Flammarion (p. 174-184).


XVI

Le chevalier


Un des taureaux qu’il était venu juger en vue des courses d’Arles, excité par lui, s’était dérobé tout à coup après l’avoir attaqué plusieurs fois et finalement avait fui le troupeau. Pastorel s’était tout seul mis à sa poursuite, il l’avait atteint, piqué de son trident au moment où le fauve le chargeait une fois encore, et l’animal farouche, fuyant de nouveau, avait entraîné le cavalier vers la mer, dans laquelle il cherchait maintenant asile.

Le dompteur regardait les vagues et la fille et le taureau.

Le taureau, de l’eau jusqu’au cou, apparaissant et disparaissant tour à tour sous la vague écumante, semblait un rocher noir. L’arête sinueuse de son échine luisait dans l’éclat palpitant de la mer, sous le rayonnant soleil de midi. Il soulevait son mufle hors de la vague et faisait face à l’ennemi non sans regarder parfois d’un œil oblique la petite nageuse qui s’éloignait.

Pastorel n’avait pas encore reconnu l’enfant.

Zanette, stupéfaite, consternée, avait reconnu Pastorel.

Elle n’aurait pu dire lequel l’effrayait davantage, de l’homme ou de la bête.

La honte, en elle, dépassait l’effroi. Le taureau lui faisait peur, certes, pas trop cependant, car elle avait l’habitude de voir les taureaux libres en Camargue, mais le « chevalier » qu’allait-il faire ? qu’allait-il dire, qu’allait-il surtout penser d’elle ? Pourvu qu’il fût bien l’homme brave et bon qu’on lui avait dit…. Par bien des histoires qui couraient le pays, elle savait, la fille sauvage, élevée parmi les animaux et les bouviers, que les meilleurs parfois, sous un coup d’amour comme sous un coup de soleil, s’emmalicent et s’emportent à de subites et dangereuses folies.

Après tout, elle ne le connaissait pas !… O bonne Notre-Dame, voici bien le cas de vous invoquer !… Elle n’y manquait pas, Zanette, et s’éloignait du rivage, afin d’être cachée entièrement par l’eau, lorsqu’elle prendrait pied, mais ses petites épaules très blanches apparaissaient hors des vagues. Le gardian comprenait. Il était interdit et amusé, un peu inquiet pourtant….

— Prends garde, petite ! cria-t-il, la bête est mauvaise…. Je vais tâcher de la reprendre à la mer et de la reconduire. Reste où tu es !

Et il poussa son cheval, dans l’intention d’aller tout droit se placer entre le taureau et la fille.

La petite tête de Zanette (son lourd chignon tout mouillé, ruisselait d’eau étincelant au soleil) regardait le chevalier. Sur la ligne onduleuse des petites dunes grises, sur le vide bleu du grand ciel, le cheval lui apparut, cabré, pivotant sur ses pieds de derrière, détournant sa tête de la mer, rebelle au mors et à l’éperon. La lance du gardian, appuyée à l’étrier, luisait à son côté et rayait le ciel éclatant d’une barre rigide, au bout de laquelle étincelait le fer en trident. Le taureau vit sans doute cette lance bien connue, et le trident enflammé au soleil lui parut sans doute plus menaçant que jamais, car il fit un mouvement, hésita une seconde, puis se dirigea sur Zanette. Alors, le gardian, enfin vainqueur de son cheval, qui écumait comme la mer, le pressa si bien que, cabré pour la troisième fois, l’animal se lança en avant. Ses deux pieds retombèrent dans la vague qui arrivait contre lui. La mer jaillit sous son ventre. Ce fut un étincellement d’eau éclaboussée, épanouie en gerbe, au milieu duquel cheval et cavalier étaient superbes. Une fois qu’il fut dans l’eau, le cheval cessa de résister et se mit à marcher résolument, mais le taureau continuant à se rapprocher de la fille, le cavalier dut obliquer vers elle ; et quand il parvint à se placer entre la fille et la bête, l’homme n’était loin ni de l’une ni de l’autre.

Alors seulement Pastorel reconnut Zanette…. Son visage eut une expression rapide d’étonnement mêlé de plaisir… puis, aussitôt après, de vive inquiétude…. Et il ne dit rien. Elle lui en sut gré.

Il regarda le taureau. Elle fut rassurée, mais elle était lasse. Le cœur commençait à lui battre fort. Elle fut forcée de s’arrêter. Et le gardian, bien malgré lui, soumis à la loi invincible, plus volontiers regardait maintenant du côté de la fille que du côté de la bête, du côté de l’amour que du côté du péril. Les vagues étaient larges, espacées, et n’écumaient qu’en arrivant au rivage. Ici, elles étaient lisses, lourdes, molles, et après chaque gonflement, la mer s’abaissait, découvrant la petite poitrine de Zanette qui, alors, se cachait de ses bras posés l’un sur l’autre en croix. Elle ne savait que dire, elle ne savait que faire. Aller plus loin ? La vague l’aurait recouverte ; elle était trop fatiguée. Elle avait bu un peu d’eau amère. Elle respirait avec effort.

Pastorel réfléchissait, combinant une tactique.

Le taureau menaçant fit un mouvement vers le cheval. Les deux bêtes, habituées à se combattre à terre, se sentaient gênées, dans cette eau lourde, remuante, qui parfois battait leurs flancs. Le taureau fit un pas en avant…. Le cheval, sous son cavalier distrait, se retourna le plus vite qu’il put pour fuir l’ennemi, marchant vers la fille dont il était maintenant tout proche. Elle allait se remettre à la nage, quand, — après avoir tourné vers le rivage la tête du cheval, de manière à pouvoir faire bien vite face au taureau, — Pastorel lui cria :

— Écoutez-moi ! Écoutez-moi bien, car ce n’est pas un moment pour rire…. Il ne voudra pas sortir, le taureau. Ce n’est pas la première fois que pareille chose m’arrive. Voyez-vous, dans la mer, nos chevaux sont gênés, ils ne se sentent plus libres d’eux-mêmes. Ils se méfient de l’eau plus que du taureau. Si je manque mon coup et que le taureau aille sur vous, je ne pourrai peut-être pas lui « couper les devants »…. Alors, que ferez-vous ? Voici donc le mieux, je pense. Courez vite, habillez-vous vivement. Nous laisserons le taureau où il est. Je vous prendrai en croupe et vous ramènerai aux Saintes. Cela vous plaît-il ? Je ne vois pas comment faire autrement.

Elle non plus, la pauvre ! ne voyait pas « comment faire autrement ! »

— Essayez d’abord, dit-elle, d’emmener le taureau.

— A votre volonté ! dit-il. Éloignez-vous donc un peu.

A son idée, elle ne gagna pas grand’chose.

Elle se croyait cachée par la mer, habillée pour ainsi dire d’eau et d’écume, et elle se mit à nager. Et du haut de son cheval, il regardait, malgré lui, cette forme jeune onduler sous la claire transparence de l’eau, s’étendre, se mouvoir gracieusement, plus jolie, plus vivante, plus blanche qu’elle n’aurait paru à terre.

Elle s’arrêta de nouveau et prit pied.

L’homme oubliait la bête…. Il se décida pourtant à l’attaquer, avança contre elle, la lance en arrêt, la piqua au front, mais le cheval n’ajoutait pas, comme à l’ordinaire, à la force du coup de trident, celle du poids et de la vitesse. Le taureau ne recula pas d’un pouce ; il ne se détourna même point et fit au contraire un nouveau pas en avant.

C’est le cheval qui dut reculer.

Le gardian cria :

— Vous voyez ! c’est comme j’ai dit. Nous n’en finirions pas. Allez à terre !

Et, tournant le dos à la fille, il regardait vers le large, surveillant la bête.

Il n’y avait pas à faire de conditions, à établir de pourparlers ; il fallait obéir ; mais Zanette s’était éloignée de ses vêtements, dont le gardian, au contraire, se trouvait rapproché…. Et c’est le taureau qui était leur maître !… Elle en prit son parti, courut à terre le plus vite qu’elle put, dans un éclaboussement d’étincelles d’eau. Elle songea bien à passer derrière la dune, mais il faudrait la repasser, se hisser deux fois sur ce piédestal de sable…. Cela valait-il mieux ? Elle ne le pensa pas, et prit sa course, le long de la plage. L’attention du taureau se détourna du cheval ; il suivait des yeux cette petite forme humaine qui courait…. Inquiet, il se rapprocha du rivage et d’elle. Le gardian dut le suivre, s’interposer entre la terre et lui, le repousser dans la mer, mais, dans ces mouvements, plusieurs fois le jeune homme put voir la jolie fille, à demi nue maintenant, qui, en toute hâte, se rhabillait.

Déjà, le jour des fêtes aux plaines de Meyran, il avait trouvé que Zanette était la plus jolie ; il n’avait donc aucune peine à la trouver, comme ça, plus jolie encore !

Ils laissèrent le taureau dans les vagues. Zanette, prise en croupe, retournait vers les Saintes.

Pastorel allait au pas, car la route était trop courte… trop courte vraiment. Et Zanette lui contait comment et pourquoi, pendant ce temps-là justement, maître Augias le cherchait.

Et Jean sentait un petit bras, un peu tremblant encore de crainte et de honte, qui s’accrochait à lui.

De l’aventure qui venait d’arriver, ils ne dirent mot ni l’un ni l’autre, mais pour l’avoir vue si jolie toute nue dans la grande mer, voilà qu’il se croyait tout de bon amoureux.

A courir taureaux ou filles on prend quelquefois mal de mort.

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