Nourritures terrestres/Livre I


Mercure de France (p. 13-38).

LIVRE I

Mon paresseux bonheur, qui longtemps sommeilla,
S’éveille…

Hafiz.

I

Ne souhaite pas, Nathanaël, trouver Dieu ailleurs que partout.

Chaque créature indique Dieu, aucune ne le révèle.

Dès que notre regard s’arrête à elle, chaque créature nous détourne de Dieu.

Tandis que d’autres publient ou travaillent, j’ai passé ces trois années de voyage à oublier au contraire tout ce que j’avais appris par la tête. Cette désinstruction fut lente et difficile ; elle me fut plus utile que toutes les instructions imposées par les hommes, et vraiment le commencement d’une éducation.

Tu ne sauras jamais les efforts qu’il nous a fallu faire pour nous intéresser à la vie ; mais maintenant qu’elle nous intéresse, ce sera comme toute chose — passionnément.

— Je châtiais allègrement ma chair, éprouvant plus de volupté dans le châtiment que dans la faute — tant je me grisais d’orgueil à ne pas pécher simplement.

— Supprimer en soi l’idée de mérite ; il y a là un grand achoppement pour l’esprit.

… L’incertitude de nos voies nous tourmenta toutes nos vies. Que te dirais-je ? Tout choix est effrayant, quand on y songe ; effrayante une liberté que ne guide plus un devoir. — C’est une route à élire dans un pays de toutes parts inconnu, où chacun fait sa découverte et, remarque-le bien, ne la fait que pour soi… de sorte que la plus incertaine trace dans la plus ignorée Afrique est moins douteuse encore… Des bocages ombreux nous attirent ; des mirages de sources pas encore taries… mais plutôt les sources seront où les feront couler nos désirs ; car le pays n’existe qu’à mesure que le forme notre approche et le paysage à l’entour peu à peu, devant notre marche se dispose… et nous ne voyons pas au bout de l’horizon — et même près de nous ce n’est qu’une successive et modifiable apparence.

Mais pourquoi des comparaisons dans une matière si grave ? Nous croyons tous devoir découvrir Dieu. Nous ne savons hélas, en attendant de le trouver, où nous devons adresser nos prières, nous tourner pour nos perpétuelles prières… Puis on se dit enfin qu’il est partout, n’importe où, l’Introuvable, et on s’agenouille au hasard.

— Et tu seras pareil, Nathanaël, à qui suivrait pour se guider une lumière que lui-même tiendrait en sa main.

— Où que tu ailles tu ne peux rencontrer que Dieu ; Dieu, disait Ménalque : c’est ce qui est devant nous.

Nathanaël, tu regarderas tout en passant, et tu ne t’arrêteras nulle part. Dis-toi bien que Dieu seul n’est pas provisoire.

Nathanaël — que l’importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée.

Tout ce que tu gardes en toi de connaissances distinctes, restera distinct de toi jusques à la consommation des siècles. Pourquoi y attaches-tu tant de prix ?

Il y a profit aux désirs, et profit au rassasiement des désirs — parce qu’ils en sont augmentés. Car, je te le dis en vérité, Nathanaël, chaque désir m’a plus enrichi que la possession toujours fausse de l’objet même de mon désir.

Non point la sympathie, Nathanaël, — l’amour.

Pour bien des choses délicieuses, Nathanaël, je me suis usé d’amour. Leur splendeur venait de ceci que j’ardais sans cesse pour elles. Je ne pouvais pas me lasser. Toute ferveur m’était une usure d’amour, — une usure délicieuse.

Hérétique entre les hérétiques, toujours m’attirèrent les opinions écartées, les extrêmes écarts des pensées, les divergences. Chaque esprit ne m’intéressait que par ce qui le faisait différer des autres. — J’en arrivai à bannir de moi la sympathie, n’y voyant plus que la reconnaissance d’une émotion commune. — Non point la sympathie, Nathanaël, — l’amour.

Il faut agir sans juger si l’action est bonne ou mauvaise. Aimer sans s’inquiéter si c’est le bien ou le mal.

Nathanaël je t’enseignerai la ferveur.

Une existence pathétique, Nathanaël, plutôt que la tranquillité. Je ne souhaite pas d’autre repos que celui du sommeil de la mort. J’ai peur que tout désir, toute puissance que je n’aurai pas satisfaits durant ma vie, pour leur survie ne me tourmentent. J’espère après avoir exprimé sur cette terre tout ce qui attendait en moi, — satisfait, — mourir complètement désespéré.

Non point la sympathie, Nathanaël, l’amour. Tu comprends n’est-ce pas, que ce n’est pas la même chose. C’est par peur d’une perte d’amour que parfois j’ai su sympathiser avec des tristesses, des ennuis, des douleurs que si non je n’aurais qu’à peine endurés. — Laisse à chacun le soin de sa vie.

…… (Je ne peux écrire aujourd’hui parce qu’une roue tourne en la grange. Hier je l’ai vue ; elle battait du colza.

La balle s’envolait ; le grain roulait à terre.

La poussière faisait suffoquer.

Une femme tournait la meule. Deux beaux garçons, pieds nus, récoltaient le grain.

Je pleure parce que je n’ai rien de plus à dire.

Je sais qu’on ne commence pas à écrire quand on n’a rien de plus à dire que ça. Mais j’ai pourtant écrit encore d’autres choses sur le même sujet.)

Nathanaël, j’aimerais te donner une joie que ne t’aurait donnée encore aucun autre. Je ne sais comment te la donner, et pourtant, cette joie, je la possède. — Je voudrais m’adresser à toi plus intimement que ne l’a fait encore aucun autre. Je voudrais arriver à cette heure de nuit où tu auras successivement ouvert puis fermé bien des livres — cherchant dans chacun plus qu’il ne t’avait encore révélé ; où tu attends encore ; où ta ferveur va devenir tristesse, de ne pas se sentir soutenue. Je n’écris que pour toi ; je ne t’écris que pour ces heures. Je voudrais écrire tel livre d’où toute pensée, toute émotion personnelle te semblât absente, où tu croirais ne voir que la projection de ta propre ferveur. Je voudrais m’approcher de toi, et que tu m’aimes.

La mélancolie n’est que de la ferveur retombée.

Tout être est capable de nudité ; toute émotion, de plénitude.

Mes émotions se sont ouvertes comme une religion. Peux-tu comprendre cela : toute sensation est d’une présence infinie.

Nathanaël je t’enseignerai la ferveur. — Nos actes s’attachent à nous comme sa lueur au phosphore. Ils nous consument, il est vrai, mais ils nous font notre splendeur.

Et si notre âme a valu quelque chose, c’est qu’elle a brûlé plus ardemment que quelques autres.

Je vous ai vus, grands champs baignés de la blancheur de l’aube ; lacs bleus, je me suis baigné dans vos flots — et que chaque caresse de l’air riant m’ait fait sourire, voilà ce que je ne me lasserai pas de te redire — Nathanaël ; je t’enseignerai la ferveur.

Si j’avais su des choses plus belles, c’est celles-là que je t’aurais dites — celles-là, celles-là, certes et non pas d’autres.

Tu ne m’as pas enseigné la sagesse, — Ménalque. — Pas la sagesse, mais l’amour.

J’eus pour Ménalque plus que de l’amitié, Nathanaël, et à peine moins que de l’amour… Je l’aimais aussi comme un frère.

Ménalque est dangereux ; crains-le ; il se fait réprouver par les sages, mais ne se fait pas craindre des enfants. Il leur apprend à n’aimer plus seulement leur famille, et, lentement, à la quitter ; il rend leur cœur malade d’un désir d’aigres fruits sauvages et soucieux d’étrange amour. — Ah ! Ménalque — avec toi j’aurais voulu courir encor sur d’autres routes — mais tu haïssais la faiblesse et prétendis m’apprendre à te quitter.

Nathanaël, il y a d’étranges possibilités dans chaque homme. Le présent serait plein de tous les avenirs, si le passé n’y projetait déjà une histoire. Mais hélas un unique passé propose un unique avenir — le projette déjà devant nous, comme un pont infini sur l’espace.

On n’est sûr de ne jamais faire que ce que l’on est incapable de comprendre. Comprendre, c’est se sentir capable de faire.

ASSUMER LE PLUS POSSIBLE D’HUMANITÉ, voilà la bonne formule.

Formes diverses de la vie — ah ! que vous me parûtes belles. (Ce que je te dis là, c’est ce que me disait Ménalque.)

J’espère bien avoir connu toutes les passions et tous les vices ; — au moins les ai-je favorisés. Tout mon être s’est précipité vers toutes les croyances — et j’étais si fou certains soirs que je croyais presque à mon âme, tant je la sentais près de s’échapper de mon corps, — me disait encore Ménalque.

Et notre vie aura été devant nous comme ce verre plein d’eau glacée, ce verre humide que tiennent les mains d’un fiévreux, qui veut boire, et qui boit tout d’un trait, sachant bien qu’il devrait attendre, mais ne pouvant pas repousser ce verre délicieux à ses lèvres, tant est fraîche cette eau, tant l’altère la cuisson de la fièvre.


II

Ah ! comme j’ai donc respiré l’air froid de la nuit — ah ! croisées ! et, tant les pâles rayons coulaient de la lune, à cause des brouillards, comme des sources — on semblait boire. — Ah ! croisées ! que de fois mon front s’est venu rafraîchir à vos vitres, et que de fois mes désirs, lorsque je courais de mon lit trop brûlant vers le balcon, à voir l’immense ciel tranquille, se sont évaporés comme des brumes.

Fièvres des jours passés, vous étiez à ma chair une mortelle usure — mais comme l’âme s’épuise quand rien ne la distrait de Dieu ! —

La fixité de mon adoration était effrayante ; je m’y décontenançais tout entier.

Tu chercherais encore longtemps, me dit Ménalque, le bonheur impossible des âmes…

— Les premiers temps de douteuse extase passés — mais avant d’avoir rencontré Ménalque — ce fut une période inquiète d’attente et comme une traversée de marais. Je sombrais en des accablements de sommeil dont dormir ne me guérissait pas. Je me couchais après les repas ; je dormais, je me réveillais plus las encore, l’esprit engourdi comme pour une métamorphose.

Obscures opérations de l’être, — travail latent, genèses d’inconnu, parturitions laborieuses — somnolences, attentes ; — commue les chrysalides et les nymphes, je dormais ; je laissais se former en moi le nouvel être, que je serais, qui ne me ressemblait déjà plus. Toute lumière me parvenait comme au travers de couches d’eaux verdies, à travers feuilles et ramures ; perceptions confuses, indolentes, analogues à celles des ivresses et des grands étourdissements. — Ah ! que vienne enfin, suppliais-je, la crise aiguë, la maladie, la douleur vive ! — Et mon cerveau se comparait aux ciels d’orage, de nuages pesants encombrés, où l’on respire à peine, où tout attend l’éclair pour déchirer ces outres fuligineuses, pleines d’humeur et cachant le ciel.

Combien durerez-vous, attentes ? et finies, nous restera-t-il de quoi vivre ? — Attentes ! attentes de quoi ? criais-je. — Que pouvait-il venir qui ne naîtrait pas de nous-mêmes ? Et que se pouvait-il de nous que nous ne connussions déjà ?

La naissance d’Abel, mes fiançailles, la mort d’Éric — le bouleversement de ma vie, loin de finir cette apathie, semblèrent m’y replonger davantage, tant il semblait que cette torpeur vînt de la complexité même de mes pensées, et de mes volontés indécises…… J’eusse voulu dormir, infiniment, dans l’humidité de la terre et comme une végétation. — Parfois je me disais que la volupté viendrait à bout de ma peine, et je cherchais dans l’épuisement de la chair une libération de l’esprit. — Puis de nouveau je dormais de longues heures, ainsi que les petits enfants que l’on couche au milieu du jour, assoupis de chaleur, dans la maison vivante.

Puis je me réveillais de très loin, en sueur, le cœur battant, la tête somnolente. La lumière qui s’infiltrait d’en bas, entre les fentes des volets clos, et renvoyait au plafond blanc les reflets verts de la pelouse, cette clarté du soir m’était la seule chose délicieuse, pareille à la clarté qui paraît douce et charmante, venue entre les feuilles et les eaux, et qui tremble, au seuil des grottes après qu’on a longtemps senti vous envelopper leurs ténèbres.

Les bruits de la maison arrivaient vaguement… je renaissais lentement à la vie. Je me lavais avec de l’eau tiède et j’allais plein d’ennui vers la plaine, jusqu’au banc du jardin où j’attendais venir le soir sans rien taire. Pour parler, pour écouter, pour écrire, j’étais perpétuellement fatigué. Je lisais :

« …… Il voit devant lui
Les routes désertes.
Les oiseaux de la mer qui se baignent,
Étendant leurs ailes……

il faut que j’habite ici……
…… On me contraint à demeurer
Sous les feuillages de la forêt ;
Sous le chêne, dans cette caverne souterraine :
Froide est cette maison de terre ;
J’en suis tout lassé.

 

Obscurs sont les vallons
Et hautes les collines
Triste enceinte de rameaux
Couverte de ronces, —
Séjour sans joie. » [1]

Le sentiment d’une plénitude de vie, possible, mais non encore obtenue se laissait parfois percevoir, puis revenait après, puis de plus en plus obsédante. Ah ! qu’une baie de jour s’ouvre enfin, criais-je — qu’elle éclate au milieu de ces perpétuelles représailles !

Il semblait que tout mon être eût comme un immense besoin de se retremper dans le neuf. J’attendais une seconde puberté… Ah ! refaire à mes yeux une vision neuve, — les laver de la salissure des livres, les rendre plus pareils à l’azur qu’ils regardent — aujourd’hui complètement clarifié par les récentes pluies……

Je tombai malade ; je voyageai, je rencontrai Ménalque, et ma convalescence délicieuse me fut comme une palingénésie. Je renaquis avec un être neuf, sous un ciel neuf et au milieu de choses complètement renouvelées.


III

Nathanaël je te parlerai des attentes.

J’ai vu la plaine après l’été, attendre ; attendre un peu de pluie. La poussière des routes était devenue trop légère et chaque souffle la soulevait. Ce n’était même plus un désir ; c’était une appréhension. La terre se gerçait de sécheresse comme pour plus d’accueil de l’eau. Les parfums des fleurs de la lande devenaient presque intolérables. Sous le soleil tout se pâmait. Nous allions chaque après-midi nous reposer sous la terrasse, abrités un peu de l’extraordinaire éclat du jour. C’était le temps où les arbres à cônes chargés de pollen agitent aisément leurs branches pour répandre au loin leur fécondation. Le ciel s’était chargé d’orage et toute la nature attendait. L’instant était d’une solennité trop oppressante, car tous les oiseaux s’étaient tus. Il monta de la terre un souffle si brûlant que l’on crut défaillir, et le pollen des conifères sortit comme une fumée d’or des branches. — Puis il plut.

J’ai vu le ciel frémir de l’attente de l’aube. Une à une les étoiles se fanaient. Les prés étaient inondés de rosée ; l’air n’avait que des caresses glaciales. Il sembla quelque temps que l’indistincte vie voulût s’attarder au sommeil, et ma tête encore lassée s’emplissait de torpeur. Je montai jusqu’à la lisière du bois ; je m’assis ; chaque bête reprit son travail et sa joie dans la certitude que le jour va venir, et le mystère de la vie recommença de s’ébruiter par chaque échancrure des feuilles. — Puis le jour vint.

J’ai vu d’autres aurores encore. — J’ai vu l’attente de la nuit.

Nathanaël, que chaque attente, en toi, ne soit même pas un désir — mais simplement une disposition à l’accueil. — Attends tout ce qui vient à toi — mais ne désire que ce qui vient à toi. — Ne désire que ce que tu as… Comprends qu’à chaque instant du jour tu peux posséder Dieu dans sa totalité. — Que ton désir soit de l’amour, et que ta possession soit amoureuse… car qu’est ce qu’un désir qui n’est pas efficace ?

Eh ! quoi, Nathanaël, tu possèdes Dieu et tu ne t’en étais pas aperçu ! — Posséder Dieu c’est le voir ; mais on ne le regarde pas. Au détour d’aucun sentier, Balaam, n’as-tu vu Dieu, devant qui s’arrêtait ton âne ? — parce que toi tu te l’imaginais autrement. — Mais, Nathanaël, il n’y a que Dieu que l’on ne puisse pas attendre. — Attendre Dieu, Nathanaël, c’est ne comprendre pas que tu le possèdes déjà. — Ne distingue pas Dieu du bonheur et place tout ton bonheur dans l’instant.

J’ai porté tout mon bien en moi, comme les femmes de l’Orient pâle sur elles leur complète fortune. À chaque petit instant de ma vie, j’ai pu sentir en moi la totalité de mon bien. Il était fait, non par l’addition de beaucoup de choses particulières, mais par leur unique adoration. J’ai constamment tenu tout mon bien en tout mon pouvoir.

Regarde le soir comme si le jour y devait mourir ;

Et le matin comme si toute chose y naissait.

Que ta vision soit à chaque instant nouvelle.

Le sage est celui qui s’étonne de tout.

Toute ta fatigue de tête vient, ô Nathanaël, de la diversité de tes biens. Tu ne sais même pas lequel entre tous tu préfères et tu ne comprends pas que l’unique bien c’est la vie. Le plus petit instant de vie est plus fort que la mort, et la nie. La mort n’est que la permission d’une autre vie — pour que tout soit sans cesse renouvelé — afin qu’aucune forme de vie ne détienne cela plus de temps qu’il ne lui en faut pour se dire. Heureux l’instant où ta parole retentit. Tout le reste du temps écoute — mais quand tu parles, n’écoute plus.

Il faut, Nathanaël, que tu brûles en toi tous les livres.

RONDE
POUR ADORER CE QUE J’AI BRÛLÉ

Il y a des livres qu’on lit, assis sur des petites planchettes :

Devant un pupitre d’écolier.
Il y a des livres qu’on lit en marche
(Et c’est aussi à cause de leur format) ;
Tels sont pour les forêts, tels pour d’autres campagnes,
Et nobiscum rusticantur, dit Cicéron.
Il y en a que je lus en diligence ;
D’autres couché au fond des greniers à foin.

Il y en a pour faire croire qu’on a une âme ;
D’autres pour la désespérer.
Il y en a où l’on prouve l’existence de Dieu ;
D’autres où l’on ne peut pas y arriver.

Il y en a que l’on ne saurait admettre
Que dans les bibliothèques privées ;
Il y en a qui ont reçu les éloges
De beaucoup de critiques autorisés.

Il y en a où il n’est question que d’apiculture
Et que certains trouvent un peu spéciaux ;
D’autres où il est tellement question de la nature
Qu’après ce n’est plus la peine de se promener.

Il y en a que méprisent les sages hommes
Mais qui excitent les petits enfants.

Il y en a qu’on appelle les anthologies
Et où l’on a mis tout ce qu’on a dit de mieux sur n’importe quoi.
Il y en a qui voudraient vous faire aimer la vie ;
D’autres après lesquels l’auteur s’est suicidé.


Il y en a qui sèment la haine
Et qui récoltent ce qu’ils ont semé.
Il y en a qui lorsqu’on les lit semblent luire
Chargés d’extase, délicieux d’humilité.
Il y en a que l’on chérit comme des frères
Plus purs et qui ont vécu mieux que nous.

Il y en a dans d’extraordinaires écritures
Et qu’on ne comprend pas, même quand on les a beaucoup étudiées.

Nathanaël ! quand aurons-nous brûlé tous les livres !

Il y en a qui ne valent pas quatre sous ;
D’autres qui valent des prix considérables.

Il y en a qui parlent de rois et de reines ;
Et d’autres de très pauvres gens.

Il y en a dont les paroles sont plus douces
Que le bruit des feuilles à midi.

C’est un livre que mangea Jean à Patmos,
Comme un rat, — mais moi j’aime mieux les framboises —
Ça lui a rempli d’amertume les entrailles
Et après il a eu beaucoup de visions.

Nathanaël ! quand aurons-nous brûlé tous les livres !!

Il ne me suffit pas de lire que les sables des plages sont doux ; je veux que mes pieds nus le sentent. Toute connaissance que n’a pas précédé une sensation m’est inutile.

Je n’ai jamais rien vu de doucement beau dans ce monde, sans désirer aussitôt que toute ma tendresse le touche. Amoureuse beauté de la terre, l’effloraison de ta surface est merveilleuse ! — Ô paysage où mon désir s’est enfoncé ! Pays ouvert où ma recherche se promène ; — allée de papyrus qui se referme sur de l’eau ; roseaux courbés sur la rivière ; ouvertures des clairières ; apparition de la plaine dans l’embrasure des branchages, de la promesse illimitée. Je me suis promené dans les couloirs de roches ou de plantes. J’ai vu se dérouler des printemps. — volubilité des phénomènes.

Dès ce jour, chaque instant de ma vie prit pour moi la saveur de nouveauté d’un don absolument ineffable. Ainsi je vécus dans une presque perpétuelle stupéfaction passionnée. J’arrivais très vite à l’ivresse et me plus à marcher dans une sorte d’étourdissement.

*

Certes, tout ce que j’ai rencontré de rire sur les lèvres, j’ai voulu l’embrasser ; de sang sur les joues, de larmes dans les yeux, j’ai voulu le boire ; mordre à la pulpe de tous les fruits que vers moi penchèrent des branches. À chaque auberge me saluait une faim ; devant chaque source m’attendait une soif — une soif, devant chacune, particulière ; — et j’aurais voulu d’autres mots pour marquer mes autres désirs

de marche où s’ouvrait une route ;

de repos où l’ombre invitait ;

de nage au bord des eaux profondes ;

d’amour ou de sommeil au bord de chaque lit.

J’ai porté hardiment ma main sur chaque chose et me suis cru des droits sur chaque objet de mes désirs. — (Et d’ailleurs, ce que nous souhaitons, Nathanaël, ce n’est point tant la possession que l’amour.) Devant moi, ah ! que toute chose s’irise ; que toute beauté se revête, se diapre de mon amour.


  1. The Exiles song — cité et traduit par Taine. Littérature Anglaise, I, 30.