Œuvres complètes de Charles Péguy/Tome 2/Notre Patrie

Nouvelle Revue Française (Tome 2p. 273-349).

cahier pour le voyage
de visite
du président de la République
française en Espagne
(et en Portugal)

Alors dans Besançon, vieille ville espagnole…

NOTREPATRIE

Ce fut une révélation, et je ne ferai pas pour cette fois le cahier que je me réservais, que je m’étais promis d’écrire des quatre années de cette législature ; ce sera pour une autre fois, et, comme d’habitude, cette autre fois ne viendra jamais sans doute ; cahier d’ensemble et de retour, un cahier de résumé, un petit résumé d’histoire contemporaine à l’usage des dauphins patients, où je me proposais d’assembler, d’organiser, de me remémorer, dans un certain ordre, plusieurs études qu’il me semblait indispensable de poursuivre, ou de commencer, pour le commencement de cette septième série, études portant elles-mêmes, comme il faut, sur le mouvement politique et social depuis le commencement de cette Chambre, et particulièrement, comme on s’y attendait, depuis le commencement du combisme.

Je m’y attendais, moi-même comme tout le monde. Il faut s’attendre à son métier, et aux obligations de son métier, aux obligations périodiques. Nuls métiers n’impliquent des obligations périodiques, le mot le dit, comme la fabrication des périodiques. On doit s’y attendre. On s’y fait. On s’en tire par des assolements, et l’on en vient très bien, comme les terres modernes, à se passer de jachères.

À mon corps défendant, par le ministère de ces cahiers, je suis devenu tout de même un petit peu un journaliste ; c’est-à-dire un homme qui suit les événements ; je ne m’en défends pas ; je ne dois en avoir ni honte ni remords ; journaliste de quinzaine, si l’on peut dire, je ne renierai pas le métier que je fais ; journaliste de mois ou de semestre, journaliste enfin, ma misère est la misère commune : il faut que je suive les événements, excellent exercice pour achever de se convaincre que vraiment les événements ne nous suivent pas.

Ils ont sans doute autre chose à faire ; mieux ou plus mal ; journaliste, quinzenier ou de semestre, je ne pouvais laisser tomber cette législature et se préparer les prochaines élections sans essayer de jeter en arrière un regard d’historien sur les événements de ces quatre dernières années ; un assez grand nombre de ces événements me paraissaient importants, sérieux ; à mesure qu’ils se produisaient ils m’avaient semblé importants ; je n’étais pas bien sûr qu’ils me le parussent autant aujourd’hui ; mais, dans notre misérable métier, nous devons faire semblant de le croire ; d’eux-mêmes ils s’organisaient, s’échelonnaient, dessinaient le plan du cahier que j’avais à faire ; vraiment ce cahier était tout fait, comme ces cahiers que certains auteurs m’apportent ; il n’y avait plus qu’à l’écrire ; c’est-à-dire qu’il n’y avait plus qu’à le faire ; la démission du waldeckisme et le commencement du combisme ; comment le combisme se prétendait la droite filiation du waldeckisme ; sincèrement peut-être, au moins pour certains hommes, et pour certaines circonstances, et pour certaine partie, et pour certaines idées ; mensongèrement certes, pour presque toutes les personnes, en presque toutes les circonstances, pour la plus grande part, et pour presque toutes les idées ; mesurer, doser la légitimité de cette revendication ; comment oui le combisme était en un certain sens la filiation du waldeckisme ; comment il n’en était pas la droite filiation, mais une filiation bâtarde ; comment il en devait devenir, comment il en devint assez rapidement la négation même ; comment, en fait et en possession, il devint le maître de l’héritage, héritier légitime en un certain sens, héritier supposé pour la plus grande part, usurpateur, indigne de jour en jour davantage ; comment cette filiation, réelle, prétendue, se dérobait de jour en jour à mesure que le combisme s’acheminait vers la domination de la République ; la domination combiste ; si l’établissement de la domination combiste ne fut point essentiellement un établissement de la domination jaurésiste ; la domination combiste ; si l’exercice et le maintien de la domination combiste ne fut point essentiellement l’exercice et le maintien de la domination jaurésiste ; entièrement pendant presque tout le temps ; à peine allégée sur les fins, avec des retours imprévus d’autant plus frénétiques, insensés d’autant plus, que tout le monde, et les intéressés presque autant que personne, sentaient imminente la ruine du système ; et que cette ruine, une fois acquise, une fois obtenue, demeurerait définitive ; que l’on n’y reviendrait plus ; comment et de combien cette forme de césarisme était plus dangereuse que toutes les formes antérieures ; comment et de combien cette forme non encore éprouvée, justement, en partie, parce qu’elle n’avait pas été éprouvée encore, était profondément plus dangereuse que toutes les formes jusqu’ici connues et classées ; comment elle se manifestait ; comment elle était organisée ; comment elle agissait ; par quels procédés ; ou même par quelles méthodes ; comment elle culminait et redescendait en rayonnant ; en quoi elle ressemblait aux formes connues ; en quoi elle était nouvelle ; que le gouvernement de la République et les véritables, anciens, traditionnels et religieux républicains, je veux dire les hommes qui avaient cette religion véritable de la République, à force d’avoir les regards fixés sur les anciennes réalités, sur les menaces récentes, sur les intentions présentes, sur les apparences nouvelles du césarisme militaire, à force d’en être effrayés, épouvantés, fascinés, devaient immanquablement tomber, et tout innocemment, dans les réalités du césarisme civil ; qui est le plus dangereux, du césarisme militaire ou du césarisme civil ; que c’est peut-être le césarisme civil ; justement parce que jusqu’ici on s’en est méfié beaucoup moins ; de l’innocence morale des vieux républicains ; et aussi de leur innocence mentale, que nous nommons communément de l’ignorance ; que par peur et par fascination du césarisme militaire cette ignorance devait infailliblement tomber dans le césarisme civil ; que par peur et par fascination du césarisme en épaulettes, elle devait infailliblement tomber dans le césarisme en veston ; qu’il est aujourd’hui démontré qu’un homme peut impunément exercer un césarisme impitoyable dans la République, pourvu qu’il ne soit pas bel homme, qu’il ne soit pas militaire, qu’il porte mal même les tenues civiles, surtout qu’il ne sache pas monter à cheval ; enfin, qu’on puisse le nommer le petit père Untel ; qu’au besoin s’il était populairement laid, cela n’en vaudrait que mieux ; de l’importance capitale de la désignation de petit père dans notre histoire contemporaine ; et dans l’organisation de la démagogie ; que la popularité du genre dit petit père est la plus essentielle de toutes pour un ambitieux ; qu’elle est donc aussi la plus dangereuse pour la réalité de la République ; ainsi, que les caractères mêmes qui étaient pour ainsi dire de rigueur et constitutionnels pour les anciennes ambitions classiques césariennes, au contraire sont devenus, pour les modernes ambitions césaristes contemporaines, les causes les plus automatiques d’empêchements ; que M. Berteaux a fait le plus grand tort à sa candidature à la présidence de la République en montant à cheval, avec des bottes, même civiles, aux dernières grandes manœuvres militaires de ce septembre ; qu’un de ses amis devrait le lui dire ; qu’il ne faut pas savoir monter à cheval, s’habiller, même en redingote, avoir des éperons, porter beau ; surtout, qu’il ne faut absolument pas rappeler Félix-Faure ; que tout est permis au contraire, et que tout est promis à tout petit bonhomme petit père petit populaire ; convenablement appuyé par tout un réseau de comités politiques d’arrondissement ; comment fut appliquée la loi des congrégations, héritage du gouvernement qui avait précédé ; comment elle fut appliquée déloyalement, malgré la grande protestation, étouffée dans un silence convenu, du grand Bernard-Lazare ; qu’elle fut appliquée tout autrement qu’elle n’avait été votée par un forcement de texte ; que par conséquent son application fut une opération de déloyauté publique ; non seulement que cette application fut un acte de déloyauté publique, mais qu’elle fut une application nouvelle du principe de la raison d’État ; que la raison d’État, qui avait triomphé dans la corruption du dreyfusisme, ne fut jamais aussi puissante que dans le triomphe du combisme ; l’abdication, la grande abdication de M. Waldeck-Rousseau ; la grandeur et la tristesse unique de ce départ, qui parut dès le principe un départ éternel ; comment, dans sa retraite même, et dans la préparation de sa mort, il essaya, une deuxième, et une dernière fois, de sauver la République ; de la résistance qui peu à peu se reconnaissait parmi les véritables républicains ; de cette résistance qui s’organisait ; quels admirables efforts, vite réprimés par la maladie et par les avancées de la mort, M. Waldeck-Rousseau s’imposa pour donner, d’un dernier coup de barre, la droite ligne ; et l’accueil honteux qu’il reçut ; de la part d’hommes qui lui devaient tout ; qui sans lui n’eussent été rien, condamnés à ou condamnés par la démagogie nationaliste réactionnaire ; dans quel esprit fut préparée la séparation des Églises et de l’État ; mais dans quel esprit elle devait être opérée ; conçue dans un esprit combiste ; mais opérée dans un esprit beaucoup plus républicain ; que la loi en cours de vote sur la Séparation des Églises et de l’État paraît être la continuation de la loi sur les Congrégations ; mais que ce qui arrive à la loi sur la Séparation est le contraire de ce qui advint à la loi sur les Congrégations ; que la loi sur les Congrégations, préparée, faite, et votée waldeckiste, fut exécutée, appliquée combiste ; et que la loi portant séparation des Églises et de l’État au contraire, préparée combiste, fut amendée juridique, sera votée assez juridique, c’est-à-dire, en un certain sens un peu waldeckiste ; quelle fut la politique du Gouvernement envers le Saint-Siège ; et quelle avait été la politique du Saint-Siège envers le gouvernement français ; comment les anticléricaux se conduisirent ; comment les anticatholiques se conduisirent ; comment les cléricaux se conduisirent ; comment les catholiques ne se conduisirent pas ; comment les libéraux, les libertaires, les hommes et les citoyens de liberté, commencèrent de se ressaisir, et comment ils se conduisirent enfin ; comment fut connue enfin la grande mort de Waldeck-Rousseau ; comment cette mort, cette lente mort, fut jugée aussitôt un malheur absolument irréparable ; comment la loi des retraites ouvrières fut ajournée, comment la loi portant établissement d’un impôt sur le revenu fut surajournée ; pourquoi ; s’il est vrai que le général André, ministre de la guerre, oublié aujourd’hui, désorganisa l’armée, qui était encore assez organisée ; en quel sens et comment ; s’il est vrai que M. Camille Pelletan, aujourd’hui journaliste, alors ministre de la marine, acheva de désorganiser une armée navale qui n’était plus guère une force organisée ; en quel sens et comment ; s’il n’y eut pas, dans le même sens, une désorganisation de la France même ; qu’il y eut assurément une désorganisation, une décomposition, et une corruption de l’ancien dreyfusisme ; assurément une désorganisation, une décomposition, et une corruption de l’ancien socialisme ; que le dreyfusisme, devenant gouvernemental, politique, parlementaire, cessait d’être un véritable dreyfusisme ; que le socialisme, devenant gouvernemental, politique, parlementaire, devenait étatisme et cessait d’être un socialisme véritable ; comment l’esprit révolutionnaire était atteint dans ses sources les plus profondes ; comment la tradition révolutionnaire française était lésée dans ses plus anciennes ressources ; comment un jaurésisme universel pendant près de quatre ans sévit ; car ce n’est pas assez de dire qu’il régna ; c’est-à-dire un opportunisme politique et social sans la grandeur et sans la compétence des anciens opportunistes ; comment l’anarchisme lui-même ne resta pas indemne ; ayant reçu beaucoup d’atteintes, ayant admis beaucoup de contaminations politiques et littéraires ; comment un petit bonhomme populaire et plaisantin peut devenir un grand tyran sans que l’on s’en aperçoive ; comment la popularité du césarisme fait le plus dangereux aboutissement des démocraties ; combien il est aisé d’établir une autocratie en France, pourvu que l’on respecte certaines formes, quitte à ne respecter aucune réalité, aucune liberté ; comment la République, à force de se garder contre les invasions des césarismes extérieurs, d’une manière pour ainsi dire professionnelle, était condamnée à ne pas voir monter les intravasions du beaucoup plus dangereux césarisme intérieur ; mais comment il restait encore quelques citoyens libres ; comment la délation, qui avait toujours été dans la pratique des gouvernements et des partis, fut organisée en théorie officielle, gouvernementale, politique, parlementaire, et censément républicaine ; ainsi comment la franc-maçonnerie, qui en des temps héroïques avait rendu tant et de véritables services à la République, à la liberté, à la libre pensée, d’un seul coup, ayant trahi la liberté, la libre-pensée, faillit faire perdre à la République tout l’avantage qu’elle avait jadis contribué à lui faire obtenir ; et à la libre-pensée tous les avantages qu’elle avait jadis contribué à faire obtenir à la pensée libre ; comment dès le commencement de ce ministère la faveur, le privilège de faveur, la faveur politique, la faveur gouvernementale, qui avait toujours été dans la pratique des gouvernements et des partis, dans les mœurs politiques, fut scandaleusement érigée en théorie officielle, gouvernementale, politique, parlementaire, et censément républicaine ; comment une Ligue instituée pour la défense des Droits de l’Homme et du Citoyen elle-même devint, malgré de courageuses résistances, assez nombreuses, un organisme politique parlementaire ; comment elle négligea quelque peu les anciens droits des anciens hommes, et les anciens droits des anciens citoyens ; comment tous ces anciens droits devinrent le cadet de ses soucis, loin qu’ils fussent demeurés les aînés de ses principes ; comment cette grande Ligue, instituée par des auteurs sérieux, par des hommes justes, par des Pères de la République pour de plus nobles destins, malgré de courageuses résistances en vint à ne plus manquer aucune occasion de démagogie ; comment elle fit œuvre politique dans l’accomplissement d’un combisme officieux, deuxième combisme doublant, redoublant le combisme officiel ; annexe du combisme officiel ; comment elle intervint dans l’exécution de la loi anticongréganiste ; comment elle n’intervint pas comme il fallait dans la séparation des Églises et de l’État ; comment elle se fit, malgré de courageuses résistances, le fauteur de la délation ; comment enfin le combisme s’écroula subitement ; au moins en apparence, car, au demeurant, l’écroulement ne fut pas subit ; sous quelles poussées apparentes et réelles ; sous quelles pesées réelles non apparentes ; qu’il y eut à l’effondrement du combisme, outre un dégoût général croissant, outre une sorte d’impossibilité de continuer presque officiellement constatée en dû langage parlementaire, des causes politiques, peut-être singulières, et un peu mystérieuses ; des bonnes et des mauvaises, comme toujours ; peut-être, cette fois-ci, et par exception, autant de bonnes que de mauvaises ; qu’il y avait toujours eu pendant la domination combiste antagonisme entre la présidence du conseil et la présidence de la République ; mais que cet antagonisme, commencé en luttes sourdes, continué en campagne politique, enfin poursuivi en bataille presque ouverte et sentimentale, n’explique pas tout ; que ces sortes de campagnes extérieures n’expliquent sans doute jamais tout dans un effondrement, dans un tel effondrement ; comment l’effondrement de la domination combiste fut peut-être surtout un effondrement intérieur, où la principale complicité fut sans doute la complicité du gouvernement qui disparaissait ; de certains membres au moins de ce gouvernement ; non pas tant peut-être de ce groupe très important et uni de membres du gouvernement qui à l’intérieur du ministère formaient depuis l’origine un contre-gouvernement permanent, parfaitement constitué, en opposition avec le président du conseil, mais au contraire du président du conseil même et des quelques membres de son cabinet qui accompagnaient sa fortune ; grêle compagnie, malgré certaines apparences de force et de domination ; comment peut-être, au fond, le rusé bonhomme ne fut pas fâché de disparaître à ce moment-là ; comment son départ fut singulier, précipité, apparemment volontaire, sans doute volontaire en un autre sens et plus automatique, plus voulu qu’on ne l’a généralement pensé ; qu’il ne l’a montré lui-même ; ou laissé voir ; que le rusé petit populaire sentait approcher les difficultés, venir les impossibilités ; qu’étant tout de même chef du gouvernement il avait des raisons, que nous ignorions, de sentir monter cet orage que nous avons connu depuis ; et qu’il devait bien finir par s’apercevoir que des questions montaient, qui seraient plus difficiles à résoudre que de simplement embêter les curés ; ici, car il ne faut pas non plus que le chemin soit trop direct, ici j’aurais fait un retour sur la théorie des faveurs gouvernementales ; j’aurais montré comment la pratique des faveurs gouvernementales fut de tous les gouvernements et de tous les partis ; mais comment, dans l’ordre du scandale public ou privé, il y a un abîme entre la pratique et la théorie ; comment la mise en théorie officielle d’un vieux procédé gouvernemental avait détraqué des consciences non habituées ; non habituées à résoudre les cas de conscience ailleurs que dans les manuels de morale ou de littérature ; ici on avait un cas admirablement réel ; avec toutes les exigences du réel, toutes les incommodités, toutes les malversations, ce refus perpétuel d’entrer dans nos cadres préalables ; comment, M. Combes tombé, M. Rouvier demeurait le seul président du conseil possible ; si déjà M. Rouvier n’avait pas été le seul ministre des finances possible indiqué pour la constitution du cabinet précédent ; si dans la constitution de ce cabinet précédent la désignation unanime de M. Rouvier pour le ministère des finances n’avait pas eu vraiment une importance capitale, primordiale ; si dans cette constitution l’attribution unanime du portefeuille des finances à M. Rouvier n’avait pas eu beaucoup plus d’importance, et surtout beaucoup plus d’importance réelle, que l’attribution, demi spontanée, demi calculée, demi négligée, du portefeuille de l’intérieur et de la présidence du conseil à un sénateur ancien ministre de l’instruction publique, vague, de piètre souvenir, M. Justin-Louis-Émile Combes ; j’aurais examiné, plus généralement, et plus durablement, si la politique financière de M. Rouvier n’a point commandé tout le gouvernement de la République depuis la constitution même du ministère Combes, si elle n’a pas été, pendant longtemps, le seul frein, si, pendant longtemps, seule elle n’a pas fait la limitation inférieure du combisme ; si, plus généralement encore, et plus durablement, toute notre politique n’était pas commandée, depuis plusieurs années déjà, par les plus grosses difficultés financières, par les menaces budgétaires les plus graves ; aggravées encore par tant de promesses de tant de réformes onéreuses ; les vertus démocratiques surchargeant les vices financiers, et les vices démocratiques surchargeant les vertus financières, de telle sorte qu’en dernière analyse vertus et vices, démocratie et finance, tout retombe en alourdissement sur le dos du contribuable ; d’où je serais revenu sur les dissensions intérieures du cabinet si singulièrement constitué par M. Combes, et si singulièrement commandé ; si rebelle, si mal obéissant, si mal en mains, si désobéissant, et, en même temps, si obéissant ; j’aurais examiné particulièrement l’opposition systématique de M. Rouvier au combisme ; enfin passant au ministère de M. Rouvier, un peu fatigué, j’aurais marqué la détente, le relâchement, peut-être un peu trompeur, qui suivit le départ de M. Combes ; je m’y serais reposé comme tout le monde, à tort, peut-être ; à tort sans doute, car un orage montait, que nul de nous ne voyait venir ; et pendant l’année qui nous restait avant la fin de la législature j’aurais comme tout le monde fait ma séparation des Églises et de l’État ; j’aurais comme tout le monde constaté que cette séparation s’était faite, au moins à la Chambre, à peu près honnêtement ; c’est-à-dire qu’elle ne s’était nullement faite comme l’avait imaginée M. Combes, et comme il avait pris soin de l’annoncer lui-même, qu’elle n’avait pas été un exercice de persécution, un essai de persécution, de suppression de l’Église par l’État, un essai d’oppression, de domination anticatholique, prétendue anticléricale, mais qu’elle avait révélé un effort sincère de libération mutuelle, qu’on y avait vu ce que les parlementaires nous avaient presque désaccoutumés de voir : du travail, parlementaire ; qu’elle avait abouti à un premier programme sérieux de liberté mutuelle organisée ; en un mot qu’elle n’avait point été combiste, mais beaucoup plus républicaine.

Après la séparation que faire, sinon, comme tout le monde parlementaire politique, aller en vacances ; ainsi dans la torpeur que ne manquent jamais de provoquer les événements officiellement importants, et pendant ce que nous nommons agréablement les loisirs des vacances, patiemment j’aurais écrit mon cahier de récapitulation ; j’aurais énuméré les événements ; j’aurais compté, mesuré en toute quiétude les événements présents ; j’aurais invoqué les événements absents ; d’une voix impérieuse, qui est la voix propre de l’historien ; et quand je ne me serais pas trouvé d’accord avec les événements, j’aurais déclaré, de cette voix, que c’étaient les événements qui avaient tort ; les dociles événements, présents, absents, tous également sérieux, tous également importants, tous également organisés, tous également expliqués, eussent fait une ou plusieurs files indiennes que j’eusse déroulées, enroulées savamment ; de tous ces événements laïques, j’aurais fait des chapelets ; préalablement je les eusse alignés ; longuement, comme on faisait dans l’ancienne armée militaire ; l’événement numéro trois, sortez ; événement numéro vingt-cinq, rentrez, vous sortez trop ; j’eusse engraissé les événements maigres, maigri les faits trop gras ; par de telles observations individuelles on obtenait jadis les beaux alignements ; par de tels redressements j’eusse régularisé les faits ; et mes faits étant tous remis sur le même plan, comme il est juste, nul ne dépassant l’autre, nul ne dépassant son voisin de gauche ou son voisin de droite, énumérés dans cette égalité parfaitement démocratique, nous aussi nous eussions formé des chaînes, et les chapelets des événements formaient l’enchaînement de mon discours, et j’étais tranquille, et je devenais un historien sérieux, et mon vieux camarade Ischarioth, — je mets deux h pour que son nom soit plus un nom de savant, — mon vieux camarade Ischarioth ne me disait plus aimablement que, moi, au moins, j’avais coutume de parler de sujets dont je ne connaissais pas le premier mot.

Ce fut un saisissement ; j’aurais fait mon cahier bien tranquille au coin de mon feu, au moins du côté du travail ; nous aurions tous fait nos métiers bien tranquilles ; surtout ceux qui n’en ont pas, et qui sont les plus rassérénés des hommes ; et même il n’y aurait eu qu’à l’écrire, ce cahier ; écrire n’est rien, tous nos jeunes gens le savent ; il était fait d’avance ; il n’y avait qu’à rédiger ; un devoir de vacances, enfin ; naturellement, et comme tout bon Français, j’aurais tout ignoré de la politique extérieure ; mais j’en aurais parlé un peu, par politesse internationale ; et parce qu’il faut qu’un bon historien ne laisse intraitée aucune partie du sujet que ses maîtres scolaires ou ses maîtres les événements lui ont donné à traiter ; maltraiter vaut cent fois mieux que de ne pas traiter du tout : tel est le grand principe moderne du travail international.

Ce fut un sursaut ; pendant toute une semaine, ou presque, enfin pendant un certain nombre de jours qui parut faire plus d’une semaine, mais qui faisait un tout, un ensemble comme une semaine, Paris, capitale du monde, avait reçu le roi d’Espagne ; événement à la fois glorieux, solennel, et inaperçu ; un roi : sous la République, nous en avons tant vus, de rois ; semaine singulière, événement habituel, demi réjouissance, demi fête, demi beau temps, demi travail ; sans rien interrompre, parce que l’année n’était pas finie, parce qu’il y avait eu beaucoup de travail, et qu’il y en avait encore beaucoup en train, tout de même on allait voir un peu passer le roi, histoire de le visiter, comme avait dit l’un de nos bons collaborateurs ; demi beau temps, demi temps gris, demi temps de soleil ; année demi échue ; travail demi déchu ; demi temps de repos, demi temps de travail, demi temps de loisir, demi temps de sommeil ; temps de calembours et de rimes, qui sont des calembours parvenus ; non point temps de sérieuse prose, de prose honnête et sérieuse, de prose sériée ; non pas fin d’une année, fin achevée, fin finie, constatée, correcte, officielle, mais finissement, lent finissement secret d’une année qui encore n’était pas tout à fait finie et qui pourtant se creusait de l’intérieur ; d’une année qui encore pouvait nous apporter quelles surprises, encore, et quelles peines ; travail, sommeil, et loisir, les trois huit ensemble et non plus bout à bout ; non plus juxtaposés, jointurés, mais fondus, fonctionnant simultanément, pour la plus grande confusion de l’esprit même et des images, pour le plus grand repos et le délassement maximum ; fondus comme ce temps fondu de vapeur et de soleil ; de demi soleil ensemble ; ou enfin on s’arrangeait, comme par hasard, pour se trouver sur le chemin de certains itinéraires que l’on connaissait vaguement pour être les itinéraires des cortèges, et que d’aucuns faisaient semblant de ne pas connaître, mais ils s’y trouvaient tout de même, et que les journaux donnaient tous les matins ; on ne lisait jamais les journaux ; mais on connaissait tout de même les itinéraires, on ne sait pas comment ; et puis le roi semblait faire exprès, ce matin-là, de ne point quitter le quartier ; c’était de sa faute ; à lui ; et non point à nous, qui ne sommes ni royalistes ni paresseux ; il ne s’en allait jamais ; le Panthéon, Notre-Dame, l’Hôtel-de-Ville, des circuits à tenir toute une matinée, des lenteurs, des arrêts, des attentions, des retenues, des stages qui ne finiraient certainement point à midi sonné, toutes les maisons de cérémonies ; les places, les parvis, les ponts ; éreinté d’une série énorme, qui fut la sixième, à peine sorti du Gobineau, qui fut considérable entre tous, la tête lourde de soucis, détraqué de tracas, il était amusant de prendre le bras d’un véritable ami, — nous nous en connaissons, — et d’aller un quart d’heure se mêler en badauds au vieux et bon peuple de Paris ; le quart d’heure devenait demi-heure, trois quarts d’heure ; infailliblement on rencontrait quelque ami, qui sournois en faisait autant, et qui sans plus vous reprochait d’être un affreux militariste.

Maisons, vieilles maisons de cérémonies ; maisons des cérémonies anciennes et ensemble mêmes perpétuelles maisons des jeunes cérémonies ; maisons des anciens ; maisons des morts glorieux ; monuments impérissables, qui fatalement périront ; les quatre points cardinaux de la gloire de Paris ; et par cette perpétuelle représentation capitale de Paris, par cette représentation éternellement éminente, en même temps et inséparablement les quatre points cardinaux de toute la gloire de toute la France ; mémoire de pierre taillée ; mémoire vivante pourtant, parfaitement vivante, vivante plus que tant d’hommes qui aujourd’hui cheminent par les chemins modernes ; mémoire monumentale française ; monuments monarchiques et inséparablement monuments profondément populaires ; monuments anciens et perpétuellement nouveaux ; monuments monarchiques et perpétuellement démocratiques, et aujourd’hui proprement républicains, et demain tout ce que l’on voudra, pourvu qu’ils soient, et dans tous les jours ultérieurs tout ce qu’il faudra, parce qu’ils sont, monuments qui seront tous jours, jusqu’au jour de leur mort, et qui ne périront point, comme tant de monuments modernes précaires, longtemps avant le jour de leur naturelle mort ; monuments éternellement monuments ; toujours pleins d’un éternel sens intérieur, éternellement manifesté par la valeur de la pierre, éternellement dessiné par l’extérieure éternité de la ligne ; monuments monarchiques, monuments royaux, monuments religieux, monuments de l’ancien régime et de tout régime nouveau, monument impérial, partout et toujours non pas seulement monuments populaires, mais monuments peuple ; les quatre grands dieux Termes de la gloire de Paris ; l’Arc de Triomphe, — un peu plus familièrement l’Étoile pour les conducteurs des Thomson, compagnie française, — le monument le plus considérable qu’on ait construit en ce genre, dit le petit Larousse, l’Arc de Triomphe de l’Étoile, ce monument parfait de la gloire impériale française ; bâti sous Louis-Philippe, approximativement, ou sous la Restauration, plus vieux pourtant que le monde romain ; les Invalides, ce pur chef-d’œuvre, ce monument parfait de l’ancienne France royale ; le Panthéon, beaucoup plus républicain, ayant été construit sous Louis XV, le Panthéon républicain dynastique, le Panthéon désaffecté, qui n’avait jamais, par ses plans même, été affecté sérieusement, le Panthéon, qu’il est très élégant de blaguer, mais qu’il vaudrait mieux apprendre à savoir un peu regarder comme ce monument le demande. Notre-Dame, enfin, dont le nom dit tout. Monuments neufs.

[Pour savoir à quel point les Invalides sont un monument parfait parfaitement, il faut les regarder, par exemple, des fenêtres du salon de l’appartement situé au cinquième du numéro 2 de l’avenue de Villars.]

Il est vrai que l’on regardait passer les militaires ; depuis que l’État-Major dreyfusiste parlementaire politique a tout fait pour nous réconcilier avec l’État-major militaire, nous avons refusé de nous réconcilier avec l’État-Major militaire, mais le temps a passé, nous sommes devenus lâches, et nous ne nous croyons plus tenus de regarder les simples hommes de deuxième classe d’un regard tragique ; demi consentants nous étions allés voir passer les militaires ; la République excelle à organiser pour le plaisir de nos yeux et pour la satisfaction de notre loyalisme ces grandes parades ensoleillées ; nous allions donc bras dessus bras dessous, la tête lourde, les yeux occupés, l’esprit amusé, le cœur demi participant ; son camarade faisait la même chose que lui ; et cela pouvait durer longtemps.

Singulier peuple de Paris, peuple de rois, peuple roi ; le seul peuple dont on puisse dire qu’il est le peuple roi sans faire une honteuse figure littéraire ; profondément et véritablement peuple, aussi profondément, aussi véritablement roi ; dans le même sens, dans la même attitude et le même geste peuple et roi ; du même esprit peuple et roi ; peuple qui reçoit les rois entre deux temps, entre deux travaux, entre deux plaisirs, sans apprêt, sans gêne, sans inconvenance et sans aucune grossièreté ; peuple familier et ensemble respectueux, comme le sont les véritables familiers ; peuple vraiment le seul qui sans préparation sache faire à des rois une réception ancienne et royale ; vraiment le seul qui ait fait des révolutions et qui soit resté non pas seulement traditionnel, mais traditionnaliste à ce point ; le seul qui soit traditionnaliste en plein consentement de sa bonne volonté ; le seul qui soit à l’aise et qui sache se tenir et se présenter dans l’histoire, en ayant une longue habitude, ayant une habitude invétérée de cette forme et de ce niveau d’existence, et qui n’y soit point insolent, inconvenant, grossier, parvenu ; le seul peuple qui ne glisse point sur les parquets cirés de la gloire ; le seul peuple qui soit révolutionnaire, et quand les événements se présentent, qui lui introduisent des rois, non seulement il sait les recevoir, mais il se trouve avoir sous la main, pour les y recevoir, des monuments royaux comme aucun roi du monde en aucun pays du monde n’en pourrait sortir dans le même temps, n’en pourra jamais sortir dans aucun temps de son pays.

Rien n’est bon pour le repos comme ces promenades apparemment fatigantes au milieu du peuple de Paris ; l’esprit est occupé juste assez pour que le repos y pénètre et y règne, souverain lui-même, sans aucune contestation ; la pleine vacuité fatiguerait, en de tels moments ; mais ce demi-plein demi-vide est ce qu’il y a de plus reposant ; et il y a dans ce peuple, tout gâté qu’il soit par un demi-siècle de démagogie, tant de courage, tant de bonne humeur, tant d’endurance, tant de joie ; sortis pour voir le roi, on regardait le peuple, le vieux et déjà nommé peuple roi ; c’était surtout lui, le peuple, qui passait et défilait, que l’on regardait passer et défiler, qui lui-même se regardait passer et défiler ; en ce temps de mutualité à outrance, le défilé mutuel dans la simple rue, le spectacle mutuel en font une application, de la mutualité, la plus ancienne et la plus durable des applications ; et c’est un théâtre populaire qui enfonce tous les laborieux Théâtres du Peuple de nos livresques ; au fond c’était tout un ; le peuple, le roi ; le roi, le peuple ; c’était tout un parce que c’était tout un même spectacle, et, ensemble, en un sens, tout un même spectateur ; et même ce vieux peuple roi était plus royal, plus roi, plus fait à son métier que ce jeune héritier d’une relativement jeune dynastie ; l’année avait été lourde, pénible, malheureuse pour tout le monde ; moi-même je portais sur la nuque toute la lourdeur de cette énorme sixième série ; dont on n’a pas fini de m’entendre dire qu’elle était énorme ; j’avais les yeux noyés d’avoir lu tant d’épreuves ; l’énorme cahier de la Séparation, quelque travail énorme, et quelque dévouement que l’auteur y eût apporté lui-même, j’entends travail de fabrication, sans compter l’autre, naturellement, m’avait laissé abruti, à ce qu’il me semblait, pour le restant de mes jours ; mais quelle fatigue résisterait à la fréquentation de tout ce peuple amusé, vaillant, courageux de ce courage qui consiste à recommencer perpétuellement tous les matins. Les vieux trois huit enfin réalisés.

Le seul peuple qui apparaisse dignement comme un roi dans les anciens monuments de ses grandes cérémonies.

Nous aussi nous recommencerons perpétuellement tous les matins ; tous les matins de tous les rapides jours ; et toutes les rentrées, qui sont les matins assombris des plus longues années ; singulier jeu des climats, répartition antithétique des dates, qui fait que les matins des jours brefs se lèvent sur le jour grandissant, sur les aubes et sur les grandissantes aurores, et que les rentrées, au contraire, qui sont pourtant les matins des années, faux matins, fausses matinées de journées fausses, au contraire se lèvent sur les diminutions, sur les pluies, sur les obscurcissements des automnes.

Comment ne pas imiter ce peuple, dont nous sommes, que nous sommes ; c’est-à-dire comment ne pas nous imiter nous-mêmes, comment ne pas être de notre propre race ; comment ne pas nous préparer nous-mêmes à recommencer perpétuellement demain matin ; commençons donc par nous mêler aux amusements de notre peuple, puisque aussi bien ces amusements sont le secret de sa force, lui donnant les temps de halte et les points de rejaillissement ; indispensables ; regardons passer le peuple qui regarde passer le roi ; nous-mêmes regardons passer le roi ; voici le cortège ; brouhaha, rumeurs, et presque immédiatement l’impression que tout le cortège a ceci de commun, qu’il marche d’un même trot allongé, parfaitement cadencé, comme un très grand jouet mécanique ; des voitures qu’on devine ; autant et plus qu’on ne les voit ; au cœur du cortège, on ne voit plus rien : c’est le roi, et le président de la République ; ici deux haies mouvantes, de tous les deux côtés, comme deux gros troupeaux se confondant presque en un mouvant troupeau énorme ; d’énormes croupes de chevaux ; ce ne sont plus que ces croupes de chevaux qui défilent et passent ; on ne voit pas les cuirassiers qui montent ces chevaux, parce qu’ils sont plus haut que le regard ; c’étaient des hommes géants sur des chevaux colosses ; on était au premier rang ; c’est fini ; mais l’impression générale et dominante qui seule reste est d’un immense rythme automatique, d’un trot allongé, aisé, bien articulé, enlevé pourtant, commun à tout le cortège, qui enlevait tout le cortège au long du sol et faisait qu’il était déjà passé ; ce mouvement commun, ce rythme premier commandait tout le spectacle ; tous ces gens qui défilaient pour nos amusements et qui formaient un cortège ne laissaient dans la mémoire que le souvenir du rythme commun de tout ce cortège ; dans la mémoire voitures, président, roi, qu’on n’avait pas vu, préfet de police, qu’on avait vu en tête, chevaux, soldats n’étaient bientôt plus que des appareils, des demi-fantômes roulant et marchant du même pas, de ce trot singulier, coulant, enlevant, solennel et pressé.

Dois-je avouer qu’il y avait beaucoup de monde dans les rues ? Je le dois. Nos cœurs de démocrates en saigneront, mais je le dois. Il y avait beaucoup de monde qui passait dans les rues, allait et venait, regardait, se laissait et se faisait regarder. Je dois le dire : Il y avait beaucoup plus de monde qui se pressait dans les rues ce jour-là que nous n’en voyons se précipiter aux séances vesprées de nos utiles Universités Populaires. Singulier peuple, qui ne se précipite point aux doctes leçons de nos savantes Universités Populaires, et qui se presse à des cérémonies plus ou moins populaires, vraiment, plutôt moins que plus, d’une popularité contestable, à des fêtes royales, à des cortèges présidentiels ; qui pourtant ne se nomment point officiellement populaires. Peuple ingrat. Singulier peuple. Peuple antithétique. Quand on lui fait ces belles petites Universités Populaires bien sages, bien proprettes, sagement scientifiques, sagement embêtantes, sagement anarchistes au besoin, et, s’il le faut, révolutionnaires, dans le genre pot-au-feu, et, à la limite extrême, doctoralement indoctes, on ne peut pas dire, entre nous, qu’il s’y précipite. Il n’y a point d’accidents parce que l’on s’écrase aux portes. Et au contraire, passe-t-il seulement trois chevaux dans la rue, que incontinent le voilà, déjà sorti, sur le pas de sa porte. Comme si trois misérables chevaux, qui passent, en tapant du pied, les sots, formaient un spectacle plus intéressant que celui que nous donnent gratuitement tant d’honorables professeurs, qui parlent, assis, derrière un petit bureau tapis vert, quelques-uns debout, quelques-uns marchant même et gesticulant sur l’estrade avec leurs grands bras maigres, leurs manchettes, et leurs faux-cols. Un esprit un peu affiné, comme est le nôtre, se refuse à concevoir même la pensée d’établir, entre trois chevaux, qui passent, et tant de docteurs doctes, qui enseignent, une aussi grossière comparaison.

Peuple antithétique, déjà prêt pour Hugo.

Rien n’est propice au travail comme ces amusements apparemment frivoles ; au moins de loin en loin ; rien ne chasse aussi rapidement, au moins pour un temps, les soucis, les tracas, les fatigues laborieuses, tous ces ennuis, toutes ces peines, toutes ces misères dont sont tissés les fils de nos ordinaires vies ; vraiment le souvenir de ce rythme restait seul dans la mémoire ; l’humanité connue était partagée en deux ; et dans chacune des deux parties régnait une égalité parfaite ; une humanité debout regardait passer, parfaitement égale entre elle-même, étant toute immobile conformément à la même verticale ; une humanité passante se laissait regarder passer, parfaitement égale aussi, égale entre elle, toute égalisée entre elle-même, étant toute mobile conformément au même rythme horizontal, toute roulante et passante d’un même rythme sacré ; le roi n’était plus un roi, ni les soldats des soldats, mais ensemble ils étaient des mobiles, comme le disent nos mécaniciens, des mobiles en mouvement, ensemble ils formaient un cortège indivisible, comme le peuple formait un peuple de spectateurs indivisible ; et le cortège défilait pour le plaisir et pour l’honneur du peuple, comme le peuple regardait pour l’accompagnement et pour l’honneur du cortège ; et comme la plus sévère égalité verticale régnait dans le peuple debout, ainsi la plus exacte et la plus commode égalité de mouvement régnait dans le cortège passant ; le roi valait un soldat, un soldat valait le roi, puisqu’ils étaient des grandeurs qui passaient au même trot.

Peuple ingrat, comme dit Racine. Et vraiment peuple singulier. Qui ayant de tels spectacles, s’y précipite. Et qui le soir ne se précipite point à des leçons qui pourtant sont faites exprès pour lui. Quand on pense que ce peuple, tous les soirs, de neuf à onze ou de dix à douze, après une journée de travail éreintante, pourrait aller dans des salles souvent bien éclairées s’embêter sur des bancs comme des normaliens aux conférences ; écouter les derniers vers de nos petits poètes, les extrêmes hypothèses de nos derniers savants ; et il préfère truquer dans la journée pour aller par un beau soleil voir défiler des chevaux militaires.

Vraiment. Rien n’est propice au travail comme ces promenades apparemment oiseuses ; décidément je voyais très bien comment je ferais mon cahier ; la grande abdication de Waldeck-Rousseau, annonce et présage et imitation anticipée de sa grande mort, mort politique avant la mort naturelle, mort de la situation avant la mort du corps, mort de l’homme d’État avant la mort de l’homme, me faisait un excellent départ ; auquel je voyais le moyen de me faire une aussi excellente suite ; j’avais trouvé comment j’obtiendrais une excellente continuité ; sans rompre du tout l’enchaînement régulier, sans faire sortir inégalement quelque partie, j’insisterais tout de même un peu sur ceci pourtant : — et ceci me fournirait l’unité de mon cahier ; car nos maîtres nous demandent à la fois de n’avoir point d’idée, mais d’avoir une idée maîtresse, qui fasse l’unité ; — j’examinerais si depuis plusieurs années la politique politique ne recouvrait pas, ne masquait pas toute une politique financière, et je me demanderais si cette politique financière ne présentait pas les difficultés, les dangers les plus graves ; Paris vraiment est unique pour les cérémonies de ce genre ; et comme toutes ces pompes royales de manifestations républicaines rappelaient curieusement Hugo ; par elles comme on obtenait la véritable résonance et la véritable profondeur et la véritable unité de Hugo, sa véritable inspiration ; une inspiration, un goût, un sens, une idée de pompe, extérieure, et de cérémonie traditionnelle ; par là se joignaient et se joignent encore en lui, comme elles se joignent dans les programmes des fêtes, Notre-Dame et ce Panthéon, dont il n’a jamais dit de mal que par coquetterie, parce que dès lors il avait l’arrière-certitude que, mort, il y serait enterré ; un Hugo cérémoniel et cérémonieux, le véritable Hugo enfin ; oublié aujourd’hui, parce qu’il fut démocrate sur la fin de ses jours ; mais, dans la démocratie même, sénateur et processionnel ; manifestant de manifestations et manifestant de cérémonies ; comme le peuple, avec le peuple, dans le peuple, un Hugo se dérangeant pour aller voir passer des chevaux, fussent-ils militaires, de préférence, militaires, et, dessus ces chevaux militaires, des hommes militaires, avec des bottes, et des pantalons rouges, et des gants blancs montant jusqu’aux épaules, et des tuniques sombres à revers éclatants rouges, et des casques de métal ; comme ce casque immense de bronze et d’or que fait ce Dôme des Invalides ; un Hugo pacifiste sans doute, comme le peuple, dans le peuple, mais, comme le peuple, pacifiste de grande armée ; un vieil Hugo populaire militaire ; un Hugo de parades et de défilés…

Lorsque le régiment des hallebardiers passe,…

un autre Hugo que celui que nos bons maîtres se sont ingéniés à nous représenter, un nouvel et un ancien Hugo, éminemment et anciennement Parisien, l’unité même de l’histoire de Paris, tout un tout autre Hugo ; tout un Hugo de cortèges, de pompes et d’apparat, de cérémonies à Notre-Dame, fût-ce avec ces messieurs du clergé, commandés au besoin, commandés de préférence par Son Éminence Mgr. le cardinal-archevêque de Paris, des défilés passant sur le pont de la Seine, ecclésiastiques, laïques, militaires, civils, sur les ponts de la Seine eux-mêmes encadrés quadrilatéralement par les lignes droites et parfaites des quais vides, vides aujourd’hui et réservés comme ils étaient vides et réservés pour les fêtes, pour les défilés du siècle dernier, le Hugo des vieux souvenirs et des cérémonies anciennes, qui ne demandait qu’à devenir le Dieu des cérémonies nouvelles, demi royaliste, demi impérialiste, demi légitimiste, demi orléaniste, demi populaire, demi chambellan, tout à fait poète, un Hugo Louis-Philippe et alliance anglaise, enfin le Hugo du retour des cendres ; qu’est-ce que ça fait, pourvu qu’il y ait des alignements et qu’il y ait des masses ; et qu’il pût toujours demeurer fidèle à son Dieu, à son roi, je veux dire à Hugo lui-même ; et comme aisément Paris, sur le parvis et sur les quais, sur les ponts, se retrouvait le vieux Paris ; comme il se retrouvait lui-même, fidèle aux souvenirs ; même foule, mêmes cérémonies, mêmes monuments ; étant même peuple ; même vieux Panthéon, même antique Notre-Dame ; même Seine, surtout, et mêmes quais, quand même ce ne seraient pas les mêmes ; et quand même il n’y en aurait pas eu autrefois ; mêmes ponts, quand même on les aurait refaits depuis ; et quand même autrefois ils n’auraient pas existé du tout ; même parvis, quand même on l’aurait ouvert, créé, exhaussé, quand même on aurait un jour enseveli les pieds de Notre-Dame sous cette horizontale égalité de terre plane ; et quelle joie, tout à coup, joie du sentiment et de l’intelligence, de la mémoire et de l’histoire, ensemble et inséparablement de l’esprit et des sens, et ravissement de surprise de l’âme historienne, que de comprendre tout-à-coup, de saisir, de ressaisir, de voir, de savoir, de ressavoir, brusquement, d’un seul regard, — et n’est-ce pas plutôt d’un regard intérieur, — de retrouver soudainement en soi-même et de comprendre enfin tout un poète oublié, toute une période que l’on croyait abolie, toute une ville, tout un passé de toute une ville ; et quelle ville, Paris, ville de pierre, peuple de monuments, peuple de mémoires, peuple d’anciennes actions, Paris, capitale du monde, ville capitale, tout un âge que l’on croyait révolu.

À Paris, capitale des peuples, comme le dit ce Hugo en sa dédicace de l’Année terrible.

Lui-même singulier Hugo, roi des fêtes royales populaires, prince des cortèges, duc des grands enterrements, introducteur des ambassadeurs, et grand organisateur des funérailles nationales, à commencer par les siennes, ami des pompes, même funèbres, ami des pompes, même républicaines, ami des oraisons, même funèbres, qu’il excellait à faire en grands vers tristes, ordonnateur des funérailles somptueuses ; vous l’eussiez vu, faibles gens qui vous époumonnez pour instituer parmi nous un culte nouveau, vous l’eussiez vu, s’il vivait : c’est lui qui vous aurait eu magnifiquement enterré Zola ; beaucoup moins bien que soi-même ; mais très bien encore, très au-dessous ; ce n’était pas lui qui vous eût confondu des funérailles nationales avec des obsèques officielles (Pierre Savorgnan de Brazza) ; rêvant ainsi, marchant ainsi, promenant du pied gauche, et regardant comme on pouvait, quels autres vers que les siens, quels autres vers que des vers de Hugo pouvaient remonter dans la mémoire : je vous défie bien de voir en passant quarante gardes républicains à cheval rangés devant le Panthéon place du Panthéon, rue Soufflot, en demi-cercle, en peloton, en ligne, et fût-ce pour y assurer le plus banal des services d’ordre, sans qu’aussitôt ce soient des vers de Hugo qui des profondeurs impérieusement vous remontent à la surface de la mémoire ; en de tels moments, publics, dans ces publiques solennités, quand l’homme n’est plus lui-même, un homme, un citoyen, une conscience, un cœur, mais lui-même, lui aussi un homme public, en de tels moments que deviennent les poètes plus grands, plus aimés, un Lamartine, un Vigny même, si grand et peut-être unique au monde, même un Racine ; le seul Corneille, peut-être, le plus grand de tous, le seul Corneille aurait pu soutenir la comparaison, peut-être, s’il avait voulu ; mais quand il avait Polyeucte dans le ventre, il aurait eu du temps de reste, que de s’amuser à faire des musiques militaires ; et quand il n’eut plus Polyeucte dans le ventre, il était devenu bien incapable de faire même des musiques militaires.

Impérieux Hugo ; non pas des vers qui chantent dans la mémoire, mais des vers qui impérieusement, impérialement sonnent, battent, retentissent, martelés, scandés, d’un tel rythme et d’un tel tambour qu’ils commandent le pas dont on marche, qu’ils entrent dans les jarrets, et qu’une fois qu’ils sont entrés dans la mémoire, lus une fois, entendus une fois, non seulement ils ne sortiront plus de la mémoire, jamais, mais que le moment venu, ils chasseront, brutes impériales, insoutenables régiments, tous les autres vers de tous les autres poètes, et vous forceront à marcher au pas, du même pas, de leur pas.

Non pas vers qui chantent dans la mémoire, mais vers qui dans la mémoire sonnent et retentissent comme une fanfare, vibrants, trépidants, sonnant comme une fanfare, sonnant comme une charge, tambour éternel, et qui battra dans les mémoires françaises longtemps après que les réglementaires tambours auront cessé de battre au front des régiments.

Vers qui chantent, si l’on veut, mais comme une chanson de marche, brutale et rythmée, non comme une mélodie, vers qui gueulent, vers qui déclament, vers qui hurlent, comme une chanson de route, comme une chanson de soldats ; je dirai plus : comme une chanson à soldats, ce qui est bon, pour un pacifiste en pied ; comme une chanson d’artilleurs à pied, qui au premier tiers de l’étape, font sonner le sol dur de la route, scandant de leurs lourdes bottes un refrain malencontreux.

Singulier Hugo. Singulier comme ce peuple, dans ce peuple, qu’il représente éminemment. Pair de France. Vieux malin. La gloire de Notre-Dame, dans son œuvre, ce n’est pas seulement, ce n’est pas tant ce poème et ce roman, ce poème en prose en forme de roman de sa demi-jeunesse, que la persistance perpétuelle, que l’éternelle présence, dans toute cette œuvre, de ces deux tours dressées, du monument debout. Dans toute son œuvre, dans son imagination, dans sa vision perpétuelle, dans sa création même. Dans sa perpétuelle vision de Paris, de son Paris toujours présent. Dans toute son œuvre, jusqu’à la fin, jusqu’aux dernières œuvres, jusqu’à ces Châtiments, la plus ardente de ses œuvres, la plus grande peut-être et la plus forte, peut-être la seule sincère, absolument. Pour moi la gloire de Notre-Dame et la gloire de Hugo est beaucoup moins dans ce roman de demi-jeunesse en prose que dans la présence éternelle, apparente ou sous-entendue, réapparaissant brusquement, dans la réapparition brusque, dans l’inattendu profilement, dans la soudaine apparition des deux tours jumelles dans des poèmes comme ceux-ci, dans des œuvres où elles n’étaient point indiquées, si elles n’avaient pas été présentes éternellement ; les Châtiments, livre III, x, l’Empereur s’amuse, une chanson ; le refrain de cette chanson :

Sonne aujourd’hui le glas, bourdon de Notre-Dame,
Et demain le tocsin !

Ô deuil ! par un bandit féroce
L’avenir est mort poignardé !
C’est aujourd’hui la grande noce,
Le fiancé monte en carrosse ;
C’est lui ! César le bien gardé !
Peuples, chantez l’épithalame !
La France épouse l’assassin. —

Sonne aujourd’hui le glas, bourdon de Notre-Dame,
Et demain le tocsin !

Jersey, décembre 1853. — Quelle admirable invention de rythme ; quel refrain de bourdon ; et encore cette apparition des clochers dans cette nuit-là, mêmes Châtiments, livre I, v ; et ce sens et cette vision de Paris, de tout le Paris ancien et nouveau, ramassé, de toute l’histoire de Paris :

Comme ils sortaient tous trois de la maison Bancal,
Morny, Maupas le grec, Saint-Arnaud le chacal,
Voyant passer ce groupe oblique et taciturne,
Les clochers de Paris, sonnant l’heure nocturne,
S’efforçaient vainement d’imiter le tocsin ;
Les pavés de Juillet criaient : À l’assassin !
Tous les spectres sanglants des antiques carnages,
Réveillés, se montraient du doigt ces personnages ;
La Marseillaise, archange aux chants aériens,
Murmurait dans les cieux : Aux armes, citoyens !

Paris dormait, hélas ! et bientôt, sur les places,
Sur les quais, les soldats, dociles populaces,
Janissaires conduits par Reybell et Sauboul,
Payés comme à Byzance, ivres comme à Stamboul,
Ceux de Dulac, et ceux de Korte et d’Espinasse,
La cartouchière au flanc et dans l’œil la menace,
Vinrent, le régiment après le régiment,
Et le long des maisons ils passaient lentement,
À pas sourds, comme on voit les tigres dans les jongles
Qui rampent sur le ventre en allongeant leurs ongles ;
Et la nuit était morne, et Paris sommeillait
Comme un aigle endormi pris sous un noir filet.

Les chefs attendaient l’aube en fumant leurs cigares.

Ô cosaques ! voleurs ! chauffeurs ! routiers ! bulgares !
Ô généraux brigands ! bagne, je te les rends !
Les juges d’autrefois pour des crimes moins grands
Ont brûlé la Voisin et roué vif Desrues !
Éclairant leur affiche infâme au coin des rues
Et le lâche armement de ces filous hardis,
Le jour parut. La nuit, complice des bandits,
Prit la fuite, et, traînant à la hâte ses voiles,
Dans les plis de sa robe emporta les étoiles
Et les mille soleils dans l’ombre étincelant,
Comme les sequins d’or qu’emporte en s’en allant
Une fille, aux baisers du crime habituée,
Qui se rhabille après s’être prostituée !

Bruxelles, janvier 1852. — Quand M. Fernand Gregh, Paris 1905, nous apportera des vers comme ceux qui nous remontaient à la mémoire en ce commencement de juin, je proclamerai qu’il est, comme on nous le fait dire, le Hugo de cette génération.

Plus présent encore le bourdon, et plus retentissant dans les poèmes où il n’est pas nommé, dans les poèmes de rythme, quand c’est le rythme même et le rythme seul qui sonne aujourd’hui le glas, et demain le tocsin ; puissantes et singulières inventions de rythmes ; maisons de résonances, bâtiments de musiques, monuments de sons, puissantes et singulières bâtisses, constructions qu’il aimait entre toutes ; mêmes Châtiments ; livre II, ii ; au peuple :

Partout pleurs, sanglots, cris funèbres.
Pourquoi dors-tu dans les ténèbres ?
Je ne veux pas que tu sois mort.
Pourquoi dors-tu dans les ténèbres ?
Ce n’est pas l’instant où l’on dort.
La pâle Liberté gît sanglante à ta porte.
Tu le sais, toi mort, elle est morte.
Voici le chacal sur ton seuil,
Voici les rats et les belettes,
Pourquoi t’es-tu laissé lier de bandelettes ?
Ils te mordent dans ton cercueil !
De tous les peuples on prépare
Le convoi… —
Lazare ! Lazare ! Lazare !
Lève-toi !

Quelle exacte reconstitution de cloches, du bourdon, par le rythme, par la rime, par les assonances et par les consonances, par tout le mouvement, par toute la strophe et par tout le couplet ; par l’architecture, par le dessin de ces lignes mêmes que sont les vers. Lui-même le savait bien, lui le premier, le grand poète, l’habile homme. Et quand il réussissait, celui-là, on peut être assuré que lui-même, lui le premier, il n’ignorait rien du comment ni du pourquoi de sa réussite. Passons toutes ces strophes ou tous ces couplets, tous également forts, tous également faits, tous également beaux. Finissons sur le dernier, dont les derniers mots enferment l’aveu :

Mais il semble qu’on se réveille !
Est-ce toi que j’ai dans l’oreille.
Bourdonnement du sombre essaim ?
Dans la ruche frémit l’abeille ;
J’entends sourdre un vague tocsin.
Les Césars, oubliant qu’il est des gémonies,
S’endorment dans les symphonies,
Du lac Baltique au mont Etna ;
Les peuples sont dans la nuit noire ;
Dormez, rois ; le clairon dit aux tyrans : Victoire !
Et l’orgue leur chante : Hosanna !
Qui répond à cette fanfare ?
Le beffroi… —
Lazare ! Lazare ! Lazare !
Lève-toi !

Jersey, mai 1853. — Ces derniers vers, ces mots tocsin, fanfare, beffroi, c’est ce que je nomme l’aveu du coupable, un aveu précieux de l’homme de métier ; la marque et l’aveu du fabricateur. C’est bien là qu’il en voulait venir, au tocsin, au bourdon. C’est bien là ce qu’il faisait, une fanfare. Là ce qu’il édifiait, des tours et des sonneries de beffroi. Ce sont toujours les tours, et, si l’on veut, le clocher de Notre-Dame. C’est bien cela qu’il nous représentait, qu’il nous donnait à entendre, qu’il nous forçait à écouter, que son rythme nous représentait. Nous n’avions pas besoin de cet aveu explicite pour savoir ce que son rythme nous voulait, et quelle était son image de derrière la tête.

Ensemble, inséparablement, non analysées, parce qu’il était un grand poète, non dessoudées, image visuelle et image auditive. Ensemble images de beffrois d’Hôtels-de-Ville et de tours de cathédrale.

Il savait son métier, celui-là ; et rien de son métier ne lui demeurait étranger. Il savait faire un tocsin rien qu’avec des mots, une fanfare, avec des rimes, un bourdon, rien qu’avec des rythmes. Il n’ignorait pas. On a pu lui faire beaucoup de reproches, fondés : on ne lui reprochera pas d’avoir ignoré. Les sons parlés et déclamés, les paroles poétiques lui donnaient autant que les sons chantés et que les paroles instrumentales donnèrent jamais à personne. Il n’ignorait pas l’effet d’immense allongement, de grandeur démesurée, absolue, que donne un alexandrin isolé, lancé dans une strophe de simples vers. Et puisqu’il s’agit d’entendre des bourdons, d’écouter des tocsins, il n’ignorait pas le branle énorme que rend cet alexandrin tout seul sonné dans une batterie de moindres vers. Et il savait, réciproquement il savait l’effet que donne, en fin de strophe, en fin des mêmes strophes, un tout petit vers expirant ; et le redoublement de ce petit vers, le redoublement de cette expiration ; et la succession immédiate de ce petit vers à des vers majeurs, ou à un vers majeur.

Il avait raison de savoir son métier. Tant d’autres ne le savent pas, qui n’ont point son génie. Sonne aujourd’hui le glas, bourdon de Notre-Dame,

et demain le tocsin,
quand de tels vers, si impérieux, si commandeurs, si puissants, remontent à la surface, envahissent la mémoire, le chemin est tout fait pour qu’ils remontent jusqu’aux lèvres ; il faut donc obéir à la poussée intérieure, militaire mécanique, de la mémoire ; il faut réciter ces vers qui montent, ces couplets qui viennent, ces strophes qui reviennent, tout ce Hugo militaire, somptuaire, cérémoniel et triomphal qui remonte.

Bons vers, mauvais vers, platitudes ou abondances, marquetteries et chevilles, au moins il savait dessiner son rythme, celui-là il savait faire ses strophes et construire ses périodes ; il savait ses couplets.

Il faut donc réciter ces vers qui vous reviennent, il faut donc s’en aller bras dessus bras dessous, récitant du Hugo, et quand l’un s’arrête, l’autre, qui sait plus outre, étant bibliothécaire et ainsi conservateur de poèmes, l’autre continue. Et c’est le même poète en deux mémoires, en deux amitiés, en deux mémoires amies.

Sonne aujourd’hui le glas, bourdon de Notre-Dame,
et demain le tocsin,

C’est ce même bourdon qui aujourd’hui sonne aux oreilles de ce même peuple pour la venue de ce roi. Aujourd’hui bourdon de joie, d’amusement et de fête. Demain, bourdon de quoi ? Bourdon qui rend le même son aux oreilles successives, pour quel glas sonnera-t-il jamais. Sonnera-t-il, jamais plus, quelque tocsin.

Quel tocsin de guerre civile ou de guerre étrangère ; quel tocsin de guerre sociale ou religieuse ; comme aux temps anciens ; quel tocsin de guerre plus que civile ; quel tocsin d’invasion ; sonnera-t-il jamais le glas de tout ce peuple ?

Quel tocsin d’émeute et de soulèvement social ; quel tocsin de levée en masse et de soulèvement national ?

Pair du royaume. Pair de France. Vieux malin. Comme ce peuple, dans ce peuple, dont il est en ce sens un représentant des plus éminent, il truque, il ruse avec la guerre. Quand vieux il voit que décidément c’est le pacifisme qui réussira, au moins officiellement et dans les déclarations verbales, quand il voit que c’est le pacifisme qui fera les gloires et les universelles popularités, les internationales circulations, quand il voit que dans la guerre de la paix et de la guerre en définitive c’est la paix qui, formellement au moins et officiellement, a fait à la guerre une guerre victorieuse, quand la victoire de la paix est assurée officiellement, il n’hésite plus : il se fait le roi, il devient le dieu du pacifisme ; au moins dans les congrès, dans les cérémonies, dans les discours, dans tout ce que l’on peut nommer les origines et les commencements de nos modernes et de nos contemporains meetings ; il assoit, il consolide ainsi cette formidable popularité où il mourut, cette gloire indiscutée où il triompha, il prépare cette apothéose inouïe où il se survécut plusieurs semaines. Les militaires en firent les frais. Ce sont des braves gens, tout de même, ces militaires, et bien utiles pour ces sortes de cérémonies. Les militaires, qui lui firent de si belles funérailles, par ordre, il est vrai, mais enfin il fallait qu’il y en eût pour qu’on leur donnât cet ordre, pour que le gouvernement de la République les fît marcher, — et d’ailleurs, ils ne demandaient pas mieux que de marcher, parce qu’ils ne demandent qu’à faire des parades, — les cuirassiers, qui l’avaient veillé si théâtralement sous ce même Arc-de-Triomphe, avec des torches, lui servaient à deux fins. Comme simples militaires, comme soldats, commandés de service, en grande tenue de service, ils servaient à lui faire, pour ses enterrements, des parades militaires comme on n’en avait jamais vu dans aucun pays monarchique ; et au contraire, comme têtes de Turcs, ils ne lui avaient pas moins servi, lui ayant servi à se tailler une de ces popularités comme les seuls pacifistes peuvent en espérer une, à présent que la guerre, qui était l’industrie nationale de la Prusse, est devenue l’industrie nationale de presque tous les peuples.

Admirable utilisation double de la guerre par un pacifiste. J’entends par un pacifiste professionnel, et comme tel glorieux. Ces mêmes canons, qui font tant de bruit quand ils roulent sur le pavé de nos rues, ces mêmes batteries, ces mêmes régiments, ces mêmes chevaux, qui directement lui servaient à lui faire des cortèges, à lui organiser de somptueux défilés, contrairement, comme les objets de ses malédictions éloquentes, lui avaient déjà servi un nombre incalculable de fois.

D’une part ils avaient servi à lui faire des antithèses ; de l’autre part ils servaient à lui faire des défilés.

Et tous ces objets de malédiction lui avaient surtout servi à faire de beaux vers. Vieux malin, roué comme le peuple, dans le peuple, et double comme lui, comme ce peuple qu’il représentait si éminemment, quand il voulait faire de mauvais poèmes ou quand il ne voulait pas faire de poèmes du tout, il prenait le soin de les faire pacifistes ; et quand au contraire il voulait faire de beaux poèmes, le malin, comme par hasard il courait en redemander à ses amis ennemis messieurs les militaires.

On peut prendre absolument au hasard. Les mêmes Châtiments, livre VI, la stabilité est assurée, i, Napoléon III. Et au hasard parmi les vers :

C’est pour toi qu’on a fait toute cette Iliade !
C’est pour toi qu’on livra ces combats inouïs !
C’est pour toi que Murat, aux Russes éblouis,
Terrible, apparaissait, cravachant leur armée !
C’est pour toi qu’à travers la flamme et la fumée
Les grenadiers pensifs s’avançaient à pas lents !

Nous n’avons ici qu’une ébauche, ou, si l’on veut, une première leçon. Et encore, même poème, un peu plus loin ; toujours au hasard :

C’est pour monsieur Fialin et pour monsieur Mocquart,
Que Lannes d’un boulet eut la cuisse coupée,
Que le front des soldats, entrouvert par l’épée,
Saigna sous le shako, le casque et le colback,
Que Lasalle à Wagram, Duroc à Reichenbach,
Expirèrent frappés au milieu de leur route,
Que Caulaincourt tomba dans la grande redoute,
Et que la vieille garde est morte à Waterloo !

Ici encore nous n’avons qu’une première leçon ; et déjà l’on ne peut pas dire que ces vers soient précisément des vers pacifiques ; encore moins sont-ils des vers pacifistes. Mais la leçon définitive :

Sentit que la bataille entre ses maL’homme inquiet
Sentit que la bataille entre ses mains pliait.
Derrière un mamelon la garde était massée,
La garde, espoir suprême et suprême pensée !
— Allons ! faites donner la garde, cria-t-il, —
Et lanciers, grenadiers aux guêtres de coutil,
Dragons que Rome eût pris pour des légionnaires,
Cuirassiers, canonniers qui traînaient des tonnerres,
Portant le noir colback ou le casque poli,
Tous, ceux de Friedland et ceux de Rivoli,
Comprenant qu’ils allaient mourir dans cette fête,
Saluèrent leur dieu, debout dans la tempête.
Leur bouche, d’un seul cri, dit : vive l’empereur !
Puis, à pas lents, musique en tête, sans fureur,
Tranquille, souriant à la mitraille anglaise,
La garde impériale entra dans la fournaise.

Je le demande, ces inoubliables vers, ces vers militaires, culmination de la guerre et de la gloire, ces vers qui sont réussis, est-ce là des vers pacifistes ?

Hélas ! Napoléon, sur sa garde penché,
Regardait ; et, sitôt qu’ils avaient débouché
Sous les sombres canons crachant des jets de soufre,
Voyait, l’un après l’autre, en cet horrible gouffre,
Fondre ces régiments de granit et d’acier.
Comme fond une cire au souffle d’un brasier.

Ils allaient, l’arme au bras, front haut, graves, stoïques,
Pas un ne recula. Dormez, morts héroïques !
Le reste de l’armée hésitait sur leurs corps
Et regardait mourir la garde. — C’est alors…

Ô Waterloo ! je pleure et je m’arrête, hélas !
Car ces derniers soldats de la dernière guerre
Furent grands ; ils avaient vaincu toute la terre,
Chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin,
Et leur âme chantait dans les clairons d’airain !

Ces vers sont tellement faits, s’impriment dans la mémoire si souverainement, qu’ensuite ils se représentent tous ensemble, sur un seul et vaste plan de représentation, et qu’il n’importe plus par quel bout l’on se prend à se redire le poème :

Comme s’envole au vent une En un clin d’œil,
Comme s’envole au vent une paille enflammée,
S’évanouit ce bruit qui fut la grande armée,
Et cette plaine, hélas ! où l’on rêve aujourd’hui,
Vit fuir ceux devant qui l’univers avait fui !
Quarante ans sont passés, et ce coin de la terre,
Waterloo, ce plateau funèbre et solitaire,
Ce champ sinistre où Dieu mêla tant de néants,
Tremble encore d’avoir vu la fuite des géants !

Napoléon les vit s’écouler comme un fleuve ;

[Singuliers effets d’optique dans nos singulières mémoires : quarante ans sont passés, moins de quarante ans, trente-sept ans et quelques mois, de Waterloo à ces Châtiments, Jersey, 25-30 novembre 1852 ; et dans nos mémoires, il nous semble qu’il y a un espace énorme, un siècle, entre Waterloo et les Châtiments, et, au contraire, que nous touchons aux Châtiments. Et pourtant il y a plus de cinquante ans, aujourd’hui presque cinquante-trois ans, de ces Châtiments à nous. Les quatre-vingt-dix ans, presque le siècle, qu’il y a entre Waterloo et nous, nous les voyons entre Waterloo et les Châtiments, autant, pour ainsi dire, vraiment autant qu’entre Waterloo et nous ; et entre les Châtiments et nous, nous ne voyons rien ; cela tient peut-être en partie à l’étonnante longévité de Hugo : nous avons vu sa mort ; nous voyons pour ainsi dire sur le même plan, j’entends sur le même plan de date, sur le plan de la date de cette mort, toute son œuvre, au moins depuis le commencement de son duel contre Napoléon III ; depuis le commencement de sa représentation républicaine ; cela tient peut-être aussi en partie à ce que les Châtiments ont fait ou fortement contribué à faire notre éducation républicaine primaire, et que nous avons une tendance à considérer tout le passé récent sur le plan de la date de notre première enfance, où nous avons commencé à connaître.]

Il n’y a pas un poème de paix réussi dans toute l’œuvre de Victor Hugo ; j’entends un poème de paix militaire, sociale, nationale ou internationale ; de paix pacifique ; et encore moins de paix pacifiste ; le seul poème de paix réussi qu’il y ait dans toute l’œuvre de Victor Hugo, mais on peut dire qu’il soit réussi, celui-là, est un poème de paix biblique, patriarcale, nocturne, puisque c’est Booz endormi.

Demander à la guerre, aux militaires, premièrement des cortèges comme ils peuvent seuls en donner, deuxièmement des objets de malédiction comme ils peuvent seuls en fournir, troisièmement et surtout des sujets d’inspiration comme il n’en pouvait pas demander à la paix : il y a là une indéniable, une insupportable duplicité, une particulière triplicité. C’est vraiment les faire servir à trois fins, par trop contradictoires. Ces soldats font l’escorte ; ils font la réprobation ; et ils font l’inspiration. Vraiment c’est trop, à la fois.

On peut être pour ou contre la guerre, pour ou contre les militaires ; Hugo, comme le peuple, dans le peuple, est ensemble et à la fois pour et contre la guerre, pour et contre les militaires ; il en tire ainsi une triple utilisation, une utilisation maxima.

C’est exactement ce que fait aussi le peuple, dont Hugo est en ceci, comme à beaucoup d’autres égards, le représentant éminent ; comme Hugo, son maître et son Dieu, le peuple, comme Hugo populaire le peuple populaire utilise la guerre et les militaires à trois fins au moins, contradictoires ; il demande aux militaires des parades comme ils peuvent seuls en fournir, des revues du 14 Juillet et tous autres apparats, toutes autres démonstrations ; il demande à la guerre et aux militaires un exercice de malédiction, de réprobation morale, sentimentale, publique, oratoire, officielle, philanthropique, scientifique, éloquente, savante, socialiste, matérialiste historique, syndicaliste révolutionnaire ; troisièmement il demande à la guerre et aux militaires un sujet d’inspiration, un exercice d’imagination quand, remontant dans le passé, quand, interprétant le présent, quand, anticipant l’avenir, il veut se faire croire qu’il n’a point perdu le goût des aventures ; quand, enfin, il est las de s’embêter dans des images de paix.

Il y a là, envers la guerre et les soldats, une duplicité insupportable, presque universellement répandue. Elle est si commode. Ces militaires servent d’amusement, de repoussoir, d’inspiration. Par eux on peut se procurer : des fêtes somptueuses ; de la bonne renommée en faisant du zèle, de la vertu pacifistes, antimilitaristes ; des imaginations censément aventureuses, presque aventurées.

Il y a communément aujourd’hui, dans cette consommation du monde moderne, une duplicité insupportable envers la guerre et les militaires. Il faut être pour ou contre la guerre. Loyalement. Toute situation double est une situation fausse. Toute situation double est une situation déloyale.

Il faut être pour ou contre la guerre, pour ou contre les militaires. Notre collaborateur M. Charles Richet est contre la guerre, contre les militaires. Au moins, avec lui, on sait à quoi s’en tenir.

Notre collaborateur M. Charles Richet est contre. Cela se voit dès le premier mot de son cahier. Aussi n’a-t-il aucune tendresse, aucune faiblesse, aucune affection, secrète, pour les pompes ou pour les grandeurs militaires. Sa situation est parfaitement loyale, étant parfaitement simple. Pour moi, prévoyant que nous aussi nous aurions à parler cette année de la guerre et de la paix, de la patrie et de l’humanité, et de la relation de la patrie à l’humanité, je tenais expressément à ce que la thèse du pacifisme le plus pur fût présentée dans ces cahiers au commencement de cette série ; qu’elle en fît pour ainsi dire l’ouverture, ou, pour parler un langage plus noble, étant plus contemporain, l’introduction ; sans abuser d’un mot qui a été galvaudé irrémédiablement depuis trente années, je tenais expressément à ce que la thèse du pacifisme intégral fût intégralement aussi la thèse qui apparaîtrait ici au commencement de cette nouvelle année de travail. J’ai donc été particulièrement heureux de trouver, pour présenter ici la thèse du pacifisme pur, un pacifiste pur, pour présenter la thèse du pacifisme intégral, un pacifiste intégral.

Tout autre est la situation du peuple, situation fausse, double, triple, comme la plupart des situations populaires modernes ; le peuple veut : s’amuser de l’armée ; insulter, injurier l’armée, ce qui est bien encore, si l’on veut, un moyen de s’en amuser ; rêver de guerres.

Le peuple veut insulter, injurier l’armée, parce que cela aujourd’hui se porte très bien ; cela fait extrêmement bien dans les meetings et toutes autres glorieuses oraisons publiques. Cela est devenu indispensable dans toutes les manifestations et opérations politiques. Autrement, vous n’avez pas l’air assez avancé.

On ne saura jamais tout ce que la peur de ne pas paraître assez avancé aura fait commettre de lâchetés à nos Français.

Il y a une coquetterie populaire, une mondanité du peuple, aussi impérieuse que la mondanité du monde, aussi indiscutée ; d’ailleurs faite à l’image et à la ressemblance de la mondanité du monde ; pour le moment et pour longtemps, cette mondanité du peuple exige que l’on soit avancé.

Pair du royaume. Pair de France. Vieux malin. Sénateur de la République. Sénateur du département de la Seine. Sénateur de Paris. Le peuple aussi est sénateur de Paris, parce que tout le monde ne peut pas être député.

En même temps le peuple veut rêver de guerres ; il se délecte autant que jamais aux narrations des guerres passées ; il aime autant que jamais les guerres, pourvu qu’elles soient faites par d’autres, par d’autres peuples ; rappelez-vous seulement comme, il y a seulement quelques semaines, le peuple dévorait dans les journaux les récits de la guerre asiatique. Le peuple est beaucoup plus lâche qu’autrefois, pour faire la guerre. Mais il est toujours aussi violent, qu’autrefois. Il aime toujours autant la guerre. Tout ce qu’il demande, c’est que son précieux épiderme reste en dehors du débat. Il demande seulement que ce soient d’autres qui la fassent, qui la lui fassent pour son amusement de chaque jour. Et tout ce qu’il a retenu de la lutte de classe, à lui infatigablement enseignée par les intellectuels du socialisme, c’est que c’était, ou que ce serait une guerre, plus précisément une guerre militaire.

Pour qui veut se représenter les récentes aventures du socialisme réellement, sans illusion, il est évident que tout ce que le peuple a retenu de l’ancienne lutte de la classe intellectuelle, c’est que ce serait une guerre, militaire.

De ce qu’ils n’aiment point, ou de ce qu’ils n’aiment plus, à faire la guerre, de ce qu’ils ne veulent plus faire la guerre, il ne faut point se hâter de conclure qu’ils n’aiment plus la guerre. Ce serait témérité. Ils n’aiment rien tant que la guerre, aujourd’hui autant que jamais, pourvu que ce soient d’autres qui la fassent. Et autrefois, quand on aimait la guerre, on la faisait soi-même.

Il y a là une hypocrisie pacifiste parfaitement insupportable. On maudit la guerre ouvertement, formellement, officiellement, pour se donner du mérite et de la vertu, pour acquérir de la renommée pacifiste, conduisant à de la gloire humanitaire. Et secrètement, sournoisement, disons le mot honteux, clandestinement, on demande à la guerre, aux militaires, premièrement les apparats des pompes extérieures, deuxièmement les jouissances, les excitations des imaginations intérieures. Triple bénéfice. Détournement occulte.

Toute cette hypocrisie pacifiste, si éminemment représentée en Hugo, pour des raisons et pour des causes dont nous n’avons pu qu’indiquer beaucoup trop brièvement quelques-unes, devait culminer sur le nom de Napoléon, que l’on considère, sans doute avec beaucoup de raison, comme le génie même de la guerre moderne, peut-être même comme le génie de la guerre de tous les temps. Rien n’est donc aussi intéressant, rien n’est aussi représentatif, significatif, que l’attitude prise par les peuples modernes, en particulier par le peuple français, envers la mémoire de Napoléon. Nulle mémoire, officiellement, ne fut jamais aussi proscrite, aussi maudite, aussi solennellement, que ne l’a été la mémoire de Napoléon depuis le commencement de la domination pacifiste. Et les Français l’ont maudit plus que personne, par une sorte d’exagération nationale, par une vantardise, et, au fond, un orgueil national, parce qu’il était à nous, on pourrait presque dire par une sorte de coquetterie nationaliste pacifiste. Mais dans le fond des cœurs, et peut-être surtout des imaginations, il recevait des cultes. Admirations occultes, qui aisément devenaient des adorations. Et durant ces cinq longues semaines du mois de juin dernier passé, aujourd’hui nous savons, par des infiltrations ultérieures, qu’un certain nombre de Français se dirent que si enfin le fait imminent devait se faire, il aurait tout de même été plus agréable d’avoir pour général en chef un certain général Napoléon Bonaparte, et d’être commandé par lui, que d’avoir pour général en chef un excellent général de défense républicaine, l’honorable monsieur le général Brugère. Il y a des moments, dans la vie d’un peuple, où l’instinct reprend si impudemment le dessus, que l’on serait capable de préférer un général en chef de défense militaire à un général en chef de défense républicaine.

Toute cette hypocrisie pacifiste populaire, si éminemment représentée en Hugo, et d’ailleurs culminant sur le nom de Napoléon, devait culminer éminemment en la situation personnelle de Hugo envers Napoléon. Et en effet rien n’est, dans cet ordre, aussi éminemment et uniquement représentatif que cette situation. Rien n’est aussi curieux. Rien n’est aussi saisissant. Disons le mot, car le vieil Hugo ne s’embêtait pas tous les jours comme un burgrave, rien n’est aussi amusant. Il n’y a pas un homme au monde, il n’y a jamais eu un homme dans toute l’histoire du monde, qui ait rendu autant de services à Victor Hugo que Napoléon Bonaparte, si ce n’est Napoléon premier, aucun homme, non pas même Dieu, dont pourtant il s’est beaucoup servi, non pas même Hugo même. Admirable, unique fournisseur d’inspirations. Et quand ce ne serait que cette admirable antithèse entre les grandeurs de Napoléon le Grand et les petitesses de Napoléon le Petit.

Relisez avec un peu d’attention critique les Châtiments ; c’est-à-dire, les lisant dans le livre ou dans votre mémoire, sur le texte, luttez un peu, si vous le pouvez, contre l’entraînement formidable de l’image et du rythme : et alors, sous la furieuse colère apparente et réelle, sincère, contre Napoléon III et contre le deuxième ou le Second Empire, ainsi que les nomme simultanément l’arithmétique officielle, aisément vous sentirez une plénitude secrète, l’intime satisfaction du fabricant, le contentement du poète, que ce vieux Napoléon premier permît à cet unique Victor Hugo de sortir de tels vers.

Officiellement donc il fallait, comme tout bon populaire, proscrire, exterminer, maudire Napoléon. Mais dans le dedans du poète, on en profitait pour faire des vers comme pas un. En réalité Victor Hugo poète, — et qu’est-ce que Victor Hugo en dehors de Victor Hugo poète, — Victor Hugo poète ne sortit jamais du culte napoléonien. Le véritable Napoléon, c’est le Napoléon où l’on rythme. Et dans les Châtiments même, dans les Châtiments autant et plus que nulle part, on sent courir une veine de contentement intérieur, d’avoir tant et si bien fait servir Napoléon premier.

Ce Napoléon premier qui sans doute en lui-même se vantait de ne jamais servir. Et qui avait passé sa vie à tant se servir des autres.

Non seulement, comme son peuple, naïvement nationaliste et prétentieusement internationaliste, mais plus particulièrement militariste prétentieux et pacifiste également prétentieux : mais cela s’accorde fort bien ensemble.

Non seulement dans les œuvres où c’était pour ainsi dire son métier de s’en servir, dans les œuvres publiques, politiques, sociales, militaires, historiques, polémiques, mais dans les œuvres privées, dans les œuvres où on ne l’attendait pas, dans les œuvres où il n’était pas indiqué, — sous-entendu dans les Contemplations deuxièmes, Aujourd’hui, qui étaient contemporaines des Châtiments, — mais clair entendu dans les Voix intérieures, dans les Rayons et les Ombres. Il est bien de ce peuple si profondément traditionnaliste, non point traditionnaliste par lourdeur et par impuissance de faire de la révolution, mais traditionnaliste au contraire par un certain goût de la tradition même et de la bonne tenue, il est de ce peuple qui aisément reçoit les rois entre deux trains, qui vaincu n’est jamais plat, et surtout qui vainqueur n’est jamais insolent. Il ne quitte pas les monuments figurés de la commémoration de ce peuple. Il ne sort point de l’Arc-de-Triomphe. Il ne descend de la colonne que pour défiler sous le dit Arc-de-Triomphe. Ceci est dans les Chants du Crépuscule ; II, à la colonne. Plusieurs pétitionnaires avaient demandé que la Chambre intervînt pour faire transporter les cendres de Napoléon sous la colonne de la place Vendôme.

Après une courte délibération, la Chambre était passée à l’ordre du jour.

(Chambre des députés, séance du 7 octobre 1830)

Je passe les odes et les rythmes lyriques des six premières parties de ce poème. Ici aussi, il faut en venir aux Alexandrins (il est bien dommage que la concurrence des anciens Alexandrins nous interdise d’écrire les alexandrins de Victor Hugo des Alexandrins ; ceux des autres, on pourrait impunément continuer à les nommer des alexandrins ; mais pour ceux de Hugo, ce n’est pas assez grand ; la révérence, l’honneur demanderait que l’on fût autorisé officiellement à les intituler des Alexandrins ; VII :

Dors, nous t’irons chercher ! ce jour viendra peut-être !
Car nous t’avons pour dieu sans l’avoir eu pour maître !
Car notre œil s’est mouillé de ton destin fatal,
Et, sous les trois couleurs comme sous l’oriflamme,
Nous ne nous pendons pas à cette corde infâme
Qui t’arrache à ton piédestal !

Oh ! va, nous te ferons de belles funérailles !
Nous aurons bien aussi peut-être nos batailles ;
Nous en ombragerons ton cercueil respecté !
Nous y convierons tout, Europe, Afrique, Asie !
Et nous t’amènerons la jeune Poésie
Chantant la jeune Liberté !

Quelque répugnance que j’aie à souligner des mots dans un texte, comme le font les barbares Allemands, qui de leur affreux espacement typographique finissent par souligner tant de mots dans leurs textes qu’il finit par y avoir plus de mots soulignés que de mots non soulignés, ce qui attire naturellement l’attention sur les mots non soulignés, ce qui ne serait très spirituel que si c’était fait exprès, je n’ai pu m’empêcher de souligner ce vers que je ne lui ai pas fait dire :

Oh ! va, nous te ferons de belles funérailles !
Nous aurons bien aussi peut-être nos batailles ;

9 octobre 1830. — Si l’on se voulait reporter aux poèmes de légende et d’histoire, aux poèmes de guerre et de paix proprement dits, aux poèmes polémiques, aux poèmes professionnels de la guerre et de la paix, je triompherais trop aisément moi-même ; Eviradnus, le petit roi de Galice, qui sont réussis, tant d’autres, sont-ce là des poèmes de paix ? Mais laissons la Légende des Siècles ; dans cette nuée d’anciens poèmes, privés, plus ou moins intimes, ignorés aujourd’hui, oubliés, perdus, quelques-uns à tort, il n’y a qu’à feuilleter son œuvre ; les Rayons et les Ombres ; IV ; regard jeté dans une mansarde ; i ; ii ; iii :

L’angle de la cellule abrite un lit paisible.
Sur la table est ce livre où Dieu se fait visible,
La légende des saints, seul et vrai panthéon.
Et dans un coin obscur, près de la cheminée,
Entre la bonne Vierge et le buis de l’année,
Quatre épingles au mur fixent Napoléon.

Cet aigle en cette cage ! — et pourquoi non ? dans l’ombre
De cette chambre étroite et calme, où rien n’est sombre,
Où dort la belle enfant, douce comme son lis,
Où tant de paix, de grâce et de joie est versée,
Je ne hais pas d’entendre au fond de ma pensée
Le bruit des lourds canons roulant vers Austerlitz.

Et près de l’empereur devant qui tout s’incline,
— Ô légitime orgueil de la pauvre orpheline ! —
Brille une croix d’honneur, signe humble et triomphant,
Croix d’un soldat tombé comme tout héros tombe,
Et qui, père endormi, fait du fond de sa tombe
Veiller un peu de gloire auprès de son enfant.

IV

Croix de Napoléon ! joyau guerrier ! pensée !
Couronne de laurier de rayons traversée !
Quand il menait ses preux aux combats acharnés,
Il la laissait, afin de conquérir la terre,
Pendre sur tous les fronts durant toute la guerre,
Puis, la grande œuvre faite, il leur disait : Venez !

Puis il donnait sa croix à ces hommes stoïques,
Et des larmes coulaient de leurs yeux héroïques,
Muets, ils adoraient leur demi-dieu vainqueur.
On eût dit qu’allumant leur âme avec son âme,
Et touchant leur poitrine avec son doigt de flamme,
Il leur faisait jaillir cette étoile du cœur !

Et encore :

IX

Oh ! la croix de ton père est là qui te regarde !
La croix du vieux soldat mort dans la vieille garde.
Laisse-toi conseiller par elle, ange tenté.
Laisse-toi conseiller…

[Il s’agit de la défendre de Voltaire ;]

Voltaire, le serpent, le doute, l’ironie,
Voltaire est dans un coin de ta chambre bénie
Avec son œil de flamme il t’espionne et rit.

Oh ! tremble ! ce sophiste a sondé bien des fanges !
Oh ! tremble ! ce faux sage a perdu bien des anges !
Ce démon, noir milan, fond sur les cœurs pieux,
Et les brise, et souvent, sous ses griffes cruelles,
Plume à plume j’ai vu tomber ces blanches ailes
Qui font qu’une âme vole et s’enfuit dans les cieux I

Il compte de ton sein les battements sans nombre.
Le moindre mouvement de ton esprit dans l’ombre,
S’il penche un peu vers lui, fait resplendir son œil.
Et, comme un loup rôdant, comme un tigre qui guette,
Par moments, de Satan, visible au seul poète,
La tête monstrueuse apparaît à ton seuil !

VIII

Hélas ! si ta main chaste ouvrait ce livre infâme,
Tu sentirais soudain Dieu mourir dans ton âme.
Ce soir tu pencherais…

Et cætera. On ne croirait jamais, aujourd’hui, on ne se rappelle plus que Hugo ait jamais pu faire des vers aussi mauvais. Ils sont là, pourtant. Ils sont dans son œuvre, au même titre que le reste. Au même titre que le reste, ils entrèrent dans nos mémoires d’enfants. Ainsi au même titre que le reste ils resteront éternellement dans nos mémoires d’hommes.

Il y a eu le Victor Hugo du sacre.

C’est une des forces de Hugo, peut-être sa force principale, on peut dire que ce fut la force de Hugo que cette impudence tranquille. Plus que cette impudence de sérénité, cette impudeur. Faire de mauvais vers lui était parfaitement égal, pourvu que tous les matins il fît, il eût son compte de vers. Il pensait qu’il valait mieux faire des mauvais vers que de ne pas en faire du tout. Il était comme un grand fleuve. Il pensait qu’avant tout, il faut assurer, entretenir le courant. Il était comme un grand fleuve, qui ne refuse point, qui ne se refuse point de rouler des eaux sales et jaunes, à certains jours, parce qu’avant tout il faut rouler des eaux, et qu’il faut rouler des eaux sales et jaunes, certains jours, pour que viennent, certains autres jours, les eaux lucides, les eaux transparentes, les eaux claires et bleues. Toutes les faiblesses lui paraissaient meilleures que l’odieuse stérilité. Et qui sait d’ailleurs si ces eaux que du rivage nous jugeons jaunâtres, saumâtres, sales, lui-même, le père fleuve, il ne les aimait pas autant.

Et dans ces coulées de faiblesses, quels réveils imprévus. Quel beau vers, soudain, quelle annonce, quelle promesse, quelle anticipation,

Le bruit des lourds canons roulant vers Austerlitz,

ou quel ressouvenir des beaux poèmes à venir ; quelle remontée, du futur ; ouvrier avant tout, en ce sens, ouvrier de l’écriture en vers, il a eu sa récompense enfin, et cette récompense était littéralement un salaire ; ouvrier de tous les matins, on oublie trop aujourd’hui combien de fois il avait essayé, fait les poèmes qu’il a définitivement réussis. La mémoire impérieuse que nous avons gardée de ces poèmes définitifs, et qui s’est imposée, qui s’impose à nous aujourd’hui, qui nous commande aujourd’hui, qui commandera toujours, ont beaucoup effacé, quelquefois totalement, ont violemment chassé de nos mémoires tant d’essais antérieurs. On a aisément reconnu ici les ébauches, les premières exécutions de tant de poèmes demeurés seuls célèbres. Ensuite. On ne saura jamais combien de fois il a fait certains poèmes, avant de les faire, avant que cette fois fût pour la bonne fois. On oubliera toujours par quelles montées il montait quotidiennement, jusqu’au jour, seul aujourd’hui connu, seul commémoré, où enfin cette montée, officiellement, devint une ascension.

Tout au long de cette montée, la pensée de Napoléon le poursuivit ; et elle ne le quitta point pendant son ascension même. Pour moi cette présence perpétuelle de Napoléon, manifestée dans les poèmes même où il n’a que faire, est pour moi l’indice d’une incontestable hantise.

Juin 1839 — Il y avait déjà une ode à la colonne de la place Vendôme, parva magnis, livre III, ode septième, dans les Odes et Ballades ; février 1827 :

Prenez garde, étrangers : — nous ne savons que faire !
La paix nous berce en vain dans son oisive sphère,
L’arène de la guerre a pour nous tant d’attrait !
Nous froissons dans nos mains, hélas ! inoccupées,
Des lyres à défaut d’épées !
Nous chantons comme on combattrait !

Mêmes Odes et Ballades, mon enfance, Voilà que tout cela est passé… mon enfance n’est plus ; elle est morte, pour ainsi dire, quoique je vive encore. Saint Augustin, Confessions. Livre V. Ode neuvième ; i ; 1823 :

J’ai des rêves de guerre en mon âme inquiète ;
J’aurais été soldat, si je n’étais poète.
Ne vous étonnez point que j’aime les guerriers !
Souvent, pleurant sur eux, dans ma douleur muette,
J’ai trouvé leur cyprès plus beau que nos lauriers.

Enfant, sur un tambour ma crèche fut posée.
Dans un casque pour moi l’eau sainte fut puisée.
Un soldat, m’ombrageant d’un belliqueux faisceau,
De quelque vieux lambeau d’une bannière usée
Fit les langes de mon berceau.

Parmi les chars poudreux, les armes éclatantes,
Une muse des camps m’emporta sous les tentes ;
Je dormis sur l’affût des canons meurtriers ;
J’aimai les fiers coursiers, aux crinières flottantes,
Et l’éperon froissant les rauques étriers.

J’aimai les forts tonnants, aux abords difficiles ;
Le glaive nu des chefs guidant les rangs dociles,
La vedette perdue en un bois isolé,
Et les vieux bataillons qui passaient dans les villes,
Avec un drapeau mutilé.

Mon envie admirait et le hussard rapide,
Parant de gerbes d’or sa poitrine intrépide,
Et le panache blanc des agiles lanciers,
Et les dragons, mêlant sur leur casque gépide
Le poil taché du tigre aux crins noirs des coursiers.


Et j’accusais mon âge : — « Ah ! dans une ombre obscure,
« Grandir, vivre ! laisser refroidir sans murmure
« Tout ce sang jeune et pur, bouillant chez mes pareils,
« Qui dans un noir combat, sur l’acier d’une armure,
« Coulerait à flots si vermeils ! »

Et j’invoquais la guerre, aux scènes effrayantes ;
Je voyais, en espoir, dans les plaines bruyantes,
Avec mille rumeurs d’hommes et de chevaux,
Secouant à la fois leurs ailes foudroyantes,
L’un sur l’autre à grands cris fondre deux camps rivaux.

J’entendais le son clair des tremblantes cymbales,
Le roulement des chars, le sifflement des balles,
Et, de monceaux de morts semant leurs pas sanglants,
Je voyais se heurter, au loin, par intervalles,
Les escadrons étincelants !

II

Avec nos camps vainqueurs, dans l’Europe asservie
J’errai, je parcourus la terre avant la vie ;
Et, tout enfant encor,…

Là, je voyais les feux des haltes militaires
Noircir les murs croulants des villes solitaires ;
La tente, de l’église envahissait le seuil ;
Les rires des soldats, dans les saints monastères,
Par l’écho répétés, semblaient des cris de deuil.

Quelle peine, hein ; quels travaux ; quel travail ; quels grincements de lime ; quelle recherche des mots, qui ne viennent pas, de tous les mots, des épithètes, qui manquent, qui ratent immanquablement. Sacristie et métaphore. Comme tout cela était moisi, pourri de littérature. 1823, il avait vingt-et-un ans. Il a gagné, depuis. Il n’a pas volé sa gloire, celui-là.

Mais débarbouillons-nous. Tout a une fin. Avant de remonter, parmi ce peuple qui se disperse, avant de remonter par les ponts boulevard Saint-Michel et jusqu’à la rue de la Sorbonne, où le travail négligé nous attend, débarbouillons-nous de tous ces essais, lavons-nous la mémoire de tous ces mauvais vers. Avant de rompre, récitons-nous de ces vers définitifs, définitivement réussis. Prenons-les parmi les poèmes réussis correspondants. Je veux dire correspondant aux poèmes d’essai que nous avons essuyés.

Napoléon le tenait si bien. Il était si hanté de ce nom et de cette image de Napoléon que Napoléon lui sert de calendrier. Et quel calendrier. Pour quelle date. Pour la date la plus importante de l’histoire universelle, qui est la date de la naissance de Victor Hugo : les Feuilles d’automne, I Data fata secutus, devise des Saint-John, [qu’est-ce que c’est que les Saint-John ?]

Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte,
Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,
Et du premier consul déjà, par maint endroit,
Le front de l’empereur brisait le masque étroit.
Alors dans Besançon,…

Juin 1830. Et Chants du Crépuscule, V, Napoléon II, i :

Mil huit cent onze ! — Ô temps où des peuples sans nombre

Ce que son œil cherchait dans le passé profond,…

Ce n’était pas Madrid, le Kremlin et le Phare,
La diane au matin fredonnant sa fanfare,
Le bivac sommeillant dans les feux étoilés,
Les dragons chevelus, les grenadiers épiques.
Et les rouges lanciers fourmillant dans les piques,
Comme des fleurs de pourpre en l’épaisseur des blés ;

Août 1832. — Ce poème réussi, ce poème gai, dans cette strophe, et sous un revêtement de tristesse, sont-ce là des vers pacifiques. Et ce poème où lui-même il a ramassé, dès les Orientales, dès 1828, tout son ensemble de Napoléon ; Lui.

En épigraphe :

J’étais géant alors, et haut de cent coudées.
buonaparte
I

Toujours lui ! lui partout ! — Ou brûlante ou glacée,
Son image sans cesse ébranle ma pensée.
Il verse à mon esprit le souffle créateur.
Je tremble, et dans ma bouche abondent les paroles
Quand son nom gigantesque, entouré d’auréoles,
Se dresse dans mon vers de toute sa hauteur.

Là, je le vois, guidant l’obus aux bonds rapides ;
Là, massacrant le peuple au nom des régicides ;

Là, soldat, aux tribuns arrachant leurs pouvoirs ;
Là, consul jeune et fier, amaigri par des veilles
Que des rêves d’empire emplissaient de merveilles,
Pâle sous ses longs cheveux noirs.

Puis, empereur puissant dont la tête s’incline,
Gouvernant un combat du haut de la colline,
Promettant une étoile à ses soldats joyeux,
Faisant signe aux canons qui vomissent les flammes,
De son âme à la guerre armant six cent mille âmes,
Grave et serein, avec un éclair dans les yeux.

Puis, pauvre prisonnier, qu’on raille et qu’on tourmente,
Croisant ses bras oisifs sur son sein qui fermente,
En proie aux geôliers vils comme un vil criminel,
Vaincu, chauve, courbant son front noir de nuages,
Promenant sur un roc où passent les orages
Sa pensée, orage éternel.

Qu’il est grand, là surtout ! quand, puissance brisée,
Des porte-clefs anglais misérable risée,
Au sacre du malheur il retrempe ses droits,
Tient au bruit de ses pas deux mondes en haleine,
Et mourant de l’exil, gêné dans Sainte-Hélène,
Manque d’air dans la cage où l’exposent les rois !

Qu’il est grand à cette heure où, prêt à voir Dieu même,
Son œil qui s’éteint roule une larme suprême !
Il évoque à sa mort sa vieille armée en deuil,
Se plaint à ses guerriers d’expirer solitaire,
Et, prenant pour linceul son manteau militaire,
Du lit de camp passe au cercueil !

II

À Rome, où du sénat hérite le conclave,
À l’Elbe, aux monts blanchis de neige ou noirs de lave,
Au menaçant Kremlin, à l’Alhambra riant,
Il est partout ! — Au Nil je le retrouve encore.
L’Égypte resplendit des feux de son aurore ;
Son astre impérial se lève à l’orient.

Vainqueur, enthousiaste, éclatant de prestiges,
Prodige, il étonna la terre des prodiges.
Les vieux scheiks vénéraient l’émir jeune et prudent ;
Le peuple redoutait ses armes inouïes ;
Sublime, il apparut aux tribus éblouies
Comme un Mahomet d’Occident.

Leur féerie a déjà réclamé son histoire.
La tente de l’Arabe est pleine de sa gloire.
Tout Bédouin libre était son hardi compagnon ;
Les petits enfants, l’œil tourné vers nos rivages,
Sur un tambour français règlent leurs pas sauvages,
Et les ardents chevaux hennissent à son nom.

Il est difficile de vérifier ces renseignements de géographie et d’histoire. Et d’histoire naturelle. Mais il y a là, cette fois, son Napoléon tout entier.

Parfois il vient, porté sur l’ouragan numide,
Prenant pour piédestal la grande pyramide,
Contempler les déserts, sablonneux océans ;
Là, son ombre, éveillant le sépulcre sonore.
Comme pour la bataille y ressuscite encore
Les quarante siècles géants.


Il dit : « Debout ! » Soudain chaque siècle se lève,
Ceux-ci portant le sceptre et ceux-là ceints du glaive,
Satrapes, pharaons, mages, peuple glacé.
Immobiles, poudreux, muets, sa voix les compte ;
Tous semblent, adorant son front qui les surmonte,
Faire à ce roi des temps une cour du passé.

Ainsi tout, sous les pas de l’homme ineffaçable,
Tout devient monument ; il passe sur le sable ;
Mais qu’importe qu’Assur de ses flots soit couvert.
Que l’Aquilon sans cesse y fatigue son aile ?
Son pied colossal laisse une trace éternelle
Sur le front mouvant du désert.

III

Histoire, poésie, il joint du pied vos cimes.
Éperdu, je ne puis dans ces mondes sublimes
Remuer rien de grand sans toucher à son nom ;
Oui, quand tu m’apparais, pour le culte ou le blâme,
Les chants volent pressés sur mes lèvres de flamme,
Napoléon ! soleil dont je suis le Memnon !

Tu domines notre âge ; ange ou démon, qu’importe ?
Ton aigle, dans son vol, haletants, nous emporte.
L’œil même qui te fuit te retrouve partout.
Toujours dans nos tableaux tu jettes ta grande ombre ;
Toujours Napoléon, éblouissant et sombre,
Sur le seuil du siècle est debout.

Ainsi quand du Vésuve explorant le domaine,
De Naples à Portici l’étranger se promène,

Lorsqu’il trouble, rêveur, de ses pas importuns,
Ischia, de ses fleurs embaumant l’onde heureuse,
Dont le bruit, comme un chant de sultane amoureuse,
Semble une voix qui vole au milieu des parfums ;

Qu’il hante de Paestum l’auguste colonnade,
Qu’il écoute à Pouzzol la vive sérénade
Chantant la tarentelle au pied d’un mur toscan ;
Qu’il éveille en passant cette cité momie,
Pompéi, corps gisant d’une ville endormie,
Saisie un jour par le volcan ;

Qu’il erre au Pausilippe avec la barque agile
D’où le brun marinier chante Tasse à Virgile ;
Toujours, sous l’arbre vert, sur les lits de gazon,
Toujours il voit, du sein des mers et des prairies,
Du haut des caps, du bord des presqu’îles fleuries,
Toujours le noir géant qui fume à l’horizon !

Décembre 1828. — Les Orientales, XL, pour les scientifiques. Et enfin, avant de rentrer dans nos maisons, puisqu’il s’agit d’un Dieu, écoutons la prière. Écoutons la prière du jeune Arabe Hugo. Ce Lui, Orientales XL, succède naturellement à une Orientale XXXIX, et cette Orientale XXXIX n’est autre que Bounaberdi.

Ce Bounaberdi ne vous dit rien. Mais un sociologue avisé découvrirait aisément dans ce mot une altération du mot Bonaparte, surtout si vous l’écrivez Buonaparte et si vous le prononcez Bouonaparté. Un Filolog découvrirait certainement les lois de cette altération. Avant de nous rasseoir pour dépouiller le courrier de ce jour, écoutons la prière à Bounaberdi ; grand comme le monde :

Souvent Bounaberdi, sultan des Francs d’Europe,
Que, comme un noir manteau, le semoun enveloppe,
Monte, géant lui-même, au front d’un mont géant,
D’où son regard, errant sur le sable et sur l’onde,
Embrasse d’un coup d’œil les deux moitiés du monde
Gisantes à ses pieds dans l’abîme béant.

Il est seul et debout sur son sublime faîte.
À sa droite couché, le désert qui le fête
D’un nuage de poudre importune ses yeux :
À sa gauche la mer, dont jadis il fut l’hôte,
Élève jusqu’ici sa voix profonde et haute,
Comme aux pieds de son maître aboie un chien joyeux.

Et le vieil Empereur, que tour à tour réveille
Ce nuage à ses yeux, ce bruit à son oreille,
Rêve, et, comme à l’amante on voit songer l’amant,
Croit que c’est une armée, invisible et sans nombre,
Qui fait cette poussière et ce bruit pour son ombre,
Et sous l’horizon gris passe éternellement !

prière

Oh ! quand tu reviendras rêver sur la montagne,
Bounaberdi ! regarde un peu dans la campagne
Ma tente qui blanchit dans les sables grondants ;
Car je suis libre et pauvre, un Arabe du Caire,
Et quand j’ai dit : Allah ! mon bon cheval de guerre
Vole, et sous sa paupière a deux charbons ardents !

Novembre 1828. — Décidément mon cahier serait un cahier très sage, qui ferait plaisir à tout le monde, même à mes amis, et qui me vaudrait les compliments de mes camarades ; un bon cahier de récapitulation ; sans aucune idée maîtresse : des faits, rien que des faits ; des événements bien égalisés, soigneusement passés au rouleau ; énumération ; échelonnement ; rien de plus ; l’idéalisme historique y recevrait une adoration discrète, parce que nous devons révérer les anciens dieux ; le matérialisme historique y recevrait un hommage plus marqué, parce que nous devons nous ménager les dieux nouveaux ; l’une et l’autre adoration pourtant seraient habilement combinées, dosées, parce que l’on ne sait jamais qui sera le dieu de demain ; et ni l’un ni l’autre hommage ne me ferait manquer à la règle sacrée du fait pur ; car cet idéalisme et ce matérialisme se ressemblent en ceci au moins qu’ils ne sont nullement des idées, puisqu’ils sont des systèmes.

Sage devenu en ce temps de sagesse, on me pardonnerait beaucoup de nos méfaits passés ; les historiens ne me rejetteraient plus ; les philosophes ne me rejetteraient plus…

Cette saisie eut lieu un matin ; peut-être un lundi ; peut-être un mardi matin ; en tout cas on eut l’impression que ça faisait un commencement de semaine, et un esérieux commencement de semaine ; par un effet de retour en arrière, on eut immédiatement l’impression que le voyage du roi d’Espagne avait lui aussi duré une semaine exactement, qu’il avait fait une semaine, arrêtée, que cette semaine avait été la semaine du roi d’Espagne, qu’elle était finie, qu’il ne s’agissait plus d’en parler, qu’on avait autre chose à faire ; cette semaine elle-même avait fini mal ; un attentat, le plus stupide et le plus criminel des attentats, rompant la sécurité universelle, avait rompu la joie, ayant rompu le charme ; dès avant l’arrivée du souverain, des gens bien informés avaient bien dit que la police était extrêmement inquiète, que l’on savait qu’il y avait un complot qui se préparait ; que l’on redoutait un attentat ; nul n’en voulait rien croire ; d’abord parce que ces pronostics venaient des perpétuels gens bien informés ; ensuite parce que ces sinistres renseignements dérangeaient l’idée que l’on s’était faite, l’idée que l’on voulait avoir ; un matin, on sut par les journaux que l’attentat s’était produit ; ce fut comme un premier assombrissement, et un premier détraquement ; une irruption de réalité rebelle ; mais quelqu’un troubla la fête ; on eut l’impression que des gens qui n’étaient pas invités entraient dans le cours des événements ; les arrangements si bien pris tombaient ; non seulement cet attentat était criminel et odieux, mais et surtout il n’était pas de jeu ; il rompait une sécurité contractuelle communément consentie ; avec lui et par lui revenaient pour tout le monde les communs soucis, les tracas, les embarras, les embêtements de nos vies ordinaires.

Il y a je ne sais quoi de singulièrement féroce dans l’immuabilité des programmes officiels ; un soir la mort, qui n’était pas prévue, paraissant elle-même s’inscrit au programme ; et tout le monde est officiellement forcé de faire comme si elle ne s’y était pas inscrite ; ces deux premières bombes pouvaient en introduire d’autres ; on savait qu’il y en avait d’autres on ne savait où ; et pourtant il fallait continuer les fêtes, suivre le programme exactement comme si de rien n’était ; sous peine d’hésitation, de panique, d’affolement, d’officielle lâcheté ; ainsi les deux souverains devaient continuer de faire les deux personnages des fêtes et des cérémonies arrêtées ; ils devaient immuablement continuer d’être des personnages populaires et souriants de fêtes nationales et populaires ; sous la menace de la mort, car les protections de la police, on l’avait bien vu, ne procurent jamais une sécurité hermétique. Ainsi entendu, le métier de roi devient le plus difficile des métiers, le plus dangereux, et celui qui requiert le plus du courage le plus exact ; nul métier peut-être n’exige à ce point que le menacé fasse exactement comme si la menace n’existait pas ; ni l’ouvrier dans les métiers dangereux, ni le misérable dans sa misère, ni le marin ni l’officier sur son vaisseau, ni le soldat ni l’officier sous le feu ne sont tenus de faire exactement comme s’il n’y avait aucune menace d’aucun danger ; sans avoir peur, ils ont le droit de montrer, ou de laisser voir, qu’ils savent ; généralement ils s’appliquent à ne rien laisser voir, ou par un courage naturel ou obtenu en effet ils ne laissent rien voir ; mais c’est beaucoup déjà que de ne pas y être tenu ; au contraire le roi est tenu de se conduire exactement comme s’il n’y avait jamais rien eu de fait.

Cet odieux, ce criminel attentat n’avait pas seulement assombri la fin de ces fêtes, il n’avait pas seulement révélé un danger permanent, mais, ce qui était plus grave, il avait rompu la trêve ; il faut redire le mot, il avait rompu le charme ; on eut immédiatement l’impression que cette intervention brusque avait rompu tout un enchantement, que c’était lui, l’attentat, qui était réel, et que c’étaient les fêtes qui étaient imaginaires, feintes, que l’enchaînement de cette année pénible n’avait point été brisé, que la semaine qui allait recommencer ressemblerait aux semaines précédentes de la même vie, qu’il faudrait reprendre le collier, que rien de nouveau n’était venu, que ces promenades n’avaient eu aucun sens, que ces dissipations avaient été vaines, que la vie était toujours la même ; cet attentat n’était pas un attentat seulement ; c’était la réapparition des ennuis journaliers que l’on avait omis d’inviter.

C’était surtout la réapparition brusque de la réalité même ; les joies et les délassements avaient été imaginaires ; l’attentat seul était réel, non factice, non bienveillant et bénévole ; comme on attendait anxieux, la respiration coupée, que toutes ces fêtes fussent finies, oppressé, que le roi fût parti, nous déchargeant enfin du soin de sa garde et de l’honneur de sa sécurité ; comme on attendait qu’il fût parti enfin, et qu’il fût arrivé quelque part qui ne fût point chez nous ; qui ne fût point de notre domaine, car aussitôt, immédiatement, tout le monde avait senti que nous avions un domaine, où nous étions responsables ; comme on attendait que tout fût éloigné, le roi, la menace, le malheur, le perpétuel embêtement.

Il fallut revenir à Paris afin de recommencer la semaine ; une ancienne chanson française, que nul aujourd’hui ne sait plus, qui ferait le désespoir de nos modernes antialcoolistes, elle-même commence par les enseignements suivants :

Commençons la semaine
En buvant du bon vin ;

Ces vieux enseignements sont à jamais perdus ; nous commençons généralement nos semaines en nous abreuvant d’ennuis, de travail, de présence ; et nous les continuons, et nous les finissons comme nous les avons commencées ; nous rentrions donc à Paris ce matin de commencement de semaine, — était-ce un lundi, était-ce un mardi, était-ce un autre jour, nul aujourd’hui ne le sait, — mais ce que chacun sait, et ce que nul désormais n’oubliera, c’est le commencement de semaine que fit de lui-même ce jour inoubliable.

Comme tout le monde j’étais rentré à Paris le matin neuf heures ; comme tout le monde, c’est-à-dire comme environ huit ou neuf cents personnes, je savais à onze heures et demie que dans l’espace de ces deux heures une période nouvelle avait commencé dans l’histoire de ma propre vie, dans l’histoire de ce pays, et assurément dans l’histoire du monde.

Si ces cahiers n’étaient pas les cahiers, c’est-à-dire s’ils étaient une revue comme toutes les revues, et si je me proposais d’écrire un article comme on en écrit pour toutes les revues, touchant à la fin de ce premier cahier que j’ai pu faire, ce serait ici le commencement de mentir ; ayant à parler d’un événement aussi capital, j’emprunterais le langage noble, le grand style, je m’exciterais ; mais nous nous sommes précisément institués pour donner, autant que nous le pourrions, des notations exactes, scrupuleuses, patientes.

Nous étions donc venus à Paris débarrassés tout de même un peu des soucis antérieurs ; le roi était parti, en bon état ; c’était un gros souci de moins ; il ne restait plus qu’un monde connu, le monde exploré des soucis quotidiens, le monde ennemi et parent des soucis familiers.

Comment en l’espace d’un matin tout le monde, j’entends tout le monde ainsi dénombré, sut que la France était sous le coup d’une invasion allemande imminente, c’est ce que je veux d’abord noter.

Nous étions arrivés pensant à tout autre chose ; on a tant à faire en un commencement de semaine, surtout après une légère interruption ; la vie est si chargée ; nous ne sommes pas de ces grands génies qui avaient toujours un œil sur le tsar et l’autre sur le mikado ; les destins des empires nous intéressent énormément ; mais nous sommes tenus de gagner notre pauvre vie ; nous travaillons du matin au soir ; nous faisons des journées de beaucoup plus de huit heures ; nous avons, comme tous les honnêtes gens et les simples citoyens, beaucoup de soucis personnels ; on ne peut pas penser toujours aux révolutions de Babylone ; il faut vivre honnêtement la vie de tous les jours ; elle est grise et tissée de fils communs.

La vie de celui qui ne veut pas dominer est généralement de la toile bise.

Tout le monde, ainsi compté, tout le monde en même temps connut que la menace d’une invasion allemande est présente, qu’elle était là, que l’imminence était réelle.

Ce n’était pas une nouvelle qui se communiquât de bouche en bouche, que l’on se communiquât, latéralement, comme les nouvelles ordinaires ; ce que les gens qui se rencontraient se communiquaient, ce n’était pas la nouvelle, ce n’était que la confirmation, pour chacun d’eux, d’une nouvelle venue de l’intérieur ; la connaissance de cette réalité se répandait bien de proche en proche ; mais elle se répandait de l’un à l’autre comme une contagion de vie intérieure, de connaissance intérieure, de reconnaissance, presque de réminiscence platonicienne, de certitude antérieure, non comme une communication verbale ordinaire ; en réalité c’était en lui-même que chacun de nous trouvait, recevait, retrouvait la connaissance totale, immédiate, prête, sourde, immobile et toute faite de la menace qui était présente.

L’élargissement, l’épanouissement de cette connaissance qui gagnait de proche en proche n’était point le disséminement poussiéreux discontinu des nouvelles ordinaires par communications verbales ; c’était plutôt une commune reconnaissance intérieure, une connaissance sourde, profonde, un retentissement commun d’un même son ; au premier déclanchement, à la première intonation, tout homme entendait en lui, retrouvait, écoutait, comme familière et connue, cette résonance profonde, cette voix qui n’était pas une voix du dehors, cette voix de mémoire engloutie là et comme amoncelée on ne savait depuis quand ni pourquoi.