NOTICES SUR L’AUBETTE A STRASBOURG.
L’architecte François Blondel, né à Paris en 1717, fut chargé par le Gouvernement, en 1764, de créer à Strasbourg de nouvelles voies de communication, pour régler la circulation qui allait en augmentant à la suite du tourisme, et de construire sur la place un bâtiment devant servir d’exemple pour le style de cette époque. Le 15 juillet 1764, Blondel arriva à Strasbourg avec ses assistants, le géomètre Lothe et l’ingénieur Boutter. L’énorme construction, qui remplit presque toute l’aile nord de la place Kléber, fut terminée en 1767. Blondel fut appelé le «redresseur», et en effet il avait ramené à une façade plus ou moins droite le bâtiment qui avançait de beaucoup sur la place. Tout le bâtiment fut aménagé pour des buts militaires (logements d’officiers, corps de garde, salle d’armes, etc.). Le nom d’«aubette», sur le plan original «obet», est à l’origine un dérivé de «aube», parce que c’est ici qu’à l’aube on donnait le mot d’ordre.
En 1840 se place l’inauguration du monument Kléber. En 1845, le café le plus fashionable, le café «cadé» fut ouvert dans l’aubette, et en 1867, l’une des salles, maintenant le ciné-dancing, fut transformée en salle de concerts. Celle-ci resta longtemps l’École de musique de la ville. En 1869, l’aubette devint la propriété de la ville de Strasbourg. Quelques salles furent aménagées comme musée de peinture. Il s’y trouva des travaux de Schoengauer, de Memling, de Perrugio, du Corrège, de Ribera, de Da Vinci, etc. En 1870, tout le musée devint la proie des flammes. Avant la guerre, en 1911 la ville projetait une rénovation radicale non seulement de l’aubette, mais de toute la place. Quarante-six architectes furent invités à y collaborer, mais les plans, qui se trouvent dans les archives municipales, ne furent jamais exécutés. L’aubette resta un bâtiment d’apparence médiocre.
AUBETTE, vue vers la place Kléber. |
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En 1922, Messieurs Paul et André Horn et Ernest Heitz louèrent l’aile droite de l’aubette pour une époque de 90 ans. Mais la ville posa la condition qu’il ne serait procédé à aucune modification de la façade, qu’elle considérait comme «monument historique».
L’un des propriétaires, M. Paul Horn, lui-même architecte, fit rénover les fondations et percer plusieurs petites salles, d’après ses propres plans. Façade, toit et piliers, voilà ce qui resta de l’ancienne aubette. Mais de cette façon, l’aubette n’eut pas encore sa forme définitive. D’abord on ne savait pas trop que faire de ce colosse, et les plans, qui furent faits pendant les quatre premières années par plusieurs architectes et décorateurs, ne furent pas exécutés. L’aubette parcourut «sur le papier», toutes les variations de style, de l’empire jusqu’au «Biedermeyer».
En septembre 1926, j’entrai pour la première fois en rapports directs avec l’aubette, par l’entremise de M. Arp. Messieurs Horn me firent venir à Strasbourg, et ici je trouvai la faculté de réaliser sur une large échelle mes idées dans le domaine de la construction d’intérieurs, et de transformer les plus belles salles dans le sens moderne. M. Paul Horn, dans lequel je trouvai un avocat de mes idées, me fit installer un bureau à la place Kléber. Il s’agissait d’abord de faire de nouveaux plans qui devaient, suivant la nature des choses, correspondre à la destination des différentes salles. Ces plans furent agréés par MM. Horn et Heitz sans changement essentiel.
Ces premiers plans, dans lesquels la fonction de tout le bâtiment fut établi, portait l’empreinte d’un établissement de grande envergure, tels qu’on les rencontre dans les grandes villes. J’imaginais une sorte de «bâtiment de passage», dans lequel la destination des différentes salles ne serait pas trop stricte. Au premier étage, je voulais relier la grande salle avec le ciné-dancing au moyen d’un foyer-bar. De cette façon, le public pouvait suivre le film du ciné-dancing, sans avoir besoin de rester dans la salle elle-même. Cette fluctuation, telle que je l’imaginais, était déjà donnée par le passage du rez-de-chaussée, qui met la place Kléber en communication avec la rue de la Haute Montée. À gauche de l’entrée, j’ai fait apposer un tableau de repérage, qui par la parole et par les signes, permet au visiteur de s’orienter plus facilement. Le même signe a aussi été mis aux différentes salles.
REPARTITION DES SALLES:
Au rez-de-chaussé il y a:
1) Le passage; 2) le café-brasserie; 3) le café-restaurant; 4) le salon de thé; 5) l’aubette-bar; 6) un escalier de sous-sol conduit aux cabines téléphoniques; 7) les toilettes de messieurs et de dames; 8) les vestiaires; 9) le bar américain; et 10) le caveau-dancing avec cabaret.
Un large escalier conduit aux étages supérieurs.
À l’entresol il y a: 11) les toilettes; 12) les vestiaires et 13) la salle de billard.
Au premier étage: 14) la grande salle, qui est en même temps dancing et cabaret; 15) une grande salle de fêtes, qui sont reliées par un foyer (16) ou petite salle de fêtes. La cuisine et le réfrigérateur se trouvent à l’entresol, tandis que les offices se trouvent au fond, vers la cour de l’aubette, où il y a aussi l’ascenseur de service.
Les autres étages ont été aménagés comme bureaux et appartements pour le personnel; là se trouvent encore les garde-manger etc.
MATERIAUX.
Au début j’avais l’intention d’employer exclusivement des matériaux durables; mais à cause des frais, je me vis obligé de m’imposer des restrictions à ce sujet et d’employer plutôt des matériaux illusionnistes, comme la couleur, comme moyens d’expression. Voici les matériaux qui furent employés pour l’installation:
Béton, fer, glaces, aluminium, ruolz, nickel caoutchouc dur (pour les poignées des portes, les rampes, etc.), terrazzo, rabitz, linoléum, parquet de bois, lincrusta, ripolin, verre dépoli, vitraux, rubber, cuir, émail, etc.
L’emploi du bois a été évité autant que possible et à sa place on a employé le béton pour les murs et les meubles fixes, tels que les tables des bars. Toutes les portes sont faites en grands carreaux de glace, qui sont encadrés de fer. Les fenêtres qui séparent le passage du salon de thé et de café, montent sans interruption jusqu’au plafond, ce qui donne le maximum de lumière et de vue d’ensemble. L’éclairage a demandé une étude toute spéciale. Elle s’inspire de la destination spéciale de chaque salle. Je tâchai d’arriver à un éclairage régulier, plein, et qui, néanmoins, n’éblouisse pas les yeux et qui évite les ombres. L’éclairage centralisé a été écarté tout à fait. L’éclairage direct a été pratiqué dans la petite et dans la grande salle de fêtes, dans le salon de thé et dans le couloir, l’éclairage indirect dans le café-brasserie, dans le restaurant et dans le ciné-dancing. L’éclairage direct dans la grande salle de fêtes a été réalisé avec des plaques d’émail, dans lesquelles sont visées les ampoules (sur 1.20×1.20, 16 ampoules). Les mesures de ces plaques d’émail, dans lesquelles sont vissées les ampoules (sur face (dimension la plus petite: 1.20×1.20). Il en est de même pour les ventilateurs. Dans le ciné-dancing, l’éclairage a été réalisé au moyen de réflecteurs fixés sur des tuyaux de nickel. Au début, je voulais éclairer les salles au moyen de la lumière-néon, mais je dus y renoncer, parce que, pour la lumière blanche, on n’a pas encore obtenu de bons résultats avec ce genre d’éclairage. Dans le café-restaurant et dans la brasserie, j’ai aussi employé l’éclairage sur plaques d’aluminium, laquelle, pratiquée sur les murs à côté des miroirs, donne des effets très vifs. Les tables, les chaises, les canapés et autres ustensiles ont été fabriqués en série ; dans ces meubles, comme dans les buffets, etc. on n’a recherché aucun effet artistique.
PEINTURE.
La peinture du plafond et des murs dans la grande salle de fêtes du premier étage et dans le ciné-dancing est exécutée en relief, et ceci pour deux raisons: en premier lieu, parce que j’atteignais ainsi une surface mieux définie et que le super-rayonnement des couleurs fut évité; en second lieu, parce que la fusion de deux couleurs était absolument impossible.
Grand salle de fêtes: les surfaces sont séparées par des bandes de 30 cm de large et de 3 cm de haut. La lumière et la couleur étaient ici d’une importance primordiale au point de vue de la fonction. Elles ont donné une forme au «mobilier fixe» de la salle et s’y sont incorporées. Pour la répartition, je suis parti d’une mesure standard: 1.20×1.20; cette mesure résultait de la hauteur des radiateurs et de la zone grise «neutre» de la balustrade. La plus petite surface colorée est ici de 1.20×1.20 m, tandis que les surfaces plus grandes représentent toujours un multiple de 1.20×1.20+la largeur de la bande (30 cm). Exemple: 1.20×2.40+30 ou 2.40+30 2.40+30, etc.). Pour la hauteur de 1.20 à partir du plancher, j’ai pratiqué une zône neutre, que je répétai aussi en direction verticale, pour qu’on pût y appliquer les pendules, tableaux de commandes électriques, sans nuire à l’impression d’ensemble. Les plaques d’éclairage, ainsi que les grillages des ventilateués, ont été fait entrer comme parties organiques dans la composition. (La composition de couleurs est basée sur des dissonances.)
CINE-DANCING.
Animer cette salle par les couleurs était chose extrêmement difficile. Je n’avais à ma disposition aucune surface ininterrompue. Le mur de devant était interrompu par l’écran et par la porte de secours, le mur de derrière par la porte d’entrée, par la porte de la petite salle de fêtes et par les ouvertures de l’appareil cinématographique ainsi que par le réflecteur; à gauche la surface était coupée par les fenêtres montant presque jusqu’au plafond, et à droite par la porte des offices. Or, comme les éléments architectoniques se basaient sur des rapports orthogonaux, cette salle dut s’accommoder d’une répartition oblique des couleurs, d’une contre-composition, qui fût de nature à résister à toute la tension de l’architecture. Et ainsi, la galerie, qui traverse du côté droit obliquement la composition, fut plutôt un avantage qu’un désavantage pour l’ensemble. Elle accentue le rythme de la peinture.
Les surfaces sont relevées de 4 cm. sur le plâtre et séparées l’une de l’autre par des bandes situées à une profondeur de 4 cm et larges de 35 cm. Si on me demandait, ce que j’avais en vue lors de la construction de cette salle, je pourrais répondre: opposer à la salle matérielle à trois dimensions un espace oblique sur-matériel et pictural.
La peinture du café et du restaurant au rez-de-chaussée a été directement harmonisée pour autant que possible avec les objets, les matériaux et la lumière. La couleur comme pigment restera toujours un succédané illusionniste pour atteindre un effet qui n’est essentiellement produit que par les qualités pratiques et esthétiques des matériaux.
Inscriptions. A mon avis, il serait déplacé de choisir une écriture typographique existante et de l’employer pour les inscriptions. Ni les inscriptions, ni la réclame lumineuse ne sont à mettre sur le même pied que le procédé typographique. Aussi ai-je imaginé pour les inscriptions (y inclus la réclame en néon-lumière) une sévère écriture rectangulaire, qui a pu être employée suivant la destination des salles.
Dans les salles composées par Mme Taeuber-Arp et Jean Arp (sauf le caveau-dancing) la peinture en ligne droite a été également adoptée. De plus, la méthode
Exemple du Style de
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d’éclairage dans le salon de thé, la petite salle de fêtes, l’escalier, etc. est analogue à celle de la grande salle de fêtes. À la couleur locale, qui est le gris, du salon de thé correspond la surface neutre du ciné-dancing. Par le maintien de ces facteurs, tels que éclairage, ton local etc. jusque dans les salles contiguës, l’unité, malgré la grande différence
n’a pas été compromise. Les panneaux d’ornementation dans le salon de thé devaient à l’origine être exécutés en mosaïque. Ces surfaces ont été réparties avec beaucoup de goût, ce qui cadre avec le principe décoratif. Il y a aussi beaucoup de goût dans la distribution des couleurs de l’aubette-bar, derrière le salon de thé.
Pour le plancher du couloir, Hans Arp s’est inspiré de la direction de la circulation sur ces planchers, les surfaces
sont exécutées en dalles blanches, bleues et noires et disposées en sens horizontal, tandis que la peinture de l’escalier accuse un sens vertical. Arp voulait ainsi faire ressortir le mouvement ascensoir. Les deux directions trouvent ensuite leur aboutissement (leur fougue) dans la grande fenêtre vitrée.
Comme nous étions des hommes de direction différente à collaborer ici, nous posâmes pour principe que chacun était libre de travailler d’après ses idées. Ainsi p. ex. dans le caveau-dancing peint par Arp, on s’inspirait d’une imagination débridée; il en fut de même pour l’éclairage de la salle précédente (bar américain), où la colonne ronde provenant d’une architecture antérieure, servait de leitmotiv. Les murs, et en particulier la longue paroi antérieure, furent également composés d’après une conception «prémorphiste».
THEO VAN DOESBURG
Premier Projet pour le Café Restaurant (1926) arch. Théo van Doesburg
Les Plans seront reproduits dans un prochain numéro.