Nourritures terrestres/Livre VI


Mercure de France (p. 137-165).

LIVRE VI

LYNCÉUS


Zum sehen geboren,
Zum schauen bestellt.

Gœthe (Faust II).


Commandements de Dieu, vous avez endolori mon âme.
Commandements de Dieu, serez-vous dix ou vingt ?
Jusqu’où rétrécirez-vous vos limites ?
Enseignerez-vous qu’il y a toujours plus de choses défendues ?
— De nouveaux châtiments promis à la soif de tout ce que j’aurai trouvé beau sur la terre ?
Commandements de Dieu, vous avez rendu malade mon âme.
Vous avez entouré de murs les seules eaux pour me désaltérer.

… Mais je me sens à présent, Nathanaël,
plein de pitié pour
les fautes délicates des hommes.



Nathanaël, je t’enseignerai que toutes choses sont divinement naturelles.


Nathanaël, je te parlerai de tout.


— Je mettrai dans tes mains, petit pâtre, une houlette sans métal, et nous guiderons doucement, en tous lieux, des brebis qui n’ont encore suivi aucun maître.


Pâtre, je guiderai tes désirs vers tout cie qu’il y a de beau sur la terre.


Nathanaël, je veux enflammer tes lèvres d’une soif nouvelle, — et puis approcher d’elles des coupes pleines de fraîcheur ; — j’ai bu — je sais les sources où les lèvres se désaltèrent.
Nathanaël, je te raconterai les sources :

Il y a des sources qui jaillissent des rochers ;
Il y en a qu’on voit sourdre de sous les glaciers —
Il y en a de si bleues qu’elles en ont l’air plus profondes ;
(À Syracuse la Cyané merveilleuse de cela.)

Source azurée ; vasque abritée ; éclosion d’eau entre des papyrus ; nous nous sommes penchés de la barque ; sur un gravier qui semblait de saphirs, des poissons d’azur naviguaient.

À Zaghouan, du Nymphéum jaillissent les eaux qui jadis abreuvaient Carthage.

À Vaucluse, l’eau sort de terre, abondante comme si elle coulait depuis longtemps ; c’est déjà presque un fleuve, et qu’on peut remonter sous la terre ; il traverse des grottes et s’imprègne de nuit. La lumière des torches vacille, est oppressée ; puis il y a un endroit tellement sombre qu’on se dit : Non, jamais je ne pourrai remonter ce fleuve plus longtemps.

Il y a des sources ferrugineuses, qui colorent

somptueusement les rochers.

Il y a des sources sulfureuses, dont l’eau verte et chaude parait d’abord empoisonnée, — mais, Nathanaël, lorsqu’on s’y baigne, la peau devient si suavement douce, qu’après elle est encore plus délicieuse à toucher.

Il y a des sources d’où s’essorent des brumes, au soir ; brumes qui flottent autour dans la nuit et qui, le matin, lentement se dissipent.

Petites sources très simples, étiolées entre les mousses et les joncs.

Sources où viennent laver les laveuses et qui font tourner des moulins.

Inépuisable provision ! jaillissement des eaux. Abondance de l’eau sous les sources ; réservoirs cachés ; vases déclos. La roche dure éclatera. La montagne se couvrira d’arbustes ; — les pays arides se réjouiront et toute l’amertume du désert
désertfleurira.

Plus de sources jaillissent de la terre que nous

n’avons de soifs pour les boire.

Eaux sans cesse renouvelées ; vapeurs célestes qui retombent ;

Si l’on manque d’eaux dans la plaine, que la plaine vienne boire aux montagnes — ou que des canaux souterrains portent l’eau des monts vers la plaine. — Irrigations prodigieuses de Grenade. — Réservoirs ; Nymphées. — Certes, il y a d’extraordinaires beautés dans les sources — d’extraordinaires délices à s’y baigner : Piscines ! Piscines ! nous sortirons de vous purifiés.

Comme le soleil dans l’aurore
La lune dans la rosée de la nuit —
Dans votre humidité courante…
Nous laverons nos membres fatigués.


Il y a d’extraordinaires beautés dans les sources ; et les eaux qui filtrent sous la terre. Elles apparaissent après aussi claires que s’elles avaient traversé du cristal ; il y a d’extraordinaires délices à les boire : elles sont pâles comme l’air, incolores comme s’elles n’étaient pas, et sans goût ; on ne s’aperçoit d’elles que par leur extrême fraîcheur et c’est comme leur vertu cachée. Nathanaël, as-tu compris qu’on puisse désirer les boire ?

Les plus grandes joies de mes sens
Ç’ont été des soifs étanchées.


Je te dirai maintenant, Nathanaël, la

RONDE

DE MES SOIFS ÉTANCHÉES


Car nous avons eu pour approcher des coupes pleines
Des lèvres plus tendues que vers des baisers ;
Coupes pleines si vite vidées…

Les plus grandes joies de mes sens
Ç’ont été des soifs étanchées.

*

Il est des boissons qu’on prépare
Avec le jus des oranges pressurées,
Des citrons, des limons,
Et qui rafraîchissent parce qu’elles sont
À la fois acides et douceâtres.

J’ai bu dans des verres si minces
Qu’on pensait les briser avec sa bouche


Avant même que les dents ne les touchent ;
Et les boissons semblent meilleures là-dedans,
Car presque rien, de nos lèvres ne les séparent.

J’ai bu dans des gobelets élastiques
Qu’on pressait entre ses deux mains
Pour en faire monter le vin jusqu’à ses lèvres.

J’ai bu des sirops lourds dans de grossiers verres d’auberges,
Aux soirs des jours où j’avais marché sous le soleil ; —
Et parfois l’eau très froide des citernes
Me faisait mieux sentir après l’ombre du soir.

J’ai bu de l’eau qu’on avait gardée dans des outres
Et qui sentaient la peau de chèvre goudronnée.

J’ai bu des eaux presque couché sur la rive
De ruisseaux où j’aurais voulu me baigner —
Les deux bras nus plongeant dans l’eau vive
Jusqu’au fond, où l’on voit les cailloux blancs s’agiter…
Et la fraîcheur m’entrait aussi par les épaules.

Les bergers buvaient l’eau dans leurs mains ;
Je leur appris à l’aspirer avec des pailles.

Certains jours je marchais au grand soleil,
L’été, durant les heures les plus chaudes,
Cherchant de grandes soifs à pouvoir étancher.


Et vous souvenez-vous, mon ami, qu’une nuit, durant notre affreux voyage, nous nous sommes relevés, transpirants, — pour boire, à la cruche de terre, l’eau qu’elle avait faite glacée ?

Citernes, puits cachés où descendent des femmes. Eaux qui n’ont jamais vu la lumière ; goût d’ombre. — Eaux très aérées. — Eaux anormalement transparentes, et que je souhaitais azurées, — ou mieux vertes, pour qu’elles me parussent plus gelées — et légèrement anisées.

Les plus grandes joies de mes sens
Ç’ont été des soifs étanchées.


Non ! tout ce que le ciel a d’étoiles, tout ce qu’il y a de perles dans la mer, de plumes blanches au bord des golfes, je ne les ai pas encore toutes comptées. Ni tous les murmures des feuilles ; ni tous les sourires de l’aurore ; ni tous les rires de l’été. — Et maintenant encore que dirai-je ? — Parce que ma bouche se tait, pensez-vous que mon cœur se taise ?

Ô champs baignés d’azur !
Ô ! champs trempés de miel !
Les abeilles viendront, lourdes de cire…

J’ai vu des ports obscurs où l’aube était cachée
derrière le treillis des vergues et des voiles.

… Le départ furtif des barques, au matin, entre les coques des grands navires. On se courbait pour passer sous les câbles tendus des amarres. — La nuit j’ai vu partir des galions sans nombre, s’enfonçant dans la nuit, s’enfonçant vers le jour.

*

Ils ne sont pas si brillants que les perles ; ils ne sont pas si luisants que l’eau ; les cailloux du sentier pourtant brillent. Réceptions douces de la lumière, dans les sentiers couverts où je marchais.

Mais de la phosphorescence, Nathanaël, ah ! que dirai-je ? La matière est infiniment poreuse à l’esprit, acceptante de toutes les lois, obéissante ! transparente de part en part. — Tu n’as pas vu les murs de cette cité musulmane, rougir le soir, s’éclairer faiblement la nuit. Murs profonds où la lumière durant le jour s’est déversée ; murs blancs comme le métal à midi (la lumière s’y thésaurise) ; dans la nuit vous sembliez la redire, la redire très faiblement. — Cités, vous m’avez semblé transparentes ! vues de la colline, de là-bas, dans la grande ombre de la nuit enveloppante, vous luisez, pareilles à ces creuses lampes d’albâtre, images d’un cœur religieux — pour la clarté qui les emplit comme poreuses, et dont la lueur suppure autour comme du lait.

Cailloux blancs des routes dans l’ombre ; réceptacles de clarté. Bruyères blanches dans les crépuscules des landes ; dalles de marbre des mosquées ! fleurs des grottes des mers, actinies ! Toute blancheur est de la clarté réservée.

J’appris à juger tous les êtres à leur capacité de réceptions lumineuses ; certains qui dans le jour surent accueillir le soleil, m’apparurent ensuite, la nuit, comme des cellules de clarté. — J’ai vu des eaux coulant à midi dans la plaine qui, plus loin, sous les roches opaques glissées, y firent ruisseler des trésors amassés de dorures.

Mais, Nathanaël, je ne veux te parler ici que choses, — non point de

l’invisble réalité — car
… comme ces algues merveilleuses

lorsqu’on les sort de l’eau ternissent…
lorsqu’on les sort de l’eau ternissent.ainsi… etc.


— L’infinie variété des paysages nous démontrait sans cesse que nous n’avions pas encore connu toutes les formes de bonheur, de méditation ou de tristesse qu’elles pouvaient envelopper. Je sais que, certains jours d’enfance, lorsque j’étais encore parfois triste, dans les landes de la Bretagne, ma tristesse parfois s’est soudain échappée de moi, tant elle se sentait comprise et reçue en le paysage — et qu’ainsi devant moi je la pouvais délicieusement regarder.

La perpétuelle nouveauté.

Il fait quelque chose de très simple, puis dit :

Je compris que cela n’avait jamais été ni fait, ni pensé, ni dit. — Et, soudain, tout me parut d’une virginité parfaite. (Tout le passé du monde complètement absorbé dans le moment présent.)

20 juillet, 2 h. du matin.

Lever. — Dieu est ce qu’il faut le moins faire attendre, criai-je en me lavant ; si tôt levé qu’on soit, on voit toujours de la vie qui circule ; plus tôt couchée, elle s’était moins que nous fait attendre.

Aurores vous étiez nos plus chères délices. —
Printemps ! aurores des étés !
Printemps de tous les jours, aurores !

Nous n’étions pas encore levés
Lorsque les arcs-en-ciel parurent…
… et jamais assez matinales,
Où pas vespérales alors
Autant qu’il faudrait pour la lune…

Sommeils.

J’ai connu les sommeils de midi, l’été — les sommeils du milieu du jour — après le travail commencé de trop bonne heure ; les sommeils accablés.

Deux heures : — Enfants couchés. Silence étouffant. Possibilité de musique, mais n’en pas faire. Odeur des rideaux de cretonne. Jacinthes et tulipes. Lingeries.

Cinq heures : — Réveils en sueur ; cœur battant ; frissons ; tête légère ; disponibilité de la chair ; chair poreuse et que semble envahir trop délicieusement chaque chose. Soleil bas ; pelouses jaunes ; yeux éclos dans la fin du jour. Ô ! liqueur de la pensée vespérale. Déroulement des fleurs du soir. Se laver le front d’eau tiède ; sortir… Espaliers ; jardins enclos de murs au soleil. Route ; animaux revenant des pâtis ; coucher de soleil inutile à voir — admiration déjà suffisante.

Rentrer. Reprendre le travail, près de la lampe.

Nathanaël, que te dirai-je des couches ?

J’ai dormi sur les meules ; j’ai dormi dans les sillons des champs de blé ; j’ai dormi dans l’herbe, au soleil ; dans les greniers à foin, la nuit. — J’accrochais des hamacs aux branches des arbres ; j’ai dormi balancé par le vent ; — j’ai dormi balancé par les flots ; couché sur le pont des navires ; ou sur les couchettes étroites des cabines, en face de l’œil stupide du hublot. — Il y eut des couches où m’attendaient des courtisanes ; d’autres où j’attendais de jeunes garçons. Il y en avait tendues d’étoffes tellement molles qu’elles semblaient s’instrumenter, ainsi que mon corps, pour l’amour. — J’ai dormi dans des camps, sur des planches, où le sommeil était comme une perdition. J’ai dormi dans des wagons en marche, sans me départir un instant du sentiment du mouvement.

Nathanaël, il y a d’admirables préparatifs au sommeil, il y a d’admirables réveils ; mais il n’y a pas d’admirables sommeils et je n’aime le rêve que tant que je le crois réalité. — Car le plus beau sommeil ne vaut pas

le moment où l’on s’en réveille

Je pris l’habitude de dormir en face de ma fenêtre grande ouverte et comme immédiatement sous le ciel. Dans les trop chaudes nuits de juillet, j’ai dormi presque nu sous la lune : dès l’aube le chant des merles me réveillait ; je me plongeais tout entier dans l’eau froide et m’enorgueillissais de commencer très tôt ma journée. — Dans le Jura, ma fenêtre s’ouvrait au-dessus d’un vallon qui bientôt s’est empli de neige ; de mon lit, je voyais la lisière d’un bois ; des corbeaux y volaient, ou des corneilles ; de bon matin me réveillaient les clochettes des troupeaux ; près de ma maison était la fontaine où des vachers les menaient boire. Je me souviens de tout cela. —

J’aimais, dans les auberges de Bretagne, le contact des draps rudes et de lessive qui sentait bon. — À Belle-Isle les chants des marins m’éveillaient ; je courais à ma fenêtre et voyais les barques s’éloigner ; puis je descendais vers la mer.

— Il y a des habitations merveilleuses ; dans aucune je n’ai voulu longtemps demeurer. Peur des portes qui se referment, des traquenards. Cellules qui se reclosent sur de l’esprit. La vie nomade est celle des bergers. — (Nathanaël, je mettrai dans tes mains ma houlette et tu garderas mes brebis à ton tour. Je suis las. Toi tu partiras maintenant ; les pays sont tout grands ouverts et les troupeaux jamais rassasiés bêlent toujours après de nouvelles pâtures.)

Nathanaël, parfois me retinrent d’étranges demeures. Il y en eut au milieu des forêts ; il y en eut au bord des eaux ; il y en eut de spacieuses. — Mais sitôt que, par l’habitude, je cessais de les remarquer, que je n’étais plus étonné d’elles, requis par l’offre des fenêtres, et que j’allais commencer à penser, je les quittais.

(Je ne peux t’expliquer, Nathanaël, ce désir exaspéré de nouveauté ; il ne me semblait point effleurer, déflorer aucune chose ; mais ma subite sensation était du premier coup si intense qu’elle ne s’augmentait ensuite par aucune répétition ; de sorte que s’il m’arriva souvent de retourner aux mêmes villes, aux mêmes lieux, c’était pour y sentir un changement de jour ou de saisons, plus sensible en des lignes connues — et si, lorsque je vivais à Alger, je passais chaque fin de jour dans le même petit café maure, c’était pour percevoir l’imperceptible changement, d’un soir à l’autre, de chaque être, pour regarder le temps modifier, mais lentement, un même tout petit espace.)

À Rome, près du Pincio, au ras de la rue, par ma fenêtre grillée, pareille à celle d’une prison, des vendeuses de fleurs venaient me proposer des roses ; l’air en était tout embaumé. À Florence je pouvais, sans quitter ma table, voir le jaune Arno débordé. — Sur les terrasses de Biskra, Meriem venait au clair de lune, dans l’immense silence de la nuit. Elle était enveloppée tout entière d’un grand haïck blanc déchiré qu’elle laissait tomber en riant sur le pas de la porte vitrée ; dans ma chambre l’attendaient des friandises. — À Grenade, ma chambre avait sur la cheminée, au lieu de flambeaux, deux pastèques. À Séville, il y a des patios ; ce sont des cours de marbre pâle, pleines d’ombre et de fraîcheur d’eau ; d’eau qui coule, ruisselle et fait au milieu de la cour un clapotis dans une vasque…

Un mur, épais contre le vent du Nord, poreux à la lumière du Midi ; une maison roulante, voyageuse, transparente à toutes les faveurs du Midi… Que serait une chambre pour nous, Nathanaël ? : un abri dans un paysage. —

*

Je te parlerai des fenêtres encore : à Naples, des causeries sur les balcons, des rêveries le soir près des robes pâles des femmes ; les rideaux à moitié retombés nous isolaient de la société bruyante du bal. Il y eut des paroles échangées, d’une si désolante délicatesse qu’après on restait quelque temps sans parler ; puis montait du jardin l’intolérable parfum des fleurs d’oranges, et le chant des oiseaux des nuits d’été ; et puis ces oiseaux même par instants se taisaient ; alors on entendait très faiblement le bruit des vagues.

Balcons ; corbeilles de glycines et de roses ; repos du soir ; tiédeur.

(Ce soir une bourrasque lamentable sanglote et ruisselle contre ma vitre ; je m’efforce de la préférer à tout.)

*

Nathanaël, je te parlerai des villes :

J’ai vu Smyrne dormir comme une petite fille couchée ; Naples, comme une lascive baigneuse, et Zaghouan, comme un berger kabyle, dont l’approche de l’aube a fait rougir les joues ; Alger trembler d’amour au soleil, et se pâmer d’amour dans la nuit.

J’ai vu dans le Nord des villages endormis au clair de lune ; les murs des maisons étaient merveilleusement bleus et jaunes ; autour d’eux s’étendait la plaine ; dans les champs traînaient d’énormes meules de foin. On sort dans la campagne déserte ; on rentre dans le village endormi…

Il y a des villes et des villes ; parfois on ne sait pas ce qui a pu les bâtir là. — Ô ! villes d’Orient, du midi ; villes aux toits plats, blanches terrasses, où, la nuit, les folles femmes viennent rêver. Plaisirs ; fêtes d’amour ; lampadères des places, qui font, quand on les voit des collines voisines, comme une phosphorescence dans la nuit.

Villes d’Orient ! fête embrasée ; rues qu’on appelle là-bas des rues saintes, où les cafés sont pleins de courtisanes et où des musiques trop aiguës les font danser. Les Arabes vêtus de blanc y circulent, et des enfants — qui me semblaient beaucoup trop jeunes, dis ? pour connaître déjà l’amour. (Il y en eut dont les lèvres étaient plus chaudes — que les petits oiseaux couvés).

Villes du Nord ! débarcadères ; usines ; villes dont la fumée cache le ciel. Monuments ; tours mobiles ; présomption des arcs. Cortèges cavalcadants dans les avenues ; foule empressée. Asphalte luisante après la pluie ; boulevard où les marronniers s’alanguissent ; femmes toujours vous attendant. Il y avait des nuits, des nuits tellement molles qu’au moindre appel je me serais senti défaillir.

Onze heures. — Clôture ; strident bruit des volets de fer. Cités — la nuit, dans les rues solitaires, quand j’y passais, des rats, très vite, regagnaient les égouts. On voyait par les soupiraux des caves, des hommes à moitié nus faire le pain.

*


— Ô cafés ! — où notre démences est continuée très avant dans la nuit ; l’ivresse des boissons et des paroles enfin venait à bout du sommeil. Cafés ! il y en avait de pleins de peintures et de glaces, riches ; et où l’on ne voyait rien que des gens très élégants ; d’autres, petits, où l’on chantait des couplets comiques et où des femmes, pour danser, relevaient très haut leurs jupons.

En Italie, il y en avait qui se répandaient sur les places, les soirs d’été, et où l’on prenait de bonnes glaces au citron. En Algérie, il y en avait un où l’on fumait du kief et où je faillis me faire assassiner ; l’an d’après, il était fermé par la police ; car il n’y venait que des gens de mauvaise vie.

Cafés encore… Ô ! cafés maures ! — parfois un poète conteur y raconte longuement une histoire ; que de nuits suis-je venu, sans le comprendre, l’écouter !… Mais à tous certes je te préfère, lieu de silence et de fin de journées, petit café de Bab el Derb, hutte de terre, à la limite de l’Oasis, car, après, tout le désert commençait — d’où je voyais, après un jour plus haletant, une nuit plus pacifique descendre. Près de moi, s’extasiait un monotone jeu de flûte. — Et je songe à toi, petit café de Shiraz, café que célébrait Hafiz ; Hafiz, ivre du vin de l’échanson et d’amour, silencieux, sur la terrasse où atteignent des roses, Hafiz qui, près de l’échanson endormi, attend, en composant des vers, attend le jour toute la nuit.

(Je voudrais être né dans un temps où n’avoir à chanter, poète, que, simplement en les dénombrant, toutes les choses. — Mon admiration se serait posée successivement sur chacune et sa louange l’eût démontrée ; c’en eût été la raison suffisante.)

*


Nathanaël, nous n’avons pas encore ensemble regardé les feuilles. — Toutes les courbes des feuilles…

Feuillages des arbres — grottes vertes — percées d’issues ; fonds déplaçables aux moindres brises ; mouvance ; remous des formes ; parois déchiquetées ; monture élastique des branches ; balancement arrondi ; lamellicules et alvéoles

Branches inégalement agitées… c’est parce que l’élasticité diverse des brindilles faisant diverse leur force de résistance au vent, fait diverse aussi l’impulsion que le vent leur donne… etc. — Diversité… etc… ah ! Nathanaël, je m’amuse ! — Passons à un autre sujet… Lequel ? — Puisque pas de composition, il ne faudrait ici pas de choix… Disponible ! Nathanaël, disponible ! — et par une attention subite, simultanée de tous les sens, arriver à faire (c’est difficile à dire) du sentiment même de sa vie, la sensation concentrée de tout l’attouchement du dehors… (ou réciproquement). — J’y suis ; là ; j’occupe ce trou, où s’enfoncent :

dans mon oreille : 
ce bruit continu de l’eau ; grossi, puis apaisé de ce vent dans ces pins ; intermittent des sauterelles ; etc.
dans mes yeux : 
l’éclat de ce soleil dans le ruisseau ; le mouvement de ces pins… (tiens ! un écureuil)… de mon pied qui fait un trou dans cette mousse ; etc.
dans mes narines : 
… (chut ! l’écureuil s’approche.) etc.

Et tout cela ensemble, etc., en un petit paquet ; — c’est la vie ; — est-ce tout ? — Non ! il y a toujours d’autres choses encore.

Crois-tu donc que je ne suis qu’un rendez-vous de sensations ? — Ma vie c’est toujours : cela, plus moi-même. — Une autre fois je te parlerai de moi-même. — Je ne te dirai pas non plus aujourd’hui la

RONDE
DES DIFFÉRENTES FORMES DE L’ESPRIT

ni la

RONDE
DES MEILLEURS AMIS

et ni la

BALLADE
DE TOUTES LES RENCONTRES

où se trouvaient ces phrases entre autres :

À Côme, à Lecco, les raisins étaient mûrs. Je montais sur une énorme colline où d’anciens châteaux s’effondraient. Là, les raisins avaient une odeur si sucrée qu’elle m’en était incommode ; elle pénétrait comme un goût jusqu’à l’arrière-fond des narines, et d’en manger après ne m’était plus d’aucune révélation particulière — mais j’avais si soif et si faim que quelques grappes suffirent à m’enivrer.

… Mais dans cette ballade je parlais surtout des hommes et des femmes et si je ne te la dis pas maintenant c’est que, dans ce livre, je ne veux pas faire de personnalités. Car, as-tu remarqué que dans ce livre il n’y avait personne ; — Et même moi, je n’y suis rien que Vision. — Nathanaël, je suis le gardien de la tour, Lyncéus. — Assez longtemps avait duré la nuit. Du haut de la tour je criais tant vers vous, aurores ! jamais trop radieuses aurores !

J’ai gardé jusqu’à la fin de la nuit l’espoir d’une nouveauté de lumière ; — maintenant je n’y vois pas encore, mais j’espère ; je sais de quel côté l’aube poindra.

Certes, tout un peuple s’apprête ; du haut de la tour j’entends une rumeur dans les rues. Le jour naîtra ! le peuple en fête déjà marche au devant du soleil.

Que dis-tu de la nuit ? Que dis-tu de la nuit, sentinelle ? — Je vois une génération qui monte, et je vois une génération qui descend. Je vois une énorme génération qui monte, qui monte tout armée, tout armée de joie vers la vie.

Du haut de ta tour que vois-tu ? — Que vois-tu, Lyncéus, mon frère ? — Hélas ! Hélas ! laisse pleurer l’autre prophète ; la nuit vient et le jour aussi. — Leur nuit vient, notre jour aussi. Et que qui veut dormir s’endorme. — Lyncéus ! Descends de ta tour, à présent. Le jour naît. Descends dans la plaine. Regarde de plus près chaque chose. Lyncéus, viens ! approche-toi. Voici le jour et nous y croyons.