Notice sur le Double Moi (O. C. Élisa Mercœur)


NOTICE
SUR LE DOUBLE MOI.

LES PETITES CAUSES PRODUISENT SOUVENT DE GRANDS EFFETS.


Il a si souvent suffi d’une étincelle pour allumer un violent incendie, qu’il est impossible de nier que les plus petites causes ne produisent quelquefois les plus grands effets.

C’est donc à l’une de ces causes, en apparence fort peu importante, que l’on est redevable du Double moi. La grave question qui y est posée et discutée avec une si haute philosophie, a dû faire présumer au lecteur que le plan de cet ouvrage devait avoir été médité sérieusement et longuement. Eh bien ! non… Une heure a plus que suffi pour faire concorder entre elles toutes les scènes éminemment dramatiques de ce plan si sagement et si savamment conçu.

Un matin que, selon sa coutume, Élisa déjeunait auprès du feu, un tison s’en détacha et vint rouler à ses pieds.

« Le temps de la crédulité est passé, mon cher tison, dit-elle gaiement en le relevant et en le posant sur les chenets. Autres temps, autres mœurs, vois-tu. Depuis que les parques [1] n’ont plus de voix pour indiquer aux pauvres mères le moyen de prolonger la vie de leurs enfans, vous êtes tous sans crédit et réduits à la seule condition de réchauffer nos membres engourdis par le froid, jusqu’à ce qu’il plaise à tes sournoises de parques de couper le fil qui les fait mouvoir. Ainsi, subis ta destinée : chauffe-moi. »

Et prenant le soufflet avec une folle joie d’enfant, elle souffla sur le tison jusqu’à ce que la flamme en l’enveloppant lui prouva qu’il n’avait plus besoin d’aide pour brûler.

« Parions, ma petite maman, que tu ne devinerais pas l’idée que vient de me faire naître ce tison ?

— Non, mon enfant ; mais je gagerais qu’elle doit être heureuse, car elle te rend bien gaie. Voyons, fais-m’en confidence.

— Tu seras discrète, au moins ?

— Je te le promets.

— Eh bien ! je veux faire un conte, un conte fantastique. Mais je ne veux point de parques, point de génies, point d’enchanteurs, point de lutins…

— Que veux-tu donc ?

— Une gentille petite fée, bien bonne, bien spirituelle, bien philosophe surtout, et possédant enfin toutes les perfections dont l’imagination se plaît à parer l’objet quelle affectionne. »

Alors sa pensée, architecte aussi agile qu’habile (si je puis me servir de cette expression), esquissa à larges traits le plan de l’édifice qu’elle voulait construire sans tarder. Deux heures après, elle parcourait le vaste et silencieux laboratoire des âmes. Lorsqu’elle fut devant le creuset de l’amour filial, et qu’elle y eut puisé la dose qu’elle voulait faire entrer dans la composition de l’âme de Lénida (et elle la puisa) forte, elle me dit :

— Oui, les hommes ont bien fait de ne point créer de loi qui dise à l’enfant : Tu n’aimeras point ta mère ! car, ma foi, ils trouveraient bien des enfans rebelles ; moi toute la première, je l’assure. Si un tel délit conduisait au bagne, je gage que la plus grande partie du genre humain tiendrait à honneur de s’y faire mettre. D’ailleurs, ce ne serait plus que là que l’on trouverait bonne compagnie… Je sais bien, moi, que dans mon âme et conscience, je me croirais obligée de leur dire : Rivez-moi des fers et rivez-les-moi bien ; car je vous préviens que je suis non seulement rebelle, mais incorrigible ! »

Plusieurs bons gros baisers qu’elle me donna semblaient venir à l’appui de ce que je venais d’entendre. Il me serait impossible de me rappeler tout ce qu’elle me dit de gracieux à chaque halte qu’elle faisait. Un assez long silence ayant succédé à la gaieté qui l’animait, je crus qu’elle s’était endormie, mais en lui soulevant la tête qu’elle avait appuyée sur mes genoux, je m’aperçus qu’elle ne dormait pas, et je serais que son front était mouillé de sueur…

« Ce creuset est-il plus fortement chauffé que les autres, mon Élisa ?…Tu parais avoir bien chaud…

— Oui… sa chaleur me suffoque !…

— Et que contient-il donc ?

— Du génie, me répondit-elle en soupirant… du génie…

— Mais il semblerait à t’entendre, ma chère petite, que génie et malheur seraient tout un.

— Pas tout-à-fait, car le malheur peut exister sans génie, mais non le génie sans malheur !

— Puisque le destin t’a laissée libre dans le choix des substances qui doivent entrer dans la composition de l’âme de l’enfant de ta jeune châtelaine, pourquoi, ma sage petite fée, prendrais-tu dans ce creuset, puisqu’il ne contient que des élémens de malheur ? J’ai remarqué que tu n’as pas puisé dans tous ceux devant lesquels tu t’es arrêtée. Serais-tu forcée de prendre dans celui-ci ?…

— Non, me dit-elle, car « toutes les semences de bonheur que j’ai jetées dans cette âme, se flétriraient sous le souffle brûlant du génie, etc., etc., etc »

Pendant tout le temps que dura la description qu’elle me fit du génie (c’est celle qui se trouve dans le Double moi), la pauvre enfant fut dans une si violente agitation, qu’il serait difficile de la décrire. Et lorsqu’elle en fut à l’indifférence de la gloire qui n’accorde qu’à l’ombre ce qu’elle refuse à la vie… de grosses larmes, qu’elle s’efforçait de retenir, s’échappaient de ses yeux.

« Mais n’est-ce donc pas une consolante pensée, ma bien-aimée, que de pouvoir se dire en mourant : ma mémoire vivra après moi ? Connais-tu quelqu’un qui ne voudrait avoir payé de toutes les souffrances d’Homère l’immortalité que son génie lui a acquise ? Et…

— Compte-t-on beaucoup d’Homères ? me demanda-t-elle. Il fallait bien, lui, qu’il vécût après sa mort, puisque, pour anéantir sa mémoire, il aurait fallu anéantir les preuves de son puissant génie !… Et comment alors en trouver un qui lui fût comparable ?… Tandis que moi, faible atome lancé dans l’espace, je disparaîtrai de la foule sans qu’elle s’aperçoive du vide que j’y aurai laissé ; je serai morte tout entière ; mon nom ne trouvera point d’écho, à moins que tu ne survives à ta pauvre enfant ! Alors, ta voix redira son nom exilé dans ton cœur, jusqu’à ce que toi-même, réduite au silence éternel, tes lèvres ne puissent plus murmurer le nom de ta fille chérie ; alors, là finira ma mémoire.

— Et pourquoi t’affliger par de telles pensées, ma bonne petite ? Non, tu ne mourras point tout entière, non. Le nom de mon Élisa restera pur parmi les hommes ; ils le répéteront d’âge en âge, et lorsque nos neveux te citeront pour modèle à leurs filles, ils leur diront : Élisa Mercœur eut du génie, imitez-la s’il est possible, mais faites tous vos efforts pour atteindre à ses nobles vertus ! »

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C’est un pied dans la tombe et l’autre prêt à franchir le dernier degré de la vie, que je vais finir d’écrire cette notice. L’émotion que j’ai éprouvée en reproduisant la scène ci-dessus, a pensé me coûter la vie. Je serais morte et sans secours, si madame Henri, une jeune couturière qui loge dans une mansarde à côté de celle que j’occupe depuis la mort de ma pauvre enfant, n’était entrée chez moi. En voyant ma clef en dehors de ma porte, elle se douta que j’étais malade ; au cri qu’elle jeta en m’apercevant, je fis un mouvement, alors elle vit que je respirais encore. « Bon Dieu ! madame, me dit cette bonne et digne femme, dans quel état vous voilà !… Pourquoi ne pas m’avoir appelée ?… je serais venue à votre secours… Que voulez-vous prendre ?… parlez… Comme vous êtes changée ! vous avez donc bien souffert ?

— Oui, lui dis-je, et je souffre beaucoup encore ; mais je suis si faible, qu’il me serait impossible de me lever pour m’apprêter ce dont je puis avoir besoin. — Ne bougez pas, me dit madame Henri ; Marguerite, Marie et moi, nous ne travaillerons pas aujourd’hui, c’est le jour de l’an ; ainsi nous sommes à votre service. » Et aussitôt je me vis l’objet des soins de ces trois obligeantes personnes. Il est rare que l’intérêt que l’on vous témoigne n’apporte pas un peu d’adoucissement aux souffrances morales ; j’éprouvai donc un peu de calme dans les miennes ; mais, hélas ! soudées à l’âme, elles rendent la guérison physique impossible. Menacée depuis la mort de ma pauvre enfant d’une congestion au cœur, j’attends, à chaque instant, que l’épanchement se fasse. Chaque pénible émotion met ma vie dans le plus grand danger, et je ne sors de l’une que pour entrer dans l’autre. Mon Dieu ! aurai-je le temps d’achever ma tâche ! Toi qui lis dans les cœurs, tu sais bien que je ne désire conserver la vie que jusqu’au moment où j’aurai livré aux hommes les preuves du génie de mon Élisa. Laisse-moi vivre jusque-là, mon Dieu ! et, après !… oui… après, je pourrai mourir ! et mourir sans regret si la mémoire de ma fille me survit !

Lorsqu’Élisa fut un peu remise de l’agitation que lui avait causée sa description sur le génie elle puisa au creuset de l’espérance, et sortit plus calme du laboratoire des âmes.

— Il fait si chaud là-dedans, me dit-elle, que je vais aller prendre un bain.

Elle en était à peine rentrée, qu’on lui remit une lettre de MM. Urbain Canel et Guyot. Ils venaient lui demander l’appui de son talent pour leur Livre rose ; ils lui observaient qu’elle serait payée en livrant son manuscrit ; alors elle continua le Double moi.

Rien n’avait encore troublé le tranquille bonheur dont jouissait Lénida, quand tout à coup, le Traité de la Sympathie se présenta à la jeune fille. On a vu les moyens qu’employa la fée pour la faire revenir de son erreur ; moyens infaillibles, puisque la satiété entraîne toujours le dégoût.

Le génie d’Élisa était un terrain si fertile que les plus petites semences ne pouvaient manquer d’y produire de beaux fruits. Elle aimait à me faire causer de mon enfance ; je lui avais raconté que j’aimais le jeu avec une telle passion lorsque j’étais petite, que j’avais toujours beaucoup de peine à lui dérober les instans mêmes nécessaires aux repas. Voici le moyen dont ma mère s’avisa pour m’en corriger. Un jour, que j’étais de fort mauvaise humeur d’être obligée de quitter ma poupée pour aller à table, elle me demanda lequel je préférais, ou de jouer ou de dîner. — Jouer, répondis-je sans hésiter. Eh bien ! me dit ma mère, à partir de ce moment, tu pourras jouer tant que tu voudras, on ne te dérangera plus pour manger. On se persuadera facilement de la joie que j’éprouvai d’une telle permission. Mais hélas ! mon bonheur fut de courte durée, cela devait être ; l’ennui me prit juste au moment où la faim se fit sentir. Alors, je demandai pardon et à dîner ; on m’en donna, mais non sans me faire observer que les occupations de la vie étant très variées, il était presque impossible de faire toujours la même chose sans que le dégoût s’en mêlât. Cette leçon m’est toujours restée présente] ; et ce fut elle qui fit naître à Élisa la pensée pour corriger Lénida de lui composer un double.

Veuve Mercœur,
Née Adélaïde Aumand.
  1. Méléagre, fils d’Œneus, roi de Calidon, et d’Althée, fille de Thestius, ne fut pas plutôt né que les parques, selon la fable, mirent un tison dans le feu en disant : Cet enfant, vivra tant que ce tison durera, etc., etc., etc.