Notre Cœur/Deuxième Partie/VII

P. Ollendorff (10p. 208-229).

VII

André Mariolle entra le premier chez Mme Michèle de Burne. Il s’assit, et il contempla autour de lui ces murs, ces objets, ces tentures, ces bibelots, ces meubles qu’il chérissait à cause d’elle, tout cet appartement familier où il l’avait connue, trouvée et si souvent retrouvée, où il avait appris à aimer, où il avait découvert en lui et senti croître, de jour en jour, cette passion, jusqu’à l’heure de l’inutile victoire. Avec quelle ardeur il l’avait attendue quelquefois en ce lieu coquet, fait pour elle, cadre délicieux de cet être exquis ! Et comme il connaissait l’odeur de ce salon, de ces étoffes, une douce odeur d’iris, aristocrate et simple ! Là il avait tressailli de toutes les attentes, tremblé à toutes espérances, exploré toutes les émotions, et, pour finir, toutes les détresses. Il serrait, comme les mains d’un ami qu’on abandonne, les bras du large fauteuil où il avait si souvent causé avec elle en la regardant sourire et parler. Il aurait voulu qu’elle ne vînt pas, que personne ne vînt, et rester là, seul, toute la nuit, rêvant à son amour, comme on veille près d’un mort. Puis il serait parti, dès l’aurore, pour longtemps, peut-être pour toujours.

La porte de la chambre s’ouvrit. Elle parut, et vint à lui, la main tendue. Il se maîtrisa, et ne laissa rien voir. Ce n’était pas une femme, mais un bouquet vivant, un inimaginable bouquet.

Une ceinture d’œillets serrait sa taille et descendait autour d’elle jusqu’à ses pieds, en cascades. Autour des bras nus et des épaules courait une guirlande emmêlée de myosotis et de muguets, tandis que trois orchidées féeriques semblaient sortir de sa gorge et caressaient la chair pâle des seins de leur chair rose et rouge de fleurs surnaturelles. Ses cheveux blonds étaient poudrés de violettes d’émail où luisaient de minuscules diamants. D’autres brillants, tremblant sur des épingles d’or, scintillaient comme de l’eau dans la garniture embaumée du corsage.

— J’aurai la migraine, dit-elle, mais tant pis ! ça me va bien.

Elle sentait bon, comme le printemps dans les jardins ; elle était plus fraîche que ses guirlandes. André la regardait, ébloui, et songeant qu’il serait aussi brutalement barbare de la prendre en ses bras en ce moment, que de piétiner un parterre épanoui. Leur corps ainsi n’était plus qu’un prétexte à parures, un objet à orner : ce n’était plus un objet à aimer. Elles ressemblaient à des fleurs, elles ressemblaient à des oiseaux, elles ressemblaient à mille autres choses autant qu’à des femmes. Leurs mères, toutes celles des générations passées, employaient l’art coquet pour aider la beauté, mais elles cherchaient d’abord à plaire par la séduction directe de leur corps, par la puissance naturelle de leur grâce, par l’irrésistible attrait que la forme féminine exerce sur le cœur des mâles. Aujourd’hui, la coquetterie était tout, l’artifice était devenu le grand moyen et aussi le but, car elles s’en servaient plutôt même afin d’irriter les yeux des rivales et de fouetter stérilement leur jalousie que pour la conquête des hommes.

À qui donc était destinée cette toilette, à lui l’amant, ou à humilier la princesse de Malten ?

La porte s’ouvrit : on l’annonça.

Mme de Burne eut un élan vers elle ; et, tout en veillant aux orchidées, elle l’embrassa, les lèvres entr’ouvertes, avec une petite moue de tendresse. Ce fut un joli, un désirable baiser donné et rendu à plein cœur par les deux bouches.

Mariolle tressaillit d’angoisse. Pas une fois elle n’était accourue à lui avec cette brusquerie heureuse ; jamais elle ne l’avait embrassé ainsi ; et par un revirement subit de sa pensée : « Ces femmes-là ne sont plus faites pour nous, » se dit-il avec fureur.

Massival parut, puis derrière lui M. de Pradon, le comte de Bernhaus, puis Georges de Maltry, resplendissant de chic anglais.

On n’attendait plus que Lamarthe et Prédolé. On parla du sculpteur, et toutes les voix formulèrent des éloges.

« Il avait ressuscité la grâce, retrouvé la tradition de la Renaissance avec quelque chose de plus : la sincérité moderne ; c’était, d’après M. Georges de Maltry, l’exquis révélateur de la souplesse humaine. » Ces phrases, depuis deux mois, couraient tous les salons, allaient de toutes les bouches à toutes les oreilles.

Il parut enfin. On fut surpris. C’était un gros homme d’un âge indéterminable, avec des épaules de paysan, une forte tête aux traits accentués, couverte de cheveux et de barbe grisâtres, un nez puissant, des lèvres charnues, l’air timide et embarrassé. Il portait ses bras un peu loin du corps, avec une sorte de gaucherie, attribuable sans doute aux énormes mains qui sortaient des manches. Elles étaient larges, épaisses, avec des doigts velus et musculeux, des mains d’hercule ou de boucher ; et elles semblaient maladroites, lentes, gênées d’être là, impossibles à cacher.

Mais la figure était éclairée par des yeux limpides, gris et perçants, d’une vivacité extraordinaire. Eux seuls semblaient vivre en cet homme pesant. Ils regardaient, scrutaient, fouillaient, jetaient partout leur éclair aigu rapide et mobile, et on sentait qu’une vive et grande intelligence animait ce regard curieux.

Mme de Burne, un peu déçue, indiqua poliment un siège, où l’artiste s’assit. Puis il resta là, confus, semblait-il, d’être venu dans cette maison.

Lamarthe, introducteur adroit, voulant rompre cette glace, s’approcha de son ami.

— Mon cher, dit-il, je vais vous montrer où vous êtes. Vous avez vu d’abord notre divine hôtesse ; regardez maintenant ce qui l’entoure.

Il montrait sur la cheminée un buste authentique de Houdon, puis, sur un secrétaire de Boule, deux femmes enlacées et dansant, par Clodion, et enfin, sur une étagère, quatre statuettes de Tanagra choisies parmi les plus parfaites.

Alors la figure de Prédolé s’éclaira soudain, comme s’il eût retrouvé ses enfants dans un désert. Il se leva, puis marcha vers les quatre antiques petites figures de terre ; et, quand il en saisit deux en même temps dans ses formidables mains qui semblaient faites pour tuer des boeufs, Mme de Burne eut peur pour elles. Mais, dès qu’il les eut touchées, on eût dit qu’il les caressait, car il les maniait avec une souplesse et une adresse surprenantes, en les faisant tourner dans ses doigts épais, devenus agiles comme ceux d’un jongleur. À le voir ainsi les contempler et les palper, on sentait qu’il avait dans l’âme et dans les mains, ce gros homme, une tendresse unique, idéale et délicate pour toutes les petites choses élégantes.

— Sont-elles jolies ? demanda Lamarthe.

Alors le sculpteur les vanta comme s’il les eût félicitées, et il parla des plus remarquables qu’il connût, en quelques mots, d’une voix un peu voilée mais sûre, tranquille, au service d’une pensée claire qui savait bien la valeur des termes.

Puis, conduit par l’écrivain, il inspecta les autres bibelots rares que Mme de Burne avait réunis grâce aux conseils de ses amis. Il les appréciait avec des étonnements et des joies en les découvrant en ce lieu, et toujours il les prenait dans ses mains et les retournait légèrement en tous sens, comme pour se mettre en tendre contact avec eux. Une statuette de bronze était cachée dans un coin obscur, lourde comme un boulet ; il l’enleva d’un seul poignet, l’apporta près d’une lampe, l’admira longuement, puis la remit en place sans effort visible.

Lamarthe dit ;

— Est-il taillé pour lutter avec le marbre et la pierre, ce gaillard-là !

On le regardait avec sympathie.

Un domestique annonça :

— Madame est servie.

La maîtresse de la maison prit le bras du sculpteur pour passer dans la salle à manger, et, lorsqu’elle l’eut fait asseoir à sa droite, elle lui demanda par courtoisie, comme elle eût interrogé l’héritier d’une grande famille sur l’origine exacte de son nom :

— Votre art, monsieur, a aussi ce mérite, n’est-ce pas, d’être l’aîné de tous les autres ?

Il répondit de sa voix tranquille :

— Mon Dieu ! madame, les bergers bibliques jouaient de la flûte ; la musique semble donc plus ancienne, bien qu’à notre sens la véritable musique ne date pas de loin. Mais la véritable sculpture date de très loin.

Elle reprit :

— Vous aimez la musique ?

Il répondit avec une conviction grave :

— J’aime tous les arts.

Elle demanda encore :

— Sait-on quel fut l’inventeur du vôtre ?

Il réfléchit, et, avec une douceur d’accent, comme s’il eût conté une histoire attendrissante :

— D’après la tradition hellénique, ce fut l’Athénien Dédale. Mais la plus jolie légende est celle qui attribue cette découverte à un potier de Sicyone nommé Dibutades. Sa fille Kora ayant dessiné, au moyen d’un trait, l’ombre du profil de son fiancé, son père remplit cette silhouette d’argile et la modela. Mon art venait de naître.

Lamarthe murmura : « Charmant. » Puis, après un silence, il reprit :

— Ah ! si vous vouliez, Prédolé !

— S’adressant ensuite à Mme de Burne :

— Vous ne vous figurez pas, madame, comme cet homme est intéressant quand il parle de ce qu’il aime, comme il sait l’exprimer, le montrer et le faire adorer.

Mais le sculpteur ne semblait pas disposé à poser ni à pérorer. Il avait introduit entre sa chemise et son cou un des coins de sa serviette pour ne pas tacher son gilet, et il mangeait son potage avec recueillement, avec cette espèce de respect que les paysans ont pour la soupe.

Puis il but un verre de vin et se redressa, l’air plus à l’aise, s’acclimatant.

De temps en temps, il essayait de se retourner, car il apercevait, reflété dans une glace, un groupe tout moderne placé derrière lui, sur la cheminée. Il ne le connaissait pas et cherchait à deviner l’auteur.

À la fin, n’y tenant plus, il demanda :

— C’est de Falguières, n’est-ce pas ?

Mme de Burne se mit à rire.

— Oui, c’est de Falguières. Comment avez-vous reconnu cela dans une glace ?

Il sourit à son tour.

— Ah ! madame, je reconnais n’importe comment, d’un seul coup d’œil, la sculpture des gens qui font aussi de la peinture, et la peinture des gens qui font aussi de la sculpture. Ça ne ressemble pas du tout à l’œuvre d’un homme qui pratique exclusivement un seul art.

Lamarthe, voulant faire briller son ami, demanda des explications, et Prédolé s’y prêta.

Il définit, raconta et caractérisa la peinture des sculpteurs et la sculpture des peintres d’une façon si claire, originale et neuve, avec sa parole lente et précise, que les regards l’écoutaient autant que les oreilles. Faisant reculer sa démonstration à travers l’histoire de l’art, et cueillant des exemples d’époque en époque, il remonta jusqu’aux premiers maîtres italiens, peintres et sculpteurs en même temps, Nicolas et Jean de Pise, Donatello, Lorenzo Ghiberti. Il indiqua des opinions curieuses de Diderot sur le même sujet, et, pour conclure, cita les portes du Baptistère de Saint-Jean de Florence, par Ghiberti, bas-reliefs si vivants et dramatiques qu’ils ont plutôt l’air de toiles peintes.

De ses lourdes mains agitées devant lui comme si elles eussent été pleines de matière à modeler, et devenues dans leurs mouvements souples et légères à ravir les yeux, il reconstituait avec tant de conviction l’œuvre racontée qu’on suivait curieusement ses doigts, faisant surgir au-dessus des verres et des assiettes toutes les images inexprimées par sa bouche.

Puis, comme on lui offrit des choses qu’il aimait, il se tut et se mit à manger.

Jusqu’à la fin du dîner il ne parla plus beaucoup, suivant à peine lui-même la conversation, qui allait d’un écho de théâtre à une rumeur politique, d’un bal à un mariage, d’un article de la Revue des Deux Mondes au concours hippique récemment ouvert. Il mangeait bien et buvait sec, sans en paraître ému, ayant la pensée nette, saine, difficile à troubler, à peine excitable par le bon vin.

Lorsqu’on fut revenu dans le salon, Lamarthe, qui n’avait pas obtenu du sculpteur tout ce qu’il en attendait, l’attira près d’une vitrine pour lui montrer un objet inestimable, un encrier d’argent, pièce cotée, classée, historique, ciselée par Benvenuto Cellini.

Ce fut une espèce d’ivresse qui s’empara du sculpteur. Il contemplait cela comme on regarde le visage d’une maîtresse, et, saisi d’attendrissement, il énonça, sur l’œuvre de Cellini, des idées gracieuses et fines comme l’art du divin ciseleur ; puis, sentant qu’on l’écoutait, il se livra tout entier, et, assis sur un grand fauteuil, tenant et regardant sans cesse le bijou qu’on venait de lui présenter, il raconta ses impressions sur toutes les merveilles d’art connues par lui, mit à nu sa sensibilité, et rendit visible l’étrange griserie que la grâce des formes faisait entrer par ses yeux dans son âme. Pendant dix ans il avait parcouru le monde en ne regardant que du marbre, de la pierre, du bronze et du bois sculptés par des mains géniales, ou bien de l’or, de l’argent, de l’ivoire et du cuivre, vagues matières métamorphosées en chefs-d’œuvre sous les doigts de fées des ciseleurs.

Et lui-même il sculptait en parlant, avec des reliefs surprenants et de délicieux modelés obtenus par la justesse des mots.

Les hommes, debout autour de lui, l’écoutaient avec un intérêt extrême, tandis que les deux femmes, assises près du feu, paraissaient s’ennuyer un peu et causaient à voix basse, de temps en temps, déconcertées de ce qu’on pût prendre tant de goût à de simples contours d’objets.

Quand Prédolé se tut, Lamarthe, emballé et ravi, lui serra la main, et d’une voix amicale attendrie par l’émotion d’un amour commun :

— Vrai, j’ai envie de vous embrasser, dit-il. Vous êtes le seul artiste, le seul passionné et le seul grand homme d’aujourd’hui, le seul qui aimez vraiment ce que vous faites, qui y trouvez du bonheur, qui n’en êtes jamais las ni dégoûté. Vous maniez l’art éternel dans sa forme la plus pure, la plus simple, la plus haute et la plus inaccessible. Vous enfantez le beau par la courbe d’une ligne, et vous ne vous souciez pas d’autre chose. Je bois un verre d’eau-de-vie à votre santé.

Puis la conversation redevint générale, mais languissante, étouffée par les idées qui avaient passé dans l’air de ce joli salon meublé d’objets précieux.

Prédolé s’en alla de bonne heure, en donnant pour raison qu’il était au travail tous les matins au lever du jour.

Lorsqu’il fut parti, Lamarthe, enthousiasmé, demanda à Mme de Burne :

— Eh bien ! comment le trouvez-vous ?

Elle répondit, en hésitant, d’un air mécontent et peu séduit :

— Assez intéressant, mais raseur.

Le romancier sourit, et pensa : « Parbleu, il n’a pas admiré votre toilette ; et vous êtes le seul de vos bibelots qu’il ait à peine regardé. » Puis, après quelques phrases aimables, il alla s’asseoir auprès de la princesse de Malten, afin de lui faire la cour. Le comte de Bernhaus s’approcha de la maîtresse de la maison, et, prenant un petit tabouret, parut s’affaisser à ses pieds. Mariolle, Massival, Maltry et M. de Pradon continuaient à parler du sculpteur, qui avait fait sur leurs esprits une forte impression. M. de Maltry le comparait aux maîtres anciens, dont toute la vie fut embellie et illuminée par l’amour exclusif et dévorant des manifestations de la Beauté ; et il philosophait là-dessus, avec des phrases subtiles, justes et fatigantes.

Massival, las d’écouter parler d’un art qui n’était point le sien, se rapprocha de Mme de Malten et s’assit auprès de Lamarthe, qui lui céda bientôt la place pour aller rejoindre les hommes.

— Partons-nous ? dit-il à Mariolle.

— Oui, bien volontiers.

Le romancier aimait parler, la nuit, sur les trottoirs, en reconduisant quelqu’un. Sa voix brève, stridente, mordante, semblait s’accrocher et grimper aux murs des maisons. Il se sentait éloquent et clairvoyant, spirituel et imprévu en ces tête-à-tête nocturnes, où il monologuait plutôt qu’il ne causait. Il y obtenait pour lui-même des succès d’estime qui lui suffisaient, et il se préparait un bon sommeil par cette légère fatigue des poumons et des jambes.

Mariolle, lui, était à bout de forces. Toute sa misère, tout son malheur, tout son chagrin, toute son irrémédiable déception bouillonnaient en son cœur depuis qu’il avait franchi cette porte. Il n’en pouvait plus, il n’en voulait plus. Il allait partir pour ne point revenir.

Quand il prit congé de Mme de Burne, elle lui dit adieu d’un air distrait.

Les deux hommes se trouvèrent seuls dans la rue. Le vent ayant tourné, le froid de la journée avait cessé. Il faisait chaud et doux, ainsi qu’il fait doux deux heures après une giboulée, au printemps. Le ciel, plein d’étoiles, vibrait, comme si, dans l’espace immense, un souffle d’été eût avivé le scintillement des astres.

Les trottoirs étaient redevenus gris et secs, tandis que sur les chaussées, des flaques d’eau luisaient encore sous le gaz.

Lamarthe dit :

— Quel homme heureux, ce Prédolé !… Il n’aime qu’une chose, son art, ne pense qu’à cela, ne vit que pour cela, et cela emplit, console, égaye, fait heureuse et bonne son existence. C’est vraiment un grand artiste de la vieille race. Ah ! il ne s’inquiète guère des femmes, celui-là, de nos femmes à colifichets, à dentelles et à déguisements. Avez-vous vu comme il a fait peu d’attention à nos deux belles dames, qui étaient pourtant très séduisantes ? Mais il lui faut de la pure plastique, à lui, et non de l’artificiel. Il est vrai que notre divine hôtesse l’a jugé insupportable et imbécile. Pour elle un buste de Houdon, des statuettes de Tanagra ou un encrier de Benvenuto ne sont que les petites parures nécessaires à l’encadrement naturel et riche d’un chef-d’œuvre qui est Elle : Elle et sa robe, car sa robe fait partie d’Elle ; c’est la note nouvelle qu’elle donne chaque jour à sa beauté. Comme c’est futile et personnel, une femme !

Il s’arrêta, en frappant le trottoir d’un coup de canne si sec que le bruit courut quelque temps dans la rue. Puis il continua :

— Elles connaissent, comprennent et savourent ce qui les fait valoir : la toilette et le bijou qui changent de mode tous les dix ans ; mais elles ignorent ce qui est d’une sélection rare et constante, ce qui exige une grande et délicate pénétration artiste, et un exercice désintéressé, purement esthétique de leurs sens. Elles ont d’ailleurs des sens très rudimentaires, des sens de femelles, peu perfectibles, inaccessibles à ce qui ne touche pas directement l’égotisme féminin qui absorbe tout en elles. Leur finesse est de sauvage, d’indien, de guerre, de piège. Elles sont même presque impuissantes à goûter les jouissances matérielles d’ordre inférieur qui exigent une éducation physique et une attention raffinée d’un organe, comme la gourmandise. Quand elles arrivent, par exception, à respecter la bonne cuisine, elles demeurent toujours incapables de comprendre les grands vins, qui parlent seulement au palais des hommes, car le vin parle.

Il donna sur le pavé un nouveau coup de canne, qui scanda ce dernier mot, et mit un point à sa phrase.

Puis il reprit :

— Il ne faut pas leur demander tant d’ailleurs. Mais cette absence de goût et de compréhension qui obscurcit leur vue intellectuelle, quand il s’agit de choses élevées, les aveugle souvent bien davantage encore quand il s’agit de nous. Il est inutile, pour les séduire, d’avoir de l’âme, du cœur, de l’intelligence, des qualités et des mérites exceptionnels, comme autrefois, où on s’éprenait d’un homme pour sa valeur et son courage. Celles d’aujourd’hui sont des cabotines, les cabotines de l’amour ; répétant de chic une pièce qu’elles jouent par tradition et à laquelle elles ne croient plus. Il leur faut des cabotins pour leur donner la réplique et mentir leur rôle comme elles. J’entends par cabotins les pitres du monde ou d’ailleurs.

Ils marchèrent quelques moments en silence, l’un à côté de l’autre. Mariolle l’avait écouté avec attention, répétant mentalement ses phrases, l’approuvant de toute sa douleur. Il savait, d’ailleurs, qu’une sorte d’aventurier italien venu pour donner des assauts à Paris, le prince Epilati, gentilhomme de salles d’armes, dont on parlait partout et dont on vantait beaucoup l’élégance et la souple vigueur, exhibées au high-life et à la cocoterie d’élite sous des maillots collants de soie noire, accaparait en ce moment l’attention et la coquetterie de la petite baronne de Frémines.

Comme Lamarthe continuait à se taire, il lui dit :

— C’est notre faute ; nous choisissons mal, il y a d’autres femmes que celles-là !

Le romancier répliqua :

— Les seules encore capables d’attachement sont les demoiselles de magasin ou les petites bourgeoises sentimentales, pauvres et mal mariées. J’ai porté quelquefois secours à une de ces âmes en détresse. Elles sont débordantes de sentiment, mais de sentiment si vulgaire que le troquer contre le nôtre c’est faire l’aumône. Or je dis que dans notre jeune société riche, où les femmes n’ont envie et besoin de rien et n’ont d’autre désir que d’être un peu distraites, sans dangers à courir, où les hommes ont réglementé le plaisir comme le travail, je dis que l’antique, charmant et puissant attrait naturel qui poussait jadis les sexes l’un vers l’autre a disparu.

Mariolle murmura :

— C’est vrai.

Son envie de fuir s’accrut, de fuir loin de ces gens, de ces fantoches qui mimaient, par désœuvrement, la vie passionnée, belle et tendre d’autrefois, et ne goûtaient plus rien de sa saveur perdue.

— Bonsoir ! dit-il, je vais me coucher.

Il rentra chez lui, s’assit à sa table, et écrivit :

« Adieu, madame. Vous rappelez-vous ma première lettre ? Je vous disais adieu aussi ; mais je ne suis pas parti. Comme j’ai eu tort ! J’aurai quitté Paris quand vous recevrez celle-ci. Ai-je besoin de vous expliquer pourquoi ? Les hommes comme moi ne devraient jamais rencontrer les femmes comme vous. Si j’étais un artiste et si mes émotions pouvaient être exprimées de manière à m’en soulager, vous m’auriez peut-être donné du talent ; mais je ne suis rien qu’un pauvre garçon en qui est entrée, avec mon amour pour vous, une atroce et intolérable détresse. Quand je vous ai rencontrée, je ne me serais pas cru capable de sentir et de souffrir de cette façon. Une autre, à votre place, aurait versé en mon cœur une allégresse divine en le faisant vivre. Mais vous n’avez pu que le torturer. C’est malgré vous, je le sais ; je ne vous reproche rien, et je ne vous en veux pas. Je n’ai même pas le droit de vous écrire ces lignes. Pardonnez-moi. Vous êtes ainsi faite que vous ne pouvez pas sentir comme je sens, que vous ne pouvez pas seulement deviner ce qui se passe en moi quand j’entre chez vous, quand vous me parlez et quand je vous regarde. Oui, vous consentez, vous m’acceptez, et vous m’offrez même un paisible et raisonnable bonheur dont je devrais vous remercier à genoux toute ma vie. Mais je n’en veux pas. Ah ! quel amour, horrible et torturant, celui qui demande sans cesse l’aumône d’une chaude parole ou d’une caresse émue, et qui ne la reçoit jamais ! Mon cœur est vide comme le ventre d’un mendiant qui courut longtemps, la main tendue, derrière vous. Vous lui avez jeté de belles choses, mais pas de pain. C’est du pain, c’est de l’amour qu’il me fallait. Je m’en vais, misérable et pauvre, pauvre de votre tendresse, dont quelques miettes m’auraient sauvé. Je n’ai plus rien au monde qu’une pensée cruelle attachée à moi et qu’il faut tuer. C’est ce que je vais essayer de faire.

« Adieu, madame. Pardon, merci, pardon. Ce soir encore, je vous aime de toute mon âme. Adieu, madame.

« André Mariolle. »