Notices politiques et littéraires sur l’Allemagne de Saint-Marc Girardin



NOTICES
POLITIQUES ET LITTÉRAIRES
SUR L’ALLEMAGNE.[1]

En vérité, les écrivains de ce temps ont une bien grande adoration ou bien peu d’opinion d’eux-mêmes. Ils s’adorent à ce point de ne vouloir rien perdre des moindres lignes sorties de leur plume, ou ils s’estiment si peu, qu’ils n’hésitent pas à tout couvrir de leur signature. Ils ont hâte de recueillir et d’avouer au grand jour le plus mince fragment enfoui au fond d’un journal. Telles pages dictées par la circonstance et qui étaient mortes avec elle, réapparaissent sous un titre nouveau, détachées de l’événement politique ou littéraire qui les avait produites, n’ayant plus aucun sens dans le présent ni dans l’avenir.

Pour quelques écrivains de science et de talent qui ont acquis le droit, par leurs succès et leurs travaux antérieurs, de rassembler leurs plus petites productions, parce que celles-là même ont une véritable importance dans la série de leurs études ; pour quelques noms éminens que le public aime à suivre dans toutes leurs transformations, et dont il recherche les œuvres avec empressement sous quelque forme qu’elles lui arrivent, combien qui, s’abusant sur leur puissance et l’intérêt qu’ils réveillent, devancent l’âge et la renommée, et commencent la vie littéraire par où ils devraient la finir : moissonneurs hâtifs qui veulent faire la moisson avant que le blé n’ait jauni.

Depuis trois ou quatre ans surtout, la librairie française a émis sur la place toutes sortes de mélanges, Mélanges historiques, Mélanges politiques, Littérature et philosophie mêlées, etc., et tout récemment encore elle vient de nous donner des Mélanges historiques et littéraires où l’on prétend apprécier saint Augustin en huit pages, Grégoire de Tours en six, Théodore de Bèze en dix. Au moins l’auteur de ce dernier recueil a-t-il su, dans une spirituelle préface, se sauver du ridicule de cette résurrection en objectant l’usage et son libraire, qui a voulu recueillir ses mélanges. Et nous sommes bien disposés à le croire, car si nous connaissons malheureusement trop d’écrivains toujours prêts à signer n’importe quels livres, on trouve encore mieux des libraires toujours empressés à les publier. L’insatiable et ignorante librairie engloutit aujourd’hui toute sorte de pâtures : les nippes ou les embrions littéraires de tout ce qui a quelque renommée, comme les romans étiolés de ses jeunes hommes, jeunes en effet, car ils n’ont eu le temps de se faire ni pensée ni style. C’est ici le cas de dire que jamais, à aucune période de notre histoire littéraire, les voies qui conduisent au champ de la publicité ne furent plus larges, plus déblayées d’obstacles. N’est-ce donc pas à tort que certains jeunes gens, trop portés à s’abuser sur leur force, se plaignent de se voir étouffés, de manquer d’organes ? Eh ! messieurs, il ne faut qu’un peu de talent et de volonté pour se frayer sa route. Faites preuve tant soit peu de l’un et de l’autre, et la voix de la presse ne vous manquera pas.

Il y a peu d’années, un jeune homme professait les humanités ou la rhétorique dans un collége de Paris. Cette modeste chaire convenait peu à son ambition, car dès-lors il pensait à la députation et peut-être au ministère. Il ne brillait cependant ni par la science ni par les idées ; mais c’était un esprit fin, souple et délié, qui jugea tout d’abord qu’il y avait une route plus sûre, plus directe que le professorat, pour le conduire au but qu’il se proposait. La presse commençait à prendre les grands développemens que vous savez : il confia sa fortune à la presse, et il fit bien ; la presse a été magnifique avec lui et l’a richement doté. Quels si grands services lui a-t-il donc rendus ? Qu’a-t-il fait pour elle ? Une étude plus ingénieuse que profonde sur Beaumarchais ; un éloge de Bossuet, un mémoire équivoque sur la littérature du xvie siècle, qui l’un et l’autre lui valurent de partager un prix à l’Académie ; de piquans articles en forme de bulletins pour les combats de la rue Saint-Denis pendant le ministère Villèle. C’est là tout, ce nous semble, avec les articles de polémique quotidienne qu’il écrit maintenant pour la Doctrine, comme il les écrirait pour tel autre système qui présenterait les mêmes garanties à sa fortune politique. La presse lui a donné, elle, richesses et puissance, une chaire en Sorbonne, une place au conseil d’état et la députation, et qui sait jusqu’où iront ses libéralités ? Elle n’ignore pas que le jeune député nourrit dès-long-temps des espérances plus hautes, et soyez assuré qu’elle lui sera un appui fidèle, lorsque le simple matelot qui a tant exploré la terre ministérielle, croira le moment venu de prendre en mains le gouvernail. Vous voyez bien que la presse est une maîtresse facile, une reine débonnaire, qui n’est ni ingrate ni oublieuse, et qu’il faut bien moins de talent que d’esprit et de volonté pour captiver ses faveurs.

Mais il n’y a en tout ceci que des rapports bien éloignés avec les Mélanges que M. Saint-Marc Girardin appelle Notices politiques et littéraires sur l’Allemagne. Pour le moment, nous n’avons qu’à nous occuper du livre, que les Allemands ont, à notre avis, traité avec un peu de dédain.

Dans la partie des Notices consacrée à la politique, M. Saint-Marc Girardin expose l’état de l’Allemagne ; il demande l’unité germanique, et il l’espère… Pour quelle époque ? Nous ne savons. C’est chose assez problématique pour qu’en la rêvant peut-être dans l’avenir, on ne puisse pas lui assigner de terme. Sans doute, s’il ne fallait qu’enlever toutes ces minces clôtures qui séparent les petites principautés, et réunir sous une même dénomination les habitans de Cobourg, de Saxe-Meinengen, de Weimar, les Hessois, les Westphaliens, le duché de Nassau et celui de Bade, etc., je crois que l’entreprise ne serait pas très difficile. Nous croyons même que si l’on en était venu là, on pourrait bien ôter toute espèce de contrepoids aux royaumes de Saxe, de Bavière, de Wurtemberg. Mais l’Autriche, mais la Prusse, ces deux nations rivales qui aspirent toutes deux à dominer l’Allemagne, l’une par l’ascendant de ses vieilles traditions, l’autre par l’énergie d’une puissance qui se développe, et la perspicacité de ses vues d’avenir, comment formera-t-on jamais une unité de ces deux moitiés d’empire que l’intérêt seul du moment peut rapprocher ? Comment faire baisser la tête à cette antique aristocratie de Vienne devant l’ancien petit duché de Brandebourg ? comment croire que Berlin, cette ville si active, si intelligente, si animée, cette reine du Nord, s’incline jamais devant cette capitale de l’Autriche, devant cette vieille douairière de l’Allemagne, dont elle démêle fort bien la faiblesse et les rides à travers les couronnes de diamans et les manteaux d’empereur qui la recouvrent. Parlez-nous de cette unité morale, de cette unité intellectuelle de la nation allemande ; c’est bien : le mot de Germania embrasse tout ; le nom d’Allemand fait battre tous les cœurs, et nous avons vu, en 1813, comment ce peuple savait se rallier sous un même drapeau, avec un même cri de guerre et un même enthousiasme. Mais quant à cette unité matérielle, absolue, qui ne peut reconnaître qu’un centre d’action et un gouvernement, il faut des siècles entiers pour en venir là, si jamais on doit y venir.

M. Saint-Marc Girardin se complaît surtout à parler de l’Autriche et de la Bavière. Il y a des gens qui lui ont reproché les éloges qu’il donne à ces deux pays. Eh bien ! nous, nous sommes sûrs qu’il est de très bonne foi, et nous avouons que l’Autriche, vue d’une certaine façon, doit être une délicieuse contrée. Supposons, par exemple, que vous voyagiez aux frais du gouvernement, c’est-à-dire fort à votre aise, sans vous inquiéter du prix des voitures, ni de la cherté des hôtelleries, attendu que le budget est là derrière vous, qui ne sait pas chicaner avec un postillon, ou un valet de chambre. Vous traversez rapidement, en vous berçant dans une bonne chaise de poste, le beau pays de Saltzbourg aux romantiques souvenirs. Vous avez avec vous un passeport qui vous sauve des perquisitions de la douane, et des lettres de recommandation qui attendrissent la police elle-même. Vous voilà à Vienne. Vienne est une ville très curieuse par ses monumens, très belle par ses environs. Vous la visitez sous le patronage de quelque grand seigneur, non pas à pied, ce serait trop long, mais dans un coupé officiel dont les glaces ne se baissent ni devant la prison, ni devant la masure, mais devant les palais des princes, les cathédrales gothiques, ou les magnifiques points de vue qui se présentent au-delà des boulevards. De là, vous allez à Bade. C’est, en été, un lieu de réunion charmant, un petit monde de choix, une ville toute pleine de princes, toute parfumée d’aristocratie, tout éclatante d’épaulettes, de décorations et de rubans. On y passe une vie très douce ; on s’y retrempe dans je ne sais quelle atmosphère supérieure à laquelle la foule ne peut atteindre. Là, vous n’avez qu’un signe à faire, et tout ce que vous pourriez regretter de Vienne accourt dans cet Élysée de Bade ; l’opéra y vient avec ses dieux et ses machines, ses héros et ses danseuses ; l’orchestre avec ses convois d’instrumens ; l’artiste avec sa palette, et je ne sais quoi encore. Pour vous qui êtes les rois de cet empire et les divinités de ce temple, vous n’avez qu’à vous laisser aller à tous les enchantemens qui vous arrivent dans les salons de la noblesse, dans les parties de campagne, aux jours de grande fête, et aux soirées intimes. De Bade, vous revenez à Vienne. Vous avez fait vos preuves d’homme d’esprit et d’homme du monde. Vous n’avez point eu la sottise de montrer trop de libéralisme, et de lancer, comme une fusée incendiaire, au milieu de cette belle noblesse couverte de dentelles et de gaze, un souvenir, un mot de la révolution de juillet. M. de Metternich est content de vous. Il veut vous voir ; il vous prend à part. Il vous dit que l’Autriche est mal jugée, et vous explique comme elle est sage, comme elle est forte, voire même libérale, cette Autriche que les journalistes français se plaisent à dénaturer. Vous sortez de là ébloui, subjugué par le tableau que vient de vous tracer le premier ministre, et en rentrant chez vous, vous trouvez, pour dernière preuve de la richesse et de l’esprit généreux et éclairé de l’Autriche, un panier de vin de Joannigsberg (de ce vin dont le congrès de Vienne a assuré la propriété à M. de Metternich, et qui se vend jusqu’à vingt-cinq et trente francs la bouteille en Allemagne), un brevet en règle d’un ordre assez connu, et quelque ouvrage rare sur le pays. Ce n’est là peut-être qu’une supposition ; mais si tout cela se réalisait, l’Autriche, ainsi vue à travers ce prisme, ne serait-elle pas un pays merveilleux, un véritable Eldorado ?

Or, vous savez ce que c’est que l’Autriche, et comme état puissant, compacte, et comme pouvoir sage et durable, deux grandes qualités que M. Saint-Marc Girardin lui attribue. L’empire autrichien se compose d’élémens tout hétérogènes, entre lesquels il n’y a jamais eu ni alliance complète, ni fusion. C’est la Bohême, cette vieille nation slave, qui est restée slave au milieu de l’Allemagne, qui, pareille à la Jérusalem déchue, se souvient de ses gloires d’autrefois, et regarde avec ambition et douleur sa royale ville de Prague et son Hradschin ; c’est la Pologne, qui garde encore le reste de couronne murale qu’elle a portée, et le tronçon du glaive qui s’est brisé entre ses mains ; c’est la Hongrie, où les fiers magnats votent encore dans leurs assemblées en agitant leurs sabres ; la Hongrie, où les priviléges nobiliaires révoltent le peuple, tandis que les exigences impériales fatiguent cette vieille et orgueilleuse noblesse ; c’est le Tyrol, où l’on ne retrouverait peut-être pas un second André Hofer, car le sang du premier n’a pu féconder les racines de l’absolutisme, mais bien celles de la liberté ; c’est l’Italie, cette reine tombée qui cherche un diadème sur son front, et qui n’y trouve qu’une plaie ; qui se surprend encore à vouloir brandir sa noble épée, et qui ne soulève que des chaînes ; qui regarde vers la mer comme pour voir si elle ne lui amène pas, ainsi qu’aux temps anciens, de riches cargaisons ou des flottes victorieuses, et qui l’entend se plaindre de son abandon et de son veuvage.

Sont-ce là des bases bien solides pour leur confier en toute sûreté l’avenir d’un état ? Sont-ce là des élémens de durée, des membres qu’il soit si facile de rejoindre pour en former un tout imposant, complet, harmonieux ?

L’Autriche ne le sent que trop peut-être ; et voilà pourquoi elle maintient dans son administration intérieure ce système de défiance et de réserve, qui ramène tout au secret de ses délibérations, et s’efforce de ne rien laisser percer au dehors. L’Autriche est, au xixe siècle, le seul état qui rappelle l’ancien gouvernement mystérieux de Venise. Tous ses projets se discutent dans l’ombre ; toute sa politique s’enveloppe d’un voile épais, et demande le silence. Elle redoute le bruit, la publicité, l’indiscrétion des journaux ; elle ne souffre pas même l’éloge, comme l’a dit M. Saint-Marc Girardin, car l’éloge peut amener le blâme, ou tout au moins la discussion, et la discussion lui fait peur. Elle a son conseil des dix, qui ne doit rien révéler de ses délibérations. Elle a son pont des Soupirs à Olmütz et à Spielberg. Silvio Pellico, Maroncelli et le noble Gonfalonieri y ont expié le crime d’avoir montré plus de patriotisme et d’idées libérales qu’elle n’en voulait. Quant à ses moyens de défense, ils reposent sur cette police dont le tronc est implanté au cœur de l’empire, au palais du ministre, et dont les mille rameaux s’élargissent, se divisent, et vont se répandre dans toutes les provinces, dans toutes les villes, dans tous les bourgs de l’empire, jusqu’aux frontières, tandis que les racines touchent, par des voies que l’on ne connaît pas, aux villes et aux royaumes étrangers. Cette police, vous la trouvez partout, à votre hôtel, dans les rues, au théâtre, à l’église ; c’est le commissionnaire qui vous offre ses services ; c’est le marchand qui, tout en vous ouvrant son magasin, reconnaît à votre façon de parler que vous n’êtes pas Allemand, et veut savoir d’où vous venez ; c’est la jeune fille qui vous fait signe de l’angle d’une place. Restez chez vous, fermez votre porte, ne voyez personne : n’importe ! on saura ce que vous avez fait tout le jour. Cachez vos lettres dans votre portefeuille, tournez la clé de votre secrétaire à double tour, vous ne serez pas bien loin, que l’on saura si c’est une correspondance d’amour ou une correspondance d’affaires que vous entretenez. D’ailleurs, la poste est là, et l’on serait mal venu de montrer ici ces susceptibilités sur le secret des lettres que nous avons parfois criées si haut en France. À Vienne, c’est chose convenue, toutes les lettres sont décachetées ; personne n’échappe à cette loi commune, et l’un des hommes les plus distingués de cette ville, un homme qui, par les hautes fonctions qu’il occupe, approche très souvent de l’empereur et très souvent de M. de Metternich, ne nous a-t-il pas avoué lui-même qu’il avait été obligé de rompre des relations depuis plusieurs années établies avec un de nos compatriotes, parce que l’on ouvrait toutes ses lettres, et que dans les derniers temps ces lettres le compromettaient.

Ainsi cette police s’étend à tout. Elle entre dans l’intérieur de votre vie, dans le secret de vos occupations. Quel dommage qu’elle ne puisse pas lire dans les replis de votre pensée ! Elle a d’immenses salles pleines de cartons rangés par ordre alphabétique. Je crois que toute l’Europe se trouve dans ces cartons. Quand vous arrivez, on y cherche votre nom. S’il n’y est pas encore, on se hâte de l’y mettre, car il est convenu que tout homme qui vient à Vienne doit être noté. S’il s’y trouve, mais sans être accompagné de mauvais signes, c’est bon, vous en serez quitte pour un léger espionnage ; mais s’il est joint à quelque fâcheux renseignement politique, hélas ! vous ne savez pas à quelle active et rigoureuse surveillance vous allez être soumis !

Nous avons connu un jeune écrivain allemand, plein de nobles qualités, à qui la fantaisie vint un jour d’aller à Vienne. Il y apportait, aux yeux de la police, le grand tort d’avoir du talent, et le tort bien plus grand d’avoir, par-ci par-là, lâché, dans un livre ou dans un journal, quelques pages peu flatteuses pour l’Autriche. On le laisse venir ; il loue un appartement pour quelques mois, et prend à son service un domestique que le maître de la maison vint lui-même lui recommander. Il y avait six semaines que ce domestique était chez lui, et il n’avait eu à lui reprocher qu’une lenteur incorrigible chaque fois qu’il lui faisait faire quelque commission. Un jour il l’envoie porter une lettre chez un de ses amis, et il attendait la réponse, lorsqu’il voit tout à coup son ami lui-même qui lui crie d’un air effaré : — Au nom du ciel ! dis-moi donc quelle idée as-tu de m’envoyer une lettre par un homme de la police ? — Je te l’ai envoyée par mon domestique. — Eh bien ! ton domestique est un agent de police en pleine activité, que j’ai vu souvent dans l’antichambre des bureaux, et qui n’a changé de fonctions et de costume que pour obéir à l’ordre de ses chefs, et ne pas te perdre un moment de vue. — En recourant à d’autres informations, le jeune Allemand apprit que l’excessive lenteur dont il avait souvent accusé son domestique ne provenait que de sa ponctualité à porter d’abord à la police toutes les lettres qu’il lui confiait. Il le renvoya le même jour, mais il quitta Vienne.

Parlerons-nous du papier-monnaie, cette autre plaie de la nation, qui va toujours s’élargissant ? parlerons-nous de cette inquisition qui pèse sur tous les journaux, sur tous les livres, et de ces restrictions sévères imposées sur tout ce qui tendrait à instruire le peuple et à l’éclairer. On dit bien que l’Autriche donne de grands encouragemens à l’instruction primaire : oui, mais, passé l’instruction primaire, les entraves se resserrent ; les sentinelles de la censure sont là pour vous mesurer la science d’une main avare. Les cours de haut enseignement ont à redouter tout à la fois et les susceptibilités de la théologie catholique et les interprétations de l’agent politique. L’Autriche n’aime ni les avocats, ni les gens de lettres : les premiers, parce qu’ils discutent ; les seconds, parce qu’ils peuvent avoir des inspirations dangereuses. Quand Grillparzer eut fait jouer sa pièce de l’Aïeule, le succès qu’il avait obtenu engagea plusieurs personnes en crédit à la cour à solliciter pour lui de l’avancement. Il était alors pauvre employé du fisc à 12 ou 1,500 francs d’appointemens. On s’adressa pour lui directement à l’empereur, qui répondit d’un air dédaigneux : Eh ! que voulez-vous que je donne à un faiseur de vers ? Depuis, Grillparzer a cependant obtenu un emploi plus important que celui qu’il occupait, mais un emploi qui semble créé tout exprès pour qu’il n’ait plus un moment de liberté, et qu’il ait à chasser loin de lui les séductions de la poésie.


Heureux gouvernement que ce gouvernement de l’Autriche ! heureux conseillers auliques ! heureuse police ! s’ils pouvaient parvenir ainsi à mettre la pensée aux chaînes, ou à l’exiler ; s’ils pouvaient renfermer tout esprit un peu rebelle, toute idée un peu trop hardie, dans une de ces fioles où Roland trouva sa raison perdue ; si, dans l’étendue de l’empire, il n’y avait plus ni pensée, ni travail d’esprit, ni discussion, ni rêves d’avenir ! Oh ! l’heureux pays !


Mais le peuple autrichien, si ignorant qu’il soit, n’en est pas encore là et l’intelligence lui arrive par des voies d’où il ne devrait pas l’attendre. Ce qu’il y a peut-être de plus triste à observer en Autriche, c’est la démoralisation qui existe dans les administrations ; c’est qu’au-dessus de tous les réglemens, de toutes les lois, il y a une loi suprême à laquelle personne ne résiste : celle de l’argent. Ici la douane vous tend la main en plein bureau ; là la censure se déride subitement au son de quelques florins. N’y allez pas avec tant de réserve ni d’un air si timide. Le marché se traite sans façon sous les yeux du chef, qui est d’accord avec son employé. Le prix se discute, et quand vos conventions sont bien arrêtées, vous donnez votre argent, et l’on vous accorde la faveur que vous demandez. De là vient qu’en Autriche il n’y a plus de douane et de censure que pour celui qui ignore le secret de les rendre muettes, ou pour celui qui n’a pas le moyen de les corrompre. Allez chez les principaux libraires, vous y trouverez les journaux français dont l’entrée dans les états autrichiens est sévèrement interdite, les livres dont un arrêt spécial défend la circulation et la lecture. Tout cela vient sous le couvert d’un grand seigneur que l’on gagne à prix d’argent, ou par suite du marché que l’on fait avec la douane. Ainsi le Viennois connaît tout ce que son gouvernement voudrait lui dérober. Ainsi il peut se repaître de ces germes de libéralisme dont on cherche à le garantir, et chaque nouveau livre qu’il acquiert lui révèle en même temps la vénalité de ceux qui le gouvernent ! Quel enchaînement de réflexions ! et quel progrès !

Telle qu’elle est, j’aime pourtant mieux l’Autriche que la Bavière. L’Autriche a au moins un système à elle, une marche déterminée depuis long-temps ; quand on est là, on sait à quoi s’en tenir ; on sait qu’en s’arrêtant à cette condition de ne point parler politique, de ne pas médire de la police, ni des prêtres, ni de M. de Metternich, de ne rien écrire de suspect, et de penser le moins possible, ou du moins de penser tout bas, on peut tout à son aise courir le monde, respirer le grand air sur les boulevards, s’en aller au Prater, au théâtre, au bal, et mener du matin au soir bonne et joyeuse vie. Mais la Bavière, on ne sait encore ce que c’est. On y marche comme sur une planche vacillante. Elle a été libérale, et elle a foulé aux pieds les idées de libéralisme ; son roi lui avait donné une constitution, et maintenant il n’a rien de plus à cœur que de la morceler et de la rogner ; il voulait avoir des députés libres et indépendans, et il fait mettre en prison ceux qui s’avisent de voter autrement qu’il ne l’a dit ; jeune homme, il a chanté la liberté, mais le baiser qu’il lui donnait était un baiser de Judas, il l’a trahie.

La Bavière a eu son caractère marqué, son rôle indépendant, et la voici qui se traîne à la remorque de l’Autriche, qui se met à genoux devant elle, qui, dans la peur qu’elle a de ne pas assez bien l’imiter, exagère encore toutes ses mesures de rigueur, tout son système de défiance, tout son espionnage religieux et politique. Je ne connais pas de ville qui présente, comme Munich, tant de doute et d’incertitude dans les esprits, tant de malaise intime, et tant d’élémens contradictoires : des moines, des soldats, des couvens et des maisons de joie ; la religion prise à son plus haut point de rigorisme, et la dépravation de mœurs poussée au dernier degré. Munich est une ville toute sensuelle, qui se couvre d’un froc et porte un chapelet à sa ceinture. Le roi se déclare l’ami, le protecteur des sciences, et il laisse mourir l’université, en l’emmaillotant, en lui disputant pied à pied l’espace qu’elle occupe et la liberté d’enseignement dont elle a besoin. Il est artiste ; il devrait avoir l’âme grande et généreuse de l’artiste, et il existe un édit d’après lequel tout écrivain qui a mal parlé de lui doit venir faire amende honorable devant son portrait. Un jour, un jeune homme, condamné à cet acte de soumission dégradante, cracha sur le portrait qu’on lui présentait. On le mit en prison, et depuis personne n’a pu dire ce qu’il est devenu.

Une autre fois vous entendez publier dans les rues de Munich une ordonnance ainsi conçue : « Quand S. M. paraîtra dans la rue, tout le monde sera obligé de la saluer. Si on est à pied, on restera devant elle chapeau bas, jusqu’à ce qu’elle ait passé. Le cavalier descendra de cheval, et les personnes en voiture feront arrêter leur voiture. »

Le lendemain, le roi va à la chasse, et aperçoit un étudiant qui restait là, sa casquette sur la tête. Le roi descend de cheval, accourt vers lui : Me connais-tu ? dit-il. — Non, monsieur, répond l’étudiant. — Or, il faut vous dire que S. M. n’a rien moins qu’une tournure royale, et que, pour ne pas exposer ses sujets à enfreindre involontairement son édit, il aurait bon besoin d’écrire sur son chapeau :


Je suis Gillot, berger de ce troupeau.


— Ah ! tu ne me connais pas ? ajoute le roi. — Non, monsieur, dit le pauvre étudiant, qui commençait pourtant à avoir peur. — Tu es un insolent. — Et il lui arrache sa casquette. Alors il arriva une scène fort plaisante. Un chambellan, qui avait admiré l’héroïsme de son maître, aperçut, à quelques pas de lui, un Anglais qui contemplait cette scène avec tout le flegme britannique, et ne pensait pas à se montrer plus sage que l’étudiant. Le chambellan s’élance avec colère et lui jette son chapeau par terre. L’Anglais riposte par un soufflet ; et comme c’était un membre du parlement, un colonel, un homme puissant enfin, le lendemain, le chambellan fut obligé d’aller lui faire ses excuses.

À part cette belle partie de la Bavière où Vurtzbourg élève son vieux dôme au milieu des coteaux de vignes, où Bamberg s’étage toute radieuse au-dessus des plaines couvertes de houblons, le reste du royaume est une pauvre contrée. On y trouve peu de culture, peu d’industrie, presque point de commerce, et Nuremberg et Augsbourg doivent y pleurer leur prospérité et leurs jours de gloire d’autrefois. Munich, que M. Saint-Marc Girardin nous dépeint comme une ville merveilleuse, représente dans son enceinte tout le malaise, tous les vices radicaux du royaume. Il y a là moins de journaux, moins de libraires, moins de mouvement intellectuel que dans une des villes secondaires de la Saxe ou de la Prusse. On n’y imprime que des livres d’église, on n’y fabrique que de la bière.

Le roi de Bavière a cru se faire pardonner toutes ses erreurs de roi en affichant un amour excessif pour les arts ; mais encore faut-il que cet amour, si noble qu’il soit, trouve une sanction dans les moyens qu’il possède légalement de se satisfaire. Aujourd’hui, il construit tout à la fois un nouveau palais, une chapelle byzantine et deux musées ; tout cela bâti sur la plus grande échelle, peint à fresque et orné avec une magnificence toute royale. C’est une entreprise gigantesque à laquelle il faudrait la main d’un Louis xiv, et le pauvre roi Louis de Bavière n’est pas un Louis xiv. Il prélève, il est vrai, sur une population de trois millions d’habitans une liste civile assez notable, environ sept millions de francs ; mais cela ne suffit pas encore pour subvenir à ses dépenses. Il faut qu’il ait recours à des moyens extraordinaires, à des emprunts forcés, parfois même à des exactions. En attendant, il oublie complètement pour une ville comme Munich les choses de première nécessité. Il a construit, pour le plaisir d’inscrire sur les murailles, au-dessus de quelques fresques, ses mauvais vers allemands, il a construit un grand bazar où personne ne va, où vous ne trouveriez pas plus de trois marchands et un mauvais café, et vous chercheriez en vain dans toute la ville une halle, un marché couvert. Lui qui dépense des millions pour se bâtir un palais de fantaisie, n’a pas eu quelques milliers de florins à donner pour mettre à l’abri les laboureurs qui apportent leurs denrées à la ville. Il est allé jeter au milieu de la campagne sa Glyptothèque et sa Pinakothèque, comme pour dire à la ville : Tu viendras jusqu’ici ; et la malheureuse ville aura beau se tirailler en tout sens, elle n’ira jamais jusque-là ; elle a déjà plus de maisons qu’il ne lui en faut, et les rues commencées ne s’achèvent pas, car ce n’est ni une ville de commerce, ni une ville d’industrie : c’est une pauvre ville royale qui ne se soutient que par les fonctionnaires, la cour et la garnison. Versailles pouvait devenir une ville splendide avec de telles ressources ; Versailles était au xviiie siècle le rendez-vous de l’Europe ; mais Munich !… Ainsi, à prendre la question sous ce point de vue rationnel et pratique, cet amour des arts, ce besoin d’élever des monumens qui pouvait être, chez Louis xiv et chez Napoléon, une grande et noble pensée avec les immenses ressources qu’ils possédaient, n’est, chez le petit roi de Bavière, qu’une dure ténacité d’égoïsme, une misérable envie de s’illustrer au détriment du bien-être matériel de ses peuples. Et voilà cependant ce que M. Saint-Marc Girardin loue avec emphase. Quand son article parut dans les Débats, il fut répété par les journaux de la Bavière, empressés à faire leur cour au pouvoir. Le roi le déclara charmant, mais les Munichois haussèrent les épaules.

Si de la partie politique nous passons à la partie littéraire, nous verrons que, pour être plus variée, elle n’est ni plus riche ni mieux pensée.

Le conte de Marino Faliero arrive un peu tard après l’élégante traduction d’Hoffmann de M. Loève-Veimars, et les nombreuses appréciations que l’on a faites du romancier allemand.

Les Chants de Koerner ont été aussi traduits maintes fois.

La Légende de Cologne, quoique arrangée avec esprit, n’est pas complète. Il y en a encore deux autres dans les traditions allemandes des frères Grimm.

Les Récits et Contes divers ne sont qu’une pauvre compilation. M. Saint-Marc Girardin ne s’est pas même donné la peine de choisir les hypothèses les plus justes et les mieux fondées. Ainsi, par exemple, en parlant du Roman du Renard, il nous explique très longuement comment l’idée de cette fine satire du moyen-âge a été empruntée aux dissensions d’un duc de Lorraine avec son ministre, et cette assertion a été depuis long-temps détruite de fond en comble par les savans d’Allemagne, notamment par Grimm et Gervinus. Il est assez démontré aujourd’hui, à tout homme qui connaît un peu l’histoire de ce poème et les modifications qu’il a subies en passant d’un pays à l’autre, que ce ne peut être une satire locale restreinte dans les limites d’un petit état. C’était la satire de l’époque, la satire des vices du clergé et de l’ambition des grands qui opprimaient le peuple. De là vient que ce poème a joui d’une si grande popularité, et que la France, l’Allemagne, la Hollande, le Danemarck, l’Angleterre, l’ont tour à tour adopté.

Nous ajouterons sur l’origine de ce poème quelques mots que M. Saint-Marc Girardin n’a pas daigné nous dire.

Selon M. Grimm, ce poème a dû prendre naissance au ixe siècle dans la Flandre française. Il fut écrit en latin par un prêtre. C’est de cet ouvrage que procèdent tous ceux que nous connaissons, et le poème hollandais le Reinaart de Vos, de Willem, et le Roman du Renard, français, publié par M. Méon, et les poèmes en haut et bas allemand. Il existe encore sur cette fable du renard un ouvrage plus ancien : c’est le poème latin d’Isengrimus, découvert par Grimm il y a quelques années, et qui doit remonter au xie siècle. Les poèmes hollandais et français ne datent que du xiiie, et le poème en plat allemand du xve.

Le Voyage à travers les Vosges, pour arriver à Colmar, est loin de donner une idée satisfaisante des scènes tour à tour riantes et grandioses que présente l’aspect de ce pays. Si jamais vous l’avez parcouru par une belle matinée d’été, quand vos regards surpris découvrent d’un côté cette longue chaîne des Vosges, de l’autre, cette ligne bleuâtre de la Forêt-Noire, et, au milieu, cette plaine si vaste et si riche, traversée par le Rhin, quand le brouillard, qui pendait comme un voile au sommet des montagnes, se déchire tout à coup, et que là haut vous voyez poindre ces restes de manoirs, ces ruines de vieux châteaux dont le savant Schweighaüser nous a si bien redit l’antique histoire ; au milieu de ce silence de la vallée, dans cette pure atmosphère du matin, au pied de ces ruines imposantes, en face de ces jolies maisons de campagne, de ces prairies si vertes et si fraîches, de quelque côté que vos yeux se tournent, ils rencontrent de gracieux, de magnifiques tableaux. M.  Saint-Marc-Girardin n’en a rien dit ; son prosaïsme ne les a pas vus, ou sa chaise de poste l’a emporté trop vite.

Les Voyageurs en Suisse sont une jolie bluette, écrite dans un moment de verve et de bonne humeur.

L’Analyse des Niebelungs est incomplète. Ordinairement, lorsqu’on se propose de faire connaître un poème étranger, on en indique au moins la marche et le dénouement ; mais ici l’auteur s’arrête à moitié chemin. Heureusement que, par une exquise prévoyance, M. Ampère avait suppléé depuis deux ans[2] à cette lacune du livre de M. Saint-Marc Girardin.

Après tous ces chapitres négligés ou superficiels des Notices, arrive une autre dissertation littéraire avec un nom imposant en tête : Goëthe ! et, à la suite de ce nom, quatre pages ! Quatre pages sur Goëthe, le roi, le créateur de la nouvelle littérature de sa nation, l’homme de génie qui a tenu pendant près d’un siècle le sceptre de la poésie allemande ! Que diriez-vous donc, digne Schubart, vous qui avez fait tant de leçons publiques sur Faust, et vous, Weber, qui avez écrit un livre entier seulement sur la Fille naturelle, et vous Güschel, qui venez de publier encore trois volumes sur le caractère de Goëthe, et vous, Falck, et vous, Müller, et vous tous admirateurs passionnés du grand homme, que diriez-vous donc si l’on vous apprenait qu’il existe en France un écrivain qui a la prétention de connaître la littérature allemande, un professeur en Sorbonne, qui a trouvé le moyen de résumer, en quatre pages, tout ce qu’il avait à dire sur Goëthe ?

Voici ce qui nous a le plus frappé dans les quatre pages sur Goëthe :

« Rien n’est si varié, dit M. Saint-Marc, que les œuvres de Voltaire. Cependant partout il y a une idée qu’il poursuit, partout un but qu’il cherche à atteindre. Dans Goëthe, rien de semblable. Le poète est partout dans les œuvres de Goëthe ; mais l’homme, où est-il ? Que veut Goëthe, encore une fois ? Quelle influence veut-il exercer ? Je ne sais ; j’ai beau consulter à ce sujet son théâtre et ses romans : point de réponse. Il emprunte ses sujets tantôt au génie de la Grèce, tantôt au génie du moyen-âge. Voltaire aussi varie ses sujets ; mais dans tous ses sujets il y a une singulière unité d’esprit. »

Ce que Goëthe voulait, il est facile de le voir. Goëthe était tout entier préoccupé de la question d’art ; c’était l’art qu’il aspirait, dit-il lui-même dans ses Mémoires, à rechercher jusqu’à sa source, à étudier dans sa pureté primitive. C’était l’art qu’il désirait présenter sous toutes ses faces. Voilà pourquoi, quand il l’a atteint d’un côté, il se hâte de le poursuivre de l’autre. Voilà pourquoi il passe tour à tour de la forme un peu rude du moyen-âge à la forme solennelle de l’antiquité, et de l’encadrement du drame à l’encadrement de la comédie ou de la poésie lyrique. L’art, c’est là sa pensée dominante, c’est là son but constant. Il n’y a peut-être pas une page de cet homme de génie, pas une petite ballade, pas une de ses simples chansons, qui ne porte, dans la coupure du vers, dans le choix des expressions, dans l’harmonie du rhythme, l’empreinte de cette pensée d’élaboration qui tendait à tout soumettre à un moule sévère et artistement travaillé. De là il arrive parfois que ses compositions sont un peu froides, que quelques-unes ressemblent, comme l’a dit Heine, à des statues de marbre blanc, bien polies, et inanimées. Mais approchez-vous de plus près, quelle finesse de détails ! quelle grâce et quelle fermeté de dessein ! quel admirable coup de ciseau !

Avec cette idée d’art bien arrêtée, et cette volonté puissante de la suivre, l’influence que Goëthe devait avoir, il l’a eue, et elle a été immense. Il a entraîné à sa suite toute la jeune Allemagne ; il lui a montré les nouvelles voies où elle devait marcher, et lui-même semble, à chacun de ses essais, avoir voulu s’élancer en tête, et frayer le chemin.

Après cela, que M. Saint-Marc Girardin veuille bien envisager dans leur ensemble les œuvres de Goëthe, nous osons croire qu’elles présentent un aspect tout aussi imposant que celles de Voltaire.

Il y a encore dans ces Notices un chapitre que nous avions hâte de lire, c’est celui qui a pour titre : Des anciens poèmes épiques germains ; mais nous avons été complètement déçus dans notre espérance. L’auteur ne dit que quelques mots sur le cycle germanique et passe immédiatement à l’Edda. Pourquoi donc abandonner si vite cette longue chaîne d’épopées germaniques ? M. Saint-Marc Girardin a-t-il pu nous croire si indifférens à cette merveilleuse poésie que les Wolfram d’Eschenbac, les Henri d’Offterdingen exhalaient en face des gothiques cathédrales, comme un chant d’amour ou comme une prière ? Qui de nous ne se fût pas réjoui de voir fidèlement reproduire, et la chanson mâle et sauvage de Hildebrand, et les romanesques aventures de Walther, et ces deux beaux monumens du moyen-âge, ces deux grandes épopées de la chevalerie, les Niebelungs et le Livre des Héros ? Il y avait même des remarques du plus haut intérêt à faire sur les épopées allemandes, dont le sujet a été emprunté aux écrivains d’une autre nation. Ainsi, les poèmes de Titurel, Parcival, Tristan, Vigalois, etc., ne sont pas d’origine allemande ; mais, en passant d’un pays à l’autre, ils ont pris une forme toute nouvelle. Ils se sont empreints de la naïveté, du mysticisme de la vieille Germanie ; et tout en conservant les noms, les faits que leur léguait la tradition française ou anglaise, ils sont devenus germains par le fond de la pensée, par le style et le coloris,

Malheureusement, il faut bien le dire, dans cette occasion comme dans les autres, le professeur de la Sorbonne a fait défaut ; l’écrivain littéraire a manqué à sa tâche quand il s’agissait des richesses intellectuelles de l’Allemagne, comme l’écrivain politique s’était timidement effacé, avait gardé un prudent silence en présence de la monarchie de Metternich et des petites royautés que le ministre-roi tient en laisse. Il n’est resté que le touriste. M. Saint-Marc Girardin nous a donné son tour en Allemagne comme les dandies de Londres publient, à chaque saison d’hiver, leurs voyages de six semaines en Suisse, en Italie ou en Espagne. Les Notices politiques et littéraires sont exactement de la même force et de la même famille que ces innombrables livrets dont la librairie anglaise est inondée chaque année sous le titre de Sketches of Italy, Excursion in Spain, a Tour in India, my Sketch-Book, etc., etc., livres de Fashion, mais dont la Fashion anglaise fait au moins les frais, tant elle est convaincue que ces livres sans importance ne contiennent aucun enseignement utile ou nouveau. Ici seulement la différence des touristes anglais et du touriste français est bien marquée : le budget, dit-on, a généreusement défrayé M. Saint-Marc Girardin de ses deux excursions au-delà du Rhin. Nous souhaitons pour le budget que l’auteur ait rapporté de son tour en Allemagne un fruit meilleur que ses Notices politiques et littéraires.


F. de Lagenevais.
  1. Un vol. in-8o, chez Prevost-Crocius.
  2. Sigurd, traduction épique selon l’Edda et les Niebelungs. (Revue des Deux Mondes du 1er août 1835.)