L’effort français – Notre infanterie
Joseph Bédier

Revue des Deux Mondes tome 51, 1919


L’EFFORT FRANÇAIS

NOTRE INFANTERIE

II [1]
DEUXIÈME PHASE:


DE VERDUN A LA SOMME

Verdun, bataille d’écrasement, — d’écrasement mutuel. En ce mot se résument tous les récits techniques des journaux de marche, et aussi tant de récits ardents, douloureux, que chacun peut recueillir dans les régiments et qui brillent entre nos mains comme de beaux joyaux sombres. Et ce que ce mot veut dire, le voici.

Les Allemands s’en sont pris à la région la plus paisible de notre front, à la plus redoutable en apparence, à la plus vulnérable en fait, car le renom de puissance de notre grande forteresse avait protégé jusqu’alors ce secteur, semblait devoir le protéger toujours, et c’est pourquoi nous l’avions moins fortement organisé que les autres. Et tandis qu’avertis déjà de leur intention de l’attaquer, nous escomptions pourtant un délai de quelques jours avant leur attaque, car ils n’avaient pas encore entrepris dans leurs lignes les travaux préparatoires, établissement de places d’armes et de parallèles de départ, qui semblaient nécessaires, voici que leur tactique consiste précisément à supprimer de tels préparatifs : sans parallèles de départ, d’une longue distance de 800 à 1 000 mètres et plus, ils lancent, le 21 février 1916, leur infanterie à l’abordage, et, par ce procédé inusité, ils obtiennent la surprise, — du même coup, la rupture. Ils ont emporté nos lignes sur dix kilomètres, les ont dépassées : ils marchent librement sur Verdun, quand, au cinquième jour, de nouvelles forces françaises, hâtivement appelées, leur barrent le chemin. En rase campagne, hors de toutes tranchées, les deux infanteries se heurtent, et désormais se heurteront sans fin, tout en travaillant l’une et l’autre à organiser le terrain, soumises l’une et l’autre à un même régime de feu, qui fut chose terrible.

La méthode consiste à concentrer à la fois le tir de pièces de tous les calibres non pas sur une ligne, mais sur une zone ; non pas seulement sur la position que l’on veut emporter, mais aussi loin que possible en arrière sur tout ce qui peut l’étayer. L’image expressive du système n’est plus celle du bélier qui frappe contre une muraille, mais celle du pilon qui tombe d’aplomb et qui martèle la zone encerclée. La zone encerclée, c’est le coin de terre où les vieux territoriaux qui camouflent un chemin aux arrière-lignes courent presque autant de périls qu’en d’autres batailles les hommes d’une vague d’assaut ; où, tant que le pilon tombe et retombe, pas une corvée de vivres ou de munitions ne peut franchir trois cents mètres sans être anéantie ; où les blessés, dans les postes de secours effondrés, délirent, faute d’air, pris de frénésie collective ; où souvent un quart rempli d’eau, c’est la vie d’un homme. Et la zone encerclée a pour limite une étroite bande de terrain que les deux artilleries essayent d’épargner parce que les deux infanteries y luttent emmêlées, à la grenade, à la mitrailleuse, au lance-flammes, et s’y disputent l’avance au mètre carré.

Devant Verdun, un jour, le chef d’une troupe fraîche demande à l’officier de chasseurs qu’il vient relever : « Par où passe notre ligne ? — Allez : là où vous trouverez par terre mes chasseurs tués, bien rangés côte à côte, par la passe notre ligne. »

Devant Verdun, un jour, un chef de bataillon, privé de tout autre moyen de liaison, envoie tour à tour au poste de commandement du colonel vingt coureurs : ils doivent suivre une certaine piste pour aller, une autre pour revenir. Pas un ne revient ; le lendemain, il les retrouve tous les vingt, dix tombés sur la piste d’aller, dix sur la piste de retour.

Devant Verdun, un jour, un régiment de zouaves vient pour la seconde fois occuper un secteur où, trois semaines plus tôt, il s’est battu : c’est un de ces beaux régiments qui se sont créé l’aristocratique privilège, versant plus de leur sang que d’autres, de remuer moins de terre ; dans l’intervalle, un régiment d’infanterie moins réputé a tenu la position. Les deux colonels visitent ensemble les lignes : « Qu’avez-vous fait en ces trois semaines ? » demande le colonel de zouaves. — « Voyez, répond l’autre, mes hommes ont établi sous le feu cette ligne téléphonique et aussi cette double piste en planches. — Ah ! puisqu’ils ont fait cela, monsieur, c’est donc qu’ils sont plus poilus que mes poilus ! »

Devant Verdun, un jour, à la nuit tombante, un chef de bataillon monte vers la première ligne pour y visiter ses hommes et les réconforter. La première ligne, c’est un cordeau, tendu au sol, qui court entre des trous d’obus : dans les trous d’obus, un par un, les hommes sont tapis. Il se penche sur l’une de ces cuves pleines de ténèbres, car la nuit est venue, toute noire, et, à voix très basse, car l’Allemand est là, il demande : « Ça va ? » Mien ne bouge, mais une voix, assourdie comme pour dire un secret, répond : « Ça va, mon commandant ; ils ne passeront pas. » Il marche plus loin, poursuit sa ronde : « Ça va ? » et de chaque trou ténébreux monte le même secret…

Où était-ce ? Au Mort-Homme ou à Froideterre ? A la ferme de Haudromont ou à la chapelle Sainte-Fine ? Qu’importe ? C’était « devant Verdun, un jour, » un jour quelconque de cette bataille où tant de jours furent pareils, et ces récits sans nombre, si beaux que pas un poète n’aurait su en inventer un seul, ces récits, dont chacun est sans prix, se ressemblent tous[2], comme se ressemblèrent les combats sans nombre de cette « bataille d’écrasement. »

Les Allemands avaient-ils vraiment inventé ce type de bataille, ou n’ont-ils fait que retourner contre nous notre méthode du 25 septembre 1915, en la portant seulement à un plus haut degré d’outrance, et comme en l’exaspérant ? Quoi qu’il en soit et supposé qu’on doive leur laisser ici le mérite d’avoir innové, il restera du moins que nous avons su presque aussitôt faire nôtre l’innovation, rétablir l’équilibre entre les deux artilleries, répondre à l’écrasement par l’écrasement. Schématiquement résumée, la bataille de Verdun apparaît comme la lutte de deux volontés également armées, également obstinées : obstination du commandement allemand qui, « sans plus compter ses sacrifices, » pousse vers la forteresse ; obstination du commandement français, — Joffre, Pétain, Nivelle, — qui, tout en la défendant, ménage ses ressources en vue d’une autre bataille qu’il sait, offensive celle-là, qu’il prétend livrer un jour, ailleurs, au jour, au lieu que, dès le 18 février 1016, d’accord avec nos alliés britanniques, il a fixés. Pour l’heure, le souci du général Joffre et de ses lieutenants est de garder à notre effort devant Verdun son caractère purement défensif, de contenir l’adversaire sans nous épuiser nous-mêmes. « C’est le rail et la route, dit-on alors, qui mènent la bataille, » et notre part d’invention à Verdun réside en effet dans la promptitude du commandement français à reconnaître ce principe nouveau et à lui faire porter toutes ses conséquences ; elle réside dans l’ordre et le sang-froid qu’il déploie à organiser et à exploiter le réseau ferré et le réseau routier, à surveiller le système des relèves, à régler le mouvement de chaîne sans fin, la noria géante qui doit sans répit déverser devant Verdun et remporter les divisions après les divisions.

Ce furent là de grandes nouveautés ; elles ne concernent guère l’infanterie. Devant Verdun, l’infanterie française et l’infanterie allemande ont combattu tout comme en 1915, avec le même armement, selon la même tactique, et l’on ne peut guère noter que quelques innovations secondaires. Pour l’armement, du côté allemand, c’est l’emploi plus fréquent de l’atroce, lance-flammes[3] ; du côté français, afin de riposter à la redoutable grenade à manche de l’ennemi, c’est la mise en service de types de grenades très variés, trop variés peut-être. Pour la tactique, rien que de connu déjà, sauf que le fantassin français, faisant de nécessité vertu, inventa spontanément dans ces combats l’art d’utiliser les trous d’obus comme abris, puis comme nids de mitrailleuses et centres de résistance : procédés de fortune d’où Ludendorff saura bientôt tirer tout un système de défensive active. Notons encore que des combats devant Verdun sortirent certaines règles d’emploi de l’artillerie dans la défensive, qui constituaient un sérieux progrès ; les procédés qui furent alors pratiqués contenaient en puissance l’idée du barrage roulant.

Somme toute, cette bataille fut pauvre en nouveautés techniques. Elle comptera entre toutes pourtant dans l’histoire de notre infanterie au cours de cette guerre : non pas seulement parce qu’elle fut si sanglante, mais parce que, devant Verdun particulièrement, le sang des purs fut semence de plus hautes vertus. Voici, semble-t-il, comment et pourquoi.

Nos fantassins, venant à Verdun, savaient déjà, pour y avoir tant souffert, ce qu’était leur régiment. Déjà ils avaient appris, comme il arrive dans toute bonne infanterie, que la compagnie est plus brave que tous les soldats qui la composent, le bataillon plus brave que la compagnie, le régiment plus brave que le bataillon. Déjà ils avaient éprouvé qu’en de certaines heures où les plus vaillants d’entre eux avaient sué Dieu sait quelle sueur, un surcroît de forces leur était venu de leur compagnie, de leur bataillon, de leur régiment, et ils s’étaient donc habitués à vénérer en leur régiment la plus haute personne morale qu’ils connussent : la plus haute, car leur expérience s’arrêtait à lui pour l’ordinaire et s’étendait à peine jusqu’aux autres régiments de la division et jusqu’aux rares régiments d’autres divisions que les hasards d’une bataille avaient pu pour quelques jours mener dans leur voisinage. Devant Verdun, il en alla autrement.

Par Sainte-Menehould ou par la grand’route de Bar-le-Duc, la Voie Sacrée, comme on l’appelait, où presque tous les régiments de France passèrent tour à tour, chaque régiment montait en direction de Verdun, comme vers son calvaire ; il entrait dans la bataille sous la bénédiction de ses aumôniers, la plupart des soldats confessés et absous ainsi que les croisés de jadis : et aussitôt la bataille se révélait à leurs regards si horrible en effet que les plus hardis commençaient par douter de lui : si beau qu’il fût, pourrait-il tenir ? Pourtant, ils le savaient, d’autres régiments avant lui, aux mêmes lieux, avaient tenu ; pourtant, ils le voyaient, d’autres régiments, à leur gauche, à leur droite, tenaient sur des lignes non moins intenables, et d’autres encore là-bas dans ces secteurs qu’ils regardaient au loin s’embraser ou s’éteindre ; et quand revenus de Verdun, — le devoir fait. — ils se reformaient à l’arrière, voici que dans leurs lointains cantonnements de repos les communiqués quotidiens, leur répétant durant des semaines les mêmes noms, leur apprenaient qu’aux mêmes lieux où ils avaient tenu, d’autres régiments, et d’autres encore, tenaient toujours.

Par là tous les fantassins jusqu’au dernier apprirent, non plus comme une vérité d’ouï-dire, mais comme une vivante vérité d’expérience personnelle, ce que seul jusque-là, le Haut Commandement avait su : que la plupart des régiments de France étaient beaux de la même beauté. La bataille de Verdun avait découvert à l’infanterie française l’infanterie française. et ce qu’elle avait révélé au Haut Commandement, c’est que la limite d’endurance du fantassin devait être cherchée bien plus loin qu’il avait cru jusqu’alors.

Mais vers qui doit en remonter la louange, sinon de préférence vers ces quelques régiments du 1er corps et du 20e corps, qui, débarqués devant Verdun dans la nuit du 24 au 25 février, lancés par les champs couverts de neige à la rencontre de l’ennemi, combattirent en des conditions qui semblaient désespérées et imposèrent à ceux qui devaient venir après eux la leçon de leur exemple ? Si ces premiers régiments avaient cédé, ils n’auraient pas failli aux lois de l’honneur militaire ; tout autre régiment venu après eux, s’il avait cédé, aurait cru y faillir : les combattants dus premiers combats avaient reculé les bornes de ces lois sublimes.

C’est donc plus consciente d’elle-même que l’infanterie française, à peine retirée de Verdun, provoquera l’ennemi à une autre bataille.

Ce fut pour lui la pire surprise quand il vit sur la Somme, le 1er juillet 1916, c’est-à-dire au jour depuis quatre mois arrêté par nous, nos divisions se déployer sur un large front en liaison avec les divisions anglaises.

Comment était-ce possible, au lendemain de la saignée de Verdun, ou plutôt au fort même de cette saignée ? Car les Allemands poursuivaient devant la forteresse leur entreprise d’usure ; et n’avaient-ils pas, la semaine d’avant encore, le 23 juin, lancé sur Thiaumont, Froideterre et Souville les attaques les plus forcenées ? et ne devaient-ils pas à bon droit nous croire plus épuisés qu’eux-mêmes, puisqu’ils avaient en ces quatre mois identifié sur le front de Verdun un nombre de divisions françaises presque double du nombre des divisions qu’eux-mêmes avaient engagées ? Leur calcul se trouva faux pourtant. Les pertes totales pouvaient s’équivaloir de part et d’autre, mais notre Commandement avait constamment veillé à établir un système de relèves très rapide, très souple, et, si l’on peut dire, très humain, afin de répartir le fardeau de l’épreuve commune sur le plus grand nombre possible d’unités, donc sur le plus grand nombre possible de nos provinces. Et cette méthode, plus équitable au point de vue national, fut aussi militairement la plus fière, celle qui avait accordé au soldat le plus large crédit de confiance : pour les Allemands, un soldat retiré, même après peu de jours, de l’ « enfer » de Verdun devait n’être plus qu’une loque humaine, impropre pour des mois à tout nouvel effort ; autant valait donc y maintenir les divisions en ligne jusqu’à ce qu’elles fussent saignées à blanc ; pour nous, au contraire, un soldat réchappé de Verdun devait être devenu un meilleur soldat.


De plus, au fer et à mesure que nous retirions de Verdun nos unités et que nous les ramenions dans les camps, nous les munissions, en vue de la prochaine bataille, d’un armement meilleur : car depuis longtemps nos arsenaux travaillaient en secret soit à pourvoir nos troupes d’un nombre plus grand de mitrailleuses, soit à inventer et à essayer des armes et des engins jusqu’alors inconnus.

Pour les mitrailleuses, on s’était enfin arrêté au meilleur mode de leur groupement : en 1915, au lieu des deux mitrailleuses par bataillon du début de la guerre, nous avions mis en ligne une compagnie de mitrailleuses par régiment ; puis, dans chaque brigade, une compagnie de mitrailleuses de brigade en plus des compagnies régimentaires ; désormais, à partir de juin 1916, chaque bataillon sera doté d’une compagnie de mitrailleuses, à huit pièces[4].

Quant aux grenades, elles avaient abondé à Verdun : pour progresser pied à pied dans les boyaux, pour nettoyer les tranchées ou les abris, pour soutenir par petits groupes dans les champs d’entonnoirs la lutte sauvage, nos soldats avaient manié, outre les grenades fusantes, d’autres grenades encore, suffocantes et lacrymogènes, et d’autres, incendiaires et fumigènes. Progressivement, on apprit à choisir entre les modèles trop nombreux, pour ne garder que les meilleurs ; et surtout on dota nos troupes, — à partir de juin 1916, — de la grenade VB (Viven-Bessière), grenade fusante, sans tige, dont le corps, cylindrique, en fonte, se tire avec la cartouche à balle au moyen d’un tromblon fixé au canon du fusil ; engin propre à fournir de redoutables tirs de barrage ou d’usure.

Une autre arme fut mise en service dans le même temps, le fusil-mitrailleur, plus puissant que le fusil, plus léger que la mitrailleuse, que le soldat peut tirer soit couché, soit tout en marchant à l’allure de la troupe d’assaut. Le fusil-mitrailleur dispose d’un approvisionnement normal de dix chargeurs, contenant chacun vingt cartouches ; il peut tirer soit coup par coup, soit par rafales de cinq à six cartouches, soit sans interruption en cas de crise, et atteindre alors le débit de cent quarante coups à la minute.

Dans le même temps encore, notre infanterie commençait à être dotée d’un canon propre à l’accompagner dans toutes les circonstances du combat, le canon de 37, facile à régler, précis, rapide, et dont la portée utile est de 1 500 mètres. Son obus produit des effets comparables à ceux d’une grenade, mais d’une grenade qui pourrait traverser, avant d’éclater, soit deux ou trois rangées de sacs à terre, soit un blindage de bois, soit une plaque d’acier.

A l’exemple des Anglais, on venait de créer, pour exercer la troupe au maniement de ces engins, des écoles. Bientôt elles fourniront on nombre les grenadiers d’élite, ceux qui sont capables de lancer dix grenades par minute à 30 ou 40 mètres, avec un écart de 2 ou 3 mètres au plus ; et les grenadiers-voltigeurs qui peuvent former devant eux, à une distance de 80 à 150 mètres, un fort barrage de grenades VB, etc. Malheureusement, trop peu de nos soldats avaient pu encore fréquenter ces écoles, quand s’ouvrit la bataille de la Somme.

Car enfin, c’est encore presque la même misère qu’en 1915 : nos soldats ne peuvent guère s’instruire que dans la tranchée ou au combat, par des procédés d’un tragique empirisme. Nos troupes n’ont plus, à vrai dire, 850 kilomètres de front à défendre : les Anglais les ont généreusement relevées sur près de cent cinquante kilomètres. Il en reste aux Français plus de sept cents à tenir. Or, tenir sans fléchir cette immense ligne saignante, c’est là le problème qui domine durant des années toute la politique de guerre de la France, — tandis que par surcroit elle combat aux Dardanelles, au Maroc, à Salonique. Notre exposé court, parce que la clarté l’exige, d’une grande date à une autre, d’une grande bataille à une autre ; mais, ce qu’il devrait bien plutôt représenter, ce sont les obscurs engagements de chaque jour, les alertes sans cesse renaissantes, la continuité de la pression ennemie. Au chemin de la croix de notre infanterie, comme sur l’autre Chemin de la croix, les stations illustres ne sont pas seules vénérables. Chaque pas l’est au même titre : ce qui est vénérable, c’est le cheminement lui-même, la longueur du temps, la persistance de l’effort. Comment la France a-t-elle suffi à une telle tâche ?

Le secret est simple : sa population masculine s’élevant tout au plus à dix-neuf millions d’hommes, y compris les vieillards, les enfants, les infirmes, elle a appelé sous les drapeaux, de 1914 à 1918, huit millions trois cent mille hommes[5]. De ces 8 300 000 hommes, plusieurs millions, je ne sais combien, ont été blessés ; 1 315000 ont été tués.[6]. Sur ces 1 315 000 soldats tombés à l’ennemi, combien de fantassins, — et des plus jeunes, et des plus vaillants[7].


Donc, aux champs de la Somme, le 1er juillet 1960, les Français, sur un front de quarante kilomètres, attaquent en direction générale de Péronne ; les Anglais, sur un front de vingt kilomètres, en direction générale de Bapaume. Ils soutiendront leur effort près de trois mois, jusqu’au 27 septembre.

C’est à cette phase de la guerre et plus particulièrement à cette bataille que s’applique le mieux la formule célèbre : « L’artillerie conquiert, l’infanterie occupe, » — c’est-à-dire l’infanterie avance seulement après que le feu a détruit devant elle tous les obstacles matériels. À cette époque, après tant d’expériences sanglantes, chacun a pu constater que le rôle des armes portatives, fusil, baïonnette, sabre, est allé toujours se réduisant et qu’il suffit d’une petite équipe d’hommes énergiques et bien abrites qui servent une mitrailleuse pour arrêter la poussée d’une troupe d’infanterie décuple, centuple, si disciplinée soit-elle et quelque formation qu’elle puisse prendre. À cette époque, chacun a pu reconnaître le fait fondamental de la guerre qui se déroule : elle a révélé la puissance défensive de l’armement. C’est qu’elle est aux guerres napoléoniennes et à la guerre de 1870 ce que l’usine d’aujourd’hui est à l’atelier de jadis. Comme la Machine domine le système social de notre temps, la Machine domine aussi le champ de bataille. Sur le champ de bataille moderne, son œuvre, c’est le feu, lequel, comme toute action mécanique, est chose précise, régulière, implacable, et qui n’a pas de nerfs. Sur le champ de bataille moderne, le feu est tout. Là où il a passé, le mouvement de l’infanterie est possible ; non pas là où il n’a point passé, non pas là où il n’a agi qu’incomplètement. Tout doit donc se ramener à obtenir la supériorité du feu : et puisque seule la mitrailleuse peut triompher du fusil et que seul le canon peut triompher de la mitrailleuse, la supériorité en artillerie devient l’élément essentiel de la bataille. L’action d’artillerie n’est pas une phase de la bataille : c’en est la trame elle-même. Pour appliquer cette doctrine, nous disposions sur la Somme d’une artillerie nombreuse, magnifiquement approvisionnée, bien réglée par une belle flotte aérienne : et l’infanterie ne fut guère engagée que là où le canon lui avait au préalable ouvert le chemin. De plus nous avions appris à suivre la méthode que, dès le lendemain déjà bataille de Champagne, en septembre 1915, l’un de nos tacticiens avait préconisée et su mettre au point : celle qui subordonne d’une façon absolue pendant l’assaut l’artillerie d’accompagnement à l’infanterie. En réalité, dans le combat, chaque régiment mène, après le départ de l’assaut, une attaque séparée. Son chef est responsable du succès ou de l’insuccès ; il voit sur place les difficultés ; il doit avoir en mains les moyens de les vaincre. L’artillerie qui travaille sur son front constitue le plus puissant de ces moyens : elle doit donc être à son entière disposition ; à lui de définir ses objectifs, à lui de prescrire ses changements de positions.

Grâce à ces perfectionnements, au lieu qu’on professait encore quelques mois plus tôt, presque officiellement, que « la série des épouvantables défenses ennemies, la troupe d’assaut doit l’avaler d’un seul coup, d’une seule résolution[8], » sur la Somme, au contraire, la troupe d’assaut put atteindre ses objectifs sans avoir dépensé trop de sang et de force nerveuse, et par suite il fut possible de la maintenir en ligne pour un second, pour un troisième effort, analogues au premier, qu’on lui demandait après des pauses de quelques jours, lorsque l’artillerie avait achevé devant elle un second, un troisième travail de destruction.

Telles furent, à la bataille de la Somme, la doctrine et la méthode. On en sait les splendides résultats. « Verdun dégagé, vingt-cinq villages reconquis, 3 5000 Allemands faits prisonniers, 150 canons pris, les lignes successives, de l’ennemi enfoncées sur dix kilomètres de profondeur[9], » ces avantages s’ajoutaient à des avantages anglais presque équivalents ; — et surtout, l’armée allemande et la nation allemande furent violemment ébranlées par la longueur et la dureté de la bataille. L’ennemi, inquiété dans le même temps sur son front oriental, faillit, à la fin des opérations sur la Somme, demander la paix.

S’il se reprit pourtant, c’est qu’il avait réussi, par les mesures de recrutement les plus énergiques, à renforcer soudainement ses armées de plus de cinq cent mille hommes ; c’est aussi qu’il avait su découvrir et mettre au point, au cours même de la bataille, une nouvelle méthode défensive, propre à le garer.

Il l’avait découverte à la faveur des longs intervalles qui séparaient nos attaques. Ces pauses de plusieurs jours, voire de plusieurs semaines, étaient de l’essence même de notre méthode. Puisque c’est « l’artillerie qui conquiert » et par voie de « destruction totale, » « l’infanterie n’occupe » que ce que l’artillerie a pu détruire et conquérir, à savoir une zone peu profonde de terre bouleversée jusqu’au chaos, où l’assaillant a peine à s’installer. Si l’artillerie veut « conquérir » à nouveau et l’infanterie « occuper » à nouveau, il faut au préalable refaire les routes, organiser des positions de batteries nouvelles, etc. une armée de travailleurs y serait nécessaire ; et les jours passent, que le défenseur met à profit : tandis que l’assaillant remonte à nouveau sa machine à démolir, lui il appelle ses réserves, échelonne en profondeur des moyens nouveaux de résistance, prépare des retours offensifs.

Bien mieux : tandis que, en vertu de notre méthode, l’artillerie s’applique à écraser toutes les tranchées, tous les abris, tous les observatoires, etc. l’ennemi n’attend pas bénévolement dans ses tranchées, dans ses abris, dans ses observatoires, etc. que nous les ayons tous écrasés. Nous n’écrasons souvent que des organisations vides : l’ennemi s’en est évadé pour occuper d’autres positions. Il les trouve, et c’est ici l’innovation ingénieuse, en avant de la ligne fortifiée que nous bombardons. En avant de cette ligne s’étend toujours un vaste champ criblé de milliers de trous d’obus : il s’installe dans un certain nombre de ces trous, y répartit des mitrailleuses en échiquier, les relie entre eux, en forme de petits fortins invisibles (comment nos avions pourraient-ils les repérer, nos canons les prendre à partie ? ). Quand enfin nous lançons l’infanterie à l’attaque, nos vagues d’assaut se heurtent à ces îlots de résistance ; elles arrivent désunies à la ligne principale, d’où part une contre-attaque, qui les rejette parfois.

Sans doute notre infanterie, armée de ses grenades VB, de ses fusils-mitrailleurs, de ses canons de 37, etc. aurait pu, dès la bataille de la Somme, réduire par ses propres moyens ces îlots de résistance. Elle l’aurait pu, en théorie ; mais pour que la vérité théorique devint la vérité du champ de bataille, il avait manqué à nos fantassins le loisir de s’entraîner au maniement de ces armes, trop nouvelles encore pour eux.


Ils s’y entraînèrent les mois qui suivirent, et l’année 1916 ne s’acheva pas sans que le nouvel armement de notre infanterie eût fait ses preuves.

Ce fut au cours de belles opérations menées devant Verdun. Les Allemands n’avaient pas cessé tout à fait de menacer la place forte (attaques vers Souville les 11 juillet, 1er août, 3 septembre). Le 24 octobre et le 2 novembre 1916, l’armée française les chassa des forts de Douaumont et de Vaux et les repoussa le 16 décembre à peu près jusqu’aux lignes d’où ils s’étaient élancés dix mois plus tôt : de ce jour la France put vraiment dénommer « victoire de Verdun » la longue bataille.

Ce qui fit l’originalité et la beauté de cette triple opération devant Verdun, c’est qu’on y essaya et qu’on y mit au point une réplique à la méthode de défensive inaugurée par les Allemands sur la Somme.

Puisqu’ils avaient imaginé de se défendre dans des organisations que l’artillerie ne put repérer et détruire avant l’assaut, le problème était de prolonger l’action de l’artillerie pendant l’assaut ; et, comme il est impossible de régler la liaison de l’artillerie et de l’infanterie tandis que le combat se déroule, on imagina de l’organiser d’avance dans le temps, par une sorte d’à priori, en établissant un horaire que suivraient pareillement les artilleurs et les fantassins : c’est le principe du « barrage roulant. »

Cette invention, toute française, consiste à abattre, à l’instant de l’assaut, à 200 mètres en avant de la troupe d’infanterie qui attaque, un barrage aussi dense que possible d’obus d’artillerie de campagne. Ce rideau de feu, chronométré à l’avance, se met en marche à la même seconde que la vague d’assaut ; il progresse à l’allure qu’a convenu de prendre l’infanterie ; l’infanterie le suit au plus près[10].

Le résultat est que la vague d’assaut ne risque plus d’être arrêtée par les îlots de résistance que l’ennemi a pu semer dans le champ des entonnoirs : elle les dépasse, parce que leurs garnisons demeurent impuissantes aussi longtemps que les obus du barrage s’abattent sur elles. Sans doute, une fois que le barrage et la vague ont passé, ces garnisons se reprennent et veulent agir : mais alors elles ont affaire à des équipes spéciales, qui n’ont d’autre tâche que de les réduire et qui sont armées en conséquence : grenadiers VB, grenadiers qui manœuvrent les lance-flammes Schilt ou les appareils Z (gaz asphyxiants). Cependant les vagues d’assaut continuent leur marche.

C’est donc vainement que les Allemands ont imaginé sur la Somme leur système d’organisations invisibles, trous d’obus reliés par des puits à des abris souterrains, tunnels qui recèlent des troupes de contre-attaque, mitrailleuses établies en plein champ : déjà nous avons trouvé la parade et la riposte.


TROISIÈME PHASE : PENDANT L’ANNÉE 1917

Quand s’ouvre l’année 1917, le puissant outil de guerre qu’est l’infanterie française semble atteindre le plus haut point de sa perfection technique. C’est que, depuis plusieurs mois, nous avons enfin réussi à mieux organiser l’instruction des fantassins. Grâce aux Anglais, qui ont progressivement raccourci notre ligne de bataille, nous ne sommes plus forcés, comme en 1915, de maintenir sans fin tous nos hommes ail contact de l’ennemi, misérablement tassés sous les obus dans des tranchées précaires ; et les excès mêmes de la lutte de mines et de la lutte par les gaz nous ont conduits peu à peu, ainsi que les Allemands d’ailleurs, à abriter nos garnisons avancées au fond de sapes et de casemates : d’où une forte économie d’effectifs. Ces centres d’instruction que depuis plus d’un an nous avions créés, mais sans guère réussir à les peupler, voici qu’enfin il nous est devenu possible d’y envoyer régulièrement nos fantassins, de les y faire tous passer à tour de rôle. Au début de 1917, l’activité de ces institutions bat son plein : c’est le moment de regarder aux grands services qu’elles rendent.

On avait établi à Senlis une école pour le recrutement des officiers d’état-major ; - et dans chaque armée, après les écoles pour officiers subalternes, une école de chefs de bataillon. Chaque armée possède en outre des centres d’instruction pour hommes de troupe : écoles de mitrailleurs, de fusiliers-mitrailleurs, de grenadiers, d’agents de liaison. Le combat n’est plus la mécanique rudimentaire de 1914 ; une compagnie d’infanterie est devenue un assemblage complexe d’équipes de spécialistes, où le voltigeur, « l’homme-baïonnette, » ne compte plus guère. Il faut veiller à ce que ces spécialistes ne s’isolent pas dans leur spécialité, à les entraîner tous solidairement. De là un grand appel à leur intelligence ; de là, dans de vastes camps, des exercices d’ensemble multipliés, manœuvres de compagnie, de bataillon, de régiment, de division. D’une spécialité à une autre, et, de proche en proche, d’un régiment à un autre, l’esprit d’émulation fait son œuvre. A mesure que chacun comprend mieux sa tâche propre et la tâche d’autrui, chacun se fait plus fier de l’arme qu’il manie et du régiment où il sert ; un noble particularisme se développe, qui oppose les chasseurs aux zouaves, les tirailleurs aux coloniaux, les régiments à fourragère aux autres : demain on verra le 34e d’infanterie enlever le Plateau de Californie au cri de La Fourragère ! De plus en plus, parce qu’ils sont plus instruits, nos soldats comprennent l’effort de la patrie pour ménager leur sang : ils savent que, s’il leur faut mourir, ils mourront puissamment[11].

C’est là l’ouvrage et le bienfait des écoles du front, [tien de plus sujet à variation que les enseignements que l’on y donne. A la base de ces enseignements, il y a le labeur au jour le jour de techniciens sans nombre, sans cesse appliqués, dans les laboratoires ou sur les champs de bataille, à observer et à expérimenter. Le meilleur de leurs observations et de leurs expériences est périodiquement recueilli en des Instructions que le commandant en chef rédige et qui déterminent la doctrine des écoles. Quand on lit une de ces Instructions, si ordonnées et si précises, il semble qu’elle soit un code immuable, où sont promulguées les lois à jamais acquises d’une science à jamais fixée. Et il faut bien qu’il en soit ainsi, et qu’à chaque moment de la guerre, tous les rouages de l’immense machine, tous les organes de l’immense organisme qu’est une armée, jouent à la fois et sans heurt ; qu’il y ait entre eux tous accord, cohésion, harmonie ; que de tant de techniques se compose une seule technique, de tant de doctrines une seule doctrine. Et pourtant, à chaque moment de la guerre, le grand chef qui impose à l’armée entière l’unité nécessaire de sa pensée et de son vouloir, qui impose à la guerre elle-même comme l’unité d’un style, et pareillement ceux-là qui enseignent sa doctrine dans les centres d’instruction, et pareillement ceux-là qui la pratiquent au combat, tous savent que les règles dont elle est faite sont pour la plupart provisoires et éphémères, puisqu’il suffira d’un engin nouveau, d’un procédé tactique nouveau, imaginé le lendemain par l’ennemi ou par nous-mêmes, pour que croule soudain tout un pan du système… Et sans cesse il faudra que la France inventive invente à nouveau, retrempe son glaive.

L’ennemi est habile à observer ce travail d’invention, et à l’exploiter. Et la réciproque est vraie. Par les interrogatoires de prisonniers, par les papiers capturés, par la photographie aérienne, surtout par les révélations des combats eux-mêmes, les armées adverses se pénètrent intellectuellement, se tiennent au courant, presque au jour le jour, de leurs progrès respectifs. De là, dans ces progrès, un parallélisme, parfois un synchronisme, singuliers. Quand on lit, par exemple, un beau document tombé entre nos mains, les Enseignements tirés de la bataille de la Somme par la 2e armée allemande, que rédigea le général Fritz von Dolow, on y reconnaît souvent[12] les soucis qui étaient les nôtres à la même date, on y trouve la discussion des mêmes problèmes que nous discutions alors, l’acheminement vers des solutions semblables. Des deux armées, laquelle a le plus inventé ? Laquelle a le plus imité ? Quoi qu’il en soit, la France aura toujours su répondre à l’idée par l’idée, à la découverte par la découverte, et c’est pourquoi la plupart de ses alliés prirent peu à peu l’habitude de lui demander des techniciens, des instructeurs. Par-là, l’armée française n’aura pas été seulement la couverture des forces de l’Entente, mais aussi leur armature, — du moins l’une des pièces maîtresses de leur armature.

Ce fier privilège d’être devenue pour une grande part l’inspiratrice et l’éducatrice des nations alliées, la France l’aura chèrement acheté. Le grand travail de pensée, de critique de soi-même, de renouvellement de soi-même qu’elle a dû accomplir, il serait bien faux de croire qu’elle l’a poursuivi dans une atmosphère d’imperturbable sérénité. Ce qu’il convient bien plutôt de se représenter, c’est le heurt des méthodes, des théories, des tendances rivales ; c’est, dans l’intelligence et dans le cœur de ses meilleurs fils, la succession tragique des espoirs et des déceptions, des tentatives manquées et des recommencements ; et parfois des impatiences contraires s’opposaient violemment.

« Quoi ! disaient les uns, nous faut-il accepter le dogme étrange de l’inviolabilité des fronts ? Quand en aurons-nous assez de renforcer sans trêve le matériel de notre artillerie, de compliquer sans trêve l’armement de notre infanterie ? Pour tenter seulement un chétif coup de main, qui nous vaudra peut-être la capture de trois ou quatre soldats ennemis, nous en voici venus à dépenser des milliers d’obus de calibres variés, à raison de 1 400 kilogrammes de ferraille pour chaque mètre de tranchée à démolir. Et voici que nos fantassins, puissamment armés sans doute, mais empêtrés dans l’écrasant attirail de leurs fusils-mitrailleurs et de leurs mitrailleuses, de leurs obusiers et de leurs Stokes et de leurs Brandt, ne s’aventurent plus qu’à l’abri d’un bouclier de feux sans cesse épaissi, et jamais ils n’en ont fini de réclamer toujours davantage des artilleurs. Pour mener enfin à son terme l’odieuse guerre de siège, que nous manque-t-il donc ? La supériorité du nombre ? Non pas. Mais peut-être l’esprit manœuvrier, le goût du risque, l’audace. »

Et les autres disaient, au contraire : « Esprit manœuvrier, goût du risque, audace, mots dangereusement repris au vocabulaire napoléonien ! Rupture, percée, termes surannés, qui n’ont que trop couru déjà dans l’armée et dans la nation, et que trop nui ! Renforçons notre armement, encore et toujours : c’est la loi d’airain, qu’il faut savoir accepter. La guerre de mouvement ne pourra reprendre qu’au jour où, par un accroissement soudain et prodigieux de ses forces en artillerie, l’un des deux adversaires rompra brutalement l’équilibre à son profit. »

Ne croyons pas diminuer nos soldats aujourd’hui victorieux, si nous rappelons ainsi leurs doutes contraires, leurs discussions. Les peindre comme des impassibles, ce ne serait vrai que de certains d’entre eux ; j’en ai connu de douloureux, et qui peut être ne furent pas les moins utiles. Dans la Chanson de Roland, les troupes accourues pour venger les morts de Roncevaux se couchent, harassées, dans un pré, au soir d’un succès, à la veille d’un autre succès, et l’angoisse les travaille, et le poète, pour dire cette angoisse, trouve ce grand vers : Moult a apris qui bien connust ahan. Voilà qui est humain, voilà qui est vrai. Pour un savant, le méritoire n’est pas tant de découvrir que de chercher ; pareillement, nos soldats peuvent avouer à leur honneur les tâtonnements, les alarmes, les erreurs même de leur route. Leurs inquiétudes, leurs tourments sont partie intégrante de leur victoire. La dureté de l’effort, la souffrance n’est pas toujours une condition de la victoire ; mais c’en est toujours la plus noble parure, c’en est la seule dignité, c’en est la justification.


Cependant, dès le mois de novembre 1916, il avait été convenu dans les conseils des Alliés que les Britanniques, les Français, les Italiens, les Russes, tenteraient au printemps de 1917 plusieurs actions de grande envergure, simultanées et solidaires. Les Français, pour leur part, devaient attaquer et tourner par les deux côtés les positions fortifiées de l’Aisne, saisir comme dans une tenaille le « saillant » de Noyon.

Il apparut bientôt que les Italiens ne pourraient pas, que les Russes ne voudraient pas participer à ce plan d’ensemble. Déjà, dans les tranchées désormais illusoires du front oriental, les policiers allemands déguisés en soldats avaient entrepris de convertir à l’anarchie les incultes soldats de l’inculte Russie ; elles avaient commencé ces « fraternisations » qui devaient coûter la vie à tant des nôtres, et c’est le 14 mars 1917 que le « Conseil des ouvriers et soldats » de Petrograde avait promulgué l’illustre « prikase n° 1, » qui, supprimant dans les corps de troupe le salut et les honneurs, supprimait donc l’institution militaire elle-même. D’autre part, sur le front de l’Ouest, les Allemands sentant la menace franco-britannique, alarmés de ce qu’ils pressentaient de notre plan, refusèrent la bataille. Après avoir ravagé notre terre et scié nos arbres fruitiers, ils évacuèrent le saillant de Noyon pour se replier au loin sur un autre système de positions puissamment organisées, la ligne Hindenburg.

Néanmoins, le 16 avril, l’armée française, assistée dans un autre secteur par l’armée britannique, les attaqua sur un large front, de Soissons à Auberive. Le 17 avril et les jours suivants, nos troupes reprirent avec leur ardeur coutumière des opérations destinées à poursuivre la conquête du Massif de Moronvilliers et du Chemin des Dames. Elles y réussirent partiellement, puis en restèrent là.

En présence des faits de politique interalliée, très emmêlés. et très obscurs, qui précédèrent et accompagnèrent ces actions, et constatant que l’on pourrait compter sur les doigts d’une seule main les Français qui sont à l’heure présente assez informés de ces événements pour les démêler et pour en juger, nous dirons seulement de la bataille du 16 avril le peu que nous en savons, et c’est ce qu’en disent d’une même voix les cinq cent mille soldats qui en furent les acteurs ou les témoins : à savoir que notre plan d’action, pour autant que les exécutants l’ont connu, avait envisagé comme possible la rupture du front allemand et une large exploitation de cette rupture ; que jamais nos troupes ne s’étaient présentées à l’ennemi plus fièrement ni soulevées par plus d’espoir ; que jamais elles ne combattirent avec plus de bravoure ; qu’à tort ou à raison les résultats obtenus les déçurent ; et que, dès le 17 avril, cette déception fut générale et très profonde.

Des espions, des traîtres, tous les briseurs d’énergie saisirent l’instant. Ils soulevèrent dans plusieurs de nos corps de troupe des mouvements d’indiscipline, et la crise eût entraîné peut-être les pires malheurs, si le général Pétain n’avait déployé à l’encontre toute sa fermeté, et, mieux encore, toute son humanité, « les vertus qui furent celles du maréchal Fabert. » Nos Règlements récents, ceux qui furent rédigés au cours de cette guerre, s’ouvrent tous par quelques pages très belles, intitulées : Conseils à un jeune officier. On y lit : « La troupe est le reflet de son chef… Commander, c’est s’appliquer à connaître atout instant les sentiments de ses hommes ; c’est les aimer, exercer son autorité avec justice ; commander, c’est être lier de sa troupe. » Ces préceptes n’avaient fait que traduire la réalité quotidienne, l’esprit vivant de notre armée. Je sais une très ancienne parole française, celle-ci : « J’obéis d’amitié, » et c’est la plus pure définition qui soit de la discipline librement consentie. Vieille devise vendéenne et féodale, mais qui se trouvait toujours correspondre, et plus riche encore de sens que jadis, au sentiment vrai de nos soldats, précisément parce qu’ils sont les soldats d’une république libre, et parce que des siècles de culture morale les ont façonnés à la pratique de la liberté, donc de la discipline. Le pacte d’amitié entre officiers et soldats, le commandant en chef eut vite fait de le raffermir.

Il y parvint par une méthode en apparence audacieuse, mais bien digne du génie rationaliste de la France, car elle consista à recourir moins au principe d’autorité qu’à son contraire, l’esprit de critique libre et confiante. D’où procédait, en sa source la plus profonde, le malaise qu’il s’agissait de dissiper ? Du fait qu’en cette guerre, où la moindre opération exigeait le concours des bonnes volontés et des compétences les plus diverses, il arrivait souvent que certains exécutants, placés d’ordinaire à des degrés peu élevés de la hiérarchie, se trouvaient seuls à même de bien apprécier les difficultés d’un ordre venu de haut ; et, par exemple, de constater que la préparation de telle attaque ne pourrait pas atteindre, au jour dit, le degré d’avancement requis. Averti par eux, le commandement n’eût pas hésité à compléter son ordre ou à le différer ; mais les exécutants se taisaient, de peur d’être tenus par leurs chefs pour des esprits timorés ; ils gardaient par devers eux leurs inquiétudes, ils se bornaient à obéir avec un stoïcisme taciturne, quitte à dire leur rancœur autour d’eux en cas d’échec, parfois à des incompétents. Là résidait le mal, dans l’abstention craintive où ils s’étaient trop souvent renfermés. A partir du 17 mai 1917, par une série de notes et de mesures appropriées, le commandement s’ingénie à les mieux persuader qu’ils peuvent, au contraire, et qu’ils doivent dire à leurs chefs leurs doutes, et qu’à tout échelon leurs chefs doivent leur savoir gré de les dire ; que « l’attitude bienveillante du chef en de tels cas est conforme aux traditions les plus nobles de l’armée française ; » que « le confident professionnel de l’officier, c’est son chef ; » que « le chef doit justifier cette confiance, qui repose sur l’estime réciproque et le commun dévouement au pays. » La hardiesse l’esprit à se contrôler soi-même, à s’offrir de soi-même à toute critique loyale, n’est-ce pas le ferment a la fois de toute découverte scientifique et de tout progrès moral ? Notre commandement y insista, et c’est pour l’avoir su faire qu’il chassa l’étrange cauchemar.

Il y parut presque aussitôt, à la façon dont nos troupes se comportèrent, toutes les fois qu’elles furent, les mois suivants, engagées à nouveau.

D’autres offensives françaises suivirent en effet, durant l’été et l’automne, toutes victorieuses : prise du Plateau de Californie, en juillet ; — prise de la Cote 304 et du Mort-Homme, en juillet-août ; — prise de Bixshoote, par une armée française mise sous les ordres du maréchal Haig, à la fin de juillet ; — prise de la Malmaison et du Chemin des Dames, le 23 octobre : — sans compter de puissants coups de main très fréquents.

Le caractère propre de ces actions, par comparaison à la bataille du 16 avril, c’en fut la moindre envergure. Une grande offensive à objectifs éloignés, celle du 16 avril, qui déçoit ; puis, quatre offensives à objectifs limités, qui réussissent : ainsi peut-on résumer, si l’on s’en tient au contour extérieur des faits, la campagne de 1917.

C’est que la Russie était désormais défaillante : ses troupes refusaient de se battre. Les armées des Empires du Centre engagées sur le front oriental devenaient disponibles pour renforcer leurs armées de l’Ouest. A la fin de 1917, les forces des deux partis sur le front de France se faisaient équilibre ; mais cet équilibre pouvait, au premier signe des Centraux, se rompre à leur avantage.

Etait-ce le moment pour l’Entente de risquer un suprême effort, alors que l’Amérique venait seulement de se décider en notre faveur, alors que notre artillerie était en plein progrès comme nombre et comme qualité ; comme nombre, par la création prévue de quarante nouveaux régiments ; comme qualité, par un accroissement de sa mobilité, que l’on obtiendrait en substituant la traction automobile à la traction hippomobile ?

Dans le même temps, l’emploi par les Allemands des obus à l’ypérite commençait à produire de tels ravages dans nos rangs qu’il nous fallait différer la reprise des grandes opérations jusqu’à ce que nous eussions découvert une formule équivalente. En outre, on s’était décidé, sur les instances du Haut Commandement, à hâter la construction de ces chars légers dont l’influence se fera sentir dans les opérations offensives de 1918.

En résumé, le Commandement français est d’avis de retarder la bataille décisive jusqu’au moment où la soudure se fera avec les Américains, où les progrès de notre artillerie seront accomplis, où notre infanterie sera pourvue de ses chars d’accompagnement. Jusque-là, il convient de se borner à des actions de petite envergure, dans lesquelles l’artillerie jouera le rôle principal, afin de ménager l’infanterie et de lui procurer des succès faciles, pour qu’elle reprenne une confiance en elle-même que nos attaques du printemps ont ébranlée.


Nous attendrons donc, il le faut. Mais, dès le lendemain du 16 avril, et grâce à l’expérience, si incomplète qu’elle ait été, du 16 avril, les grands chefs savent déjà ce secret que, malgré les apparences, les jours de la guerre de position sont désormais comptés ; que la formule de la bataille de rupture est d’ores et déjà trouvée ; que toutes choses sont presque au point, du moins dans l’ordre de la doctrine et de la technique, pour que la grande transformation puisse s’accomplir ; et chacune des opérations nouvelles qui se succèdent en 1917 confirme davantage cette prévision. Voyons comment.

On n’en est plus, comme au temps de la bataille de la Somme, à considérer comme nécessaire dans une opération offensive la destruction totale, ou presque totale, par l’artillerie, des organisations défensives de l’ennemi. Si le principe demeure acquis que l’action d’artillerie est la trame même de la bataille, on ne dit plus en 1917 que « l’artillerie conquiert le terrain ; » on dit seulement qu’elle « ouvre la voie » à l’infanterie, et la formule qui se lit dans toutes les Instructions nouvelles est celle-ci : « L’infanterie conquiert le terrain, le nettoie, l’occupe, l’organise et le conserve. » La doctrine est désormais qu’elle doit rompre les organisations défensives de l’ennemi, puis progresser au-delà.

C’est qu’elle est devenue de plus en plus capable de cette double tâche, depuis qu’on a pris l’habitude, avant chaque opération, d’entraîner la troupe, surtout les unités spéciales de nettoyage, par des exercices figuratifs, de l’assaut. Maintes fois, — et cela déjà aux derniers mois de 1916, — on a reproduit à l’arrière, sur des terrains spécialement aménagés, la position à enlever : le fort de Vaux, ou le système des tranchées allemandes devant Juvincourt, ou l’entrée de la creute de Fruty : chaque groupe de combat, chaque soldat, a répété plusieurs fois son rôle, et, le jour de l’attaque, l’a joué avec précision. Dès lors, la technique du combat d’infanterie s’est à peu près fixée : une première vague d’assaut, déployée en tirailleurs, marchant au plus près du barrage roulant, passe presque impunément à travers les mailles des organisations adverses, suivie par des vagues de renfort, lesquelles progressent en petites colonnes, prêtes à déborder les résistances et à refouler les contre-attaques ; derrière chacune de ces vagues, les équipes de nettoyage opèrent contre les îlots défensifs qui ont pu subsister. Ainsi conduite, une attaque bien préparée doit toujours parvenir et, en fait, est toujours parvenue en 1917 à emporter la première ligne de résistance ennemie.

Mais la nouveauté que l’on enseigne en 1917 est que l’infanterie peut en outre dépasser cette zone, parce qu’une artillerie plus nombreuse, et plus mobile, peut l’accompagner plus loin.

L’infanterie est désormais capable de pousser vers des objectifs lointains pour d’autres raisons encore : parce qu’elle dispose de l’ « avion d’infanterie, » volant à faible altitude, qui assure ses liaisons et repère les troupes ennemies ; — et encore parce qu’on sait mieux organiser la rapide poussée en avant des unités de travailleurs chargés de refaire les routes et les pistes en pleine bataille et de ravitailler les fantassins sur la ligne de feu ; — et enfin, parce qu’un procédé de combat nouveau, le passage des lignes, permet de faire doubler, au cours d’une attaque, une troupe par une autre : manœuvra essayée par nous depuis des mois, mais réputée si difficile que la plupart des tacticiens avaient cru qu’elle ne réussirait jamais que sur des polygones ; — pourtant, elle fut excellemment exécutée dans les combats, et pour la première fois, le 20 août 1917, devant Verdun.

Tous ces nouveaux moyens d’action ont joué ensemble dans nos opérations offensives de 1917, qui, si limitées fussent-elles, apparaissent donc en quelque mesure comme des épreuves avant la lettre, de plus en plus nettes, de nos opérations offensives de 1918. Tous ces moyens ont conspiré, le 23 octobre, à notre victoire de la Malmaison, si complète, si mesurée, si harmonieusement réglée et contenue en ses justes bornes par la raison.

Ainsi, dès 1917, le problème de la bataille de rupture est virtuellement résolu. Il l’est par les divers perfectionnements tactiques ci-dessus énumérés, mais bien plus encore par la certitude où nous sommes que bientôt entreront en jeu d’autres forces, à savoir : nos chars blindés, nos obus toxiques, notre artillerie automobile, — et, dans un délai plus ou moins lointain, en nombre plus ou moins grand, nos alliés américains.

Nos chefs le savent donc, que la guerre de mouvement va reprendre. Bientôt, dès que l’un des deux partis se sentira plus capable que l’autre d’étendre ses fronts d’attaque et de persévérer dans l’offensive, bientôt, par-delà le système longtemps inviolé des tranchées et des blockhaus, des sapes et des casemates, bientôt l’une des deux infanteries s’élancera en terrain libre à la recherche de sa rivale, et la lutte en rase campagne déroulera ses alternatives, ses amples mouvements de flux et de reflux. Nos chefs le savent. Mais ce qu’ils savent, Hindenburg et Ludendorff le savent aussi, et c’est ce qui fait le pathétique de ces jours. Lequel des deux adversaires commencera ?


JOSEPH BEDIER.


  1. Voyez la Revue du 15 avril.
  2. Les quatre qui sont donnés ici me viennent d’un seul officier, le commandant Éon, du 93e d’infanterie. J’en pourrais rapporter plus de cent autres, recueillis dans les six régiments d’infanterie de la 21e et de la 36e division.
  3. Le « Flammenwerfer » était apparu dès octobre 1914 : voir Les violations des loi de la guerre par l’Allemagne, publication faite par les soins du ministère des Affaires étrangères, Paris, 1915, p. 170.
  4. A partir d’août 1917, le nombre des pièces sera porté de 8 à 12 par compagnie de mitrailleuses : soit 37 pièces par régiment, au lieu de 6 en 1914.
  5. Au 1er décembre 1917, le nombre des hommes ayant été mobilisés était de 8 059 000, nombre qui se décompose ainsi : continrent européen de la métropole et de l’Afrique du Nord, 7 575 000 hommes ; recrutement créole, 30 000 : indigènes de l’Afrique du Nord, 205 000 hommes : indigènes coloniaux, 249 000 hommes. En outre, la classe 1919 a été levée au commencement de 1919.
  6. Rappelons les chiffres qui ont été portés à la tribune de la Chambre des députés, le 27 décembre 1918, par M. Abrami, sous-secrétaire d’Etat à la Guerre. Décédés : 31 300 officiers, 1 040 000 hommes de troupes ; disparus : 3 000 officiers, 311 000 hommes de troupes. On sait que la distinction entre décédés et disparus ne représente guère, hélas ! qu’une précaution de l’Etat civil.
  7. Qu’il soit permis à un vieux normalien d’extraire de la statistique des élèves de l’Ecole normale supérieure morts pour la patrie les chiffres suivants : Les promotions le 1908 à 1914, ont fourni 320 soldats, dont environ 300 combattants, — presque tous sous lieutenants ou lieutenants d’infanterie. De ces 300, 140 sont morts, 85 ont été blessés.
  8. Étude sur l’attaque dans la période actuelle de la guerre, par André Laffargue (travail composé au lendemain d° la bataille d’Artois en mai-juin 1915, et communiqué aux armées par ordre du général en chef en octobre 1915)
  9. Ordre du jour du général Joffre, du 29 septembre 1916.
  10. Les premiers tirs de barrage roulant progressif furent exécutés dès juillet 1916 devant Verdun, mais c’est seulement à partir d’octobre que le procéda fut généralisé et appliqué sur de larges fronts. — Nous n’indiquons ici que le principe du système. Dans la pratique, comme il arrive qu’à l’insu de l’artillerie quelque incident de combat arrête la marche de l’infanterie tandis que le tir de barrage poursuit la sienne, il faut convenir à l’avance qu’on s’arrêtera à telle minute, sur telle ligne ; après l’arrêt, le barrage reprend sa progression, soit à une heure convenue elle aussi à l’avance, soit sur une demande faite par l’infanterie pendant l’arrêt, etc.
  11. On attribue au général de Castelnau cette formule, bien digne d’une âme si forte.
  12. Voir notamment les paragraphes 94 à 98, le paragraphe 153.