Nous tous/Garcia

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Nous tousG. Charpentier et Cie, éd. (p. 161-163).
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LX

GARCIA


Puisque son sort le gracia,
Fraudant le Diable, qu’il attrape,
Le fameux joueur Garcia
Est allé se taire — à la Trappe.

Calme, loin de toute Froufrou,
Dans un petit quadrilatère
Il creuse chaque jour un trou,
Enlevant et bêchant la terre.

Toujours traîné par son licou,
Jadis, étonnant saltimbanque,
Il plongeait ses bras, jusqu’au cou,
Dans l’or et les billets de banque.


Il remplissait son sac ouvert
Et sentait se sécher sa lèvre
Et, plus vert que le tapis vert,
Il pontait, dévoré de fièvre.

Quelquefois, tanné comme un cuir
Et pliant comme un vieil érable,
Il pleurait ; il voulait s’enfuir
Et s’évader, le misérable,

Et qui sait ? revoir le ciel bleu !
Mais alors, folle et méthodique,
L’affreuse Démone du jeu
Relevait sa robe impudique

Et disait : Si tu te souviens
De notre bel épithalame,
Ne fais pas le révolté. Viens,
Maudit, viens embrasser ta femme !

Il disait : Non ! et furieux,
Ébauchant un vague sarcasme,
Il voulait détourner ses yeux.
Mais bientôt, saisi par le spasme


Et redevenu l’humble amant,
Il s’en retournait vers la gouge.
Il baisait son sein noir fumant,
Sa chère lèvre de fer rouge,

Et palpitant, fauve, perdu,
Plus languissant qu’une anémone,
Il allait tomber, éperdu,
Sur la bouche de la Démone.


9 février 1884.