Flammarion (p. 219-231).


XX

Deux bonnes âmes


Rosseline, depuis sa querelle avec Zanette et la correction que lui avait infligée Martégas, n’était plus tout à fait la même femme. Non pas qu’elle fût plus maîtresse de ses volontés, mais la direction générale de ses pensées vers le mal s’était affirmée. Ce n’était plus, au même degré, une inconsistante. Elle ne savait pas plus qu’autrefois ce qu’elle désirait, ce qu’elle espérait ; elle n’avait ni but défini, ni plan précis ; en ceci elle était la Rosseline d’autrefois, mais tout en elle était tourné aux violences, aux vengeances, aux vœux de colère et de haine. Elle avait pris de la vitesse sur les pentes du mal. C’est en cela qu’elle était nouvelle. Les éléments mauvais, jusqu’alors en puissance, cachés en elle et comme subordonnés, avaient pris le dessus dans son cœur obscur…. Sous l’influence de circonstances différentes, peut-être seraient-ils restés endormis…. Maintenant, elle laissait ses instincts de malignité dominer.

Elle était nettement devenue méchante. Que voulait-elle ? Tout à la fois, tout ce qui semblait inconciliable, pourvu que ce fût violent et mauvais.

Pour l’exciter aux rages, pour la précipiter du seul côté de la malice, il avait suffi du face à face avec cette petite, si jolie, si aimable. Jalousie, envie, avaient fait lever et s’épanouir dans son cœur les germes vénéneux qui fermentaient. Les menaces de Zanette, les coups de Martégas avaient provoqué en elle la mauvaise bête qui, maintenant, était déchaînée. Tout en elle était confus toujours, mais tout ce confus était décidément le Mal.

Elle n’aimait pas Martégas, mais elle se rappelait avec une sorte de volupté la terreur qui l’avait secouée, sous le poing de cet homme qu’elle n’aimait pas !… Que ferait-elle de lui ? Son instrument peut-être ; et « faire marcher » un homme si terrible, en lui refusant tout, ne serait pas un plaisir moindre que lui être soumise.

Elle n’avait jamais aimé Pastorel, assez du moins pour lui sacrifier un seul de ses caprices, mais il lui déplaisait d’être abandonnée par lui si dédaigneusement, pour une frêle, une insignifiante personne, qui, à côté d’elle, n’est-ce pas, ne pouvait prétendre à paraître belle ? Volontiers, elle l’aurait repris, ce Pastorel, fût-ce pour le rejeter dédaigneusement à son tour…. Même elle comptait bien le reprendre et le faire souffrir d’amour…. Si elle avait été battue par Martégas, c’est Pastorel, le gueux, qui en était cause ! — « Il me le paiera ! » Cela ne regardait ni Pastorel ni personne, si les coups ne lui étaient pas tout à fait odieux, ne lui faisaient pas seulement du mal, chose dont elle ne voulait pas convenir avec elle-même. Il fallait donc aussi se venger sur Pastorel de ces coups dont il était la cause, et que, ravie au fond, elle aurait eu honte d’avouer, tout simplement parce qu’il est entendu qu’être battue est humiliant.

Quant à Zanette, c’était la rivale triomphante, aimée ou désirée des deux hommes ! Elle la disait insignifiante et la trouvait jolie au possible ! Volontiers Rosseline l’eût déchirée. Et puis, c’était une vertueuse. On l’épouserait, elle !… A cette idée, Rosseline frémissait. Oh ! la faire déchoir, cette enfant, de son titre de fille honnête, de fiancée heureuse et candide !… Ce Martégas semblait fait exprès, si violent, si fort. Elle l’avait lancé sur le gibier. L’atteindrait-il ? Sa curiosité diabolique était excitée autant que son dépit de vengeance. Quelle joie elle aurait à dire à Jean : « Elle ne vaut pas mieux que moi, ta Zanette ! Sa vertu ? au ruisseau ! comme le chiffon de soie, la cocarde bleue, que tu lui avais donnée, et que j’ai su lui reprendre ! »

C’était là quelques-unes des pensées de Rosseline.

Quant à Martégas, il commençait à croire que la conquête de Zanette lui serait aussi impossible que celle de Sultan.

Deux fois, en trois jours, il venait, devant la petite, d’être vaincu comme cavalier et un peu ridicule. Il avait la rage au cœur, et, sans s’arrêter à aucun, il roulait plusieurs projets de vengeance. Il n’abandonnait pas l’idée d’avoir un de ces matins Zanette à merci, par surprise, ne fût-ce que pour mettre au désespoir son ancien maître détesté, maître Augias, et son rival deux fois heureux, Pastorel. Oui, il l’aurait tôt ou tard, cette insolente Zanette, mais quand ? La résistance serait longue ! Et il sentait le péril d’une telle victoire, comme il en reconnaissait la difficulté.

Rosseline lui échapperait donc ? il n’en prenait pas son parti. Moins il entrevoyait de chances d’atteindre bientôt Zanette, plus sa pensée revenait à la belle Arlèse qu’il avait tenue sous lui, toute frémissante de colère, qu’il avait battue, dont il se sentait le maître.

— Elle m’a fait des conditions ? Bah ! c’est des mots en l’air…. Elle est à moi, celle-là du moins.

Et certain que Rosseline aurait, par le bruit public, le récit détaillé de sa déconvenue et du succès de Pastorel, il alla tout droit, prudemment, conter lui-même à la belle cabaretière, comment il s’en était fallu de peu qu’il se rendît maître du cheval indompté et de la sauvage fillette.

Il commença par dire comment, la veille, son cheval fatigué l’avait trahi, était tombé sur l’argile glissante, comment, enfin, Zanette lui avait échappé.

— Sans cela, tu étais vengée ! acheva-t-il avec un gros rire, et, le soir même, je pense, tu m’aurais payé…. Dette de jeu, c’est sacré.

Mais Rosseline ne voulut voir dans la chute de Martégas que la maladresse et le ridicule.

— Pauvre cavalier ! disait-elle en montrant, dans un fou rire, toutes ses dents… — Pauvre cavalier !… Comme tu devais être drôle, dans cette boue glissante, roulant sur ton derrière !… c’est bien la peine d’être si fort !… Ah ! ah !

Il rageait, sombre, buvant verre sur verre ; il avait envie de la battre encore, — mais il y avait des témoins…. Il conta alors la journée dernière, son essai malheureux pour prendre le cheval…. Et, afin d’être excusé, il altérait un peu la vérité : « Il y avait eu un coup monté contre lui. Au moment où il allait capturer le cheval, Pastorel, qui n’était pas loin, l’avait, d’un geste, effarouché…. Il donnait avec abondance ce qu’on appelle les excuses du chasseur. Du coup de pied qu’il avait reçu, il ne parla même pas ; il avait bien trop peur de la voir rire encore, se moquer de lui impunément ! Le pis, c’est qu’elle n’avait pas tort de rire ! il en convenait avec lui-même, rageusement. Ses deux mésaventures l’exaspéraient ; il ne les pardonnerait ni à Zanette ni à Pastorel, jamais !

Et il répétait : « C’est un coup monté ! »

Rosseline l’écoutait, en hochant la tête. C’était le soir, très tard. Deux ou trois buveurs attardés ne s’en allaient pas…. Martégas s’en impatientait, mais il pouvait, le pauvre ! attendre longtemps leur départ : Rosseline les avait priés de rester, et l’un d’eux, pour lui obéir, avait de bonnes raisons….

— Vois-tu, disait Martégas, j’ai bien eu un instant l’idée de lui jouer un méchant tour. Pendant que tous ils regardaient (comme s’ils n’avaient jamais rien vu !) ce gueux de Pastorel filer sur son cheval, — pas si terrible qu’on le disait, ce cheval ! — j’avais envie de faire ce qu’un jour déjà je fis à un autre, qui en demeura longtemps bien malade…. L’ancien cheval de Pastorel broutait, tout sellé, parmi la manade. A un moment, il est venu tout à côté de moi, et, — vois, — je tenais toute préparée ma main dans ma poche, et dans ma main ce petit caillou dur, un vrai marbre…. Ça n’est pas gros, non, mais ça a plusieurs pointes fines…. De quelque côté qu’on le pose, — regarde, — il porte sur des pointes. — Un vrai oursin, ce caillou…. Eh bien, je n’avais — comprends-tu — qu’à le glisser, au beau milieu du dos de sa bête et, dans le milieu de la selle, à l’endroit où elle ne touche pas…. Et dès que l’homme serait monté, le poids aurait suffi pour faire entrer sur l’échine du cheval les pointes, — tu comprends ? — les pointes du mignon caillou…. On aurait vu alors si le dompteur de chevaux sauvages se serait rendu maître d’un cheval apprivoisé ! L’animal le plus doux deviendrait féroce, avec ça dans la peau ! Mon homme, je t’assure, aurait fait connaissance avec la boue du marais ou les pierrailles du chemin !… Le Sultan, je parie, lui aurait cassé la tête !

— Je t’aurais tué, si tu avais fait ça ! dit-elle violemment.

Le pauvre Martégas la regarda d’un air ahuri….

Rosseline, les yeux fixes, se prit à songer…. Elle fit un mauvais songe….

Elle voyait Zanette et Pastorel, ensemble, et ils riaient, heureux, et se moquaient d’elle…. Et, passant brusquement d’une impression à une autre toute contraire :

— Pourquoi n’as-tu pas fait ça ? demanda-t-elle d’une voix sourde.

Martégas la regarda encore d’un air stupide, et comprenant de moins en moins ; il se remit à boire.

Elle avait pris le petit caillou, l’examinait curieusement, le faisait tourner entre ses doigts, sur deux des pointes, — en souriant, maligne.

— D’abord, j’étais trop en vue, pour le cas où quelqu’un d’entre eux se serait retourné, dit Martégas…. Puis, j’ai réfléchi que sans doute il rentrerait chez lui monté sur le Sultan. Alors, un des gardians lui aura ramené son ancien cheval. C’est probable. Et c’est ce gardian là qui aurait dansé la danse ! Ça, ce n’aurait rien été, mais le mal, c’est que la mèche, vois-tu, aurait été éventée…. J’ai préféré attendre…. L’avenir est long.

Après un silence, il reprit, en glissant un bras autour de la taille de Rosseline :

— J’ai fait de mon mieux, ma belle !… je mérite, voyons, quelque petite chose… un peu de récompense….

— Donnant, donnant ! répliquait-elle, narquoise. Je ne t’aime pas, je ne te dois rien. Fais seulement ce que je t’ai dit.

Il frappa la table du poing.

Les clients qui, là-bas, jouaient aux cartes, la rassuraient. Elle reprit, d’un ton plus gouailleur, en le regardant de côté :

— Tu me tenais l’autre jour…. Quand on tient la poulette, il faut la plumer…. A présent il faut me gagner. Tu sais le moyen. Emploie-le…. Tu me tenais, et tu me tenais bien, — je te dis, — moi qui suis une gaillarde !… Qu’est-ce que c’est que cette petite, entre tes mains ? Une alouette ! un rien du tout. Tu la porterais d’une main, à bras tendu…. Tu n’en feras qu’une bouchée…. Débrouille-toi, je n’ai qu’une parole !

Il était minuit. Les gendarmes, en rentrant en ville, virent le nouveau cabaret ouvert, cognèrent à la vitre et entre-bâillèrent la porte.

— C’est l’heure des procès-verbaux ! dit le brigadier. « Les minuit » sont sonnés…. Pour cette fois, nous fermerons les yeux, mais, vous, fermez la boutique…. Ah ! te voilà, — Martégas ? — On te retrouve dans tous les bons endroits, hein ?

Il fallut, bon gré, mal gré, quitter la partie.

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