Notice sur la vie et les ouvrages de madame de la Fayette

Œuvres complètes de mesdames de La Fayette, de Tencin et de Fontaines
Lepetit (1p. 29-52).


NOTICE
SUR LA VIE ET LES OUVRAGES
DE
MADAME DE LA FAYETTE.


DANS ce siècle à jamais mémorable, où un grand roi vit briller autour de lui tant de grands hommes, deux femmes, deux amies s’immortalisaient sans y prétendre, sans y songer. L’une, pour épancher son cœur maternel, écrivait à sa fille ces lettres qui sont devenues un ouvrage délicieux, chef-d’œuvre du style épistolaire ; l’autre, qui, pour amuser ses loisirs, traçait des aventures imaginaires, offrait les premiers modèles d’un genre où, avant elle, régnaient l’invraisemblance, la recherche, l’endure et la prolixité, et où depuis l’on n’a obtenu de véritables succès, qu’autant qu’on a suivi ses traces. Ces deux femmes, que le lecteur a déjà nommées, sont madame de Sévigné et madame de la Fayette. C’est de celle-ci que je vais parler. Avant de hasarder quelques observations sur sa personne et sur ses écrits, je donnerai ce que j’ai recueilli de détails sur sa vie.

Marie-Madeleine Pioche de la Vergne, comtesse de la Fayette, naquit, en 1633, d’Aymar de la Vergne, maréchal de camp et gouverneur du Hâvre-de-Grâce, et de Marie de Péna, d'une ancienne famille de Provence. Le talent et les honneurs littéraires étaient depuis long-temps un héritage de celle famille. Au treizième siècle, Hugues de Péna, secrétaire du roi de Naples, Charle Ier, et auteur de tragédies, avait reçu le laurier du poëte, des mains de la reine Béatrix.

Mademoiselle de la Vergne eut le bonheur d'avoir un père en qui le mérite égalait la tendresse. Il prit soin lui-même de l'éducation de sa fille, et cette éducation fut tout à-la-fois solide et brillante : les lettres et les arts concoururent à embellir un heureux naturel. Ménage et le père Rapin se chargèrent d'enseigner le latin à mademoiselle de la Vergne. S'il en faut croire Ségrais, elle n'avait encore que trois mois de leurs leçons, lorsqu'elle leur donna le véritable sens d'un passage qu'ils expliquaient différemment, et que ni l'un ni l'autre n'entendait bien. Ménage chanta son écolière dans la langue qu'il lui avait apprise. Mademoiselle de la Vergne était appelée, dans ses madrigaux latins, du nom de Laverna, qui est aussi celui de la déesse des voleurs. Cette bizarre rencontre, qu'un homme d'un esprit un peu plus fin eût peut-être évitée, fit faire, contre le pauvre Ménage, cette épigramme latine, qui est d'un assez bon tour :


Lesbia nulla tibi est, nulla tibi dicta Corinna,
Carmin laudatur Cinthia nulla tuo ;
Sed cùm doctorum compiles scrinia vatum
Nil mirum si sit culta Laverna tibi.


J'en vais dire le sens pour celles de nos dames qui n'entendent pas le latin aussi-bien que madame de la Fayette :

« Tu n’as point de Lesbie, de Corinne, de Cinthie à chanter ; mais, comme tu pilles sans cesse les grands poètes de l’antiquité, il n’est pas étonnant que Laverna, la déesse des voleurs, soit l’objet de tes hommages. »

Je reviens au latin de madame de la Fayette. Ce n’est pas pour examiner s’il convient ou non à une femme d’apprendre cette langue. L’usage a prononcé. La connaissance du latin paraît être exclusivement réservée aux hommes, et la femme qui se livre à cette étude choque l’amour-propre de notre sexe, en usurpant un de ses privilèges, et du sien, en aspirant à s’en distinguer. Madame de la Fayette (on le tient d’elle-même) sentit vivement le tort qu’elle avait d’en savoir plus que les autres femmes, et elle ne négligea rien pour se le faire pardonner[1]. Au surplus, si elle s’efforça de cacher son instruction un peu virile, elle ne laissa point d’en retirer de grands fruits. Introduite de honne heure dans la société de l’hôtel de Rambouillet, la justesse et la solidité naturelles de son esprit n’auraient peut-être pas résisté à la contagion du mauvais goût, dont cet hôtel était le centre, si la lecture des auteurs latins ne lui eût offert un préservatif qu’elle ne pouvait encore à cette époque trouver dans notre littérature.

En 1655, âgée de vingt-deux ans, elle épousa François, comte de la Fayette, frère de mademoiselle de la Fayette, fille d'honneur d'Anne d'Autriche, connue par ses chastes amours avec Louis XIII.

Madame de la Fayette eut, de son mari, deux fils, dont l'un suivit la carrière des armes, et l'autre embrassa l'état ecclésiastique.

Douée d'un esprit cultivé et du talent d'écrire, elle ne pouvait manquer d'avoir une estime particulière pour ceux en qui les mêmes avantages se faisaient remarquer. Des gens de lettres furent admis dans sa familiarité. La Fontaine fut de ce nombre. Il était dans sa destinée d'avoir les femmes les plus distinguées pour amies et pour bienfaitrices. Il est probable qu'il fut l'objet de la générosité délicate de madame de la Fayette. Il s'acquittait envers elle par de légers présents, et sur-tout par des vers. On en a conservé qu'il lui adressa, en lui envoyant un petit billard[2].

Ségrais, plus connu aujourd'hui des gens du monde par un seul vers de Boileau[3], que par ses églogues d'un style naturel, mais faible, Ségrais déplut à Mademoiselle, au service de laquelle il était en qualité de gentilhomme, pour avoir blâmé son projet de mariage avec Lausun. Il fut obligé de quitter la maison de cette princesse. Madame de la Fayette le reçut dans la sienne. Pendant le séjour qu'il y fit, elle composa Zayde et la Princesse de Clèves. Mais pouvait-elle s'en avouer l'auteur ? Le préjugé, qui défendait à un homme de la cour de publier ce qu’il eût pu être glorieux d’écrire, parlait à une femme bien plus impérieusement encore. D’ailleurs, madame de la Fayette en eût-elle été quitte pour le ridicule d’avoir fait de bons romans ? Parmi tant d’hommes exercés dans l’art d’écrire, dont elle était sans cesse entourée, le public, malin et jaloux, eût-il manqué de chercher, de désigner le complaisant auteur de ses ouvrages ? Et Ségrais, écrivain de profession, Ségrais, qui était logé chez elle, Ségrais, qui avait composé pour Mademoiselle des romans qu’elle s’attribuait, n’eût-il point passé tout naturellement pour avoir payé du même prix la nouvelle hospitalité qu’il recevait ? Madame de la Fayette, pour ne point se voir disputer ses productions, prit le parti de les mettre sur le compte d’un autre. Zayde parut sous le nom de Ségrais. Le succès de ce roman fut si prodigieux, que madame de la Fayette, toute modeste qu’elle était, dut regretter de n’en pouvoir jouir qu’en secret ; Ségrais sur-tout dut désirer de ne pas rester plus long-temps chargé d’une gloire qui, par son accroissement, devenait un fardeau également incommode pour sa délicatesse et pour son amour-propre. Il en rendit la jouissance à celle qui en avait la propriété, sans en rien retenir que l’honneur d’avoir donné quelques avis pour la disposition de l’ouvrage[4]. Sa renonciation fut sincère, et l’on y crut. Que l’on compare Zayde et les illustres françaises[5], on sera étonné que ces deux ouvrages aient pu passer un instant pour être de la même main ; et, sans savoir moins de gré à Ségrais de la bonne foi avec laquelle il désabusa le public, on conviendra qu’il y eut peu de mérite au public à revenir facilement de son erreur.

Le docte Huet, depuis évêque d’Avranches, fut lié d’une amitié très-tendre avec madame de la Fayette, et il lui en donna de précieuses marques. Le prêtre ne crut point porter atteinte à la sévérité canonique, en faisant l’apologie des romans, dont son illustre amie avait assujetti la morale et l’action aux lois de la plus rigoureuse délicatesse : le savant puisa dans les trésors de l’érudition pour faire l’histoire de ce genre d’écrits jusqu’à l’époque où elle était venue y opérer une si heureuse révolution. Son Traité de l’origine des romans fut imprimé en tête de Zayde. C’est à ce sujet que madame de la Fayette disait à Huet : Nous avons marié nos enfants ensemble. Lorsqu’il s’agit de rendre cette même Zayde à son véritable auteur, Huet déposa, dans un de ses écrits, un témoignage auquel la qualité du témoin et la connaissance particulière qu’il avait du fait, donnèrent le plus grand poids, et qui a servi en grande partie à fixer sur ce point l’opinion des contemporains et celle de la postérité[6].

Rien n’est plus connu que l’amitié de madame de la Fayette et du duc de la Rochefoucault, l’auteur des Maximes. Elle dura plus de vingt-cinq ans, et la mort seule en rompit les nœuds. Ce ne serait point assez de dire que M. de la Rochefoucault et madame de la Fayette se voyaient tous les jours : ils étaient continuellement ensemble ; ils ne se quittaient pas. Ils goûtaient ce plaisir si doux pour deux personnes d’un esprit supérieur, le plaisir de s’entendre, de s’apprécier, de se faire valoir, de s’éclairer mutuellement. Le duc de la Rochefoucault, après avoir fait la guerre aux rois pour mériter un cœur qui lui était infidèle[7], avait abjuré l’amour et la faction. Jugeant de toutes les femmes par la duchesse de Longueville, et de tous les hommes par les intrigants de la Fronde, il s’était cru en droit de mépriser l’humanité, et il en avait fait la Page:La Fayette, Tencin, Fontaines - Œuvres complètes, Lepetit, 1820, tome 1.djvu/46 Page:La Fayette, Tencin, Fontaines - Œuvres complètes, Lepetit, 1820, tome 1.djvu/47 Page:La Fayette, Tencin, Fontaines - Œuvres complètes, Lepetit, 1820, tome 1.djvu/48 Page:La Fayette, Tencin, Fontaines - Œuvres complètes, Lepetit, 1820, tome 1.djvu/49 Page:La Fayette, Tencin, Fontaines - Œuvres complètes, Lepetit, 1820, tome 1.djvu/50 Page:La Fayette, Tencin, Fontaines - Œuvres complètes, Lepetit, 1820, tome 1.djvu/51 Page:La Fayette, Tencin, Fontaines - Œuvres complètes, Lepetit, 1820, tome 1.djvu/52 Page:La Fayette, Tencin, Fontaines - Œuvres complètes, Lepetit, 1820, tome 1.djvu/53 Page:La Fayette, Tencin, Fontaines - Œuvres complètes, Lepetit, 1820, tome 1.djvu/54 Page:La Fayette, Tencin, Fontaines - Œuvres complètes, Lepetit, 1820, tome 1.djvu/55 Page:La Fayette, Tencin, Fontaines - Œuvres complètes, Lepetit, 1820, tome 1.djvu/56 Page:La Fayette, Tencin, Fontaines - Œuvres complètes, Lepetit, 1820, tome 1.djvu/57 Page:La Fayette, Tencin, Fontaines - Œuvres complètes, Lepetit, 1820, tome 1.djvu/58 Page:La Fayette, Tencin, Fontaines - Œuvres complètes, Lepetit, 1820, tome 1.djvu/59 Page:La Fayette, Tencin, Fontaines - Œuvres complètes, Lepetit, 1820, tome 1.djvu/60 Page:La Fayette, Tencin, Fontaines - Œuvres complètes, Lepetit, 1820, tome 1.djvu/61 Page:La Fayette, Tencin, Fontaines - Œuvres complètes, Lepetit, 1820, tome 1.djvu/62

  1. « Madame de la Fayette savait le latin, mais elle n’en faisait rien paraître. C’était, disait-elle, afin de ne pas attirer sur elle la jalousie des autres dames. » Ségraisiana, page 114.
  2. Œuvres diverses, tome I, page 127.
  3. Que Ségrais dans l'églogue en charme les forêts. Art Poèt., ch. IV
  4. « La Princesse de Clèves est de madame de la Fayette : Zayde, qui a paru sous mon nom, est aussi d’elle. Il est vrai que j’y ai eu quelque part, mais seulement pour la disposition du roman. » Ségraisiana, page 10.
  5. Nouvelles de Ségrais
  6. « Ses Nouvelles (de Ségrais) furent bien reçues du public, moins toutefois que Zayde et quelques autres ouvrages de ce genre, qui parurent sous son nom, et qui étaient en effet de la comtesse de la Fayette, comme lui et la comtesse l’ont déclaré souvent à plusieurs de leurs amis, qui en peuvent rendre un assuré témoignage. Pour Zayde, je le sais d’original ; car j’ai souvent vu madame de la Fayette occupée à ce travail, et elle me le communiqua tout entier pièce à pièce, avant que de le rendre public…… Je rapporte ce détail pour désabuser quelques personnes, qui, bien que peu instruites de la vérité de ce fait, ont voulu le contester. » Huet, Origines de Caen.
  7. Pour mériter son cœur, pour plaire à ses beaux yeux,
    J’ai fait la guerre aux rois, je l’aurais faite aux dieux.

    Vers de Duryer, écrits par le duc de la Rochefoucault au bas d’un portrait de madame de Longueville, dont il était l’amant. Après avoir perdu pour quelque temps la vue au combat de la porte Saint-Antoine, et s’être aperçu que madame de Longueville le trompait, il parodia ainsi ces deux vers :

    Pour mériter son cœur qu’enfin je connais mieux,
    J’ai fait la guerre aux rois, j’en ai perdu les yeux.