aux maux présens, que de rien essayer qui pût tourner plus tard à son préjudice. » Mais ce refus parut si faible à Maitland, qu’il répliqua : « Laissez-nous faire, madame, et mener tout ceci. Votre grace n’en verra que de bons effets, et le parlement approuvera tout ensuite[22]. »

Le degré de culpabilité de Marie, placée entre Bothwell aimé et ces barons prêts à la débarrasser de son mari méprisé, semble indiqué clairement par cette conversation dont l’authenticité n’est pas récusable. Marie ne dirigea pas le meurtre ; elle en connaissait le plan. Elle le laissa commettre. Elle était avertie et sur ses gardes. Les derniers mots de Maitland prouvaient assez qu’on allait, à défaut de son consentement formel, se charger de l’affaire. En effet, à peine cette conversation a-t-elle eu lieu, l’engagement ou band pour le meurtre, rédigé par sir James Balfour, personnage encore plus hideux que Bothwell, est signé par Bothwell, Maitland, Huntly, Argile et Balfour lui-même. On déposa ce document entre les mains de Bothwell. Les seigneurs croyaient si bien exécuter les intentions de Marie, que l’un des instrumens secondaires de l’assassinat, Ormiston, sollicité par Bothwell, ayant manifesté des scrupules, Bothwell lui dit : « Allons donc, Ormiston, depuis long-temps cela a été convenu à Craigmillar entre les seigneurs et la reine. »

À l’existence avérée de cet engagement de mort, qu’attesta le même Ormiston sur l’échafaud, se rattache une circonstance bizarre, que M. Patrick Fraser Tytler a le premier traînée dans le domaine de l’histoire. Un des Italiens attachés à Marie, nommé Lutini, quitta précipitamment l’Écosse et se réfugia en Angleterre, au moment où tous les affidés de Marie, et entre autres, Joseph Riccio, frère de David et ami de Lutini, se concertaient pour tuer Darnley. La reine Marie, apprenant son départ, fit courir sur ses traces, avec une précipitation et une inquiétude qui donnèrent l’alarme aux agens anglais d’Élisabeth. « La reine Marie, écrivait Drury à Cecil, prétend que ce Lutini est un voleur et qu’il emporte de l’argent ; mais cela n’est pas vraisemblable, je penserais plutôt qu’il est possesseur d’un secret qu’elle ne désire pas voir divulgué[23]. » Le diplomate ne se trompait pas. On trouva, dans les poches de Lutini, examiné par les autorités anglaises, une lettre que venait de lui adresser, après sa fuite, son ami Riccio, et qui existe tout entière en manuscrit original, aux archives d’Angleterre, portant cette étiquette écrite de la propre main du ministre Cecil : « Lettre de Joseph Riccio, serviteur de la reine des Écossais. » Dans cette importante et singulière lettre, Joseph dit à son ami : « Vous êtes soupçonné d’avoir fouillé indiscrètement dans les papiers de la reine, et nous sommes, vous et moi, regardés comme des traîtres. On va vous amener et vous interroger. Prenez garde à ce que vous répondrez. Suivez la leçon que je vous ai déjà faite. » — « Se voi dite come mando sarete scusato, e io ancora. La regina vi manda ci pigliare per parlar con voi ; pigliate guardia a voi, che voi la conoscete, pigliate guardia che non v’abuzzi delle sue parole come voi sapete bene ; e m’ha detto che vuoi parlare a voi in segreto. E pigliate guardia delli dire come vi ho scritto e non altramente… Vi prego di non voler esser causa della mia morte…[24]. » Il y allait donc de la vie ; il s’agissait d’un grand secret. L’escroquerie d’un étranger, le vol invraisemblable de quelques écus, attribué à un personnage qui passait pour assez considérable à cette cour, n’expliquent nullement l’inquiétude de Marie, la lettre de Riccio, la terreur de l’un, la fuite de l’autre, et les recommandations répétées pigliate guardia, pigliate guardia. Si l’on suppose au contraire que Lutini a reçu de Joseph la confidence du complot relatif au meurtre projeté, que Lutini a trouvé dans les papiers de la reine et emporté avec lui quelque document important, capable de compromettre Marie Stuart, tout s’explique sans peine. C’est même la seule manière de rendre cette correspondance intelligible. Élisabeth défendit à ses agens de permettre l’extradition de Lutini, qui, se trouvant en sûreté en Angleterre, ne réclama pas sa liberté.

Mais la grande catastrophe se prépare. Morton, que l’on veut associer à la conspiration, exige une autorisation écrite et signée de la reine. Celle-ci fait répondre simplement qu’elle ne veut pas entendre parler de cela[25] ; réponse singulièrement brève et insignifiante, si l’on songe que c’est l’assassinat de son mari qui lui est demandé, et si l’on compare ces légères paroles avec les évènemens qui vont se dérouler.

Ces jeunes gens si brillans et si joyeux, lorsque naguère ils partaient ensemble pour la chasse au faucon, se sont mutuellement et mortellement outragés. Darnley a délaissé, insulté, bravé Marie. Ses maîtresses, ses habitudes crapuleuses, sa lâcheté, son manque de foi, l’assassinat de Riccio, justifient l’abandon de la reine. Il ne peut écarteler ses armes du blason d’Écosse, et son écusson reste vide dans le palais et dans l’église. Seul, à Stirling, sans argent, sans serviteurs, malade, pendant qu’elle appelle les seigneurs à ses fêtes et court les forêts au bruit du cor, il tombe dans un profond accablement. Mais un jour tout change. Après avoir repoussé Darnley du pied comme quelque chose de vil, après lui avoir témoigné le dédain le plus mérité et le plus complet, après avoir raillé publiquement son inconduite, sa vulgarité, ses mœurs, sa nullité, et l’avoir traité avec froideur et dureté pendant une maladie mortelle, elle vient tout à coup le trouver à Glascow, le 22 janvier 1567. Henri lui fait dire qu’il est souffrant, qu’il la prie de l’excuser, qu’il sait qu’elle a des griefs contre lui. Il l’évite, car il la craint.

— Bah ! Répond-elle, c’est qu’il a peur ; contre la peur il n’y a pas de remède.

Elle pénètre de force dans la chambre à coucher de Darnley, commence par causer avec lui de choses indifférentes, et touche enfin aux sujets qui les intéressent l’un et l’autre. Cette conversation, confiée par Henri à Thomas Crawford, été écrite tout entière par ce dernier, dont la déposition originale[26] se trouve aux archives d’Angleterre.

— Madame, répondit Darnley, je suis bien jeune, je peux m’être trompé. Vous savez que j’ai peu d’amis, et vous voudrez bien me pardonner.

— Sans doute ; mais vous vous défiez de moi. Je sais vos soupçons actuels et vos plaintes éternelles. N’avez-vous pas eu l’idée de quitter l’Écosse ? Ne prétendez-vous pas avoir découvert un complot dont vous devez, dites-vous, être victime ?

— On me l’a dit.

— Qui ?

— Lord Minto. Il affirme que l’on vous a remis à Craigmillar une lettre, rédigée d’après vos directions, signée par certains seigneurs, et qui, soumise à votre signature, contenait mon arrêt de mort. Non, madame, je ne penserai jamais que vous, qui êtes ma propre chair et mon propre sang, vous consentiez à me faire aucun mal. Quant aux autres, s’ils l’essaient, ils le paieront cher, à moins de me prendre quand je dormirai.

— Soupçonnez-vous quelqu’un ?

— Personne. Je vous prie seulement de me tenir compagnie, et de ne plus me laisser seul, comme vous avez fait.

— Volontiers. Vous êtes bien peu en état de voyager. J’ai fait venir une litière, dans laquelle on vous portera jusqu’à Craigmillar.

— Je vous accompagnerai donc, mais si vous consentez que nous soyons, comme par le passé, compagnons de table et de lit (at bed and board).

— Il en sera comme vous le dites ; seulement vous vous guérirez avant tout. Je compte vous faire prendre les eaux de Craigmillar. Ne parlez à personne de ce qui a lieu entre nous ; cela pourrait donner de l’ombrage à quelques seigneurs.

— Et qu’y trouveraient-ils à redire ?

Elle le quitta ; aussitôt il alla confier ce qui lui arrivait, cet étrange retour de l’affection royale et féminine, à Crawford, l’un des gentilshommes favoris de son père.

— Qu’en pensez-vous ?

— Je n’aime point tout ceci, lui dit Crawford. Elle vous traite en enfant et en prisonnier. Pourquoi ne pas aller droit à Édimbourg loger dans une de vos résidences ?

— C’est ce que j’ai pensé aussi. Je ne suis pas sans crainte ; sa promesse est ma seule sauvegarde. Mais j’irai avec elle, dût-elle me tuer. »

Crawford, frappé de cet aveu et de cette conversation, l’écrivit à l’instant même, et ce papier existe aux archives d’Angleterre. L’un des historiens les plus favorables à Marie convient qu’il ne voit aucune raison suffisante pour en contester l’authenticité. Darnley la suit ; elle le mène à petites journées jusqu’à un vieux manoir isolé, dans un faubourg, loin de toute maison habitée ; manoir qui appartient au frère de Balfour, qui a rédigé le band de l’assassinat. À ce logis misérable, étroit, chancelant, étaient adossées les ruines du couvent des dominicains ou frères noirs. C’est là que Marie elle-même, accompagnée de Bothwell, devenu son intime et son conseiller, confine le roi ; c’est là qu’elle le place, surveillant tous les détails de son intérieur, lui prodiguant des soins inaccoutumés, et lui prouvant de mille manières la sincérité de sa réconciliation. Comment cette femme impétueuse a-t-elle passé si rapidement de la haine, du mépris, de l’éloignement, à une tendresse attentive ? Avait-elle compassion de cet enfant presque idiot dont elle avait ceint le front d’une couronne brilante, dont elle avait enivré l’esprit débile, dont la faiblesse et l’indigence morales s’étaient anéanties dans les étreintes d’un amour et d’une beauté si périlleuses ? Voulait-elle, par son retour et sa présence, protéger contre le poignard ce pauvre être sans valeur ? Qui nous le dira, qui peut révéler aujourd’hui le dernier mot et le dernier abîme de ce cœur féminin ? Les lettres françaises de Marie à Bothwell, imprimées par Buchanan, et dont on prétend que Jacques Ier détruisit les originaux, sont-elles vraies ? Jamais passion ne poussa au crime une femme plus aveuglée. Quand même elles seraient apocryphes, on a droit de demander par quelle maladresse étrange Marie conduisait Darnley, non dans le palais ou dans une résidence de campagne, mais dans une maison inconnue, dans un lieu isolé, chez les parens de son mortel ennemi, au lieu de l’entourer de gardes à Édimbourg.

La prudence et les craintes de Darnley s’endormaient sous les séduisantes caresses de la reine. Le 9 février, Marie devait assister à un bal masqué (mask), donné par elle pour les noces d’un de ses valets de chambre. Elle passa la journée entière auprès de son jeune mari, et elle se trouvait avec lui, dans sa chambre, lorsque Hay de Tallo, Hepburn de Bolton, et quelques autres affidés de Bothwell, brigands qu’il appelait « ses brebis », et qui constituaient sa garde-du-corps, s’étant procuré les clés de la maison, pénétrèrent dans la chambre située immédiatement au-dessous de celle du-roi, y introduisirent plusieurs sacs de poudre, disposèrent une mèche ou lunt qui devait brûler lentement et communiquer avec la matière inflammable, puis se retirèrent. Marie embrassa son mari, partit pour se rendre au bal, lui se dirigea vers sa chambre à coucher. Il était triste, et les protestations de sa femme l’avaient rassuré sans dissiper sa mélancolie. À ses habitudes de débauche avait succédé une dévotion timide ; il répétait en se couchant le cinquante-cinquième psaume qu’il chantait d’une voix dolente. Son page Taylor s’endort auprès de lui sur un coussin ; un bruit de clés éveille le malheureux Henri. Il jette sa pelisse sur ses épaules nues et descend l’escalier. Les assassins le rencontrent, l’étranglent et étranglent son page qui le suit. On transporte leurs cadavres dans un verger, sous la muraille extérieure, et on les y laisse. Cependant Bothwell quitte le bal à minuit, se défait de son brillant costume, et vient rejoindre les assassins. À son arrivée, on met le feu à la mèche, qui se dévore lentement, et qui, déterminant enfin l’explosion, éveille d’un coup de tonnerre la cité endormie. Les ruines de la maison couvraient le sol, quand Bothwell, rentrant chez lui, se coucha, feignit un sommeil tranquille, et à la voix du domestique qui lui annonçait la catastrophe, se précipita hors de son lit, criant : « Trahison[27] ! » Tels sont les véritables détails de cette nuit tragique, détails attestés par les dépositions de Powrie, Dalgleish, Hay de Tallo et Hepburn, par les lettres manuscrites de Drury à Cecil[28], et par le récit manuscrit de Moret, ambassadeur de Savoie[29].

La reine s’enferma dans sa chambre à cette terrible nouvelle ; mais, au lieu de poursuivre activement les coupables que le cri public, les placards affichés sur les murs de la ville et la voix populaire dénonçaient hautement, elle prit de si longs délais et sembla si peu disposée à châtier le crime, que sa complicité ou sa connivence acquirent une notoriété générale. Bothwell, triomphant de son assassinat, parcourait les rues armé de pied en cap, à cheval, suivi de cinquante hommes armés, la main sur son poignard, et disant aux bourgeois : « Que j’apprenne le nom d’un de ces poseurs d’affiches, ma main sera bientôt lavée dans son sang[30]. Un des placards portait ces mots : Farewell, gentyll Henry, and vengeance to Mary ! « Adieu, doux Henri, et vengeance contre Marie ! » Elle monte à cheval, et traverse la place du marché. Les femmes se lèvent, en criant : « Dieu sauve votre grace, si elle n’a pas trempé (if you be sakeless) dans la mort du roi[31] ! » Le père de Henri réclame l’enquête et accuse Bothwell de meurtre. Dans les rues, à minuit, des voix menaçantes s’élèvent en chœur et demandent justice. Élisabeth renvoie à la reine son serviteur Lutini, que cette dernière fait examiner par Bothwell, et qui, au lieu d’un châtiment, reçoit une gratification pécuniaire. Tout le soin du gouvernement est remis à Bothwell, qui, quinze jours après le meurtre, passe toutes ses journées avec la reine. La cour habite Seton et reprend ses amusemens ordinaires. On arrange des parties d’arbalète ; Marie et Bothwell jouent contre Seton et Huntley. L’enjeu est un repas que Seton et Huntley perdent. Ils paient la partie, et le repas est mêlé de musique et de chants. Knox prend alors la fuite, et un grand mouvement d’horreur se répand dans la bourgeoisie. Les Guises même et Catherine de Médicis blâment, non le meurtre, mais l’éclat du meurtre. De toutes parts on écrit à Marie, d’Angleterre, d’Italie et de France, que ce crime est exécrable, qu’elle ne doit pas tarder à le punir, que l’Europe a horreur de cet assassinat prémédité, et qu’on a les yeux sur elle. Enivrée de son amour pour Bothwell, amour qui dès ce moment n’est plus l’objet d’un doute, elle le comble de faveurs, tout en le livrant à un tribunal par une vaine comédie, simulacre de jugement qui ne trompe personne. « Révélez et vengez ! » crie Jean Knox aux citoyens, du haut de sa chaire, avant de s’enfuir et de se retirer dans les bois. Reveal and revenge ! Je n’emprunte point ces détails à Buchanan, à Knox, aux calvinistes, aux diffamateurs de la reine, aux lettres extraites de la fatale cassette ; lettres arguées de faux par ses défenseurs, bien qu’elle ne les ait jamais récusées pendant les dix-huit ans de sa prison et de son procès. Je les puise dans la correspondance de ses amis et de ses serviteurs. La malédiction universelle et l’anathème du pays s’élevaient contre cette dissimulation lente et implacable, ce mélange d’adultère et de meurtre, ce crime habile du Midi, forfait préparé avec un art profond, exécuté avec amour, vengeant le crime brutal du Nord, le meurtre sauvage de Riccio. Mais plus d’une tache de sang et de perfidie marquera encore la lutte des deux civilisations avant que la tête de Marie, roulant sous la hache, annonce la défaite du catholicisme en Écosse.

Dans une entrevue nocturne et secrète avec Mar, gouverneur du château d’Édimbourg, elle lui rend ses terres confisquées en échange du gouvernement de ce château qu’elle donne à Bothwell. Blackness, Inch, et la supériorité de Leith, tombent dans ses mains. Murray demande permission de quitter le royaume. Elle voit à quel précipice sa passion l’a entraînée, et elle pleure ; sa beauté se flétrit[32], ses joues se creusent, elle ordonne une messe solennelle avec chants funèbres (dirge) pour l’ame de Darnley, et elle y assiste en tremblant. Enfin, le 12 avril, toute la ville étant occupée par les troupes de Bothwell, qui avait distribué quatre mille hommes dans les rues et placé dans la cour du palais de justice deux cents arquebusiers, mèche allumée, il se rend au tribunal, tout armé, monté sur un beau cheval de guerre que Marie venait de lui donner. Le peuple reconnut avec horreur qu’il avait appartenu à Darnley. D’une fenêtre du palais, Marie Stuart et Marie Fleming qui le voient passer, lui font un signe d’encouragement et d’amitié, que l’ambassadeur français Du Croc et un de ses domestiques aperçoivent. Tout était disposé d’avance. Quand le père de Henri Darnley, Lennox, se présenta aux portes de la ville, escorté d’une troupe d’hommes armés, on lui répondit qu’il entrerait, mais suivi de six personnes seulement[33]. Il rebroussa chemin. Bothwell, ne trouvant pas d’accusateur, fut acquitté à l’unanimité par un jury frappé d’épouvante, et l’envoyé d’Élisabeth, le prévôt-maréchal de Berwick, chargé d’une lettre de cette reine qui pressait Marie de faire justice et de rendre évidente sa propre innocence, ne put avoir accès auprès d’elle. On le traita de « misérable Anglais, » et on le renvoya couvert d’injures. Isolée de tous ses sujets par cette série d’actes aussi imprudens que coupables, Marie remplace par une compagnie d’arquebusiers les citoyens et les magistrats au costume noir et rouge et aux longues hallebardes, qui, selon la coutume antique, lui servaient de gardes-du-corps[34] ; elle fait confirmer par son parlement la sentence du jury, choisit Bothwell comme gardien et porteur de la couronne et du sceptre quand elle se rend aux communes, accorde aux protestans des concessions importantes, dans l’espoir de vaincre les répugnances et de gagner les cœurs qui s’éloignaient d’elle, ferme l’oreille aux remontrances des ambassadeurs de France, à la clameur sourde et furieuse des bourgeois, confère à Bothwell plusieurs seigneuries, châteaux et principautés, et se trouve ainsi seule en face de sa passion satisfaite, de ce jugement inique, de cette collusion évidente et de sa ruine imminente.

Il faudrait un volume pour analyser les faits curieux contenus dans les manuscrits de l’époque, journaux des citoyens, lettres dues à des plumes contemporaines, matériaux qui se pressent et s’accumulent dans un étroit espace de temps, et qui tous montrent Marie livrée à la passion la plus aveugle, à cette hallucination impérieuse qui ne laisse place ni au raisonnement ni à la crainte.

Bientôt, le 19 avril, on voit une compagnie d’arquebusiers entourer la taverne d’Ansley à Édimbourg. Là sont réunis les principaux nobles que Bothwell a invités à souper. On boit jusqu’à minuit. Alors Bothwell, tirant de sa poche une autorisation signée de la reine, et se levant, lit cette autorisation, puis un engagement (band) contenant promesse de soutenir et d’aider Bothwell dans son dessein d’épouser Marie Stuart. Il réclame la signature de tous les seigneurs : un seul convive, lord Églinton, se sauve par une fenêtre[35]. Les autres, ou gagnés ou effrayés, signent le band. L’audace et le succès de Bothwell emportent et entraînent tout avec lui. Cependant il n’y avait pas un de ces mouvemens dont Élisabeth ne fût avertie jour pour jour, même d’avance, ou par ses agens, ou par les seigneurs qu’elle entretenait à sa solde. Ainsi, le lendemain du souper, Grange, un des personnages d’Écosse les plus considérables, révélait au duc de Bedford[36] ce qui venait de se passer : « La reine est folle ; les nobles sont esclaves ; tout ce qui est déshonnête règne maintenant à la cour. Dieu puisse nous délivrer ! Bientôt la reine épousera Bothwell. Sa passion pour lui a bu toute honte. Peu m’importe, disait-elle hier, que je perde pour lui France, Écosse et Angleterre. Plutôt que de le quitter, j’irai au bout du monde avec lui en jupon blanc. » — Une autre lettre anonyme qui existe encore, et qui a été écrite à minuit, le 24 avril, par un espion d’Élisabeth, lui communique les révélations suivante : « La femme de Bothwell et Bothwell vont divorcer. Bothwell a réuni une troupe de ses amis, et il compte, dans la journée d’aujourd’hui jeudi, enlever la reine et la mener à Dunbar. Jugez si c’est de son aveu ou non ? Vous en saurez des nouvelles vendredi ou samedi, si vous trouvez bon que je vous fournisse encore des renseignemens. À minuit[37]. »

L’espion était bien informé. Bothwell, avec huit cents lances, rencontre le cortége de Marie à deux lieues d’Édimbourg, sur le pont d’Almond, et, après un simulacre de combat et de violence, la conduit dans son château de Dunbar. « Ne craignez rien, disait un affidé de Bothwell à Melvil, fait prisonnier avec elle, tout ceci est du consentement de la reine[38]. » — « La reine, écrit Grange à Bedford[39], ne s’arrêtera pas qu’elle n’ait ruiné tout ce qui est honnête dans le pays. On lui a persuadé de se laisser enlever par Bothwell pour accomplir plus tôt leur mariage. C’était chose concertée entre eux avant le meurtre de Darnley, dont elle est la conseillère, et son amant l’exécuteur. Beaucoup voudraient venger l’assassinat ; mais on redoute votre reine (Élisabeth). On me presse de me charger de la vengeance, et de deux choses l’une, ou je le vengerai, ou je quitterai le pays. Bothwell est résolu à se défaire de moi, s’il le peut ; elle a placé son fils (Jacques Ier) entre les mains qui ont tué son père. Dites-moi, je vous prie, les intentions de votre maîtresse. Je m’appuierais plus volontiers sur l’Angleterre ; mais, si nous nous rejetons sur la France, je crois que nous y trouverons de la faveur[40]. »

En deux jours, le divorce est prononcé. Après avoir habité quelque temps dans le château de Bothwell, elle monte à cheval et se rend avec lui à Édimbourg. Aux portes de la ville, les soldats jettent leurs lances pour échapper à l’accusation de haute trahison ; Bothwell descend de cheval, prend la bride du palefroi de la reine et la conduit ainsi jusqu’à la citadelle, pendant qu’une salve d’artillerie salue cette entrée triomphale, remarquable par l’humilité affectée du vainqueur et l’obéissance simulée de la reine. Les bourgeois, affligés, se taisaient, et les protestans mêlaient l’ironie à leurs exécrations. Il y avait deux mois qu’une ligue formidable, dans laquelle entraient comme à l’ordinaire les confidens intimes de Marie, entre autres Melvil, s’était formée contre Bothwell ; l’existence de cette ligue est prouvée pour la première fois par la découverte de la correspondance secrète entre Melvil et Kirkaldy[41]. On y voit que la reine Élisabeth[42] n’ignorait pas les plus minces détails relatifs à la cour d’Écosse. « Hier, dit Randolf dans une lettre à Leicester[43], je me suis promené avec la reine Élisabeth dans le jardin du palais, et nous avons beaucoup parlé, et avec grand mécontentement, des faits et gestes de la reine d’Écosse. Élisabeth est honteuse d’elle et la déteste. Quoique Élisabeth trouve très mauvais que ses sujets contrarient les penchans de leur souveraine, elle blâme et redoute extrêmement le mariage avec Bothwell. Elle est toutefois très en colère contre Grange, qui ose parler d’une tête couronnée, quelle que soit la conduite de cette dernière, comme on parlerait de la dernière fille publique. » La dignité royale d’Élisabeth se révolte contre des sujets assez téméraires pour accuser et juger leur reine ; toujours prête à tirer parti des fautes de Marie, et ne voulant ni la sauver, ni la défendre, elle réclame seulement un respect aveugle pour les faiblesses du trône.

Depuis le meurtre de Riccio, Marie Stuart, par l’imprudence de sa vengeance et l’impétuosité de son amour, s’est chargée de faire elle-même les affaires du calvinisme ; son histoire a subi une impulsion tellement passionnée, que ce mouvement des intérêts et des crimes, se précipitant comme un torrent qui écume, laisse à peine à l’observateur le temps de s’arrêter aux détails caractéristiques. Le collaborateur de Knox, Craig, reçoit la mission de publier les bans du mariage et s’y refuse. Appelé devant le conseil privé, ce ministre inflexible répond à Bothwell qu’il ne veut point sanctionner l’union de sa reine avec « un adultère, un ravisseur, un meurtrier. » On lui intime l’ordre d’obéir ; il rentre dans son église, proclame les bans des nouveaux époux, et ajoute à cette proclamation les mots suivans : « Je prends à témoin le ciel et la terre que j’abhorre et déteste ce mariage, odieux et scandaleux au monde, et j’exhorte les fidèles à prier de toute leur ame que Dieu s’oppose encore à une union contraire à toute raison et toute bonne conscience, pour le repos et le bonheur de cet infortuné pays ! » La congrégation répondit amen. Les bourgeois retournèrent chez eux, persuadés que Marie était ensorcelée, s’entretenant des moyens magiques et philtres amoureux dont Bothwell avait appris le secret pendant ses voyages en Italie, et racontant l’histoire de lady Buccleugh, séduite et perdue, quelques années auparavant, par le même Bothwell[44]. La magie de Bothwell, ruse et audace, réussit en effet, et, le 15 mai 1567, dans la salle de réception d’Holyrood, sans pompe et sans magnificence, au milieu d’un silence sombre et profond, le mariage fut célébré. Marie portait encore ses habits de veuve, présage dont la menace n’avait pas été vaine une première fois. On trouva placardé sur la porte du château un papier portant ce vers d’Ovide : « Les femmes méchantes se marient au mois de mai, selon le proverbe. »

« Mense malas maïo nubere, vulgus ait. »

Tant de sinistres avertissemens n’avaient pas arrêté Marie dans sa course funeste ; mais une fois Bothwell devenu son mari, elle regarda autour d’elle. On peut juger de la misère de son ame par les rapports de Du Croc, ambassadeur de France, et de Drury, agent de l’Angleterre. Tout est, dans ses actions, trouble, désespoir, violence et inquiétude. On lui apprend que la ligue des seigneurs confédérés contre Bothwell prend de la consistance. « Allons donc ! dit-elle. Athol est faible ; je fermerai la bouche d’Argyle ; Morton vient d’ôter ses bottes ; elles sont encore poudreuses ; je le renverrai d’où il vient. » Elle affecte la joie, se pare de robes de velours, se promène par la ville, et fait célébrer des tournois et des joûtes. Mais quelquefois, au milieu de ces signes extérieurs d’allégresse, ses larmes jaillissent. Bothwell, maître de lui-même, la domine en particulier et lui témoigne en public une déférence excessive. Il ne lui parle que tête nue. Un jour Marie, par un retour de coquetterie folâtre, reprend de ses mains la toque chargée de plumes et la lui enfonce sur la tête. Quand ces deux personnes sont seules et enfermées dans le même appartement, on entend de l’extérieur des cris, des sanglots, et ces paroles de Marie : « Donnez-moi un couteau, que je me tue ! » C’est Melvil, ami de Marie, qui rapporte ces détails[45]. Le jour même du mariage, Du Croc, ambassadeur de France[46], va rendre visite aux époux, et, interrompant une scène domestique de la plus grande violence, trouve Marie baignée de pleurs et Bothwell courroucé. C’étaient les orages inséparables non-seulement d’une telle alliance, mêlée de crime, teinte de sang, pleine de remords, mais du choc inévitable de deux ames impérieuses et de deux esprits arrogans. Les lettres des ambassadeurs français et italiens sont d’autant plus précieuses qu’elles corroborent et sanctionnent toutes les inductions et tous les faits contenus dans les correspondances des ambassadeurs anglais. La vérité est que les envoyés d’Élisabeth n’avaient aucun intérêt à exagérer la situation de l’Écosse et les erreurs de Marie. Ils savaient bien à qui ils avaient affaire, et que toute leur influence auprès de Cecil et de sa maîtresse dépendait de la complète exactitude de leurs récits.

On ne lui laissa pas long-temps le loisir des tournois et des fêtes. Ceux même qui ont trempé dans le meurtre de Darnley, se joignent aux confédérés, marchent contre Bothwell et forment une ligue si formidable, que Marie et son nouveau maître se renferment dans le château de Borthwick. Les capitaines et les soldats indignés se refusent à l’appel de leur suzeraine. Bothwell ne compte plus qu’une seule compagnie de gens d’armes qui lui soient dévoués, celle du capitaine Cullen, complice de l’assassinat de Darnley. Assiégés dans Borthwick, ils s’enfuient de deux côtés différens, Bothwell par une poterne, Marie déguisée en soldat, bottée et éperonnée ; ils se rejoignent à Dunbar. Malgré l’autorité sacrée du nom royal, ils ne peuvent réunir que deux mille hommes, et vont se retrancher sur la colline de Carberry. Après une tentative inutile de pacification, essayée par l’ambassadeur Du Croc, Bothwell, s’apercevant que la plupart de ses soldats désertent, sort du camp, et s’avance, précédé d’un héraut, vers le camp ennemi. Ici se place une scène féodale d’un admirable effet, que Robertson a fort mal exposée, faute d’en posséder les élémens historiques. Aux sons de la trompette du héraut, James Murray de Tullybardine se présente comme champion du roi assassiné. Bothwell refuse de combattre un adversaire qui n’est pas « son pair. » Morton se présente aussitôt, et offre le combat, à pied, à outrance, à l’épée (two-handed), qu’on soulevait avec les deux mains, tant elle était lourde. Lyndsay de Byres, parent de Darnley, lui dispute cet honneur, implore les barons, les prie de ne pas lui enlever son droit et de lui accorder la permission de se battre pour sa cause. Morton lui cède, et le prie d’accepter sa propre épée, le vieux glaive (two-handed) qui avait appartenu au guerrier célèbre Archibald Bell-the-Cat, énorme instrument que l’on suspendait derrière l’épaule comme un carquois, la poignée se trouvant au niveau du casque et la pointe traînant à terre. Lyndsay s’arme, s’agenouille devant la ligne de bataille, prie Dieu à haute voix de fortifier son bras contre le criminel, et attend Bothwell.

Ce dernier, ardent au combat qui devait terminer la querelle, essaie inutilement de vaincre les résistances de la reine ; elle s’oppose à la rencontre. Ce fut peut-être la plus imprudente et la plus folle marque de tendresse que lui donna Marie ; elle imprimait sur l’écusson déjà souillé de son amant la tache la plus ineffaçable, celle de lâcheté. Alors tous les soldats de Marie se débandent, passent à l’ennemi et la laissent seule avec Bothwell, soixante hommes et ses arquebusiers. Elle parcourt les rangs, montée sur son palefroi, harangue, implore, sollicite les soldats et ne peut en retenir un seul. Enfin, la désertion étant complète, elle demande à parlementer.

— Oui, lui répond Grange, si vous renvoyez cet homme qui est près de vous, l’assassin du roi.

— Je quitterai le duc, et me remettrai en vos mains, si vous me promettez obéissance.

On le promet. L’imprudente reine se livre. Bothwell, avec lequel elle se consulte un moment et qu’elle prend à part, hésite. Elle lui prouve que tout est perdu, qu’il faut se quitter.

— Me tiendrez-vous, lui demande Bothwell, la promesse que vous m’avez faite de ne m’abandonner jamais ?

— Oui.

Elle lui tend la main. C’était un dernier adieu. Il remonte à cheval, et part au galop[47]. Ces deux personnes étaient destinées à ne plus se revoir. Traitée d’abord avec courtoisie par les vainqueurs, Marie veut faire parvenir une lettre aux chefs de son parti, aux Hamiltons.

— Cela est impossible, madame, lui dit Grange.

— Comment ! Osez-vous me traiter en prisonnière ? J’en appelle à votre parole. Vous m’avez promis obéissance.

On ne l’écoute pas ; elle éclate en reproches. Comme à son ordinaire, le danger la réveille, le malheur l’excite, l’irritation met en saillie les élémens violens et tragiques de son caractère.

— Lyndsay, dit-elle à celui que nous avons vu paraître tout à l’heure, l’un des plus farouches parmi les barons confédérés ; — Lyndsay, votre main !

Il tendit cette main, dont il ôta le gantelet de fer. Elle y plaça la sienne.

— Par cette main, s’écria-t-elle, que vous tenez dans la vôtre, j’aurai pour ceci votre tête[48] !

Malheureuse ! elle ne prit point la tête de Lyndsay, et donna la sienne. À Édimbourg, le peuple l’accueille par des huées. On la nomme adultère, meurtrière, infâme ! Elle était surtout catholique. Les femmes l’environnent et la couvrent de malédictions. Les soldats font ondoyer sous ses yeux une bannière sur laquelle on a peint Darnley assassiné, et au-dessous : Vengeance !

Enfermée et gardée à vue dans la maison du prévôt, elle est séparée de ses femmes, et passe la nuit seule dans les larmes, entendant le bruit des pas mesurés des sentinelles qui la surveillent. Le matin, à travers les barreaux de sa fenêtre, elle voit encore la bannière accusatrice suspendue en face de ses croisées ; raffinement d’habile cruauté, que le génie humain sait reproduire à toutes les époques, chez tous les peuples, envers toutes les victimes, innocentes ou coupables. Ce besoin infernal de faire saigner la victime, cette jouissance cherchée dans l’agonie d’une créature misérable, arrêtèrent le tombereau de Marie-Antoinette devant les Tuileries, celui de Bailly sur le Champ-de-Mars. Cet aspect la jette dans le délire[49] ; elle arrache ses vêtemens, et se montre presque nue aux bourgeois, que la compassion saisit et qui s’armaient pour la délivrer, lorsque les seigneurs, craignant ce mouvement, la firent monter sur un mauvais cheval, à peine vêtue, la figure souillée de boue, ruisselante de larmes, entre Lyndsay et Ruthven, deux animaux sauvages sous figure d’homme. De sa prison, elle avait essayé de faire parvenir à Bothwell une lettre qui lui réitérait la promesse de ne l’abandonner jamais. La lettre fut interceptée, et l’on redoubla de rigueurs. Enfin elle arrive à sa nouvelle prison, au château de Lochleven, propriété de Douglas, un des confédérés, château situé au milieu d’un lac ; Marie n’a plus un seul ami, pas même Du Croc, témoin de tant d’imprudences contre lesquelles il s’est inutilement efforcé de la garantir, et qui s’entend avec les barons pour placer la couronne sur la tête de Jacques Ier, fils de la reine. Balfour, impliqué d’une manière si terrible dans l’assassinat de Darnley et ami intime de Bothwell, achète son propre salut en livrant les secrets de son ami, une cassette d’argent contenant les lettres de Marie à Bothwell et le célèbre band pour l’assassinat de Darnley. Les originaux de ces lettres et de ce band ne s’étant pas retrouvés, il est vraisemblable que les seigneurs, compromis comme Bothwell et Balfour, dans le complot contre Darnley, ont profité de l’occasion pour détruire la preuve matérielle de leur crime. Quant à la correspondance originale de Marie et de Bothwell, on prétend que Jacques Ier, fils de Marie Stuart, s’empressa d’anéantir ces traces accusatrices des erreurs maternelles. Les défenseurs de Marie ont constamment repoussé comme fausses les lettres que Buchanan a publiées, et qui cependant, comme le dit très bien Robertson, contiennent des détails tellement circonstanciés et se rapportent si exactement aux dépositions de tous les témoins, qu’il est difficile à un juge impartial de ne pas admettre leur authenticité.

Après l’explosion du Kirk in the field et la mort de Darnley, Knox avait pris la fuite et laissé le champ libre aux passions de la jeune femme, qui, remplissant la scène, comme nous venons de le voir, a mieux servi la cause protestante que mille prédications n’auraient pu le faire. Marie une fois à Lochleven, le prédicateur reparaît ; et quelle satire, et quelle ironie, et quelle violence font retentir alors la chaire d’Édimbourg ! Les paroles de ce Bossuet-Marat tombent de la tribune sainte, canonnant, comme dit Randolf, à boulets rouges. Il enflamme le populaire, aide de toute sa puissance les confédérés, établit le calvinisme en Écosse, perd définitivement Marie Stuart, autre Armide, symbole dangereux et exécré du papisme, et creuse à la fois le tombeau de cette malheureuse femme et le sillon de puritanisme invincible où germèrent les longues guerres du Covenant.

Marie était vaincue avec le catholicisme. Elle était vaincue par ses fautes, vaincue par ses passions ; il ne lui restait plus que cet ascendant de sa parole et de sa beauté, de sa séduction et de sa grace, prestiges qui ne l’abandonnèrent qu’au moment où la hache de Fotheringay termina son agonie. Murray, son frère naturel, dont l’adresse et la prévoyance n’ont touché qu’aux intrigues et non pas aux crimes esquissés par nous, s’entend avec Élisabeth et s’empare de la régence. On le reconnaît pour chef du royaume. Il fait exécuter sommairement et presque sans forme de procès les instrumens subalternes du meurtre de Darnley ; il se hâte, « car leurs confessions, dit Bedford, le mettaient dans un grand embarras ; elles accusaient ses amis, ses confidens, les seigneurs qui avaient porté Murray à la régence. » On poursuit Bothwell, qui s’échappe, passe en Norvége, arme quelques vaisseaux, fait la piraterie, et meurt quelques années plus tard dans un cachot de Norvége, sans pain et sans feu. Ce fut au milieu de ces évènemens et n’ayant plus pour ressource qu’elle seule, que Marie Stuart trouva moyen de quitter sa prison et d’échapper à la geôlière redoutable qu’on lui avait donnée. Une des plus curieuses découvertes accomplies par les investigateurs que j’ai cités, c’est une lettre italienne datée du 21 mai 1558, et dans laquelle l’envoyé du grand-duc Cosme de Médicis, Petrucci, raconte à son maître, et dans le plus grand détail, la manière dont la reine d’Écosse est parvenue à s’échapper de Lochleven[50]. Si l’on rapproche de la charmante narration que Walter Scott a brodée sur ce canevas[51] la trame antique des faits véritables, dans leur simplicité et leur nudité, on admirera l’instinct divinateur du poète et cette pénétration puissante, qui lui ont tout appris sur les caractères qu’il mettait en jeu. Souvent Walter Scott s’est trompé, volontairement ou à son insu, quant aux dates, aux incidens, aux costumes et détails archéologiques ; les ames et les esprits dont il ressuscitait les passions, ne lui ont jamais échappé. C’est le clarificateur de l’histoire, comme l’a dit Hazlitt avec un barbarisme expressif, the clarifyer of history. L’enthousiaste Douglas, le calviniste Dryfesdale, la coquette, impérieuse, imprudente et charmante Marie, la vieille lady Douglas, sont des portraits dignes de Holbein, dont la vérité semble plus digne d’éloge, à mesure que l’on approfondit les documens de l’histoire.

La mère du régent Murray, femme dure et violente, était chargée de garder la captive. Elle avait un petit-fils de dix-huit ans, George Douglas, que les malheurs et la beauté de Marie touchèrent et enflammèrent. Il résolut de tromper sa mère et de sauver Marie. Son premier plan ne réussit pas. Il lui fit revêtir un habit de paysanne semblable en tout au costume porté par la blanchisseuse du château. Déjà la reine mettait le pied dans la barque qui allait l’emporter, lorsque la blancheur et la forme de ses mains la trahirent. Le batelier donne l’alarme ; elle est ramenée dans sa prison. La grand’mère de Douglas le chasse de la forteresse ; mais le jeune homme y avait laissé un confident et un camarade, page de sa grand’mère, plus jeune que lui, et qu’il aimait tant, qu’on appelait ce dernier le petit Douglas. George parti, le « petit Douglas » se charge de l’entreprise et la mène à bonne fin. La châtelaine était à table, et son page la servait. Il s’approche de la table, laisse tomber comme par mégarde une serviette sur la clé du château déposée auprès de la douairière, et continue son service. Quelques minutes s’écoulent, la clé est oubliée ; le page la relève, l’emporte avec le linge, et court vers Marie Stuart. Celle-ci se dirige vers la porte d’entrée, la franchit, laisse le page la refermer en dehors pour arrêter toute poursuite, se jette dans un bateau amarré pour le service de la garnison, et rame elle-même. Il y avait des vedettes postées dans les environs par les amis de Marie. À peine le bateau est-il en mouvement, un homme, étendu sur le gazon de la rive opposée et placé là comme sentinelle par les Hamiltons, vit la barque glisser sur les eaux et s’avancer portant une femme debout, tenant par la main une jeune fille. Le voile blanc de la reine, bordé d’une frange pourpre, signal convenu de sa délivrance, flottait au vent. Bientôt les chevaux de George Douglas et de lord Seaton accourent au galop sur la berge : « Spiegato un suo velo bianco, con un fioco rosso, fe il segno concertato, a chi l’attendeva che ella veniva, al quale segno quello che era disteso in terra su la ripa del lago levatossi e con un altro segno advisati li cavalieri del vilagio, etc. » La reine s’élance aussitôt à cheval, part au galop, traverse le Frith, ne s’arrête que pour écrire à Bothwell, et atteint le château d’Hamilton, où bientôt une armée de six mille hommes, convoqués sous sa bannière par les Hamiltons, vient la rejoindre.

On sait que cette armée fut complètement battue à Langsyde. Elle fit assurément peu de résistance ; la perte qu’elle causa aux ennemis fut d’un seul homme[52]. Marie, placée sur une colline, voit cette déroute, prend la fuite, atteint l’abbaye de Dundrennan, fait dix lieues d’une seule traite, au galop, et, saisie d’effroi, se réfugie en Angleterre. C’est toujours ce premier mouvement qui décide les actions de Marie et qui la ruine. Sa cause n’était pas désespérée ; en l’absence de Bothwell, et soutenue par les Hamiltons, elle eût pu rétablir ses affaires. Mais elle posséda toujours l’élan du courage, jamais le courage de la patience. On lui représente vainement qu’Élisabeth est sa plus réelle ennemie ; elle veut tenter le sort. « C’est ma requête pressante, écrit-elle à cette reine dans une lettre datée de Workington, et conservée au Musée britannique[53], que votre majesté m’envoie chercher le plus tôt possible, car ma condition est pitoyable, je ne dis pas pour une reine, mais pour une simple bourgeoise. Je n’ai pas d’autre vêtement que celui qui me couvrait quand j’ai quitté le champ de bataille. Le premier jour, j’ai fait soixante milles à franc étrier, et depuis, je n’ai osé me mettre en route que la nuit. » Elle se livrait donc à cette femme orgueilleuse qu’elle-même avait courroucée en s’emparant de ses armes et de ses titres, à une femme plus âgée qu’elle, jalouse, pleine de prétentions et de vanité, ayant tous les amours-propres, depuis la fierté la plus haute jusqu’à la coquetterie la plus puérile ; odieuse créature qui avait employé l’argent anglais à soudoyer des traîtres autour de Marie, qui l’avait entravée, entourée de piéges, embarrassée, trompée et perdue autant qu’il était en elle ; qui ne l’avait pas jetée dans le danger, il suffisait bien des imprudences de Marie pour la perdre, mais qui l’avait poussée et précipitée de toute sa force vers le dernier abîme ; s’entendant avec ses ennemis pour la renverser, avec ses amis pour la trahir, avec les bourgeois pour saper son autorité, avec les calvinistes pour la diffamer. Élisabeth fut joyeuse quand elle eut mis la main sur cette femme qui la gênait. Elle traîna en longueur le procès intenté par Murray contre sa sœur ; elle se plut à prolonger l’agonie et le déshonneur de Marie Stuart, et affectant une impartialité souveraine, heureuse de satisfaire sa vengeance, son orgueil et son dépit, elle laissa le glaive suspendu cruellement pendant près de vingt années au-dessus de la tête de Marie. Mais un jour il arrive que la prisonnière semble dangereuse à sa geôlière ; aussitôt Élisabeth résout de la tuer, non par le bourreau, mais par l’assassinat.

C’était en septembre 1572 ; le parti catholique de la captive se relevait. L’Écosse était lasse de Murray. Le joug des seigneurs qui avaient tué Darnley et livré à la potence leurs complices inférieurs paraissait dur au peuple ; les Hamiltons étaient en campagne pour la reine, lorsque le catholicisme frappa un grand coup, si grand qu’il vibre encore. Les Guises, que Charles IX soutenait, et qui traînaient à leur suite les municipalités catholiques, voulurent en finir avec le protestantisme en France. La plupart de ceux qui les gênaient furent massacrés en une nuit. La Saint-Barthélemy eut lieu. Tout le Midi tressaillit de joie. Le Vatican se para de fleurs et s’illumina de cierges. On vit rire Philippe II, qui n’avait jamais ri[54]. Ce qu’il y eut de rage et de douleur dans le Nord protestant est difficile à peindre.

Pendant que les courtisans d’Aranjuez s’étonnaient de voir un rayon et un sourire sur la figure de leur maître, Élisabeth, la reine du protestantisme, recevait l’ambassadeur français dans une chambre tendue de noir, éclairée par des cierges comme un cénotaphe, au milieu des seigneurs en deuil, le front baissé, elle-même en deuil, tous gardant un silence profond, refusant de lui adresser d’autres reproches que ce silence menaçant. Calvinistes d’Écosse, anglicans de Londres et des provinces, ne désiraient que vengeance, massacre pour massacre et sang pour sang. Les catholiques des deux royaumes, pleins de joie et d’espoir, prenaient les armes et répétaient le nom de Marie Stuart ; c’était une sainte et une victime. En politique, un personnage qui semble dangereux et qui est faible et qui est haï, n’a pas long-temps à vivre. La première mesure à laquelle pensèrent non-seulement Élisabeth, mais les protestans, Cecil, Leicester, les communes, les pairs, ce fut la mort de la captive, espérance, centre et instrument des mouvemens catholiques. Burghley, ministre d’Élisabeth, demande officiellement aux évêques anglicans si en de telles circonstances la mort de Marie Stuart est légitime. Leur réponse affirmative existe au Musée britannique[55]. À peine la réponse des évêques est-elle rédigée, la chambre des communes rédige la sienne : une pétition, aussi calme par le style que résolue au meurtre, demande la tête de Marie. Cette ardeur à tuer une reine effraie Élisabeth, qui n’aimait pas ces manifestations contre la royauté, et qui savait que, lorsqu’on touche à une couronne, toutes les couronnes tremblent. Elle ordonne le silence ; il lui semble plus convenable et meilleur d’assassiner en secret, par trahison, moyennant un infâme marché, sans montrer la main qui frappe, sans se trahir, sans encourir le blâme du monde et de l’histoire, la déplorable femme qui lui avait demandé protection et asile. Robertson, qui n’a pas connu la correspondance secrète, récemment explorée, entre les divers agens d’Élisabeth, s’est trompé complètement sur les intentions de cette reine et les manœuvres des barons écossais. Il ne s’agissait pas de remettre Marie Stuart entre les mains du régent, mais de la faire égorger par les Écossais dès qu’elle aurait mis le pied en Écosse. Ce fait, aujourd’hui avéré, est un des plus curieux entre tous les crimes dont l’histoire, qui n’est pas pauvre de crimes, s’enrichit à mesure que l’on descend dans ses cavernes.

Un Killigrew, ancêtre de ces Killigrew qui jouèrent ensuite à la cour des Stuarts un rôle si bouffon, reçut d’Élisabeth, de Cecil et de Leicester, seuls complices du meurtre résolu, la confidence de ce projet. Il partit pour l’Écosse avec des instructions détaillées, dont il remplit la teneur avec beaucoup de soin, de zèle et d’activité. Il était question de livrer la captive aux mains de ses ennemis écossais, sous la condition, par eux, de la tuer secrètement, rapidement et sans compromettre Élisabeth. Ces derniers y consentirent, mais demandèrent de l’argent ; on en promit, moins qu’ils en exigeaient. Les choses en étaient là, et l’on marchandait avec une activité commerciale le sang de Marie, quand le principal vendeur du meurtre, le régent Mar, qui avait succédé à Murray assassiné, expira tout à coup ; ce fut le salut de la princesse. Déjà un nommé Elphinstone et le prieur de Dumferling s’étaient chargés des menus détails de l’assassinat : Cecil avait écrit lettres sur lettres pour en presser l’exécution ; Killigrew avait mené la chose avec toute l’habileté possible. Cette mort inattendue rompit des négociations tramées avec tant de secret, que trois siècles et les recherches de vingt historiens n’en avaient pas soulevé le premier voile. Toutes les lettres relatives à cet assassinat convenu sont conservées dans les archives d’Angleterre[56] et au Musée britannique[57], et viennent d’être imprimées par M. Patrick Fraser Tytler, dans son Histoire d’Écosse. Elles ne laissent pas le moindre doute. Il faut y voir avec quelle simplicité et quelle innocence ces hommes d’état s’entretiennent de la grande affaire, de la chose en question, de faire ce qui est dit, de faire et cetera (to do etc.), de dépêcher l’affaire, ce qui signifie vendre et acheter la tête d’une femme. « Les Écossais nous livreront leurs otages dans les champs, dit Killigrew, pour gage et garantie de l’affaire. Nous ne les garderons pas long-temps, tout sera fini en quatre heures[58]. »

Sa vie était sauve, mais sa cause perdue. Knox put se réjouir du fond de son lit de mort. Les catholiques n’osaient plus remuer en Écosse et en Angleterre. Je ne parle pas de l’Irlande catholique, dont la barbarie était si complète, que l’on s’occupait seulement d’elle pour aller, de temps à autre, mettre le feu à ses cabanes. Elle envoya vers cette époque au duc d’Argyle un ambassadeur, « lequel, dit Randolf, fit le voyage à pied, couvert d’un manteau de couleur safran, sans chemise et sans bas. On le reçut ; mais il ne voulut ni se raser, ni mettre une chemise, ni coucher ailleurs que dans la cheminée, sur les cendres. » L’Écosse était plus avancée. On a vu cependant combien elle respectait peu le sang des hommes, et quels étaient ces barons toujours prêts à planter leur poignard dans la poitrine qui leur faisait obstacle, et ce Knox, adversaire de Marie Stuart et du Midi, résumant dans sa conduite et sa doctrine l’austère et implacable moralité de la réforme septentrionale. Il meurt à soixante-sept ans, dans sa maison d’Édimbourg, heureux, satisfait, assouvi après cette œuvre. Son histoire est celle de la révolution qu’a dirigée sa volonté. Désintéressé, ardent, farouche, le remords de ses cruautés le frappa vaguement, lorsque, se soulevant sur son lit funèbre, il essaya de justifier et de laver la tache de sa vie. « Plusieurs m’ont reproché et me reprochent, dit-il, ma sévérité et ma rigueur. Dieu sait que mon cœur n’eut jamais de haine contre les personnes sur lesquelles je fis tonner les jugemens de Dieu. Je n’ai détesté que leurs vices, et j’ai travaillé de toute ma puissance, afin de les gagner au Christ. Que je n’aie été clément pour aucun crime, de telle condition qu’il fût, je l’ai fait par crainte de mon Dieu, qui m’avait placé dans les fonctions du saint ministère et qui m’appelle à lui rendre compte. Pour vous, mes frères, combattez le bon combat, faites l’œuvre de Dieu avec courage et une volonté entière. Dieu vous bénira d’en haut, et les portes de l’enfer ne prévaudront pas ! » Ses derniers soupirs furent une malédiction et une prophétie. Grange avait déserté la cause des barons et pris en main celle de la reine. Knox lui envoya dire qu’il eût à mettre bas les armes, ou que le bras de Dieu s’appesantirait sur lui. « Sors de ta tanière de brigand, lui écrivait-il, ou bientôt on viendra t’en tirer ; je t’annonce, de par le Dieu qui se venge, que tu seras pendu au gibet sous le soleil ardent[59]. » Un mois ne s’était pas écoulé depuis la mort de Knox, que Grange, « vrai chevalier, humble, gent, doux et agneau dans la maison, mais lion au combat, personnage fort, vigoureux, de belles complexion et proportion, dit Melvil[60], » marchait au supplice, conduit par l’ami de Knox, soldat-prêtre, David Lyndsay, qui pendit Grange au gibet, sous le soleil ardent, en chantant les psaumes en écossais.

Avec la vie de Grange s’éteignait le dernier espoir des Guises et du Midi catholique. Marie n’avait plus de sujets ; son fidèle et dernier serviteur, sir Adam Gordon d’Auchendover, cherchait asile en France. Le parti catholique se décourageait et se démembrait ; le duc d’Albe correspondait avec Élisabeth et neutralisait les efforts de son maître Philippe II ; Catherine de Médicis négociait avec la reine d’Angleterre, qui feignait de vouloir épouser le duc d’Alençon. En 1574, treize années avant la mort de Marie, sa couronne était en débris. Elle passa ces longues années à lutter inutilement contre la fatalité qui la pressait, à correspondre avec le Midi, dont elle était le représentant vaincu, à implorer et à taquiner Élisabeth, et à éveiller autour d’elle cet intérêt passionné qui mena le duc de Norfolk à l’échafaud. Le seul espoir de salut pour elle eût été le silence, le repos et le renoncement ; elle ne put s’y soumettre. Après dix-huit ans d’une captivité dont le martyre brisa son cœur sans apaiser l’activité de son esprit, le bourreau parut et la hache tomba, appelés par cette lettre de Marie à Élisabeth qu’elle plaignait charitablement « d’être vieille, hors d’âge, insultée par ses jeunes amans, et raillée par l’Europe. » Nous la laisserons sur le seuil de cette prison qui est sa tombe. Les documens publiés par le prince de Labanoff, Von Raumer et Gonzalès la montrent aussi empressée et aussi habile à tramer des intrigues dangereuses, et en définitive funestes, au sein de son cachot que pendant sa liberté. Qu’il nous suffise d’avoir jeté quelque lumière sur cette ame de femme, qui exagéra les défauts, les faiblesses et les ressources de la femme. Jamais le poète par excellence, Dieu qui prépara la scène de nos passions brisées contre la nécessité, ne jeta créature humaine dans les conditions d’un drame plus tragique.

Ce n’est point, on le voit, par une affectation de rhéteur que j’ai montré le Midi et le Nord, le calvinisme et le catholicisme, Knox et Marie Stuart face à face, l’un comme symbole du devoir poussé jusqu’à la barbarie, l’autre comme type de la volupté, de l’entraînement et de la passion. Je m’arrête au moment où leur lutte s’achève. Les passions nationales ont consacré des volumes à ces deux personnages diversement coupables. Quant à Marie, les chroniques modernes n’offrent point de problème plus curieux. Si sa vie avait été pure et son malheur immérité, la mémoire des peuples l’eût couronnée en l’oubliant, comme elle a fait de Jane Gray. Si, dans cette ame ardente, il y avait eu plus de vice que de passion, elle eût dormi dans un coin de l’histoire avec les monstres, Isabeau, Messaline, ou la Brinvilliers. Mais c’est un être sensible, éloquent, passionné, jeune, beau, souvent coupable, trop souvent criminel, instrument d’un parti puissant qui se charge de son apothéose, adversaire du parti contraire qui la traîne dans la fange des calomnies ; c’est quelque chose de si déchu et de si lumineux, de si violent et de si débile, de si hautain et de si tendre ; c’est une ame si impétueuse, un esprit si distingué, un cœur si souvent déçu, que jamais la transformation épique, dont les races humaines ont le besoin, ne s’est exercée sur un sujet plus favorable. Malheur aux êtres sublimes qui provoquent l’incrédulité par une perfection trop complète, une vertu trop haute, une grandeur trop pure. Voyez Jeanne d’Arc ; les peuples n’ont pas compris cet ange guerrier. Mais le protestant par son aversion, le catholique par sa sympathie, la femme par ses dévouemens, le vieillard par ses tristesses, le jeune homme par ses désirs, tout le monde a compris l’héroïne de Fotheringay ; elle frappait toutes les fibres humaines, haines et amours, tout ce qui est passion, préjugé, mouvement populaire, noble pitié, tous les enthousiasmes, tous les souvenirs, toutes les faiblesses.


Philarète Chasles.
  1. Anderson, Ms. History, tom. II. pag. 94.
  2. State-papers’ office. Glencairn to the Protector, 23 octobre 1547.
  3. Lettre ms. de Henry II à M. d’Humières, Musée britannique, collection d’Egerton, no 2. — 10 janvier 1549. — « Mon cousin, pour ce que Paule de Rege, présent porteur, est fort bien balladin (bon danseur) et à ce que j’en y peu coagnaistre (sic) honneste et bien conditionnée (sic), j’ay advisé de le donner à mon fils le dauphin pour lui montrer à baller (danser), et pareillement à ma fille la royne d’Écosse, etc., »
  4. Knox, pag. 104.
  5. Archives d’Angleterre, Trockmorton à Élisabeth, 17 novembre 1560.
  6. Archives d’Angleterre, Throckmorton à la reine, 29 avril 1561.
  7. Ibid., Throckmorton à Cecil, 26 juillet 1631
  8. Knox, Hist., pag. 311, 315.
  9. State-papers’ office Ms. Papers. Randolf à Cecil, 18 septembre 1562.
  10. Melvil’s Mémoirs.
  11. Ms. Archives d’Angleterre.
  12. Utter contempt.
  13. Archives d’état. Randolf à Cecil, 4 mars 1561-15 janvier 1564.
  14. Ibid., 8 mai 1565.
  15. Knox, 265, — vox Dianæ, non Dei.
  16. Il habitait, en qualité de chef de l’université, la maison construite sur les ruines de Kirk in the field.
  17. Gonzalès, Apuntamientos, etc., pag. 382.
  18. Randolf à Cecil, 18 mars 1565.
  19. Lettre manuscrite de Drury à Cecil, 27 mars 1566. — Lettres de Bedford et Randolf à Leicester et Cecil, 8 mai 1565.
  20. Avvisi di Scozia. Ms. des Archives Médicéennes ; collection du prince Labanoff.
  21. 8 octobre 1566, lettre à Cecil.
  22. Collections manuscrites d’Anderson, tom. IV, pag. 192.
  23. 23 janvier 1567, Drury à Cecil.
  24. La lettre de Joseph a été imprimée sur l’original par M. Patrick Fraser Tytler
  25. Confession de Morton avant sa mort.
  26. Manuscrit avec étiquette de Cecil, archives d’Angleterre.
  27. Archives d’Angleterre. Drury à Cecil, 18 avril 1567.
  28. 12 février 1567.
  29. Collection du prince Labanoff, manuscrit tiré des archives des Médicis.
  30. Drury à Cecil, 29 février 1567.
  31. Drury à Cecil, 28 février 1567.
  32. Archives d’Angleterre, Drury à Cecil, 29 mars 1567.
  33. Forster à Cecil, 15 avril 1567.
  34. Drury à Cecil, 10 avril 1567.
  35. Lettre des commissaires d’Élisabeth à la reine, 11 octobre 1568. Mémoires d’Anderson, tom. IV, pag. 60, Musée britannique.
  36. 20 avril 1567, lettre manuscrite.
  37. Archives d’Angleterre.
  38. Mémoires de Melvil, pag. 80.
  39. Mémoires de Melvil, pag. 80.
  40. Copie de cette lettre, archives d’Angleterre.
  41. Archives d’Angleterre, lettre copiée par le secrétaire de Cecil, à qui lord Bedford l’envoya.
  42. 8 mai 1567. Archives d’Angleterre.
  43. 10 mai 1567.
  44. Drury à Cecil, lettres d’avril 1567.
  45. Mémoires, pag. 127.
  46. Bibliothèque royale, collection de Harlay, 218.
  47. Du Croc, lettre à Catherine de Médicis. Bibliothèque royale.
  48. Archives d’Angleterre, Drury à Cecil, 18 juin 1567.
  49. Jean Beaton son frère, 17 juin 1567.
  50. « Modo che la regina di Scotia ha usato per liberarsi dalla prigione. » Collection du prince Labanoff. (Extrait des archives médicéennes.)
  51. The Abbot.
  52. Avertissement of the conflict in Scotland, archives d’Angl., 16 mai 1568.
  53. Mary to Elizabeth, Caligula, c. I, fol. 68.
  54. Saint-Goar, ambassade d’Espagne ; manuscrit, Bibl. du roi.
  55. Caligula, c. II, fol. 224.
  56. Killigrew to Burghley, 23 novembre 1572, ms. — id., 23 novembre 1572. — id., 14 septembre 1572. — id., 29 septembre 1572. — id., 9 octobre 1572. — id., 13 octobre 1572. — id., 19 octobre 1572.
  57. Caligula, c. III, fol. 370, 373, 374.
  58. Les preuves historiques de ce fait sont tellement nombreuses, que les lettres relatives aux intrigues et négociations de Killigrew occuperaient environ cent pages in-8o.
  59. Knox’s life by Mac-Crie.
  60. Melvil’s Memoirs, pag. 257.