Notre-Dame de Paris, 1844/04/05

Perrotin (p. 149-154).


v

suite de claude frollo



E n 1482, Quasimodo avait environ vingt ans, Claude Frollo environ trente-six. L’un avait grandi, l’autre avait vieilli.

Claude Frollo n’était plus le simple écolier du collége Torchi, le tendre protecteur d’un petit enfant, le jeune et rêveur philosophe qui savait beaucoup de choses et qui en ignorait beaucoup. C’était un prêtre austère, grave, morose ; un chargé d’âmes ; monsieur l’archidiacre de Josas, le second acolyte de l’évêque, ayant sur les bras les deux décanats de Montlhéry et de Châteaufort, et cent soixante-quatorze curés ruraux. C’était un personnage imposant et sombre, devant lequel tremblaient les enfants de chœur en aube et en jaquette, les machicos, les confrères de saint Augustin, les clercs matutinels de Notre-Dame, quand il passait lentement sous les hautes ogives du chœur, majestueux, pensif, les bras croisés, et la tête tellement ployée sur la poitrine qu’on ne voyait de sa face que son grand front chauve.

Dom Claude Frollo n’avait abandonné, du reste, ni la science ni l’éducation de son jeune frère, ces deux occupations de sa vie. Mais avec le temps il s’était mêlé quelque amertume à ces choses si douces. À la longue, dit Paul Diacre, le meilleur lard rancit. Le petit Jehan Frollo, surnommé du Moulin à cause du lieu où il avait été nourri, n’avait pas grandi dans la direction que Claude avait voulu lui imprimer. Le grand frère comptait sur un élève pieux, docile, docte, honorable. Or, le petit frère, comme ces jeunes arbres qui trompent l’effort du jardinier, et se tournent opiniâtrément du côté d’où leur vient l’air et le soleil, le petit frère ne croissait et ne multipliait, ne poussait de belles branches touffues et luxuriantes que du côté de la paresse, de l’ignorance et de la débauche. C’était un vrai diable, fort désordonné, ce qui faisait froncer le sourcil à dom Claude ; mais fort drôle et fort subtil, ce qui faisait sourire le grand frère. Claude l’avait confié à ce même collége de Torchi où il avait passé ses premières années dans l’étude et le recueillement ; et c’était une douleur pour lui que ce sanctuaire autrefois édifié du nom de Frollo en fût scandalisé aujourd’hui. Il en faisait quelquefois à Jehan de fort sévères et de fort longs sermons, que celui-ci essuyait intrépidement. Après tout, le jeune vaurien avait bon cœur, comme cela se voit dans toutes les comédies. Mais, le sermon passé, il n’en reprenait pas moins tranquillement le cours de ses séditions et de ses énormités. Tantôt c’était un béjaune (on appelait ainsi les nouveau-débarqués à l’Université) qu’il avait houspillé pour sa bienvenue ; tradition précieuse qui s’est soigneusement perpétuée jusqu’à nos jours. Tantôt il avait donné le branle à une bande d’écoliers, lesquels s’étaient classiquement jetés sur un cabaret, quasi classico excitati, puis avaient battu le tavernier « avec bâtons offensifs, » et joyeusement pillé la taverne jusqu’à effondrer les muids de vin dans la cave. Et puis, c’était un beau rapport en latin que le sous-moniteur de Torchi apportait piteusement à dom Claude avec cette douloureuse émargination : Rixa ; prima causa vinum optimum potatum. Enfin on disait, horreur dans un enfant de seize ans, que ses débordements allaient souventes fois jusqu’à la rue de Glatigny.

De tout cela Claude, contristé et découragé dans ses affections humaines, s’était jeté avec plus d’emportement dans les bras de la science, cette sœur qui du moins ne vous rit pas au nez, et vous paie toujours, bien qu’en monnaie quelquefois un peu creuse, les soins qu’on lui a rendus. Il devint donc de plus en plus savant, et en même temps, par une conséquence naturelle, de plus en plus rigide comme prêtre, de plus en plus triste comme homme. Il y a, pour chacun de nous, de certains parallélismes entre notre intelligence, nos mœurs et notre caractère, qui se développent sans discontinuité, et ne se rompent qu’aux grandes perturbations de la vie.

Comme Claude Frollo avait parcouru dès sa jeunesse le cercle presque entier des connaissances humaines, positives, extérieures et licites, force lui fut, à moins de s’arrêter ubi defuit orbis, force lui fut d’aller plus Join et de chercher d’autres aliments à l’activité insatiable de son intelligence. L’antique symbole du serpent qui se mord la queue convient surtout à la science. Il paraît que Claude Frollo l’avait éprouvé. Plusieurs personnes graves affirmaient qu’après avoir épuisé le fas du savoir humain, il avait osé pénétrer dans le nefas. Il avait, disait-on, goûté successivement toutes les pommes de l’arbre de l’intelligence, et, faim ou dégoût, il avait fini par mordre au fruit défendu. Il avait pris place tour à tour, comme nos lecteurs l’ont vu, aux conférences des théologiens en Sorbonne, aux assemblées des artiens à l’image Saint-Hilaire, aux disputes des décrétistes à l’image Saint-Martin, aux congrégations des médecins au bénitier de Notre-Dame, ad cupam Nostræ-Domine. Tous les mets permis et approuvés que ces quatre grandes cuisines appelées les quatre facultés pouvaient élaborer et servir à une intelligence, il les avait dévorés, et la satiété lui en était venue avant que sa faim fût apaisée. Alors il avait creusé plus avant, plus bas, dessous toute cette science finie, matérielle, limitée ; il avait risqué peut-être son âme, et s’était assis dans la caverne à cette table mystérieuse des alchimistes, des astrologues, des hermétiques, dont Averroès, Guillaume de Paris et Nicolas Flamel tiennent le bout dans le moyen âge, et qui se prolonge dans l’Orient, aux clartés du chandelier à sept branches, jusqu’à Salomon, Pythagore et Zoroastre.

C’était du moins ce que l’on supposait, à tort ou à raison.

Il est certain que l’archidiacre visitait souvent le cimetière des Saints-Innocents, où son père et sa mère avaient été enterrés, il est vrai, avec les autres victimes de la peste de 1466 ; mais qu’il paraissait beaucoup moins dévot à la croix de leur fosse qu’aux figures étranges dont était chargé le tombeau de Nicolas Flamel et de Claude Pernelle, construit tout à côté !

Il est certain qu’on l’avait vu souvent longer la rue des Lombards, et entrer furtivement dans une petite maison qui faisait le coin de la rue des Écrivains et de la rue Marivaulx. C’était la maison que Nicolas Flamel avait bâtie, où il était mort vers 1417, et qui, toujours déserte depuis lors, commençait déjà à tomber en ruine ; tant les hermétiques et les souffleurs de tous les pays en avaient usé les murs, rien qu’en y gravant leurs noms. Quelques voisins même affirmaient avoir vu une fois, par un soupirail, l’archidiacre Claude creusant, remuant et bêchant la terre dans ces deux caves, dont les jambes étrières avaient été barbouillées de vers et d’hiéroglyphes sans nombre par Nicolas Flamel lui-même. On supposait que Flamel avait enfoui la pierre philosophale dans ces caves ; et les alchimistes, pendant deux siècles, depuis Magistri jusqu’au père Pacifique, n’ont cessé d’en tourmenter le sol que lorsque la maison, si cruellement fouillée et retournée, a fini par s’en aller en poussière sous leurs pieds.

Il est certain encore que l’archidiacre s’était épris d’une passion singulière pour le portail symbolique de Notre-Dame, cette page de grimoire écrite en pierre par l’évêque Guillaume de Paris, lequel a sans doute été damné pour avoir attaché un si infernal frontispice au saint poème que chante éternellement le reste de l’édifice. L’archidiacre Claude passait aussi pour avoir approfondi le colosse de saint Christophe, et cette longue statue énigmatique qui se dressait alors à l’entrée du parvis, et que le peuple appelait dans ses dérisions Monsieur Legris. Mais, ce que tout le monde avait pu remarquer, c’était les interminables heures qu’il employait souvent, assis sur le parapet du parvis, à contempler les sculptures du portail, examinant tantôt les vierges folles avec leurs lampes renversées, tantôt les vierges sages avec leurs lampes droites ; d’autres fois, calculant l’angle du regard de ce corbeau qui tient au portail de gauche et qui regarde dans l’église un point mystérieux où est certainement cachée la pierre philosophale, si elle n’est pas dans la cave de Nicolas Flamel. C’était, disons-le en passant, une destinée singulière pour l’église de Notre-Dame à cette époque que d’être ainsi aimée à deux degrés différents, et avec tant de dévotion, par deux êtres aussi dissemblables que Claude et Quasimodo. Aimée par l’un, sorte de demi-homme instinctif et sauvage, pour sa beauté, pour sa stature, pour les harmonies qui se dégagent de son magnifique ensemble ; aimée par l’autre, imagination savante et passionnée, pour sa signification, pour son mythe, pour le sens qu’elle renferme, pour le symbole épars sous les sculptures de sa façade comme le premier texte sous le second dans un palimpseste, en un mot, pour l’énigme qu’elle propose éternellement à l’intelligence.

Il est certain enfin que l’archidiacre s’était accommodé dans celle des deux tours qui regarde sur la Grève, tout à côté de la cage aux cloches, une petite cellule fort secrète où nul n’entrait, pas même l’évêque, disait-on, sans son congé. Cette cellule avait été jadis pratiquée, presque au sommet de la tour, parmi les nids de corbeaux, par l’évêque Hugo de Besançon[1], qui y avait maléficié dans son temps. Ce que renfermait cette cellule, nul ne le savait ; mais on avait vu souvent des grèves du Terrain, la nuit, à une petite lucarne qu’elle avait sur le derrière de la tour, paraître, disparaître et reparaître à intervalles courts et égaux, une clarté rouge intermittente, bizarre, qui semblait suivre les aspirations haletantes d’un soufflet, et venir plutôt d’une flamme que d’une lumière. Dans l’ombre, à cette hauteur, cela faisait un effet singulier ; et les bonnes femmes disaient : Voilà l’archidiacre qui souffle ! l’enfer pétille là-haut.

Il n’y avait pas dans tout cela, après tout, grande preuve de sorcellerie, mais c’était bien toujours autant de fumée qu’il en fallait pour supposer du feu ; et l’archidiacre avait un renom assez formidable. Nous devons dire pourtant que les sciences d’Égypte, que la nécromancie, que la magie, même la plus blanche et la plus innocente, n’avait pas d’ennemi plus acharné, pas de dénonciateur plus impitoyable par-devant messieurs de l’officialité de Notre-Dame. Que ce fût sincère horreur où jeu joué du larron qui crie au voleur ! cela n’empêchait pas l’archidiacre d’être considéré par les doctes têtes du chapitre comme une âme aventurée dans le vestibule de l’enfer, perdue dans les antres de la cabale, tâtonnant dans les ténèbres des sciences occultes. Le peuple ne s’y méprenait pas non plus : chez quiconque avait un peu de sagacité, Quasimodo passait pour le démon, Claude Frollo pour le sorcier. I] était évident que le sonneur devait servir l’archidiacre pendant un temps donné, au bout duquel il emporterait son âme en guise de paiement. Aussi l’archidiacre était-il, malgré l’austérité excessive de sa vie, en mauvaise odeur parmi les bonne âmes ; et il n’y avait pas nez de dévote si inexpérimenté qui ne le flairât magicien.

Et si, en vieillissant, il s’était formé des abîmes dans sa science, il s’en était aussi formé dans son cœur. C’est du moins ce qu’on était fondé à croire en examinant cette figure sur laquelle on ne voyait reluire son âme qu’à travers un sombre nuage. D’où lui venait ce large front chauve, cette tête toujours penchée, cette poitrine toujours soulevée de soupirs ? Quelle secrète pensée faisait sourire sa bouche avec tant d’amertume au même moment où ses sourcils froncés se rapprochaient comme deux taureaux qui vont lutter ? Pourquoi son reste de cheveux étaient-ils déjà gris ? Quel était ce feu intérieur qui éclatait parfois dans son regard, au point que son œil ressemblait à un trou percé dans la paroi d’une fournaise ?

Ces symptômes d’une violente préoccupation morale avaient surtout acquis un haut degré d’intensité à l’époque où se passe cette histoire. Plus d’une fois un enfant de chœur s’était enfui effrayé de le trouver seul dans l’église, tant son regard était étrange et éclatant. Plus d’une fois, dans le chœur, à l’heure des offices, son voisin de stalle l’avait entendu mêler au plain-chant ad omnem tonum des parenthèses inintelligibles. Plus d’une fois la buandière du Terrain, chargée de « laver le chapitre, » avait observé, non sans effroi, des marques d’ongles et de doigts crispés dans le surplis de monsieur l’archidiacre de Josas.

D’ailleurs il redoublait de sévérité et n’avait jamais été plus exemplaire. Par état comme par caractère, il s’était toujours tenu éloigné des femmes : il semblait les haïr plus que jamais. Le seul frémissement d’une cotte-hardie de soie faisait tomber son capuchon sur ses yeux. Il était sur ce point tellement jaloux d’austérité et de réserve, que lorsque la dame de Beaujeu, fille du roi, vint, au mois de décembre 1481, visiter le cloître de Notre-Dame, il s’opposa gravement à son entrée, rappelant à l’évêque le statut du Livre Noir, daté de la vigile Saint-Barthélemy 1334, qui interdit l’accès du cloître à toute femme « quelconque, vieille ou jeune, maîtresse ou chambrière. » Sur quoi l’évêque avait été contraint de lui citer l’ordonnance du légat Odo, qui excepte certaines grandes dames, aliquæ magnates mulieres, quæ sine scandalo evitari non possunt. Et encore l’archidiacre protesta-t-il, objectant que l’ordonnance du légat, laquelle remontait à 1207, était antérieure de cent vingt-sept ans au Livre Noir, et par conséquent abrogée de fait par lui. Et il avait refusé de paraître devant la princesse.

On remarquait en outre que son horreur pour les égyptiennes et les zingari semblait redoubler depuis quelque temps. Il avait sollicité de l’évêque un édit qui fit expresse défense aux bohémiennes de venir danser et tambouriner sur la place du Parvis ; et il compulsait depuis le même temps les archives moisies de l’official, afin de réunir les cas de sorciers et de sorcières condamnés au feu ou à la corde pour complicité de maléfices avec des boues, des truies ou des chèvres.

  1. Hugo II de Bisuncio, 1326-1332.