Flammarion (p. 93-99).


IX

Ce que Zanette ignore


Telle était la créature que Pastorel aurait voulu surprendre en flagrant délit de mensonge ; il pensait que si au lieu de douter de sa vertu, il devenait sûr de sa fausseté, — il serait guéri.

Il en était là, lorsque, peu de temps avant la fameuse ferrade des plaines de Meyran, — un homme qu’il connaissait à peine, un gardian comme lui, au retour d’une visite à Arles, lui conta les grandes nouvelles de la ville.

Cet homme ne pouvait être soupçonné de vouloir irriter Pastorel contre Rosseline ; il ignorait visiblement que Pastorel la connût. Et ce qu’il conta fit bondir de rage le cœur du rude gardien de taureaux.

Aux vitrines de tous les papetiers et libraires, et de tous les marchands de curiosités, en Arles, on ne voyait, depuis deux jours, que le portrait d’une fille, bien connue des jeunes gens de la ville, artisans et bourgeois ; et on lisait, sous le portrait, en magnifiques lettres d’imprimerie : La belle Rosseline. Les voyageurs qui viennent à Arles visiter les monuments, pouvaient emporter cette figure d’Arlèse pour vingt sous, — ce qui, disaient les commérages, avait mis en grande colère plusieurs des amants de la belle. Plusieurs, en effet, s’étaient rencontrés chez elle, où ils étaient venus, mordus chacun du même désir de faire reproche à sa maîtresse. Et s’étant reconnus, ils s’étaient pris de querelle et battus même, publiquement.

Et la chose avait fait un gros scandale, car son chez elle, maintenant, — c’était un cabaret tout fraîchement installé et dont elle devenait la patronne, grâce à la générosité d’un peintre parisien. Un bon vivant, celui-là, un homme tout jeune, dont les journaux parlaient et qui était riche. Rosseline avait fait sa connaissance chez le photographe.

Et enfin, elle posait chez le peintre depuis plus d’un mois, et des gens avaient vu « le tableau » où la belle, très ressemblante, montrait plus que ses épaules….

Et dans toute cette histoire il y avait, pour tous les gardians, une belle et bonne promesse, — car la fille était accueillante, un peu folle de son corps, et si elle avait ouvert boutique, c’était dans l’intention évidente d’attirer les chalands « par le moyen » de sa beauté. Ses portraits répandus partout étaient une enseigne et une amorce….

Et à Pastorel consterné le narrateur avait généreusement donné l’adresse du cabaret de Rosseline.

— Et le tableau ? avait répondu Pastorel…. Ne peut-on pas le voir, le tableau ?… Ne sais-tu pas l’adresse du peintre ?

— Tout le monde, en Arles, te le dira. C’est dans une des maisons dont les fenêtres regardent le théâtre antique….

Tout transformé dans son cœur par ces nouvelles qui l’éclairaient décidément sur le caractère de sa belle, étonné de se sentir subitement tout calme, tout froid, Pastorel était parti pour Arles ; il avait couru chez le peintre. Le Parisien ayant ouvert sa porte lui-même, le gardian l’avait un peu bousculé et avait entrevu non seulement le portrait de Rosseline, mais il l’avait entrevue elle-même, montrant, un peu plus qu’il n’est permis, ses bras nus et ses épaules. Et satisfait de n’être pas plus longtemps dupé, il était revenu de la ville, résolu courageusement à ne plus revoir le beau modèle, qu’il appelait maintenant dans sa pensée « la fille à tout le monde ».

Or il l’avait revue aux plaines de Meyran, le jour de la fête, entourée de jeunes débauchés de la ville ; et comme, la bouche en cœur, sans avoir l’air de se douter qu’il pût lui garder rancune, elle était venue à lui, disant très haut : — « Eh ! Jean, tu passes bien fier ? On ne reconnaît plus ses amis, donc ?… Écoute, Jean, fais-moi marquer, de ma main, un des taureaux d’aujourd’hui, » il avait répondu, au milieu des fainéants qui se pressaient, la fleur aux dents, autour de la belle Arlèse :

— Que me veux-tu, fille à tout le monde ? Je sais ce que je sais, et, vois-tu, ne l’oublie pas : je m’en moque, oh ! mais, je m’en moque, comme des premiers souliers que j’ai chaussés, tu m’entends ? Les portraits à vingt sous, c’est trop cher pour moi ! je n’aime que ceux qui se donnent ! La belle Rosseline est à vendre ? Moi, les choses qui sont miennes, personne autre n’y doit toucher !

Elle avait pâli, l’Arlèse, et pâli bien davantage, un peu plus tard, quand, voulant la narguer, Pastorel avait choisi, dans l’immense assemblée, la toute petite Zanette, pour lui faire marquer un taureau et pour lui donner la cocarde.

Elle fut d’autant plus irritée, cette Rosseline, que Zanette avec elle faisait un parfait contraste. Elle, elle était un peu forte, assez grande, de beauté hautaine, magnifique et d’apparence froide ; Zanette, toute mignonne, jolie à ravir, toute expressive avec ses yeux perçants et pétillants. A la beauté d’un fruit formé, il opposait la grâce un peu frêle d’une fleur. Rosseline le comprit de reste et elle dévora l’affront, mais elle avait juré de se venger.

Elle ne se doutait guère, Zanette, qu’elle avait servi une rancune d’amant ; elle ignorait, heureusement, que l’hommage reçu par elle n’était pas tout à fait pur. Mais si le pauvre Jean lui avait troublé le cœur, un peu à la légère sans doute, lui-même ne pensait pas à la petite Zanette sans se dire : « Pourquoi pas ? » Hélas ! le souvenir malsain, âpre, mordant, précis, de l’autre, de la mauvaise, luttait encore victorieusement, au fond de son cœur, contre l’image fragile de la fillette chaste et simple.

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