Édition du Centenaire (p. 26-31).

III. — Les siècles barbares

(486-987)

La période barbare se résume en un double échec : celui des Mérovingiens (486-687) et celui des Carolingiens (687-884). Les deux dynasties, dans des circonstances et avec des capacités différentes, n’ont su ni l’une ni l’autre bénéficier de l’héritage gallo-romain, maintenir son unité et refaire sa prospérité. Ainsi en est-on arrivé à cette espèce d’anarchie monarchique (884-987), d’où la France a été tirée par l’effort de la dynastie capétienne.

La tentative mérovingienne (486-687)

La puissance mérovingienne fut l’œuvre de l’Église. Le christianisme avait été introduit en Gaule au iie siècle. La première congrégation constituée fut, sans doute, celle de Lyon, fondée vers l’an 177. Entre cette date et la conversion de Constantin (312), il y eut place pour des persécutions sanglantes qui, en donnant à l’église gauloise des martyrs et des saints, lui assurèrent aussitôt le plus fécond des prestiges. Au concile de Nicée en 325, le christianisme fixa, en même temps que ses dogmes, les cadres de l’administration romaine. Chaque circonscription forma un diocèse et les diocèses des métropoles. « Il y eut donc, en Gaule, dix-sept métropoles comme il y avait dix-sept provinces » (Rambaud Histoire de la civilisation française) et chaque diocèse eut un évêque. L’évêque prit la place du « flamine », le grand prêtre païen qui présidait jadis au culte. Il advint de plus qu’on lui confia souvent la charge élective de « défenseur de la cité » instituée par l’empereur Valentinien. Le peuple qui l’élisait à ce poste par défiance de l’aristocratie et de ses coteries s’accoutumait ainsi à solliciter l’arbitrage épiscopal plutôt que d’en appeler aux tribunaux. Enfin la libéralité des fidèles commençait à enrichir les sanctuaires et à accroître par là leur prestige. Si bien qu’ayant pénétré dans le moule de l’administration romaine, l’Église était prête à se substituer à elle le jour où cette administration venait à faire défaut.

Le calcul des évêques en faveur de la monarchie franque faillit être faux en ce sens que la civilisation sembla devoir périr définitivement entre les mains grossières et malhabiles auxquelles ils osaient confier ses destins. Malgré le concours des Gallo-Romains lettrés qui, « attristés de la chute de l’empire, inquiets de l’anarchie barbare » (Rambaud), s’empressèrent autour des rois francs, ceux-ci se montrèrent constamment impuissants à restaurer l’ordre et la paix. Aucun de ces souverains barbares ne sut s’élever à la notion essentielle de l’unité. Clovis s’était taillé en peu d’années (496-508) un royaume inespéré. Grâce à l’Église, il avait abattu Burgundes et Wisigoths et, fier de se parer des titres de patrice et de consul, il régnait de fait sur presque toute la Gaule. Or, il détruisit lui-même son œuvre en la découpant à sa mort (511) en quatre parts au profit de ses fils. Cinquante ans plus tard, Clotaire à qui le hasard, aidé par le crime, avait permis de reconstituer l’héritage, retomba dans les mêmes errements ; la guerre civile éclata entre ses fils ; la Provence, l’Aquitaine furent dépecées ; il y eut même des villes qui restèrent « indivises » : Paris, puis Marseille… À deux siècles et demi de là, c’est encore cette obstination à partager qui détruira l’empire de Charlemagne.

La tentative carolingienne (667-884)

C’est qu’en effet les deux dynasties sont, à cet égard, similaires. Des Mérovingiens aux Carolingiens la compréhension du pouvoir n’a point changé. Les seconds sont seulement plus forts, moins corrompus que les premiers et ils bénéficient du prestige dont l’un d’eux, Charles Martel, revêt sa race en barrant à Poitiers (732) la route à l’invasion arabe montée du sud à travers l’Espagne. Au début, les princes mérovingiens s’étaient montrés débauchés, traîtres, pillards ; à la fin, ils avaient mérité le sobriquet de « rois fainéants » laissant tomber le pouvoir aux mains des « maires du palais ». L’un de ces fonctionnaires, Pépin d’Héristal, ayant pris le titre de duc des Francs (687) exerça dès lors un pouvoir absolu. Son fils, Charles Martel, fut roi de fait ; son petit-fils Pépin le Bref fut roi de droit (752) son arrière-petit-fils Charlemagne devint empereur (800).

Dans un document, Alcuin, conseiller de Charlemagne, attribue à son maître les titres de roi de Gaule, de Germanie et d’Italie. C’est bien là ce qu’il aurait dû être et ce qu’il ne sut pas être. Charlemagne s’obstina à se dire « roi des Francs » sans tenir compte des réalités géographiques. S’il « organisa » la Germanie et rétablit un peu d’ordre en Italie, le fait d’avoir dès 780 donné à son fils Pépin le titre de roi des Aquitains et plus encore le singulier partages prévu dans son testament de 806, indiquent qu’il n’eut jamais l’ambition et ne comprit jamais la nécessité de réédifier l’unité de la Gaule. Lorsque la force des choses eut conduit les successeurs du grand empereur à ce fameux traité de Verdun (843) qui eût pu être si fécond ce qui rendit le partage stérile, c’est que le royaume attribué à Charles-le-Chauve n’était qu’une Gaule déformée et amputée de ses membres essentiels. Le long règne de ce prince (843-877) fut handicapé par cette circonstance bien plus que par les incursions des Normands, La Provence et ce qui correspond au Dauphîné et à la Franche-Comté étaient soustraits à son pouvoir comme l’étaient déjà la Bretagne et l’Aquitaine. Ainsi la monarchie franque avait défait la Gaule ; des siècles allaient être nécessaires pour la refaire.

Qu’était devenu le peuple sous de tels chefs ? Il se sentait désemparé ; il avait vu les arts et les lettres dépérir autour de lui ; ses horizons s’étaient rétrécis et assombris ; surtout, il vivait dans une insécurité presque quotidienne. Et c’est pourquoi ce grand naufrage le jetait vers une force nouvelle, la féodalité. Habitant des campagnes appauvries ou des villes dépeuplées, il n’y avait plus d’autre ressource que de se lier à l’homme de guerre qui consentirait à protéger, à défendre celui qui se recommenderait à lui et achèterait, par le sacrifice d’une part de son indépendance, la sécurité relative impossible à obtenir autrement. « Une société paisible, heureuse, écrit J. de Crozals, dans son Manuel d’histoire de la civilisation, une société demandant ses ressources au travail libre n’eût jamais songé à chercher son salut dans des combinaisons politiques aussi étranges. Mais, au milieu des circonstances tragiques qui lui avaient donné naissance, le régime féodal, en multipliant indéfiniment les centres d’action, en rétrécissant la sphère où devait s’exercer l’influence protectrice de chaque petit souverain se justifie par ses services ». Remarquons comme tout s’enchaîne ; le seigneur a des hommes à son service qu’il peut mettre à la disposition d’un seigneur plus puissant et celui-ci va le récompenser — à défaut d’argent qui n’abonde pas — par des concessions domaniales. Voilà le fief créé en quelque sorte automatiquement. Dès que le fief existe, son possesseur cherchera à le rendre héréditaire afin d’en assurer la possession à ses enfants. Il voudra aussi l’agrandir aux dépens de ses voisins et par conséquent s’attribuer le « droit de guerre privée ». Toute la féodalité est là.

Dès 587 le pacte d’Andelot avait préparé en fait le caractère héréditaire des « bénéfices » qu’on appellerait plus tard des fiefs. Les édits de Mersen et de Kiersy rendus en 847 et 877 par Charles le Chauve, confirmeront et généralisèrent ces caractéristiques de la féodalité. « Au ixe siècle, dit A. Rambaud, il n’y a plus en Gaule un seul petit propriétaire qui obéisse directement au souverain ». C’est qu’en effet, et depuis longtemps, « l’homme libre, qui ne veut être le vassal de personne, mène une vie insupportable. Celui qui n’a pas un protecteur risque fort de perdre sa terre et celui qui n’a plus de terre tombe nécessairement dans la servitude ». Le même édit de Mersen consacra le droit de guerre privée lequel, à vrai dire, existait depuis longtemps. Sous les Mérovingiens comme sous les Carolingiens, les guerres particulières furent incessantes.

L’anarchie monarchique (884-987)

L’édifice élevé par Charlemagne avait été moins solide encore que celui de Clovis. À partir de 881, le droit héréditaire cessa pratiquement d’exister en France. Les seigneurs féodaux élurent Charles le Gros qui n’était pas l’héritier. Puis, l’ayant déposé, ils lui donnèrent pour successeur Eudes, comte de Paris, qui venait de s’illustrer en défendant contre les Normands la ville dont il portait le nom. À la mort de ce prince un Carolingien, Charles le Simple devint roi, puis on élut Robert, frère d’Eudes, et ensuite le gendre de ce dernier, Raoul. Après quoi, on revint aux Carolingiens (951-986). L’indécision de Lothaire, leur dernier roi, et la disparition de son jeune héritier Louis v, secondèrent l’habileté d’Hugues le Grand, duc de France, petit-fils d’Eudes, qui avait su préparer l’avènement définitif de sa maison. Et l’an 987, à Senlis, écartant Charles de Lorraine, le prétendant carolingien, les seigneurs se laissèrent convaincre par l’archevêque de Reims, et élurent Hugues Capet, fils du duc de France. Il fut proclamé en qualité de « roi des Gaulois, des Bretons, des Normands, des Aquitains, des Goths, des Espagnols et des Vascons ». La formule vaut d’être relevée ; le nom des Francs n’y figure plus.