Flammarion (p. 192-199).


XVIII

Le séden


Jean Pastorel soupa avec eux, et plus d’une fois Zanette, — toute confuse, à cause du souvenir de la journée, — surprit le regard du gardian posé sur elle avec une attention profonde. Quand il s’apercevait que son regard était surpris par elle, vite, il le détournait. Mais plusieurs fois il continua de regarder « fixe et profond »…. Il était, comme on dit là-bas, « dans ses pensées ».

Il voyait, d’un côté, Rosseline et l’amour tourmenté qu’elle représentait ; de l’autre, la vie d’amour tranquille qu’on pourrait mener avec cette petite si attentive auprès de son père, si ferme et si douce en même temps lorsqu’elle commandait valets et servantes, si adroite aussi, et encore si prompte à faire elle-même les choses qu’il fallait.

Il la félicita.

— Vous êtes dégourdie, demoiselle ! dit-il.

— C’est toute sa mère, fit le père Augias.

Et Augias parla de sa femme. Il conclut :

— J’ai perdu l’âme de la maison. Mais Zanette se forme. Elle la remplacera. Cependant elle est encore, pour certaines choses, trop jeunette. Ainsi, je n’ai pas cru qu’elle pût élever sa petite sœur. Et je l’ai envoyée, ma pauvre cadette, habiter chez ma sœur à moi, aux Saintes ; ça m’est un crève-cœur.

— A moi aussi, fit Zanette.

Et Pastorel pensa que, s’il se mariait avec cette enfant, sa mère à lui pourrait s’installer ici…. On lui rendrait la petite, à ce brave Augias.

Zanette, pendant ce temps, se demandait si, toute petite comme elle était, elle pourrait longtemps lutter, dans le souvenir de Jean, avec la beauté de cette Rosseline, car, de loin maintenant, cette fille lui apparaissait belle, beaucoup trop belle…. Un peu de jalousie la poignant, elle se surprit elle-même à faire la coquette, à répondre plus aimablement qu’elle n’eût fait sans cela. Et surtout elle sentait que dans son propre regard, elle mettait une force, une expression vive, particulière à ce jour, destinées à entrer par les yeux de Jean, au plus profond de lui, pour lui prendre le cœur. Cela se faisait non pas à son insu, mais malgré elle, c’était plus fort qu’elle ; c’était, aussi, plus fort que lui.

Cette soirée décida de leur destinée. Rosseline méprisée, fut, au moins ce soir-là, vaincue par l’enfant qu’il avait vue chaste et nue, qu’il voyait pudique et coquette, qui parlait bien et qui, après avoir regardé clairement, en face, baissait les yeux au bon moment. Ce soir-là, ils s’aimèrent.

Le père Augias le vit bien et s’en réjouit.

Puis Zanette monta se coucher ; les deux hommes restèrent seuls.

— Écoute, Pastorel, dit Augias. Il faut aller prendre du repos, je vais te montrer ta chambre, mais, avant « d’aller à la paille », écoute un mot sur ce Martégas. C’est un « marrias ». Il ne faut pas qu’il ait le cheval.

— Il ne l’aura pas.

— Et pourquoi ?

— Puisque je l’aurai avant lui.

— Bien ! mais en même temps, je crois, il ne faudrait pas l’irriter et s’en faire un ennemi comme moi j’ai fait.

— Peuh ! dit Pastorel dédaigneux, soyez tranquille, je sais ce qu’il vaut. Demain le jour me conseillera…. A demain, maître Augias.

— Sois tout le temps en méfiance, voilà ce que je voulais te dire. Le monstre est capable de tout.

Ils allèrent dormir. Zanette, elle, ne dormit guère. Sa tête travaillait, travaillait. Un petit sommeil la prenait parfois, puis elle s’éveillait en sursaut bien contente d’être tirée d’un cauchemar. Tantôt elle voyait Rosseline la menacer, tantôt Martégas la poursuivre, d’autres fois un taureau géant courir contre elle, les cornes basses, dans la mer où, pour le fuir, elle se noyait ! mais un sauveur arrivait toujours, du fond du ciel, avec des ailes et une lance…. C’était Saint Michel lui-même, comme il était représenté sur une image coloriée et encadrée, où on le voit terrassant le dragon, dans la chapelle de Notre-Dame-d’Amour…. Et, dans son rêve, le chevalier Saint Michel portait toujours un trident camarguais au poing, et, sur son visage la ressemblance de Jean.

— Il vaincra le cheval méchant, ce chevalier-là, pour sûr !… Si je n’avais pas été là, il aurait été maître du taureau…. Il n’y a rien à craindre pour lui demain…. Il prendra le cheval du premier coup. Que dira Martégas ? il voudra se venger…. Il faut prendre garde !… Notre-Dame-d’Amour nous protégera… »

Le lendemain matin, Zanette se leva avant tout le monde, et, en silence, elle sortit, une lanterne à la main. Il faisait encore nuit, mais les grands chiens de garde vinrent tous deux à elle et se mirent à lui faire escorte, le nez dans les plis de ses jupes…. Elle alla droit à l’écurie, et, calmant avec de bonnes paroles les chevaux qui tiraient sur leurs chaînes : «  — Ho ! Griset ! oh ! tout doucement ! Noiraude !… Beau ! beau ! Cabri ! » elle chercha, suspendus aux crocs de bois, les harnais du cheval de Pastorel.

Aisément, elle les trouva.

Elle prit le séden (sédène), et l’emporta.

Le séden est une corde faite avec le poil de la queue des cavales…. Le séden est essentiellement camarguais. Fait en Camargue, il n’en doit pas sortir. Vendre un séden est une faute de patriote. Le séden sert de lasso et de licol. De la solidité du séden pouvait dépendre le succès et même la vie de Pastorel, quand il s’en servirait pour prendre Sultan. Ce séden était noir et blanc…. Zanette, toujours suivie des deux grands chiens, l’emportait…. Où donc ?

Elle alla droit à la chapelle et l’ouvrit. Les chiens entrèrent.

Elle posa sa lanterne sur l’autel. La clarté de la lanterne frappa le visage d’or de Notre-Dame qui se fit resplendissant. Ce visage de lumière souriait. Zanette passa derrière l’autel, monta sur une chaise, et du séden noir et blanc, elle fit à Notre-Dame une ceinture dont un bout, traînant à terre, serpentait jusqu’à la porte et même jusqu’au dehors.

Puis la petite revint s’agenouiller et pria, avec ses deux chiens couchés près d’elle, leurs museaux appuyés sur les plis débordants de sa robe….

— Bénissez-le, le séden de Jean ! murmurait-elle. Bénissez-le, qu’il n’aille pas rompre ! Souvenez-vous, ô Notre-Dame, qu’il a été votre ceinture et qu’il est maintenant sacré.

Puis, elle alla doucement remettre le séden où elle l’avait pris.

Comme elle sortait de l’écurie, les chiens donnèrent des marques d’inquiétude….

— Martégas ! songea-t-elle.

Et vivement elle rentra dans la ferme.

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