Notre Cœur/Deuxième Partie/III

P. Ollendorff (10p. 135-151).

III

— Bonjour, cher monsieur.

Mariolle remarqua que ce n’était plus le « cher ami » d’Auteuil, et la poignée de main fut courte, une pression hâtive de femme occupée, agitée, en pleines fonctions mondaines. Il entra dans le salon pendant que Mme de Burne s’avançait vers la toute belle Mme Le Prieur que ses décolletages hardis et ses prétentions aux formes sculpturales avaient fait surnommer un peu ironiquement « la Déesse ». Elle était femme d’un membre de l’Institut, section des Inscriptions et Belles-Lettres.

— Ah, Mariolle, s’écria Lamarthe, d’où sortez-vous donc, mon cher ? On vous croyait mort.

— Je viens de faire un voyage dans le Finistère.

Il racontait ses impressions, quand le romancier l’interrompit.

— Est-ce que vous connaissez la baronne de Frémines ?

— Non, de vue seulement ; mais on m’a beaucoup parlé d’elle. On la dit fort curieuse.

— L’archiduchesse des détraquées, mais avec une saveur, un bouquet de modernité exquis. Venez que je vous présente.

Le prenant par le bras, il l’entraîna vers une jeune femme qu’on comparait toujours à une poupée, une pâle et ravissante petite poupée blonde, inventée et créée par le diable lui-même pour la damnation des grands enfants à barbe ! Elle avait des yeux longs, minces, fendus, un peu retroussés, semblait-il, vers les tempes, comme ceux de la race chinoise ; leur regard d’émail bleu glissait entre les paupières, qui s’ouvraient rarement tout à fait, de lentes paupières, faites pour voiler, pour retomber sans cesse sur le mystère de cette créature.

Les cheveux, très clairs, luisaient de reflets argentés de soie, et la bouche fine, aux lèvres étroites, semblait dessinée par un miniaturiste, puis creusée par la main légère d’un ciseleur. La voix qui sortait de là avait des vibrations de cristal, et les idées imprévues, mordantes, d’un tour particulier, méchant et drôle, d’un charme destructeur, la séduction corruptrice et froide, la complication tranquille de cette gamine névrosée, troublaient son entourage de passions et d’agitations violentes. Elle était connue de tout Paris comme la plus extravagante des mondaines du vrai monde, la plus spirituelle aussi ; mais personne ne savait au juste ce qu’elle était, ce qu’elle pensait, ce qu’elle faisait. Elle dominait en général les hommes avec une puissance irrésistible. Son mari également demeurait une énigme. Affable et grand seigneur, il semblait ne rien voir. Était-il aveugle, indifférent ou complaisant ? Peut-être n’avait-il vraiment autre chose à voir que des excentricités qui, sans doute, l’amusaient lui-même. Toutes les opinions d’ailleurs se donnaient cours sur lui. Des bruits très méchants couraient. On allait jusqu’à insinuer qu’il profitait des vices secrets de sa femme.

Entre Mme de Burne et elle, il y avait des attirances de nature et des jalousies féroces, des périodes d’intimité suivies par des crises d’inimitié furieuse. Elles se plaisaient, se redoutaient et se recherchaient, comme deux duellistes de profession qui s’apprécient et désirent se tuer.

La baronne de Frémines, en ce moment, triomphait. Elle venait de remporter une victoire, une grande victoire : elle avait conquis Lamarthe ; elle l’avait pris à sa rivale, détaché et cueilli pour le domestiquer ostensiblement parmi ses suivants attitrés. Le romancier semblait épris, intrigué, charmé et stupéfait de tout ce qu’il avait découvert dans cette créature invraisemblable, et il ne pouvait s’empêcher de parler d’elle à tout le monde, ce dont on jasait déjà.

Au moment où il présentait Mariolle, le regard de Mme de Burne tomba sur lui de l’autre bout du salon, et il sourit, en murmurant à l’oreille de son ami :

— Regardez donc la Souveraine d’ici qui n’est pas contente.

André leva les yeux ; mais Mme de Burne se retournait vers Massival, apparu sous la portière soulevée.

Il fut suivi presque immédiatement par la marquise de Bratiane ; ce qui fit dire à Lamarthe :

— Tiens ! nous n’aurons qu’une seconde audition de Didon ; la première a dû avoir lieu dans le coupé de la marquise.

Mme de Frémines ajouta :

— La collection de notre amie de Burne perd vraiment ses plus beaux joyaux.

Une colère, une sorte de haine contre cette femme, s’éveilla brusquement au cœur de Mariolle, et une irritation subite contre tout ce monde, contre la vie de ces gens, leurs idées, leurs goûts, leurs penchants futiles, leurs amusements de pantins. Alors, profitant de ce que Lamarthe s’était penché pour parler bas à la jeune femme, il tourna le dos et s’éloigna.

La belle Mme Le Prieur se trouvait seule, à quelques pas devant lui. Il alla la saluer. D’après Lamarthe, celle-là représentait l’ancien jeu dans ce milieu d’avant-garde. Jeune, grande, jolie, avec des traits fort réguliers, avec des cheveux châtains où couraient des nuances de feu, affable, captivante par son charme tranquille et bienveillant, par une coquetterie calme et savante aussi, par un grand désir de plaire dissimulé sous des dehors de sincère et simple affection, elle avait des partisans déterminés, qu’elle se gardait bien d’exposer à des rivalités dangereuses. Sa maison passait pour un cercle d’étroite intimité, où tous les habitués d’ailleurs vantaient avec ensemble les mérites du mari.

Elle et Mariolle se mirent à causer. Elle appréciait beaucoup cet homme intelligent et réservé, dont on parlait peu et qui valait peut-être mieux que les autres.

Les derniers invités entraient. Le gros Fresnel, essoufflé, essuyant encore d’un dernier effleurement de mouchoir son front toujours tiède et luisant, le philosophe mondain Georges de Maltry, puis, ensemble le baron de Gravil et le comte de Marantin. M. de Pradon faisait avec sa fille les honneurs de cette matinée. Il fut plein d’attentions pour Mariolle. Mais Mariolle, le cœur serré, la regardait aller, venir, s’occuper de tout ce monde plus que de lui. Deux fois, il est vrai, elle lui avait jeté de loin des regards rapides qui semblaient dire : « Je pense à vous », mais si courts qu’il s’était peut-être mépris sur leur sens. Et puis il ne pouvait plus ne pas voir que l’assiduité agressive de Lamarthe pour Mme de Frémines irritait Mme de Burne. « Ce n’est là, pensait-il, que du dépit de coquette, de la jalousie de salonnière à qui on a volé un bibelot rare. » Il en souffrait déjà pourtant ; il souffrait surtout de constater qu’elle les regardait sans cesse d’une façon furtive et dissimulée, et qu’elle ne s’inquiétait nullement de le voir, lui, assis près de Mme Le Prieur. C’est qu’elle le tenait, elle en était sûre, tandis que l’autre lui échappait. Alors qu’était donc pour elle déjà cet amour, leur amour né d’hier, et qui ne laissait survivre en lui aucune autre idée ?

M. de Pradon demandait le silence, et Massival ouvrait le piano, dont Mme de Bratiane s’approchait en ôtant ses gants, car elle allait chanter les transports de Didon, quand la porte s’ouvrit encore une fois, et un jeune homme parut qui fixa tous les yeux. Il était grand, svelte, avec des favoris frisés, des cheveux blonds, courts et bouclés, un air absolument aristocrate. Mme Le Prieur elle-même semblait émue.

— Qui est-ce ? lui demanda Mariolle.

— Comment ! vous ne le connaissez pas ?

— Mais non.

— Le comte Rodolphe de Bernhaus.

— Ah ! celui qui s’est battu avec Sigismond Fabre.

— Oui.

L’histoire avait fait grand bruit. Le comte de Bernhaus, conseiller de l’ambassade d’Autriche, diplomate du plus grand avenir, un Bismarck élégant, disait-on, ayant entendu, dans une réception officielle, un mot mal sonnant sur sa souveraine, se battit le surlendemain avec celui qui l’avait prononcé, escrimeur célèbre, et le tua. Après ce duel par qui l’opinion publique avait été ravagée, le comte de Bernhaus acquit du jour au lendemain une célébrité à la Sarah Bernhardt, avec cette différence que son nom apparaissait dans une auréole de poésie chevaleresque. Il était, en outre, charmant, agréable causeur, excellemment distingué. Lamarthe disait de lui : « C’est le dompteur de nos belles féroces. »

Il s’assit auprès de Mme de Burne avec un air très galant, et Massival prit place devant le clavier, où ses doigts coururent quelques instants.

Presque tous les auditeurs changèrent de sièges, se rapprochèrent, de façon à bien entendre et à bien voir en même temps la chanteuse. Lamarthe se retrouva près de Mariolle épaule contre épaule.

Il y eut un grand silence plein d’attente, d’attention et de respect ; puis le musicien commença par une lente, une très lente succession de notes qui avaient l’air d’un récit musical. Il y avait des pauses, des reprises légères, des séries de petites phrases, tantôt languissantes, tantôt nerveuses, inquiètes semblait-il, mais d’une originalité imprévue. Mariolle rêvait. Il voyait une femme, la reine de Carthage, dans la force de sa jeunesse mûre et de sa beauté pleinement éclose, marchant à petits pas sur une côte baignée par la mer. Il devinait qu’elle souffrait, qu’elle avait dans l’âme un grand malheur ; et il examinait Mme de Bratiane.

Immobile, pâle sous ses pesants cheveux noirs, qui semblaient avoir été trempés dans de la nuit, l’Italienne, le regard fixe devant elle, attendait. Il y avait dans son visage énergique, un peu dur, que ses yeux et ses sourcils marquaient comme des taches, dans tout son être brun, puissant et passionné, quelque chose de saisissant, une de ces menaces d’orage qu’on devine dans les ciels sombres.

Massival continuait, en balançant un peu sa tête aux longs cheveux, l’histoire poignante qu’il contait sur les sonores touches d’ivoire.

Soudain un frisson parcourut la chanteuse ; elle entr’ouvrit la bouche, et il en sortit une plainte d’angoisse interminable et déchirante. Ce n’était point une de ces clameurs de désespoir tragique que les chanteurs exhalent sur la scène avec des gestes dramatiques, ce n’était pas non plus un de ces beaux gémissements d’amour trompé qui font éclater une salle en bravos, mais un inexprimable cri, sorti de la chair et non de l’âme, poussé comme un hurlement de bête écrasée, le cri de l’animal féminin trahi. Puis elle se tut ; et Massival recommença, vibrante, plus animée, plus tourmentée, l’histoire de cette misérable reine qu’un homme aimé avait abandonnée.

Alors, de nouveau, la voix de la femme s’éleva. Elle parlait maintenant, elle disait l’intolérable torture de la solitude, l’inapaisable soif des caresses enfuies et le supplice de savoir qu’Il est parti pour toujours.

Sa voix chaude et vibrante faisait tressaillir les cœurs. Elle semblait souffrir tout ce qu’elle disait, aimer ou du moins être capable d’aimer d’une ardeur furieuse, cette sombre Italienne avec sa chevelure de ténèbres. Quand elle se tut, elle avait les yeux pleins de larmes, et elle les essuya lentement. Lamarthe, penché vers Mariolle, et tout frémissant d’exaltation artiste, lui dit :

— Dieu ! qu’elle est belle en ce moment, mon cher : c’est une femme, la seule qui soit ici.

Puis, après une courte réflexion il ajouta :

— Au fait, qui sait ? Il n’y a peut-être là qu’un mirage de la musique, car rien n’existe que l’illusion ! Mais quel art pour en donner des illusions, celui-là, et toutes les illusions !

Il y eut alors un repos entre la première et la deuxième partie du poème musical, et on félicita chaudement le compositeur et son interprète. Lamarthe surtout fut très ardent dans ses compliments, et il était vraiment sincère, en homme doué pour sentir, pour comprendre, et que touchent également toutes les formes exprimées de la beauté. La façon dont il dit à Mme de Bratiane ce qu’il avait éprouvé en l’écoutant fut flatteuse à la faire un peu rougir ; et les autres femmes qui l’entendirent en conçurent quelque dépit. Il n’était peut-être pas inconscient de l’effet qu’il avait produit. Quand il se retourna pour reprendre sa place, il aperçut le comte Rodolphe de Bernhaus qui s’asseyait auprès de Mme de Frémines. Elle eut l’air tout de suite de lui faire des confidences, et ils souriaient l’un et l’autre comme si cette causerie intime les eût enchantés et ravis. Mariolle, de plus en plus morne, était debout contre une porte. Le romancier alla le rejoindre. Le gros Fresnel, Georges de Maltry, le baron de Gravil et le comte de Marantin entouraient Mme de Burne, qui, debout, offrait du thé. Elle semblait enfermée dans une couronne d’adorateurs. Lamarthe le fit remarquer ironiquement à son ami, et il ajouta :

— Une couronne sans joyaux d’ailleurs, et je suis certain qu’elle donnerait tous ces cailloux du Rhin pour le brillant qui lui manque.

— Quel brillant ? demanda Mariolle.

— Mais Bernhaus, le beau, l’irrésistible, l’incomparable Bernhaus, celui pour qui cette fête est donnée, pour qui on a fait ce miracle de décider Massival à faire chanter ici sa Didon florentine.

André, bien qu’incrédule, se sentit étreint par un poignant chagrin.

— Y a-t-il longtemps qu’elle le connaît ? dit-il.

— Oh ! non, dix jours tout au plus. Mais elle en a fait des efforts pendant cette courte campagne, et de la tactique de conquérante. Si vous aviez été ici, vous auriez bien ri.

— Ah ! pourquoi donc ?

— Elle l’a rencontré pour la première fois chez Mme de Frémines. J’y dînais ce soir-là. Bernhaus est très bien dans cette maison, comme vous pouvez voir ; il suffit de le regarder en ce moment ; et voilà, à la minute même qui suivit leur double salut, notre belle amie de Burne partie en guerre à la conquête de l’unique Autrichien. Et elle réussit, elle réussira, bien que la petite Frémines lui soit bien supérieure en rosserie, en indifférence réelle et en perversité peut-être. Mais notre amie de Burne est plus savante en coquetterie, plus femme, j’entends femme moderne, c’est-à-dire irrésistible par l’artifice de séduction qui remplace chez elle l’ancien charme naturel. Et ce n’est pas encore l’artifice qu’il faudrait dire, mais l’esthétique, le sens profond de l’esthétique féminine. Toute sa puissance est là. Elle se connaît admirablement, parce qu’elle se plaît à elle-même plus que tout, et elle ne se trompe jamais sur le meilleur moyen de conquérir un homme et de se mettre en valeur pour nous capter.

Mariolle protesta.

— Je crois que vous exagérez ; avec moi elle a été toujours fort simple !

— Parce que la simplicité est le truc qui vous convient. D’ailleurs, je n’en veux pas dire de mal ; je la trouve supérieure à presque toutes ses semblables, mais ce ne sont pas des femmes.

Quelques accords de Massival les firent taire, et Mme de Bratiane chanta la seconde partie du poème, où elle fut vraiment une Didon superbe de passion physique et de désespoir sensuel.

Mais Lamarthe ne quittait pas des yeux le tête-à-tête de Mme de Frémines et du comte de Bernhaus.

Dès que la dernière vibration du piano se fut perdue dans les applaudissements, il reprit, irrité comme s’il eût continué une discussion, comme s’il eût répondu à quelque adversaire :

— Non, ce ne sont pas des femmes. Les plus honnêtes d’entre elles sont des rosses inconscientes.
Plus je les connais, moins je trouve en elles cette sensation d’ivresse douce qu’une vraie femme doit nous donner. Elles grisent aussi, mais en exaspérant les nerfs, car elles sont frelatées. Oh, c’est très bon à déguster, mais ça ne vaut pas le vrai vin d’autrefois. Voyez-vous, mon cher, la femme n’est créée et venue en ce monde que pour deux choses, qui seules peuvent faire épanouir ses vraies, ses grandes, ses excellentes qualités : l’amour et l’enfant. Je parle comme M. Prudhomme. Or celles-ci sont incapables d’amour, et elles ne veulent pas d’enfants ; quand elles en ont, par maladresse, c’est un malheur, puis un fardeau. En vérité, ce sont des monstres.

Étonné du ton violent qu’avait pris l’écrivain et du regard de colère qui brillait dans ses yeux, Mariolle lui demanda :

— Alors, pourquoi passez-vous la moitié de votre vie dans leurs jupes ?

Lamarthe répondit avec vivacité :

— Pourquoi ? Pourquoi ? Mais parce que ça m’intéresse, parbleu ! Et puis… et puis… allez-vous défendre aux médecins d’entrer dans les hôpitaux regarder les maladies ? C’est ma clinique à moi, ces femmes-là.

Cette réflexion parut l’avoir calmé. Il ajouta :

— Puis, je les adore parce qu’elles sont bien d’aujourd’hui. Au fond je ne suis guère plus un homme qu’elles ne sont des femmes. Quand je me suis à peu près attaché à l’une d’elles, je m’amuse à découvrir et à examiner tout ce qui m’en détache avec une curiosité de chimiste qui s’empoisonne pour expérimenter des venins.

Après un silence il reprit encore :

— De cette façon je ne serai jamais vraiment pincé par elles. Je joue leur jeu, aussi bien qu’elles, mieux qu’elles peut-être, et ça me sert pour mes livres, tandis que ça ne leur sert à rien, à elles, ce qu’elles font. Sont-elles bêtes ! Toutes des ratées, de délicieuses ratées qui n’arrivent, quand elles sont sensibles à leur manière, qu’à crever de chagrin en vieillissant.

En l’écoutant, Mariolle sentait tomber sur lui une de ces tristesses pareilles aux humides mélancolies dont les pluies continues assombrissent la terre. Il savait bien qu’en général l’homme de lettres n’avait pas tort, mais il ne pouvait admettre qu’il eût tout à fait raison.

Alors, un peu irrité, il discuta, non pas tant pour défendre les femmes que pour découvrir les causes de leur mobilité désenchantée dans la littérature contemporaine.

— Au temps où les romanciers et les poètes les exaltaient et les faisaient rêver, disait-il, elles cherchaient et croyaient trouver dans la vie l’équivalent de ce que leur cœur avait pressenti dans leurs lectures. Aujourd’hui, vous vous obstinez à supprimer toutes les apparences poétiques et séduisantes, pour ne montrer que les réalités désillusionnantes. Or, mon cher, plus d’amour dans les livres, plus d’amour dans la vie. Vous étiez des inventeurs d’idéal, elles croyaient à vos inventions. Vous n’êtes maintenant que des évocateurs de réalités précises, et derrière vous elles se sont mises à croire à la vulgarité de tout.

Lamarthe, qu’amusaient toujours les discussions littéraires, commençait une dissertation quand Mme de Burne s’approcha d’eux.

Elle était vraiment dans un de ses beaux jours, habillée à ravir les yeux, avec cet air hardi et provocant que lui donnait la sensation de la lutte. Elle s’assit :

— Voilà ce que j’aime, dit-elle : surprendre deux hommes qui causent, sans qu’ils parlent pour moi. Vous êtes d’ailleurs les deux seuls intéressants à entendre ici. Sur quoi discutez-vous ?

Lamarthe, sans embarras et d’un ton de gouaillerie galante, lui révéla la question soulevée. Puis il reprit ses arguments avec une verve accentuée par le désir de parade qui excite devant les femmes tous les buveurs de gloire.

Elle s’amusa tout de suite du motif de cette querelle, et, excitée elle-même par ce sujet, y prit part, en défendant les femmes modernes avec beaucoup d’esprit, de finesse et d’à-propos. Quelques phrases, incompréhensibles pour le romancier, sur la fidélité et l’attachement dont les plus suspectes pouvaient être capables, firent battre le cœur de Mariolle, et, quand elle fut partie pour aller s’asseoir à côté de Mme de Frémines, qui avait gardé près d’elle obstinément le comte de Bernhaus, Lamarthe et Mariolle, séduits par tout ce qu’elle leur avait montré de science féminine et de grâce, se déclarèrent l’un à l’autre qu’elle était incontestablement exquise.

— Et regardez-là ! dit l’écrivain.

C’était le grand duel. De quoi parlaient-ils, à présent, l’Autrichien et les deux femmes ? Mme de Burne était arrivée juste au moment où le tête-à-tête trop prolongé de deux personnes, même quand elles se plaisent, devient monotone ; et elle le rompait en racontant d’un air indigné tout ce qu’elle venait d’entendre dans la bouche de Lamarthe. Tout cela certes pouvait s’appliquer à Mme de Frémines, tout cela venait de sa plus récente conquête, tout cela était répété devant un homme très fin qui savait tout comprendre. Le feu de nouveau prit à cette question éternelle de l’amour ; et la maîtresse de la maison fit signe à Lamarthe et à Mariolle de les rejoindre. Puis, comme les voix s’élevaient, elle appela tout le monde.

Une discussion générale suivit, gaie et passionnée, où chacun dit son mot, et où Mme de Burne trouva le moyen d’être la plus fine et la plus amusante, en laissant traîner du sentiment, peut-être factice, en de drolatiques opinions, car elle était vraiment dans un jour de succès, plus animée, intelligente et jolie qu’elle n’avait jamais été.