Nous tous/La Dame

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Nous tousG. Charpentier et Cie, éd. (p. 146-148).


LIV

LA DAME


Tandis que l’actrice brisée,
Parmi ses blancs camellias
Pleurait son amour méprisée ;
Ô toi, Muse qui la plias

À ton mystérieux délire,
Tremblante, comme tu la vois ;
Et tandis qu’un frisson de lyre
Passait dans sa mourante voix,

Tout frémissait comme une houle.
Ces douleurs, ces parfums, ces fleurs
Enchantaient l’âme de la foule ;
Tous les yeux étaient pleins de pleurs.


Comme Marguerite, en sa fièvre,
Sentait son regret la brûler,
Et de sa pâlissante lèvre
Son souffle prêt à s’exhaler,

Ouvrant une aile colossale,
Comme un hôte mystérieux
L’Ouragan entra dans la salle,
Avec ses souffles furieux.

Et comme la fille charmante,
Victorieuse du remord,
Semblait dire : Je suis l’Amante
Et la douce Vie et la Mort ;

Courbant et prenant pour jouet
Les éclairs du lustre et les flammes,
Comme un Mercure sous son fouet
Courbe le vain troupeau des Âmes,

L’Ouragan dit : Voix assassine,
Je suis l’orage essentiel
Et l’haleine qui déracine
Les grands chênes, voisins du ciel.


C’est moi qui tords l’arbuste frêle
Parmi des éclats fulgurants,
Et qui dans la même horreur mêle
Des noirs rochers et des torrents.

Pâles humains, vos pleurs, vos vies,
Votre obscur poème rêvant,
Vos amours, d’angoisses suivies,
Sont comme la poussière au vent.

Votre pensive tragédie,
Palpitant devant un rideau,
Fait, dans la nature assourdie,
Moins de bruit qu’une goutte d’eau.

Sa plainte, pour qu’on l’applaudisse,
Avait séduit l’âme et les sens ;
Elle était comme une Eurydice
Proférant de divins accents.

Elle emplissait l’air et l’espace
De sa fière modernité ;
Mais elle se tait quand je passe,
Moi, la voix de l’éternité.


1er  février 1884.